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28 avril 2020 2 28 /04 /avril /2020 13:20

  Le philosophe et sociologue marxiste américain d'origine allemande Herbert MARCUSE, membre de l'École de Francfort avec Theodor ADORNO et Max HORKHEIMER, est l'auteur de plusieurs oeuvres de référence et est aussi connu aux États-Unis qu'en Europe.

 

Une carrière intellectuelle fournie

    Lors de la guerre de 14-18, où il est enrôlé dans des unités de l'arrière, il adhère en 1917 au Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD) et participe à un conseil de soldats. Cependant il quitte le SPD après l'assassinat de Karl LIEBKNECHT et de Rosa LUXEMBOURG en 1919, écoeuré de voir que le Parti "travaillait en collaboration avec des forces réactionnaires, destructrices et répressives" lors de l'écrasement de la révolution communiste des spartakistes. Il milite alors au sein de ce mouvement.

Il étudie à Berlin et à Fribourg-en-Brisgau la Germanistik comme discipline principale, la philosophie et l'économie politique comme matières secondaires. A Fribourg, il devient l'assistant de Martin HEIDEGGER et rédige une thèse sur HEGEL intitulée L'Ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité (1932). Mais il entre vite en désaccord avec le grand philosophe allemand du moment, qui refuse par ailleurs sa thèse, et part pour Francfort-sur-le-Main.

En 1932, Herbert MARCUSE entre pour la première fois en contatc avec l'Institut de Recherche sociale de Francfort (École de Francfort) où il côtoie Max HORKHEIMER et Theodor ADORNO. Dès la prise de pouvoir par les nazis en 1933, il émigre en Suisse, puis aux États-Unis avec sa famille, après un bref séjour à Paris. Il est engagé par l'Institut de recherche sociale, qui s'est déjà installé à New York. En raison de la mauvaise situation financière de l'Institut, il doit accepter un poste à l'Office of Strategic Services (OSS), où il travaille sur un programme de dénazification.

Dès 1951, il enseigne dans diverses universités américaines. A cette époque, il dénonce tant le bloc occidental que l'URSS.

En 1955, il adopte, dans Éros et civilisation, une lecture marxienne de FREUD, et critique le révisionnisme néo-freudien (lequel se détourne peu à peu de la théorie sexuelle...). Il forge le concept de "désublimation répressive" et dénonce le caractère déshumanisant et irrationnel du principe de rendement. Le principe de rendement est le principe de réalité d'une société capitaliste fondée sur la résignation, la falsification des instincts et la répression des potentialités humaines. L'espoir d'une libération se trouve dans la transformation de la sexualité en Éros et l'abolition du travail aliéné. Sa pensée est fortement inspirée de la lecture de MARX et de FREUD (et également de HEGEL, HUSSERL et LUKACS) ; elle est, par bien des aspects, beaucoup plus profonde et plus radicale que celle d'Erich FROMM, dont elle relève certaines insuffisances. C'est que les deux auteurs ne se placent pas sur la même perspective (FROMM a plutôt une orientation sur l'homme, les groupes d'hommes et l'espèce humaine, tandis que MARCUSE se situe dans une lutte contre la société capitaliste, de classe contre classe...)

En 1964, il écrit l'Homme unidimensionnel qui parait en France en 1968 et devient un peu l'incarnation théorique de la nouvelle révolte étudiante. il y affirme le caractère inégalitaire et totalitaire du capitalisme des "Trente Glorieuses". Il dénonce une certaine "tolérance répressive" envers des idées qui servent le système de domination et d'oppression et une dénaturation du concept même de tolérance. C'est, pour lui, cette tolérance répressive qui permit l'avènement du nazisme en Allemagne.

En 1968, il voyage en Europe, et tient de multiples conférences et discussions avec les étudiants. IL devient alors une sorte d'interprète théorique de la formation des mouvements étudiants en Europe et aux États-Unis. Son engagement au sein des mouvements politiques des années 1960-1970 en fait l'un des plus célèbres intellectuels de l'époque.

Il poursuit son enseignement et en 1979, il garde la même vivacité d'esprit et la même veille intellectuelle. Il est à son poste presque chaque jour, dans sa cabine de philosophe, bourrée de bouquins empilés, devant le décor de cette université aux blanches structures ajourées où circulent étudiants et militants. Il mène jusqu'au bout le combat d'une "pensée radicale", c'est-à-dire celle qui "témoigne d'une conscience radicale des conditions de vie régnantes et se dresse contre toutes les dormes de répression.

 

D'une philosophie de l'exil : la révolution, à l'esthétique

   Obsédé, comme ses amis, par la question de savoir quelle force porte donc les groupes et les individus humains à s'aliéner dans la dictature politique ou technocrate, et quel principe historique de mort les détourne de leur libération, MARCUSE donne au refus une forme qui lui est propre. Chez lui, le "grand refus" anime sans cesse un repérage de ce qui fomente, dans les failles du système, un mouvement révolutionnaire. A cet égard, sa visée est plus politique que celle de HORKHEIMER, et sans doute de celle des autres membres de l'École de Francfort. L'éthique du refus n'a pour lui se sens qua dans l'alliance, théorique et pratique, avec les forces de transgression et de libération. Sa pensée 'critique" ne consent pas à l'observation. Elle a pour connotation personnelle l'endurance d'un espoir. Elle cherche, infatigable et lucide, les points de l'horizon social d'où attendre ce qui vient d'autre. E chaque attente trompée par les événements porte plus loin l'analyse. La force de MARCUSE est dans cette ténacité à repérer des indices révolutionnaires. Elle est indocile à l'ordre de l'histoire. Entre la structure de la réalité (l'inégalité sociale et raciale, l'extension de la répression, etc.) et le mouvement de la pensée, il y a donc une guerre interminable. Le "fait établi", loi de la raison, n'est pas la loi de la théorie. Aussi le nom même de théorie est-il "révolution". Même les échecs qui ont successivement anéanti et couvert de cendres les espoirs placés tour à tour dans la social-démocratie, puis dans la révolution soviétique, puis dans les mouvements ouvriers allemands, puis dans les radicalisme américains, ne lassent pas cette attention révolutionnaire. Pourtant ces irruptions suivies de chutes répètent l'événement resté pour MARCUSE la figure majeure de l'histoire trompant la révolution : l'effondrement de la classe ouvrière la plus politisée d'Europe devant le fascisme nazi. Mais cette répétition aiguise au contraire l'acribie du vigile et la mobilité de son analyse. Au moment où, souvent, ses divers "compagnons de route" se lassent et prennent de plus en plus de chemins de traverses, soit en sortant directement du champ du politique, soit en tentant d'approfondir une recherche plus sociologique.

Si, du nazisme, MARCUSE tire la leçon, choquante pour bien des marxistes orthodoxes, que les classes ouvrières, manipulées par la technocratie, ne constituent plus le ressort de la révolution, il ne renonce pas à en chercher d'autres points d'émergence. Cependant, par là, il bouleverse une stratégie de la révolution. L'étude de FREUD, aux États-Unis, lui fournit à la fois une autre possibilité d'analyser le processus civilisateur comme processus répressif et, par un renversement de l'optique freudienne, comme toute conservatrice par bien des aspects, la possibilité de trouver dans l'Éros, principe du plaisir, une force subversive capable de l'emporter sur le principe de réalité. Thanatos, loi de l'ordre établi, relatif à une pulsion de mort. Le freudisme devient ainsi, entre les mains de MARCUSE (et sans doute à la suite des transformations que l'américanisation de FREUD lui a fait subir), le moyen d'élaborer les critères de mouvements révolutionnaires et de développer également des éléments qui étaient restés relativement inertes dans l'oeuvre du jeune MARX et qui renvoyaient à l'"émancipation des sens". Saisis dans leur implication mutuelle, le collectif et l'individuel apparaissent ainsi comme le champ d'opposition entre l'éthique du travail, origine du système technocratique, et la libération de l'existence, principe d'une autre vie sociale. Éros et civilisation (1954) en établissant un freudo-marxisme, rejette une partie de l'appareil psychanalytique (américanisé il est vrai) du côté des forces contre-révolutionnaires. Et d'ailleurs, sur la scène intellectuelle, même en Europe, cet assemblage théorique révolutionnaire fait regarder autrement toute la psychanalyse...   

L'ouvrage Éros et civilisation organise une nouvelle topographie freudo-marxiste, de la théorie et de la pratique révolutionnaires. Mais l'essentiel reste le geste d'une pensée qui juge et "condamne" la réalité. La "vérité" - ou le discours - s'introduit dans ce qui est comme une contestation au nom de ce qui devrait ou pourrait être, et comme l'ouverture d'un possible dans l'ordre des faits établis. Cette philosophie est, par là, une théorie du rôle même de la philosophie. Elle ne produit pas un lieu défini par la raison, qui serait celui de l'ordre ou de l'être. Elle reste relative aux situations socio-politiques à l'intérieur desquelles s'exerce l'analyse décelant des espaces de jeu dans le totalitarisme politique ou technocrate et diagnostiquant dans le système ce qui y travaille d'autre. Elle est révolutionnaire, et non métaphysique. Elle a forme poïétique, et non utopique.

Acharnée à découvrir les mouvements qui se font jour et les solidarités sociales qui peuvent donner figure historique à la lutte contre l'aliénation unidimensionnelle (L'Homme unidimensionnel, 1964), cette pratique philosophique de l'analyse a pu passer pour un "romantisme révolutionnaire". En fait, elle s'enracine sans doute dans la tradition juive, à laquelle MARCUSE appartient. Avant même d'entrer en relation avec l'École de Francfort, MARCUSE insinuait le soupçon dans la philosophie de HEIDEGGER, qui articule en discours le "sol" et la "maison" de l'être et qui devient ainsi, comme le dit Emmanuel LEVINAS, une philosophie "agricole". Pour MARCUSE, il n'y a pas de sol. Le réel n'est jamais un droit. La théorie ne cesse d'interroger la raison et de la suspecter. Elle met en procès l'ordre. Aussi n'est-elle que "critique""- exil. Elle refuse de "formuler les lois de la pensée en protégeant les lois d'une société".

    Dans la production intellectuelle de MARCUSE, on pourrait penser que cette recherche constante de possibles révolutions s'affaiblit à mesure de l'accumulation des déconvenues. Et pourtant, même avec la sorte de détour par l'esthétique, il effectue toujours la même recherche.

Diaspora faite de déplacements relatifs à l'apparition et à la dégradation des figures historiques successives de la libération, la pensée marcusienne s'est donc liée, comme à la condition d'une possibilité, à tous les mouvements de transgression - à tout ce qui constitue une force autre dans l'unidimensionnalité technocrate. Et d'abord, aux catégories exploitées "qui ne veulent plus jouer le jeu", classes dominées, chômeurs, "victimes de la loi et de l'ordre". Mais aussi aux étudiants et aux intellectuels que la marginalisation radicalise. Mais encore aux mouvements des femmes refusant que le corps féminin soit exploité comme plus-value pour la reproduction de l'espèce, la prostitution ou la consommation d'images. Aux artistes enfin, poètes, écrivains ouvrant d'autres possibles avec un discours sans pouvoir. Telle est la position ultime de MARCUSE, dans La Dimension esthétique (1977) : "L'art brise la réification et la pétrification sociales. Il crée une dimension inaccessible à toute autre expérience - une dimension dans laquelle les êtres humains, la nature et les choses ne se tiennent plus sous la loi du principe de la réalité établie. Il ouvre à l'histoire un autre horizon." Mais, conformément à son sens premier, l'esthétique, chez MARCUSE, se rapporte aux sens, et pas seulement à l'art. Elle renvoie à une transformation progressive du corps, devenu instrument de plaisir, et à des modes de perception "entièrement nouveaux". Une révolution est en puissance, cachée dans le corps profond. Elle doit, par le plaisir, inaugurer socialement et individuellement une libération de l'être, sans laquelle toute révolution politique se retourne en un nouveau totalitarisme. certes, la jouissance ne va pas sans la douleur. Mais elles échappent ensemble à l'ordre social. L'esthétique est ce champ dialectique, "affirmation et négation, consolateur et douleur". Quelque chose comme un cri l'habite. Tantôt de plaisir, tantôt de douleur (c'est souvent le même), le cri peut ne pas vouloir être une rébellion, mais par nature il l'est. il ouvre sur autre dimension. Il la crée. Sans doute a-t-il un rapport essentiel avec l'art?

Cette théorie de l'espoir a donc pris rendez-vous avec les sans-espoir et avec ce qui n'a pas de pouvoir sur les choses. Comme ses alliés, elle est incertaine de son avenir (il n'y a plus d'utopie philosophique) et certaine de ce qui la rend irréductible. Elle s'est avancée, tenace et solitaire, sans concessions et sans protections. Aussi a-t-elle été reconnue par beaucoup. MARCUSE concluait L'homme unidimensionnel en écrivant : "La théorie critique de la société ne possède pas de concepts qui permettent de franchir l'écart entre le présent et le futur ; elle ne fait pas de promesses ; elle n'a pas réussi ; elle est restée négative. Elle peut ainsi rester loyale envers ceux qui, sans espoir, ont donné et donnent leur vie au grand refus. Au début de l'ère fasciste, Walter Benjamin écrivait : "C'est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l'espoir nous est donné."

Michel de CERTEAU, à qui nous empruntons tout ce chapitre, conclue là sur une note - malgré la dernière phrase ou à cause d'elle - un peu désespérante, à l'image de ce grand renoncement qui parcourt alors tout le monde intellectuel - y compris parmi les proches de MARCUSE - à changer de manière globale réellement la société.

 

Herbert MARCUSE, L'Ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité, éditions de Minuit, 1972 ; Raison et révolution, Hegel et la naissance de la théorie sociale, éditions de Minuit, 1969 ; Éros et civilisation. Contribution à Freud, éditions de Minuit, 1963 ; Le Marxisme soviétique. Analyse critique, Gallimard, 1963 ; L'Homme unidimensionnel, éditions de Minuit, 1968 ; Culture et Société, éditions de Minuit, 1970 ; La Fin de l'Utopie, Seuil, 1968 ; Vers la libération, Gonthier, 1969 ; La Dimension esthétique; pour une critique de l'esthétique marxiste, Seuil, 1979 ; Contre-révolution et révolte, Seuil, 1973 ; Tolérance répressive, Homnisphère, 2008 ; Le problème du changement social dans la société technologique, Homnisphère, 2007.

M. AMBACHER, Marcuse et la critique de la civilisation américaine, Aubier-Montaigne, 1969. Pierre MASSET, La Pensée de Herbert Marcuse, Privat, 1969. J.M. PALMIER, Herbert Marcuse et la nouvelle gauche, Belfond, 1973. Gérard RAULET, Herbert Marcuse, Philosophe de l'émancipation, PUF, collection philosophie, 1992. Francis FARRUGIA, Connaissance et libération. la socio-anthropologie de Marx, Freud et Marcuse, L'Harmattan, 2016. Voir le site marcuse.org pour d'abondantes analyses (en allemand et en anglais).

Michel de CERTEAU, Marcuse, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

 

 

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31 mars 2020 2 31 /03 /mars /2020 11:33

    D'un point de vue marxiste, dissocier sociologie et philosophie politique constitue une hérésie... En fait, sans entrer dans un jeu quasiment "religieux", Karl MARX et ses continuateurs n'ont jamais dissocié les deux aspects d'un même ensemble de pensée et pensent dialectiquement l'action politique, l'État, et pour autant qu'ils ont fait le pas de quitter un certain dogmatisme, la société civile, l'économie, l'idéologie... Si "professionnellement", nombre de sociologues d'inspiration marxistes affiche cette dialectique, il" étudient et publient souvent "dialectiquement", c'est-à-dire, en fin de compte, tentent de donner un sens à leur analyse, pour un objectif qui, même s'il n'est pas affiché non plus, s'oriente presque toujours vers l'émancipation "des masses". La lutte contre l'injustice, qu'elle soit mue par humanisme ou par marxisme, n'a plus cette connotation "idéologique" si fortement reprochée par... les tenants de l'ordre établi! Le débat si fort entre sociologues marxistes entre humanisme et anti-humanisme a longtemps hanté les groupes et groupuscules. il semble bien qu'aujourd'hui, qu'une l'orthodoxie d'État - soviétique en fin de compte, ou maoïste encore aujourd'hui, -n'ait plus les moyens de contraindre leur esprit à des réfutations ou à des justifications de ce type...

   Pour autant, les auteurs marxistes, qui n'entendent pas renier la philosophie politique marxiste, gardent à l'esprit cette dialectique, fortement liée d'ailleurs à leur esprit à une sociologie scientifique. Sociologique scientifique et action politique que défendait, dans un mouvement d'idées de "retour à MARX", en son temps, Henri LEFEBVRE. Dans sa présentation à la fois rigoureuse et pédagogique de la pensée de Karl MARX, il écrivait ce chapitre Dialectique et sociologique scientifique, L'action politique - l'État, dans ces termes, rappelant des analyses fondamentales qui guident encore bien des sociologues aujourd'hui.

"Le capitalisme a donc des lois et relève d'une science. Si ces lois étaient des lois "économiques" d'équilibre, s'il disposait d'un automatisme régulateur, il tendrait vers la stabilité. Nous savons qu'il n'en est rien et que ces lois sont des lois dialectiques et historiques.

Dans l'hypothèse d'un appareil spontané et d'un automatisme interne de régulation, l'État n'aurait qu'un rôle négatif : il écarterait les initiatives perturbatrices de cet ordre "immanent" du capitalisme.  C'est bien ainsi que la bourgeoisie a conçu et construit, dans sa belle époque, son État démocratique et libéral. Alors, sans connaître les véritables lois internes du "régime" et de la "structure, qu'elle constituait à son profit, elle se représentait des lois harmonieuses, immuables, éternelles. Son État devait simplement "superviser" le fonctionnement de ces lois. Malheureusement, cet État fut tout de suite quelque chose de bien différent, et il l'est devenu de plus en plus, le libéralisme plus ou moins sincère ne fut alors que l'apparence idéologique d'un État de classe.

Cet État de classe était inévitable, selon l'analyse et les prévisions de Marx : il fallait, par des moyens répressifs et violents, sans cesse rétablir au profit des capitalistes un "ordre" que sans cesse des forces de perturbation et de "désordre" venait menacer. Il fallait par tous les moyens arrêter le mouvement qui tendait vers la transformation du capitalisme en une autre structure sociale - et arrêter ce mouvement au profit de la classe capitaliste. Les forces productives tendant (par la "surproduction" elle-même et à travers les crises) à déborder la structure capitaliste, il fallait arrêter le devenir.

Aux initiatives révolutionnaires, la classe dominante répond nécessairement par une activité politique, par une répression pour laquelle un appareil d'État lui est nécessaire. Les exigences administratives se mêlent aux nécessités politiques, dans la constitution de cet appareil qu'elle secrète littéralement, selon ses besoins. L'analyse de la base économique aboutit donc à une analyse scientifique de la superstructure politique. L'analyse de la formation économico-sociale, dans son histoire concrète, implique une étude de l'État, qui couronne l'édifice.

Karl Marx découvre ainsi que l'activité politique n'est pas une forme supérieure de la moralité, comme l'avait cru Hegel (apologiste, ici, de "l'ordre établi"). L'État ne représente pas une conscience de la société, mais une conscience de classe. Pas d'État sans gouvernement qui cherche, dans un sens défini par la classe dominante, la solution aux problèmes généraux qui se posent. L'intérêt général recèle et dissimule, sous l'apparence d'une communauté illusoire, des intérêts de classe.

Dans l'État démocratique façonné par la bourgeoisie, elle ne peut empêcher une certaine participation des masses et de la classe ouvrière à la vie politique : elle s'arrange pour que cette participation soit aussi illusoire et apparente que possible ; elle réduit au minimum le droit de choisir les maître, l'efficacité du suffrage universel ; et, dès qu'elle se sent menacée, elle supprime le suffrage universel. Non seulement l'État est secrété par une sorte de processus naturel, suivant les besoins de la classe dominante ; mais, dans la mesure où l'organisation politique laisse place à l'expression et aux revendications des opprimés, la puissance économique - l'argent - intervient ; et elle rétablit par tous les moyens, corruption ou violence stipendiée, la situation des oppresseurs. L'État démocratique présente donc une dialectique interne ; il contient une apparence et une réalité. Pour le pénétrer, une vigilance perpétuelle, une analyse théorique jointe à une expérience pratique s'avèrent indispensable. En même temps, il révèle et il dissimule une contradiction : la lutte des classes. En un sens, et d'un côté, il n'est que dictature de la bourgeoisie. En un autre sens, mais simultanément, il permet le déploiement de la lutte, donc certaines victoires des opprimés. Ceux-ci doivent donc défendre la république et la démocratie bourgeoise, non pour elles-mêmes, mais pour les possibilités d'actions qu'elles renferment.

La démocratie bourgeoise et les libertés qu'elle implique (liberté d'expression et de presse, liberté d'opinion et de vote) se retournent nécessairement contre elle : elles permettent la recherche scientifique et l'expression des découvertes qui prévoient la disparition du régime et en montrent les tares ; elles autorisent l'organisation des forces révolutionnaires (syndicats, partis). Vient donc un moment où la démocratie change de sens. Non qu'elle disparaisse : elle s'approfondit ; non qu'elle se supprime ; elle se dépasse. Elle devient démocratie prolétarienne, c'est-à-dire pouvoir du prolétariat (sur la bourgeoisie). Tout État comportant une dictature, c'est seulement le sens de la dictature qui change - dictature signifiant contrainte, action efficace sur les hommes et les choses pour les orienter dans un sens déterminé. Seulement la dictature bourgeoise était dissimulée sous le voile d'une communauté illusoire : l'intérêt général. La dictature du prolétariat analysée et prévue par Marx est une dictature ouverte, non dissimulée, sur la bourgeoisie. Son degré de contrainte se proportionne exactement aux privilèges. En cessant de défendre un prétendu "intérêt général" commun aux oppresseurs et aux opprimés, cette dictature rétablit la véritable communauté de ceux qui contribuent activement et effectivement à la vie sociale, qui créent, qui produisent, qui travaillent. C'est donc bien l'épanouissement de la démocratie, transition historique ) à travers le socialisme - vers le communisme. L'État devient un instrument pour la transformation du monde. Une fois son rôle accompli, il disparaîtra.

Nous avons montré comment l'analyse théorique et l'expérience politique montrèrent peu à peu à Marx la véritable structure de l'État et le processus de sa transformation. (...)".

    Cette présentation de la philosophie politique marxiste, qui est aussi une interprétation de la pensée de Marx, s'appuie sur une sociologie et Henri LEFEBVRE déploie cette sociologie entre autres dans le domaine de l'urbanisme, de la ville. Mais de façon globale il s'agit toujours de sociologie politique, à la fois analyse de ce qui est réellement et projection dans l'avenir du développement de l'État, de ce qu'il devrait être, devenir, toujours dans l'intérêt des classes dominées et oppressées. Sociologie de combat donc, qui ne doit pas selon lui, se départir de toute la rigueur scientifique. Il ne s'agit pas pour lui de biaiser en quelque sorte la réalité pour le bien des travailleurs, mais bien de restituer également la réalité de la société capitaliste, et notamment de l'État tel qu'il est, en mettant notamment en évidence comment, et c'est tout l'objet du Capital de Karl Marx, les crises du capitalisme proviennent de son fonctionnement même.

 

Henri LEFEBVRE, Pour connaitre la pensée de Karl Marx, Bordas, 1966.

 

SOCIUS

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11 janvier 2018 4 11 /01 /janvier /2018 07:34

   Le césarisme, système politique historiquement daté, dans l'Empire romain naissant et se développant, désigne également une forme de pouvoir qui se retrouve - un peu artificiellement il faut bien le dire dans les écrits des historiens - autant dans les régimes autocratiques que dans les régimes démocratiques. 

    Pour Yvan LE BOHEC, spécialiste de l'Antiquité romaine, professeur émérite à l'université Paris V,  "la recherche récente tend à négliger le terme de "césarisme" auquel elle préfère ceux de "principat" et de "dominant", ces deux derniers mots recouvrant deux aspects du premier. Il peut néanmoins être conservé  avec un sens très général, celui de pratique du pouvoir impérial, ainsi que l'entendait l'historien Suétone quand il intimait son oeuvre Les vies des douze Césars."

"L'assassinat, précise t-il, de Jules César en -44, montre que la royauté paraissait odieuse aux Romains, symbole qu'elle était de tyrannie et d'arbitraire. Mais c'est avec Auguste que tout commence, une fois de lus : il fonda en effet un régime difficile à analyser.

Theodor Mommsen (1817-1903), auteur d'une monumentale Histoire romaine, s'attachant aux structures juridiques, l'avait décrit comme une dyarchie : le pouvoir aurait été partagé à égalité entre le prince et le Sénat. De nos jours, cette théorie ne trouve plus de défenseurs, et tout le monde considère que l'Empire entra dès sa naissance dans la catégorie des monarchies.

Anton von Premestein et sir Ronald Syme (1903-1989), ce dernier auteur de La Révolution romaine, ont insisté sur le poids des forces socio-politique qui désavantageaient les aristocrates : l'existence d'une noblesse d'Empire et de nombreuses clientèles renforçaient le rôle d'Auguste qui, en outre, sortait en vainqueur de la guerre civile, et en chef de parti (les populaires le soutenaient, et le serment de -32 liait à sa personne tous les habitants de l'Italie). Bérangère a apporté une autre pierre à l'édifice en montrant que l'idéologie dominante et la propagande favorisaient le prince : général en chef, il assure la paix grâce à la victoire ; il ramène l'âge d'or (Virgile le dit) ; il jouit de la protection divine (Horace), et est marqué d'un charisme (d'où le culte impérial) ; enfin il possède les vertus, la justice, la clémence, la piété et le dévouement à l'Etat (c'est ce qui est gravé sur le bouclier l'Ales, copie en marbre du bouclier d'or offert par le Sénat à Auguste).

On pourrait ajouter que, même du point de vue juridique, le régime se définit d'entrée de jeu comme une monarchie : le premier empereur accumule les pouvoirs dans les domaines militaire (imperator), civil (puissance tribunicienne, consulat, proconsulat) et religieux (Auguste, père de la patrie et fils de César divinisé).

Mais Auguste, échaudé par le précédent césarien, sauva les apparences : il maintint le Sénat et les magistrats, et les comices survécurent jusque 97, jamais il n'osa dire qu'il avait fondé un nouvel ordre, et toute sa propagande reposait sur un diptyque : sauvegarde des apparences républicaines, instauration d'une monarchie. Il respectait les sénateurs et préservait leur sécurité : ces deux règles servent à définir le "principat".

Après lui, Tibère essaya d'abord de suivre la même politique ; mais les circonstances le firent évoluer, et il utilisa l'accusation de lèse-majesté à l'encontre de plusieurs membres de la haute assemblée qui furent ainsi contraints à la mort. Le règne de Caligula fut également partagé en deux, celui de Tibère, et, après l'intermède relativement libéral de Claude, Néron suivi l'exemple de Caligula ; après le quinquennium (cinq ans de calme), il se laissa aller à la rigueur et aux persécutions. Vespasien et Titus renouèrent avec la pratique augustine, alors que Domitian préféra imiter les précédents de Tibère, Caligula et Néron ; et comme il voulut se faire appeler "seigneur et dieu", dominos et deus, le régime qu'il imposa à l'Empire fut défini comme un "dominant". Dorénavant, on distingue les "principats" (de Nerve à Marc Aurèle) et les dominants (à partir de Commode) : pendant les premiers, les souverains prenaient les avis des sénateurs et s'abstenaient de mesures radicales à leur encontre ; sous les seconds, les aristocrates étaient méprisés et menacés d'accusations de lèse-majesté : les plus en vue d'entre eux payaient leur notoriété de leur tête. La distinction se fit entre "bons" et "mauvais" empereurs" ; l'Histoire Auguste, qui reflète le point de vue de la tradition sénatoriale vers 400, donne ainsi des listes, sortes de tableaux d'honneur et de déshonneur."

   Si l'on considère l'ensemble de l'historiographie, le césarisme est un régime politique inspiré du gouvernement de type monarchique que voulait, selon des partisans et la rumeur publique, imposer Jules César à Rome, où le pouvoir est concentré entre les mains d'un homme fort, chef militaire charismatique, appuyé par le peuple. Ce type de régime comporte une forte dimension démagogique, voire "populiste", dans le sens où le chef prétend tirer sa légitimité directement du peuple et contre l'élite.

Durant la Révolution française, puis sous le Directoire, le Consulat et le Premier puis le Second Empire, apparaissent en France des régimes qualifiés de "césarisme démocratique", pour désigner des gouvernements qui concentrent les pouvoirs au bénéfice de l'exécutif tout en s'appuyant sur le peuple à chaque opération politique majeure, en détournant des précédés de démocratie semi-directe, tels que le référendum, pour en faire des plébiscites (plébiscites napoléoniens). Les apparences démocratiques restent sauves mais le fonctionnement est monarchique. Pour que cela fonctionne, il faut que le César fasse soit appel souvent au plébiscite formel, soit alimente sa popularité sous forme de prodigalités (pain et jeux), soit encore soumette le pays à un état de guerre perpétuel, réelle ou virtuelle. 

Le qualificatif de césarisme est utilisé (assez peu souvent il faut le dire) à titre polémique contre un pouvoir que certains trouvent excessifs. Par exemple, le général de Gaulle fut souvent accusé de césarisme à mots plus ou moins ouverts. La main-mise sur les systèmes d'information (notamment télévisuelle) est l'occasion parfois d'accusation de ce genre. Le modèle césarien peut être adapté suivant les traditions nationales, prenant appui sur une culture du chef et du héros, et sur la passivité d'une très grande partie de la population. Donald TRUMP et Vladimir POUTINE, mais aussi certains chefs d'Etat de pays d'Asie (Corée du nord par exemple), d'Afrique et d'Amérique Latine sont l'objet d'études sous l'angle du césarisme. 

   Mais l'historiographie du césarisme est bien plus importante que ce que pourrait suggérer ce qui précède. Chaque époque, en Europe, a son interprétation de César et de la forme de pouvoir qu'il exerce et le donne soit en exemple, soit en repoussoir, à propos d'un régime précis. Tant dans la littérature (voir le Jules César de Shakespeare) que dans le domaine des sciences politiques, le césarisme est l'objet de bien des conjectures, souvent partisanes. Et souvent, l'étude scientifique du contexte et de la personnalité de Jules CÉSAR ainsi que de la forme du pouvoir qu'il a effectivement exercé est obérée par les orientations partisanes, qu'elles soient progressistes ou réactionnaires. Zvi YAVETZ détaille dans un texte que l'on recommande ces différentes orientations, bien avant d'ailleurs que ne soit inventé dans les années 1850 le mot césarisme. Il se concentre sur les représentations (très abondantes en langue allemande) des XIXe et XXe siècles, déclinées entre autres en nominalistes et en sceptiques. Ce qui importe, c'est sans doute la réalité des mesures politiques, administratives, économiques et sociales prises lors de l'exercice du pouvoir - sous différents titres - de CÉSAR, même si cela ne peut pas limiter l'utilisation du mot césarisme, qualificatif de régimes personnels populaires. Ce qui importe encore plus, selon le professeur d'histoire romaine à l'Université de Tel-Aviv, pour la suite de l'Histoire, c'est l'image de César, dont l'activité propagandiste fut énorme. 

 

Zvi YAVETZ, César et son image, Des limites du charisme en politique, Les Belles Lettres, 2004. Yann LE BOHEC, Césarisme, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

 

PHILIUS

 

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5 mai 2017 5 05 /05 /mai /2017 15:36

   La complexité de la modernité, les diverse aspects de la post-modernité qui ne sont en rien des passerelles viables vers un pré-modernité, sont au coeur de nombreuses évolutions sociales, politiques, morales et économiques, toutes intrinsèquement et parfois contradictoirement liées. Si des tenants d'époques et de systèmes sociaux maintenant révolus gardent parfois espoir que l'on revienne à la Tradition (souvent rêvée plus que réelle) d'avant la (les) modernité, ils risquent d'être déçus, vu les concessions mêmes qu'ils font à la modernité. Avec les progrès techniques et l'affaissement général de toutes les frontières (physiques ou morales), malgré des tentatives (assez vaines) de retour en arrière (tellement ces tentatives sont imprégnées des aspects moraux de la modernité...), le monde dans lequel nous vivons s'inscrit dans un ensemble (très occidentalisé) si complexe, qu'il n'y a même plus place pour des schémas invariants dans le temps et dans l'espace. La post-modernité même s'inscrit dans la dynamique de la modernité, et il suffit de lire tous ceux qui dissertent que celle-ci pour comprendre que plus on progresse dans cette post-modernité, plus on s'éloigne encore des époques qui précèdent la modernité. Il faudrait des catastrophes (toujours possibles du reste, on pense à un bouleversement climatique majeur par exemple...) et des hécatombes de l'ordre du gifantesque pour que l'humanité revienne à des éléments d'avant la modernité. Mais qu'entend-t-on exactement par modernité et post-modernité? 

  Comme le rappelle Jean BAUDRILLARD, "la modernité n'est ni un concept sociologique, ni un concept historique. C'est un mode de civilisation caractéristique, qui s'oppose au mode de la tradition, c'est-à-dire à toutes les autres cultures antérieures ou traditionnelles : face à la diversité géographique et symbolique de celles-ci, la modernité s'impose comme une, homogène, irradiant mondialement à partir de l'Occident. Pourtant elle demeure une notion confuse, qui connote globalement toute une évolution historique et un changement de mentalité.

Inextricablement mythe et réalité, la modernité se spécifie dans tous les domaines : Etat moderne, technique moderne, musique et peinture modernes, moeurs et idées modernes - comme une sorte de catégorie générale et d'impératif culturel. Née de certains bouleversements profonds de l'organisation économique et sociale, elle s'accomplit au niveau des moeurs, du mode de vie et de quotidienneté - jusque dans la figure caricaturale du modernisme. Mouvante dans ses formes, dans ses contenus, dans le temps et dans l'espace, elle n'est stable et irréversible que comme système de valeurs, comme mythe - et, dans cette acception, il faudrait l'écrire avec une majuscule : la Modernité. En cela, elle ressemble à la Tradition.

Comme elle n'est pas un concept d'analyse, il n'y a pas de lois de la modernité. Il n'y a que des traits de la modernité. Il n'y a pas non plus de théorie, mais une logique de la modernité, et une idéologie. Morale canonique du changement, elle s'oppose à la morale canonique de la tradition, mais elle se garde tout autant du changement radical. C'est la "tradition du nouveau" (Harold Rosenberg). Liée à une crise historique et de structure, la modernité n'en est pourtant que le symptôme. Elle n'analyse pas cette crise, elle l'exprime de façon ambigüe, dans une fuite en avant continuelle. Elle joue comme idée-force et comme  idéologie maîtresse, sublimant les contradictions de l'histoire dans les effets de civilisation. Elle fait de la crise une valeur, une morale contradictoire. Ainsi, en tant qu'idée où toute une civilisation se reconnaît, elle assume une fonction de régulation culturelle et rejoint par là subrepticement la tradition."

     Jean BRAUDRILLARD, reprenant un certain nombre de réflexions notamment de G BALANCIER (Anthropologie politique, 1967), H MARCUSE (L'Homme unidimensionnel, 1968), H  ROSENBERG (La Tradition du nouveau, 1960) et de G SIMMEL (Philosophie de la modernité, 1988-1990), entreprend de retracer la genèse de la modernité.

Si dans n'importe quel contexte, l'"ancien" et le "moderne" alternent, que l'on songe à ce que ressentaient les Grecs et les Romains face aux moeurs des "Barbares" ou les "Chrétiens" face aux "Païens", il n'existe pas partout une "modernité", une structure historique et polémique de changement et de crise, repérable en Europe à partir du XVIème siècle et qui ne prend tout son sens qu'à partir du XIXème siècle. Il repère un certain nombre de caractéristiques propres à la modernité.

Parmi celles-ci figurent dans nombre d'ouvrages, en bonne place :

- la découverte des Amériques, soit de contrées complètement "étranges" et "nouvelles" ;

- l'invention de l'imprimerie, soit d'un instrument de diffusion massive de l'information et des opinions ;

- l'événement de la Réforme, soit une manière de penser la religion autrement, et centrée bien plus sur la personne humaine.

   "La modernité va de pair avec un esprit critique qui aborde tous les domaines de la vie intellectuelle et culturelle, et ce dans le même temps. Le progrès continuel des sciences et des techniques, la division du travail industriel introduisent, écrit notre auteur, dans la vie sociale une dimension de changement permanent, de restructuration des moeurs et de la culture traditionnelle. Simultanément, la division sociales du travail introduit des clivages politiques profonds, une dimension de luttes sociales et de conflits qui se répercuteront à travers le XIXème et le XXème siècle." A cela s'ajoutent, dans un dynamisme réciproque, la croissance démographique, la concentration urbaine et le développement gigantesque des moyens de communication et d'information. Évolutions matérielles et intellectuelles constantes, inquiétude constante, instabilité, mobilisation continuelle des coeurs et des esprits, jusqu'à la pensée de la modernité sur elle-même (le mot modernité est introduit par Théophile GAUTIER, BAUDELAIRE, vers 1850) caractérisent bien une civilisation où l'individu occupe, en fin de compte, la première place, du moins idéologiquement, au milieu de mouvements massifs de populations, au double sens matériel et spirituel.

Jean BAUDRILLARD toujours, décortique la modernité, dans sa logique, comme concept politique, concept psychologique, comme temporalité, comme rhétorique, comme supporté par une culture de masse, avec des effets très différencié selon les territoires qu'elle touche. Dans l'Ancien et le Nouveau Monde, dans les métropoles coloniales et dans les sociétés du Tiers-Monde, elle comporte des aspects bien différents. 

"La tradition, écrit-il encore, vivait de continuité et de transcendance réelle. La modernité, ayant inauguré la rupture et le discontinu, s'est refermée sur un nouveau cycle. Elle a perdu l'impulsion idéologique de la raison et du progrès et se confond de plus en plus avec le jeu formel du changement. Même ses mythes se retournent contre elle (celui de la technique, jadis triomphal, est aujourd'hui lourd de menaces). Les idéaux, les valeurs humaines qu'elle s'était données lui échappent : elle se caractérise de plus en plus par la transcendance abstraite de nous les pouvoirs. La liberté y est formelle, le peuple y devient masse, la culture y devient mode. Après avoir été une dynamique du progrès, la modernité devient lentement un activisme du bien-être. Son mythe recouvre l'abstraction grandissante de la vie politique et sociale, sous laquelle elle se réduit peu à peu à n'être qu'une culture de la quotidienneté."

 

     Jean-François LYOTARD tente d'éclaircir cette évolution vers la post-modernité. D'emblée, dans La condition postmoderne, il écrit qu'il s'agit pour lui de la condition du savoir dans las sociétés les plus développées. "Il désigne l'état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXème siècle." La science est d'origine, poursuit-il, en conflit avec les récits". Et tentons-nous de préciser, même s'il n'en fait pas un point saillant, les récits religieux. Car ce qui est irréversible dans la modernité et ce qui est d'une certaine poursuivit dans la post-modernité, c'est le remplacement d'un récit ou d'un discours religieux fondé sur la foi en des sources écrites (il s'agit des religions du Livre, bien entendu, les évolutions dans les contrées dominées par d'autres spiritualité connaissant d'autres phénomènes) ou des autorités établies sur l'exercice  plus ou moins ouvert de la contrainte et de la violence; par d'autres récits qui supposent et se supposent soutenus par des connaissances vérifiables par tous, dans le respect de certaines procédures où les arguments d'autorité se situent à la dernière place. Jean-François LYOTARD entend décrire ce qui fonde la légitimité de ces nouveaux récits, qui seront battus en brêche plus tard, sans être remplacés par d'autres récits, du moins recueillant la même valeur consensuelle. Le récit de la moderne, c'est, précise-t-il, le récit des lumières, "où le héros du savoir travaille à une bonne fin éthique-politique, la paix universelle." C'est précisément parce que les récits de la modernité ne se sont pas traduits dans la réalité, que leurs promesses restent des promesses. 

"En simplifiant à l'extrême, on tient pour "postmoderne" l'incrédulité à l'égard des métarécits. Celle-ci est sans doute (nous le pensons nous-même, sans doute depuis DESCARTES) un effet du progrès des science ; mais ce progrès à son tour la suppose. A la désuétude du dispositif métanarratif de légitimation correspond notamment la crise de la philosophie métaphysique, et celle de l'institution universitaire qui dépendait d'elle. la fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d'éléments langagiers narratifs, mais sans dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc, chacun véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis. Chacun de nous vit aux carrefours de beaucoup de celles-ci. Nous ne formons pas de combinaisons langagières stables nécessairement, et les propriétés de celles que nous formons ne sont pas nécessairement insurmontables.

Ainsi, la société qui vient  relève moins d'une anthropologie newtonienne (comme le structuralisme ou la théorie des systèmes) et davantage d'une pragmatique des particules langagières. Il y a beaucoup de jeux de langage différents, c'est que par plaques, c'est le déterminisme local. Les décideurs essaient pourtant de gérer ces nuages de socialité sur des matrices d'input/output, selon une logique qui implique la commensurabilité des éléments et la déterminabilité du tout. Notre vie se trouve vouée par eux à l'accroissement de la puissance. Sa légitimation en matière de justice sociale comme de vérité scientifique serait d'optimiser les performances du système, l'efficacité. L'application de ce critère à tous nos jeux ne va pas sans quelque terreur, douce ou dure : Soyez opératoires, c'est-à-dire commensurables, ou disparaissez. Cette logique du plus performant est sans doute inconsistante à beaucoup d'égards, notamment à celui de la contradiction dans le champ socio-économique : elle veut à la fous moins de travail (pour abaisser les coûts de production) et plus de travail (pour alléger la charge sociale de la population inactive). Mais l'incrédulité est désormais telle qu'on n'attend pas de ces inconsistances une issue salvatrice, comme le faisait Marx.

La condition post-moderne est pourtant étrangère au désenchantement, comme à la positivité aveugle de la délégitimation. (En cela, notre auteur est peut-être optimiste!). Où peut résider la légitimité, après les métarécits? le critère d'opérativité est technologique, il n'est pas pertinent pour juger du vrai et du juste. le consensus obtenu par discussion, comme le pense Habermas? Il violente l'hétérogénéité des jeux de langage. Et l'invention se fait toujours dans le dissentiment. Le savoir postmoderne n'est pas seulement l'instrument des pouvoirs. Il raffine notre sensibilité aux différences et renforce notre capacité de supporter l'incommensurable. Lui-même ne trouve pas de raison dans l'homologie des experts, mais dans la paralysie des inventeurs. 

La question ouverte est celle-ci : une légitimation du lien social, une société juste, est-elle praticable selon un paradoxe analogue à celui de l'activité scientifique? En quoi consisterait-il?" Les questions que se posent Jean-François LYOTARD sur la post-modernité restent pendantes, et il reste temporairement la possibilité, comme le fait l'auteur de répertorier des éléments de cette post-modernité, éléments qui façonnait déjà d'une manière complètement différente la modernité : la légitimation du savoir reliée à la légitimité du pouvoir, la nature du lien social dans un monde changeant, la fonction narrative de récits démultipliés par des moyens de communication à extension indéfinie (à l'époque c'était l'imprimerie, maintenant Internet), les recherches toujours permanentes des légitimations....

 

Jean-François LYOTARD, La condition post-moderne, Les éditions de minuit, 1979. Jean BAUDRILLARD, Modernité, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

PHILIUS

 

 

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14 avril 2017 5 14 /04 /avril /2017 06:30

 Il faut rappeler, sous peine de nombreux contre-sens, qu'on  appelle philosophie moderne, la pensée occidentale produite par un certain nombre d'auteurs tout au long d'une grande période, située de 1492 (dans la foulée de la découverte des Amériques qui change du tout au tout la perception du monde) à 1789 (à l'orée de la Révolution française), incluant donc une partie de la Renaissance (MACHIAVEL, entre autres), le XVIIème siècle, et le siècle des Lumières. Si cette philosophie moderne est prolongée par la suite dans ce qu'on appelle la philosophie contemporaine, jusqu'à reprendre nombre de thèmes de la première, à la fois dans l'approfondissement et la critique, elle possède des caractéristiques qui l'en distingue fortement. Que les auteurs vivent ou non après la Révolution française, comme KANT et HEGEL, ils sont tous encore imprégnés de théologie (et parfois ont une parenté proche ou sont eux-même ecclésiastiques...), possèdent une connaissance parfois dans le texte latin ou grec des Anciens (élèves d'écoles où la littérature redécouverte à la Renaissance est fortement enseignée...), appartiennent (et souvent adhèrent) à un monde où la monarchie reste la référence obligée. Intimement liée au développement de la science moderne, cette philosophie moderne n'a pas ou rarement la tonalité critique par rapport aux nouveaux concepts développés, que des auteurs "contemporains" comme Annah ARENDT, HEIGEGGER ou d'autres peuvent emprunter, souvent de manière systématique. La philosophie moderne est le "monde" des idées de SPINOZA, HOBBES, MACHIAVEL, LOCKE, ROUSSEAU, DIDEROT, VOLTAIRE...

 

 Philippe REYNAUD, dans une étude sur les "Anciens et les Modernes", remonte à ceux qu'il considère comme les fondateurs de la pensée politique moderne, soit MACHIAVEL et HOBBES, qui "entretiennent des rapports complexes avec l'héritage classique, mais, même s'ils divergent dans leur appréciation des régimes antiques, ils s'accordent à tenir pour insuffisants ou inadéquats les concepts élaborés chez Platon, Aristote ou Cidéron."

MACHIAVEL "apparait comme un "humaniste civique" (bienvenus guillemets) attaché à retrouver la grandeur propre de la citoyenneté, en surmontant le discrédit jeté sur l'ordre politique contre le christianisme, mais la manière dont il présenter sa doctrine constitue elle-mêmeune rupture avec la tradition classique. Contre Platon, Machiavel préconise de fonder la politique sur la compréhension réaliste de ce qui est et non plus sur la recherche de la réalisation de la justice ou de l'excellence. Contre Aristote, il refuse néanmoins de partir de la politique courante, parce qu'il choisit de privilégier les "situations extrêmes" où la nécessité (et non les demandes de la justice) fait loi parce qu'est en jeu la survie de l'individu, et, surtout, de la cité ("le salut public"). Tout en reprenant une partie des analyses d'Aristote (...) il ouvre la voie à une nouvelle manière de philosopher, à la fois plus "réaliste" et plus explicitement éloignée du discours commun que la philosophie classique.

HOBBES "n'a aucune sympathie pour les idéaux du "civisme" antique, qui lui parait porteur de séditions et il emprunte beaucoup d'éléments de sa doctrine à des sources antiques : l'idéal d'une physique mathématique suppose une réhabilitation partielle de Platon contre Aristote, mais Hobbes doit également beaucoup à ce dernier dans son analyses sur les Passions (...). Mais l'orientation fondamentale de la politique de Hobbes n'en est pas moins dirigée contre les principes mêmes de la politique classique, puisqu'elle se fonde, d'une part sur le refus radical de l'inégalité (que présupposait, chez Platon, l'attribution au philosophe  d'une compétence civique particulière), et, d'autre part, sur la critique de l'idée aristotélicienne du caractère "naturel" du lien politique, qui est pour Hobbes, le fruit d'un artifice.

Dans les deux cas, la récusation globale du point de vue  des classiques s'accompagne donc d'une reprise de certaines de leurs analyses, ce qui permet déjà de pressentir que, dans les discussions entre "Anciens" et "Modernes, la structure des argumentations est à certains égards plus importante que les thèses avancées."

     Le professeur de philosophie politique à l'Université Paris II, propose de dégager dans l'histoire de la philosophie politique moderne trois usages principaux de l'opposition entre "Anciens" et "Modernes, lesquels constituent des types idéaux, car se combinent des controverses ramifiées. Parmi ces controverses, il cite notamment celle qui entoure le modèle de la cité antique, "initialement utilisé pour dénoncer l'asservissement des hommes dans les premiers Etats modernes, monarchiques et chrétiens, (qui) apparait finalement comme une forme "primitive" de liberté, inférieure à celle que réalise l'émancipation libérale de l'individu." La politique moderne, en outre, "n'est à la fois "rationaliste" et "individualiste" que parce qu'elle est solidaire, consciemment ou non, de l'idée moderne du "Sujet"". Pour Philippe REYNAUD, comme d'ailleurs pour la plupart des philosophes contemporains qui pensent aujourd'hui la politique, "la querelle des Anciens et des Modernes conduit nécessairement à s'interroger sur la signification de la "métaphysique de la subjectivité".

     Premier usage, exprimé notamment par le philosophe italien Giambattista VICO (La méthode des études de notre temps, 1709, réédition 1980). "Dans son discours, dont l'objet est de plaider pour une réorganisation des "études" destinées aux "nobles jeunes gens" de Naples, Vico s'en prend aux idées cartésiennes, qui ont conduit à mutiler l'éducation civique et intellectuelle, de la jeunesse en privilégiant à l'excès les sciences mathématiques au détriment, d'une part de l'éloquence et de la poésie, de l'autre, de l'étude expérimentale de la nature. En apparence, Vico propose une critique modérée de l'éducation moderne, dont l'objet est de préparer, par un jugement équitable, une synthèse entre les Anciens et les Modernes, et non de durcir leur opposition. Pour lui, en effet, chacune des deux formes d'éducation privilégie une méthode en elle-même légitime, mais qui devient défectueuse dès lors qu'elle est prise de manière unilatérale. Les Modernesz, avec Descartes; promeuvent partout la critique, dont l'objet est le vrai, le point de départ, la certitude qui résiste au doute, et l'instrument principal la géométrie; les Anciens, au contraire, privilégiaient la topique, qui nait du vraisemblable et qui, sans atteindre la certitude, s'appuie sur le sens commun. Les deux méthodes ont des défauts apparemment symétriques, car la topique pousse à trop aisément accepter le "faux", alors que la critique conduit à refuser d'accueillir aussi le "vraisemblable" ; mais le plan d'éducation de Vico ne fait pas vraiment la balance égale entre les deux "méthodes" ; il part de l'éloquence, et il intègre dans l'apprentissage de la "critique" celui de la "dialectique" (l'art de discuter à partir des lieux communs "probables"), que Descartes avait pour sa part résolument rejetée hors de la vraie philosophie en la rangeant du côté de la rhétorique.

Dans son apparente simplicité, la critique de Vico va à l'essentiel, car elle met en valeur la solidarité entre plusieurs traits majeurs de la première modernité politique et philosophique : la dévalorisation de la sphère du "probable", qui conduit à sous-estimer la vertu de prudence et les arts rhétorique et dialectique, va de pair avec le privilège donné à l'individu (Hobbes) ou à la conscience (Descartes) solitaire, et elle entraine une rupture entre la science et l'expérience politique ordinaire. Mais elle fait également apparaitre des caractères durables, voire structurels, des critiques dont la modernité est l'objet de la part des partisans, réels ou proclamés, des Anciens. Le premier est le lien paradoxal, mais très fort, entre la réhabilitation du sens commun et celle de l'autorité : la promotion cartésienne de l'"évidence" présupposait à la fois le primat du jugement individuel et l'universalité (en droit) du "bon sens", la critique du Cogito par Vico, qui part de la réhabilitation de la prudence et du "vraisemblable" conduit à la défense de l'art aristocratique de l'éloquence et elle met en évidence l'importance de l'autorité dans la pratique de la dialectique. Le deuxième est la difficulté où se trouvent les tenants des "Anciens" à opérer une "restauration" pure et simple de la pensée classique, ce qui explique d'ailleurs que, souvent, leurs objections s'intègrent dans la pensée moderne comme "moments" de son autocritique, c'est ainsi que, chez Vico, la reprise de l'héritage aristotélicien et cicérone s'accompagne de la défense de la conception bassinent - et donc anti-aristotélicienne - de la physique et conduit par la suite à la théorie selon laquelle c'est ce que nous faisons qui nous est le plus aisément connu, ce qui entraine une promotion de l'histoire au détriment de la Nature."

   Le deuxième usage, en suivant toujours Philippe REYNAUD, qui marque "le grand contraste" entre les Anciens et les Modernes, concerne la conception de la liberté. Celle-ci trouve une formulation classique, après avoir connu une élaboration subtile dans la pensée anglo-écossaise, en France chez Benjamin CONSTANT et en Allemagne chez le jeune HEGEL. "Dans le contexte initial de la pensée moderne, en effet, le régime de la Cité antique apparait comme l'incarnation d'un idéal perdu, celui de la liberté politique, définie comme participation des citoyens au pouvoir et à l'élaboration des lois, qui a été détruit sous l'effet à la fois du christianisme et des régimes monarchiques ou aristocratiques. Les deux critiques sont d'ailleurs liées puisque c'est l'abaissement de la cité terrestre par le christianisme qui, en ruinant le civisme, a permis la réduction des hommes à la servitude politique. Mais la modernité est elle-même porteuse d'une conception nouvelle de la liberté, dans laquelle le problème politique n'est plus tant de favoriser la vie "vertueuse" des citoyens que de garantir la sécurité des individus afin de leur permettre d'atteindre des fins qu'ils définissent eux-mêmes. Dans les première révolutions modernes (anglaise et américaine), ces deux conceptions sont mêlées, même si on peut déjà y voit naitre l'opposition entre la "vertu" et le "commerce" qui joue un rôle central dans la formation de la notion moderne de "société civile" ; celle-ci traduit d'ailleurs à la fois la confiance des libéraux dans la société nouvelle et leurs hésitations devant le déclin des formes antiques de la liberté." On retrouve jusqu'à Adam FERGUSON (1723-1816), philosophe et historien écossais et Francis HUTCHESON (1694-1746), philosophe irlando-britannique, l'ambiguïté dans la conception de la liberté : la société issue du développement des liens contractuels fait apparaitre des types humains antérieurs (citoyen antique, chevalier, prêtre...) comme archaïques, et en même temps ce même développement mine le sens civique par l'exacerbation des intérêts égoïstes, qui détruisent à terme la liberté. "La Révolution française a donné une portée nouvelle à ce débat, en affirmant l'universalité du droit des peuples à intervenir dans la vie publique, mais aussi en posant, avec l'expérience de la Terreur et de l'Empire, le problème d'un possible retournement tyrannique ou despotique de la liberté. Des discussions de l'époque révolutionnaire et de la période qui a suivi, on rappellera ici les réponses opposées de Benjamin Constant et du jeune Hegel aux deux problèmes issus de la Révolution. Pour le second, la Révolution a dévoilé les apories de la religion chrétienne, en même temps que la revendication de la liberté faisait renaitre l'idéal grec de la "belle totalité". Pour le premier, au contraire, l'issue tragique des Jacobins a été de vouloir ressusciter la "liberté des Anciens" fondée sur la participation de tous au pouvoir politique, dans un monde où l'ampleur des Etats et le développement universel des relations commerciales ne permettent plus que "la liberté des Modernes", qui doit "se composer de la jouissance paisible de l'indépendance privée".

    Dans l'opposition entre la vertu et le commerce, thème qui court dans plusieurs oeuvres majeures, l'accent est mis sur le contenu du civisme antique, plus que sur les différences entre la philosophie classique et celle des modernes. D'ailleurs à l'intérieur de chacun d'entre elles surgit souvent ce relatif antagonisme, en arrière plan souvent de la discussion. Chez CONSTANT comme Chez HEGEL, dans ses oeuvres de "maturité", on retrouve ce thème. "Si le premier, écrit toujours notre auteur, tient la liberté "moderne" pour supérieure, c'est parce que, même s'il reconnait la grandeur perdue du civisme ancien, il tient les droits de l'homme pour des principes absolument supérieurs aux exigences de la Cité, sauf à faire confiance à l'Histoire pour les réaliser. Quant à Hegel, le développement de sa pensée l'a conduit à être plus "moderne" dans ses conceptions politiques, mais aussi à reprendre dans son système des éléments centraux de la philosophie politique antique (notamment) aristotélicienne : l'Etat hégélien accomplit sans la supprimer la dialectique de la société civile moderne, mais il repose sur la Sittlichkeit (la moralité objective, les vertus publiques) et non pas sur la Moralitéät privée ou sur "l'abstraction" du contrat (RITTER, Hegel et la Révolution française, Beauchesne, 1970).

Le système hégélien poursuit-il, propose un dépassement de l'opposition entre Anciens et Modernes, mais cette synthèse n'est possible que dans la forme du système, qui est lui-même l'incarnation ultime du projet moderne : si l'histoire accomplit la "Raison" dans le devenir, c'est parce que "le réel est rationnel" et comme tel entièrement intelligible et transparent pour le Sujet. Parallèlement, la reprise partielle du contenu de la politique ancienne dans l'Etat moderne n'empêche pas que celui-ci se fonde sur un autre principe : la reconnaissance des droits du particulier dans l'Universel. Sans discuter ic l'ensemble des problèmes posés par la synthèse hégélienne, on notera cependant qu'elle modifie profondément les conditions de la discussion entre "Anciens" et "Modernes" dans la mesure où elle fait apparaitre les deux positions comme "vraies" mais aussi comme unilatérales. La pensée politique classique sert à critiquer l'articificialisme et l'individualisme modernes, mais en même temps, il est clair que la philosophie antique ne prend vraiment son sens que lorsqu'elle trouve sa place dans un système qui accomplit la métaphysique de la subjectivité et qui montre ainsi, rétrospectivement, les limites des Anciens. Dans ces conditions, la seule voie qui restât ouverte pour qui estimait que l'opposition entre Anciens et Modernes ne traduisait pas seulement une controverse dépassée, était celle d'une critique radicale de l'hégélianisme. Elle devait attaquer à la fois le projet même du "système" et la prétention hégélienne à une reprise réelle de la pensée grecque dans le cadre moderne." C'est , pour Philippe REYNAUD entre autres, la voie suivie par HEIDEGGER.

  Il s'agit pour certains auteurs, selon qu'ils choisissent de privilégier la référence à la Cité antique, ou le retour à la philosophie classique, comme Hannah ARENDT et Leo STRAUSS. La première (Condition de l'homme moderne) s'attache surtout à redonner son sens plein à la catégorie de l'action, alors que le deuxième (Droit naturel et histoire) cherche plus à renouer avec la figure "socratique" du philosophe politique.  

   La pensée de Léo STRAUSS (1899-1973), comme l'écrivent Miguel ABENSOUR et Michel-Pierre EDMOND, "fait de la tension son élément : aussi se tient-elle délibérément à l'écart des synthèses réconciliatrices et de la plus magistrale d'entre elles, celle de Hegel. Particulièrement sensible est ce choix de la tension à propos de la "querelle des Anciens et des Modernes", à laquelle Strauss n'a pas cessé de faire retour. Strauss "s'est donné pour tâche de ranimer cette querelle dans un sens plus radical" (voir H.G. GADAMER, L'Art de comprendre, 1982), c'est-à-dire d'arracher ce débat à l'histoire littéraire et de lui rendre son caractère d'affrontement entre le projet moderne et la philosophie classique, pour laquelle l'actualisation du meilleur régime dépend de la fortune, soucieuse qu'elle est de penser le politique en le relativisant, de réserver une place irréductible au mystère de l'être.

A considérer philosophiquement et non historiquement le tableau contrasté que dresse Strauss entre le bloc de la philosophie politique classique (Socrate, Platon, Aristote) et les trois vagues de la modernité (Machiavel, Rousseau, Nietzsche), autant d'assauts lancés contre la cité classique, on découvre que ce qui est en jeu dans cette mise en forme n'est rien de moins que la mise en lumière d'un véritable destin, don et fardeau, de la philosophie politique occidentale. De ce point de vue, l'oeuvre de Strauss mérite d'être confrontée avec la nouvelle manière de lire l'histoire de la philosophie que nous a apportée Heidegger. Reste cependant problématique, dans cette mise en lumière d'un destin de la philosophie, l'interprétation de l'idéalisme allemand comme étant entièrement sous l'emprise de l'historicisme. Dès que l'on conteste la thèse classique de la continuité de Kant à Hegel, ne peut-on pas aussitôt percevoir, aussi bien chez Kant que chez Fichte, l'essai d'arborer, au sein de la modernité, une philosophie de la pratique, à l'écart précisément des présupposés historicistes? En ce cas, que devient l'alternative à laquelle Strauss nous conduit : soit la philosophie politique sous le signe d'un retour aux Anciens, soit les sciences sociales di côté des Modernes?

Strauss lui-même a défini les limites de ce rapports aux Anciens : une simple continuation de la tradition de la philosophie classique n'est désormais pas possible, cette tradition n'étant plus immédiatement applicable à la société qui est le fruit du projet moderne. Ce retour, en même temps qu'il est nécessaire, ne peut donc avoir qu'une valeur provisoire et expérimentale : il constitue le détour qui, à partir d'une analyse adéquate du présent, nous permettra de ne point nous dérober aux tâches qui nous y requièrent. De surcroit, l'enseignement de Strauss ne tombe t-il pas sous le coup de la "loi" qu'il a dégagée quant à la dynamique interne de la modernité, selon laquelle le retour à une pensée prédomine ne serait que le pas initial d'un mouvement conduisant à une forme de modernité encore plus radicale?

Ce qui l'énigme du socialisme de Leo Strauss nous renvoie, n'est-ce point l'énigme même de la question politique dans le temps présent? Il est cependant un point fondamental à propos  duquel Leo Strauss se situe résolument au-delà de la querelle des Anciens et des Modernes, tout en se tenant à l'écart d'une conciliation quelconque entre des perspectives par ailleurs inconciliables : à l'encontre de ceux qui confondent philosophie politique et rhétorique et qui, à l'école des sophistes, réduisent le politique à des jeux de langage. Strauss constitue un front commun aux côtés de Socrate, d'une part, et de Machiavel, de l'autre, pour - aidé en cela par Xenophon - réaffirmer le sérieux et l'âpreté des choses humaines."

 

Miguel ABESOUR et Michel-Pierre EDMOND, Leo Strauss, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Philippe REYNAUD, Anciens et Modernes, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2003.

 

PHILIUS

 

 

 

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1 mars 2017 3 01 /03 /mars /2017 16:35

   La querelle des Anciens et des Modernes, selon l'acception usuelle qu'en ont les Français constitue une péripétie des conflits qui agitent depuis toujours la littérature au sens large. Que ce soit des textes portant sur des problèmes moraux ou philosophiques, des textes à vocation scientifique ou des textes de fiction, la littérature n'est pas cet ensemble gentillet d'oeuvres que d'aucuns voudraient présenter comme des oeuvres de divertissements. Le fait que nombre d'auteurs des lettres fassent en dehors et parfois par leur activité littéraire partie également de groupes engagés dans des conflits aux enjeux plus ou moins globaux devraient nous en avertir. La présentation scolaire insipide de nombre d'auteurs, qui s'attache bien plus à la forme qu'au fond ne représente guère la réalité du moment de l'écriture de ces oeuvres, et encore moins sans doute leur postérité réelle en terme sociétal, moral et même, pour tout dire, politique. Même des écrits de littérature enfantine ont une portée qui dépasse de loin une présentation éditoriale bien gentillette et naïve. D'ailleurs certains pensent que leur portée psychologique, psychanalytique même, est encore plus importante que pour des oeuvres destinées aux "adultes".

En tout cas, la querelle des Anciens et des Modernes intervient à des périodes où des textes sont redécouverts ou réinterprétés d'une autre manière qu'habituelle. Et ces redécouverte - ou simplement découvertes - se réalisent dans un monde bien réel lui, contrairement au scénario des oeuvres fictives, dans un monde de conflits politiques où les enjeux dépassent de loin les conflits purement éditoriaux ou littéraires...

    François TRÉMOLIÈRES fait une présentation de la querelle des Anciens et des modernes, relativement influencée par les thèses de Marc FUMAROLI, professeur des universités, historien, essayiste et académicien français spécialiste du XVIIème siècle, né en 1932.

  "A la différence, écrit-il, des humanistes, les inventeurs de ce que nous appelons aujourd'hui les sciences exactes ne nourrissent aucun complexe à l'égard de l'Antiquité. Conscients des progrès qu'ils réalisent, ils les expriment dans les langues vulgaires et délaissent progressivement le latin, réservé, écrit Descartes dans le Discours de la méthode (1637), "à ceux qui ne croient qu'aux livres anciens". Ils se séparent alors de la culture lettrée, qui se nourrit au contraire du dialogue avec les grandes oeuvres qui ont précédé. C'est sous cette forme d'un conflit entre deux cultures : scientifique et littéraire, que, à la fin du XVIIème siècle, s'opposèrent en Angleterre sir William Temple (et son jeune secrétaire Jonathan SWIFT, futur auteur des Voyages de Gulliver), défenseur des Anciens, et William Cotton, assisté de Richard Bentley, dont la Dissertation sur les lettres de Philaris (des lettres apocryphes dont la supposée antiquité témoignait de la supériorité des Anciens) ruinait l'un des arguments de Temple, en montrant la fragilité de la science historique de ce dernier. L'érudition et la philologie devenaient l'un des théâtres du conflit, comme en France, à la même époque, dans les arguments échangés autour d'Omettre, l'un des épisodes de la fameuse "Querelle des Anciens et des Mondernes"."

Les enjeux pourraient n'apparaitre que comme littéraire ou de présentation des oeuvres scientifiques (même si par là l'élitisme du latin se trouve pris à partie), si ne s'y mêlaient (en plus les guerres de religion ne sont pas loin dans le passé...), la religion. "Bosquet allait faire de la Tradition une véritable preuve de l'orthodoxie catholique, et les "variations" supposées incessantes des "prétendus réformés" (les Protestants) le signe irréfutable de l'hérésie. Par voie de conséquence, la théologie prenait le risque de se séparer à son tour du mouvement des sciences (ce qui, entre nous est une litote...) : Malebranche prendra grand soin de la distinguer de la philosophie, pour laquelle il n'y a pas d'autre autorité que la raison. Pouvait-on cependant reconnaitre cette dernières sans admettre la pérennité de la vérité - et déplacer alors les prétentions de la théologie sur le terrain de la métaphysique? Par le travail critique, Kant, héritier direct des Lumières, inaugure une modernité plus radicale, en se faisant de la vérité une conception non pas essentialiste ou réaliste (comparable à un objet à atteindre) mais procédurale, liée aux opérations de l'esprit. Dès lors que, pour elle, il n'existe pas de perfection acquise, la raison ne cesse d'avancer, elle s'identifie au progrès. Les mouvements artistiques et littéraires qui, au XIXe et au XXe siècle, se réclameront de la modernité ne comprendront plus qu'il puisse y avoir révérence pour des Anciens : ils se revendiqueront d'avant-garde, c'est-à-dire en rupture avec toute tradition. Cet élan progressiste qui, du romantisme au surréalisme, allie souvent l'art et la politique, s'est émoussé dans la seconde moitié du XXème siècle. Lui succède, dans les dernières décennies, un postmodernisme plus ironique et détaché de l'histoire, comme des prétentions au vrai."

Un "parti" antimoderne se méfie depuis le début de la querelle, mais c'est encore plus vrai aujourd'hui, de l'identité du vrai et du neuf. Politique autant qu'artisitique ou littéraire (mais parfois de façon très parcellaire dans un domaine ou un autre, au mépris parfois de toute considération de cohérence...), ce "parti" se méfie des thuriféraires du contemporain, "et tend, écrit encore notre auteur, à voir en eux des agents de la servilité au pouvoir (et souvent, devons-nous souligner, ce n'est pas le même pour tout le monde!) - ce qui l'engage à pratiquer une écriture entre les lignes, pour reprendre l'expression du critique Léo Strauss dans La Persécution et l'art d'écrire (1952) (ouvrage que nous ne pouvons nous empêcher de recommander...). Il trouve des exemples de résistance chez les grands auteurs de la Rome impériale : Tacite et Sénèque ; il est donc directement lié à la Renaissance, c'est-à-dire à la redécouverte de l'Antiquité, au moins dans une première génération, celle des Italiens (Parangonne degl'Ingegni entichi e moderne, d'Alessandro Tassons, 1612). Contrairement à l'idée que l'on s'en est fait à travers une lecture de Boileau ou Racine tributaire de la conception de la modernité issue du romantisme, ce n'est donc pas lui le laudateur des puissants, mais d'abord le parti opposé."

  Pour s'y retrouver dans les méandres du débat entre Anciens et Modernes (car en définitive qui sont les modernes? qui sont les anciens? et que signifie réellement classicisme et modernité?), il faut bien voir qu'historiquement, d'après Marc FUMAROLI, la première querelle a lieu en Italie (après tout le centre à ce moment-là de la culture européenne...). Elle commence par la Renaissance entre deux époques des lettres, des arts et des moeurs. Elle est le fait de lettrés qui se sentent plus enracinés dans la "République des Lettres" que dans aucun Etat contemporaine, ce qui sera retrouvé seulement pendant la période des Lumières. La comparaison entre Antiquité et Modernité est pour eux une condition de la liberté d'esprit. Il s'agit, habitude et technique universitaire à la fois en Italie, plus d'un Championnat que d'une Querelle. Le fait même d'oser la comparaison place ceux qui le font dans le camp des Modernes... La Querelle française en revanche, celle qui fera "école" dans toute l'Europe par la suite, dans le grand courant de la naissance des nationalismes européens, est le fait d'hommes de lettres aux yeux fixés sur le Roi et une royauté qui prend progressivement le contrôle de l'espace des lettres (académie, cour). Et dans ce mouvement de contrôle (qui est concomitant de celui de la noblesse - des différentes noblesses - par l'Etat), classiques et modernes se combattent. 

  Le parti des Modernes, montre toujours Marc FUMAROLI, apparait directement dans l'entourage de RICHELIEU, au service d'un idéal de grandeur nationale lié à l'absolutisme naissant, et qui passe notamment par l'affirmation de la langue française, face à l'italien surtout. Lié à l'Académie française, l'un de ses premiers champions, Desmarets de SAINT-SORLIN (1595-1676), prend appui sur la "vraie religion", le christianisme, inconnu de l'Antiquité païenne ou méprisé par elle. On retrouve le même argument dans le Génie du christianisme de CHATEAUBRIAND en 1802, mais dans un contexte très différent, postrévolutionnaire et en partie réactionnaire. A l'inverse, Nicolas BOILEAU (1636-1711) n'hésite pas à proscrire le "merveilleux chrétien" de la littérature, notamment dans son Art poétique (1674), privilégiant alors la mythologie et l'histoire antique. Cette sublimation, qui parfois veut faire place à un jugement de la postérité dans le camp des "Anciens", trouve une expression dans De la méthode des études de notre temps (1708), de Giambattista VICO (1668-1744), qui tente une défense de la rhétorique et des humanités, contre les projets envahissants des mathématiques et des sciences exactes.

François TRÉMOLIÈRES, rendant compte d'une certaine complexité de la réalité historique, explique que "le rapport aux auteurs anciens, comme à l'usage qu'ils font de la mythologie, devient avec Boileau le critère du jugement littéraire. Toujours en 1674, Quinault représentait avec Lully Alceste, tandis que Racine donnait son Iphigénie - deux oeuvres inspirées d'Euripide. Charles Perrault (1628-1703), champion des Modernes, écrivait une défense de la première, sous le titre de Critique de l'opéra : le genre nouveau se voyait ainsi promu à toutes les vertus d'agrément et de civilité qui manquent à la tragédie antique. Pour Racine au contraire, le triomphe de sa pièce, qu'il a voulue fidèle à l'auteur grec, démontre que "le goût de Paris s'est trouvé conforme à celui d'Athènes" : le spectacle de la "compassion et (de) la terreur" sera toujours d'actualité ; les arguments philologiques avancés par Perrault sont retrournés contre lui. Cette fidélité n'est pourtant pas conforme au sens où l'entendront les néo-classiques : c'est la réception des oeuvres par le public qui leur garantit d'égaler les modèles qu'elles imitent, et non quelque critère formel."

Cette querelle a un parallèle pour les textes inscrits sur les monuments, alors écrit systématiquement en latin. Pour la défense de la langue française, l'enjeu de propagande est longtemps vif. Elle rebondit au début du siècle suivant, entre Anne DACIER, auteur d'une traduction savante de l'Iliade parue en 1711, et Houdar de la MOTTE, protégé de FONTANELLE, qui veut offrir une traduction libre et versifiée. La querelle d'Omettre se clôt avec une correspondance entre La MOTTE et FÉNELON, entre autres, et comme souvent à cette époque par une factice réconciliation qui sauve les apparences de tout le monde... "La Querelle, écrit encore notre auteur, "a contribué à l'affirmation d'une "doctrine classique", contrariée par les Modernes, comme à la promotion de genres comme l'opéra ou le conte (où excella Perrault), plus proche de la préciosité et du goût mondain. Les débats entre "corruption" et "progrès" ont ouvert un espace nouveau, en posant sous un nouveau jour la question de la relativité du goût et la question du beau". 

Pour FUMAROLI, alors que le pouvoir royal souhaite à chaque fois une réconciliation apparente et démonstrative, le débat manifeste littéraire, qui se poursuit de proche en proche dans tous les domaines de l'art et de la littérature, suppose d'autres enjeux : "Tout au long de la Querelle, qu'il s'agisse d'Euripide ou d'Homère, écrit-il, ce sont sous louis XIV les Anciens qui admettent ce qu'il y a de vif, de déconcertant, de déchirant dans la représentation de la vie humaine par les poètes antiques, tandis que les Modernes sont favorables à des conventions morales et esthétiques uniformes et confortables." (Préface du Théâtre complet, La Pléiade, 1964). Sous l'apparent progressisme des Modernes se cachent des enjeux de pouvoir. BOILEAU est proche de Port-Royal. En défendant les Anciens, il défend aussi, au nom de la diversité des héritages, des marges de liberté dans la République des lettres. La réaction du public à la réconciliation laisse entendre cependant que c'est PERRAULT et son parti qui l'emportent dans cette polémique. En fait, par-delà les péripéties et les apparences, la querelle des Anciens et des Modernes sert en fait de couverture, souvent pleine d'esprit, à des opinions opposées d'une portée plus profonde. Un côté conteste l'idée même d'autorité, l'autre s'attaque au progrès. Le renouvellement de l'intérêt pour l'Antiquité à l'époque classique (en gros le siècle de Louis XIV, mais avec des prolongements ramifiés) se traduit par une réévaluation critique des acquis de l'Antiquité, qui finit par soumettre les Ecritures elles-mêmes à l'examen des Modernes. L'attaque de l'autorité en critique littéraire résonne avec les progrès de la recherche scientifique. Et les défis lancés par les Modernes dans le champ littéraire annoncent des remises en cause en politique et en religion. Quel que soit le camp qui semble provisoirement l'emporter, le fait même de faire des comparaisons entre textes anciens et textes contemporains, dans un jeu de rebondissements souvent en forme de boomerang, finit par soumettre textes anciens et textes modernes à des critiques ravageuses et porteuses de bouleversements, dans un contexte où les découvertes techniques semblent indiquer le futur des sociétés, bien plus que des considérations morales ou religieuses...

 

La Querelle des Anciens et des Modernes, XVIIe-XVIIIe siècles, sous la direction de A.-M. LECOQ, choix de textes précédés d'un essai de Marc FUMAROLI et suivi d'une postface de J.-R. ARMOGATHE, Gallimard, 2001. Marc FUMAROLI, Des Modernes aux Anciens, Gallimard, 2012 ; La République des Lettres, Gallimard, 2015.

François TRÉMOLIÈRES, Anciens et Modernes, dans Encyclopedia Universalis, 2014

 

PHILIUS

 

  

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27 février 2017 1 27 /02 /février /2017 12:58

   Les luttes idéologiques sont souvent marquées par des éléments de référence. Si ce qu'on a appelé la querelle des Anciens et des Modernes en Occident, est souvent vivifiée par la redécouverte ou la découverte d'anciens auteurs ou d'anciennes oeuvres, par exemple au XVIIème siècle en littérature, il existe dans nombre de débats une querelle non seulement de références, mais également d'interprétation des références. Anciens, Modernes, Post-modernes, post-post-modernes sont parfois des étiquettes utilisées soit à titre positif pour certains, reprochées, à titre négatif pour d'autres... Souvent, de même que des groupes "jouent" à être plus révolutionnaires que les autres, des groupes s'affirment plus modernes que leurs adversaires. On peut même penser que l'usage immodéré de ces étiquettes a tendance à brouiller les termes réels des débats. Plus moderne que moi tu meurs, diraient certains en langage osé et/ou "vulgaire". A l'inverse, on peut opposer des traditions anciennes pour dénoncer des dérives modernes... A ce jeu, maints intellectuels se sont livrés, en littérature comme en politique, en sciences humaines et parfois, en sciences physiques... Mais il est toutefois intéressant de décortiquer de semblables débats : faire référence à des traditions antiques n'est pas forcément l'apanage de groupes ou de mouvements conservateurs, ce peut-être aussi, de manière paradoxale et sans doute à corps défendant des doctrines originelles, un élément de contestation de l'ordre établi à des fins progressistes...

   Pour François TRÉMOLIÈRES, professeur de littérature française du XVIIème siècle à l'université de Rennes 2 "historiquement, et particulièrement pour le lecteur français, l'expression "Anciens et Modernes" renvoie à une fameuse querelle littéraire, sous le règne de Louis XIV, entre partisans de la supériorité des Anciens, les auteurs de l'Antiquité, et leurs adversaires, convaincus d'un progrès dans les arts qui donne nécessairement au temps présent l'avantage sur le passé. Paradoxes : alors que les premiers sont aujourd'hui communément considérés comme les grands écrivains de leur époque (Racine au premier rang) et donc les plus représentatifs de cette dernière, il ne fait guère de doute que la conception opposée a durablement dominé les esprits, jusqu'à l'exigence rimbaldienne : "il faut être absolument moderne". Cet impératif de la modernité, serait-il vécu contradictoirement par ceux qu'Antoine Compagnon (historien de littérature française né en 1950) a appelé "les Antimodernes" - à commencer par celui qui a imposé le terme : Baudelaire -, fait de la littérature et des arts plastiques le laboratoire d'un "temps moderne" (Levent Yilmaz, Le temps moderne, Gallimard, 2005) qui est encore le nôtre, c'est-à-dire un temps de l'histoire, du devenir, et non plus de la renaissance ou de l'imitation. La conception progressiste a triomphé avec la notion d'avant-garde et l'esthétique radicale d'un Clement Greenberg (1909-1994, critique d'art et polémiste américain). Lui résistent les tentatives réitérées d'un "classicisme moderne" (dont le néo-classicisme) et pour finir, l'expression philosophique d'une condition "postmoderne" (Jean-François Lyotard) avec ses innombrables avatars artistiques. Souligner le sens que l'on peut dire archéologique de la Querelle des Anciens et des Modernes, c'est montrer tout l'intérêt de son étude, aussi bien dans le champ littéraire (Boileau contre Perrault, la querelle du merveilleux chrétien, la querelle d'Homère) que dans le champ artistique (Fréart de Chambray).

   Le même auteur précise que le terme "moderne" est calqué sur le latin modernes, ce qui est "à la mode". Il peut être employé de manière dépréciative, pour qualifier l'éphémère et partant le superficiel, la valeur étant dans ce cas associée à la durée, voire à l'éternité. C'est ainsi que Pétrarque (1304-1374), par exemple, appelait Modernes les doctes de son époque, trop imprégnés du latin de la scolastique et pas assez des belles-lettres de l'Antiquité. Mais avec les Temps dits modernes (soit, dans la terminologie des historiens, la période qui va de la Renaissance à la Révolution française) s'affirme une supériorité du présent sur le passé : celle des mathématiciens, physiciens, chimistes (Descartes, Galilée, Newton, Lavoisier), d'accord avec Pétrarque, paradoxalement, pour rejeter dans les ténèbres du Moyen-Age la science qui les a précédés. Ainsi Pétrarque a-t-il mérité le nom de "premier moderne" (Renan), en se plaçant dans un entre-deux du temps et, selon ses propres mots, "aux confins de deux peuples, regardant à la fois en avant et en arrière". Cette ambivalence se retrouve dans un lieu commun énoncé dès le XIIème siècle, et attribué à Bernard de Chartres (vers 1130-1160) : "nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants". Faut-il y lire la supériorité des Modernes, qui voient plus loin que les Anciens? ou au contraire leur nécessaire infériorité, qu'ils ne compensent que grâce à ceux-là même qu'ils ne pourront jamais égaler?"

   Dans l'histoire de la philosophie politique, écrit Philippe REYNAUD, "l'opposition entre les "Anciens" et les "Modernes" constitue un thème rémanent, qui permet de mettre en forme de manière frappante les critiques les plus vives contre la modernité politique (moins civique ou moins "prudente" que la politique classique) ou, au contraire, plus rarement, pour glorifier l'émancipation moderne contre les nostalgiques de la citoyenneté ou de la philosophie antiques. Dans la période récente, la "querelle des Anciens et des Modernes" a connu une nouvelle vigueur, car elle met en jeu les expériences politiques du XXème siècle (le totalitarisme, mais aussi les difficultés de la "démocratie libérale") et les fondements de la compréhension moderne de la politique et du droit, dont nous restons les héritiers." L'auteur s'attache surtout, au lieu de se livrer à une analyse exhaustive des différentes formes de cette querelle, sans doute d'ailleurs est-il difficile de la faire, tant les éléments de débats se ramifient, de dégager quelques thèmes permanents de controverse avant d'analyser ce qu'il prend pour les deux plus grandes tentatives contemporaines de critique de la modernité, à partir des points de vue d'Hannah ARENDT et de Leo STRAUSS.

    Pour le même auteur, cette opposition entre les "Anciens" et les "Modernes" "est sans doute un thème majeur de la pensée politique et de la philosophie du droit contemporain ça elle permet de donner une présentation élégante et claire de quelques-uns des principaux débats qui divisent les théoriciens du droit. Du côté des tenants des "Anciens", dont le plus cohérent et le plus profond, chez les théoriciens du droit, est sans doute le philosophe français Michel Villey, la défense du "droit naturel" antique (c'est-à-dire en fait surtout Aristote) est avant tout le moyen de faire apparaitre les difficultés constitutives du droit "moderne" tel qu'il s'est formé à travers la croissance parallèle du droit public étatique et du droit privé libéral : la philosophie d'Aristote échappe à l'oscillation entre le positivisme juridique et le moralisme abstrait qui caractérise la "modernité", et elle permet de fonder de manière satisfaisante la distinction entre le droit et la morale, grâce à une conception large de la "nature" qui fait droit à la diversité des situations juridiques et des critères de justice sans pour autant verser dans le relativisme (Philosophie du droit, Dalloz, 1978-1979). Chez les meilleurs avocats des "modernes, la référence aux "Anciens" apparait au contraire comme un leurre et comme un rempart illusoire contre les tentations "nihilistes" ou "anti-juridiques" qui ont marqué, parfois tragiquement, l'histoire politique moderne et contemporaine : le droit naturel des Anciens est pour eux irrémédiablement marqué par une cosmologie "hiérarchique" dans laquelle l'esprit ne peut plus se reconnaitre, et, surtout, il est incapable de faire droit aux exigences universalistes qui sont apparues avec les doctrines des droits de l'homme et qui constituent aujourd'hui (?) l'horizon de toute réflexion juridique (Luc Ferry, Philosophie politique, I, La nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, PUF, 1984 ; Renaut et Sosoe, Philosophie du droit, PUF, 1992). 

Mais, ajoute-t-il, "il est vrai aussi que le débat entre Anciens et Modernes ne sauraient se réduire à une opposition entre deux conceptions du "droit naturel" (ou entre la nature et la liberté) : à l'intérieur même de la pensée moderne, en effet, les références à la philosophie, à la politique ou au droit des "Anciens" sont souvent, d'un côté, un moyen privilégié de critiquer la "positivité" au nom d'un idéal civique resté vivant, et de l'autre, un instrument puissant pour faire apparaitre les limites des conceptions "modernes", et de fonder ainsi une auto-critique de la modernité sans pour autant la renier. La première voie, qui fut celle de Machiavel, de Rousseau et du jeune Hegel, joue un rôle majeur dans la constitution du "républicanisme" moderne qui fait parfois figure d'alternative au libéralisme ; la deuxième se rencontre chez des auteurs comme Leibniz, Vico ou encore le Hegel des Principes de la philosophie du droit, qui reprennent des éléments importants de l'héritage aristotélicien tout en faisant une place à certaines techniques juridiques anciennes, dans le cadre général d'une philosophie qui fait droit à la découverte moderne de la subjectivité et qui, comme c'est le cas chez Hegel, s'efforce à la fois de penser les droits de l'individu et de fonder l'autorité de l'Etat moderne.

Ajoutons, enfin, qu'aucune philosophie ou aucune doctrine du droit qui prétend réellement penser son objet ne peut durablement s'en tenir à une simple opposition entre Anciens et Modernes, puisque, en fait, chacune des deux parties doit ici s'efforcer, sinon de faire droit aux prétentions de son adversaire, du moins d'en prendre compte : les amis des Anciens doivent pouvoir montrer que leurs concepts restent féconds pour interpréter le droit et la politique modernes (et non pas seulement pour les critiquer) et les plus radicaux des Modernes doivent pour le moins, s'ils veulent rester fidèles à leur programme rationaliste et universaliste reconnaitre un sens autre qu'historique aux conceptions antiques de la justice et du droit."

   Au bout de ces deux présentations d'ensemble, côté littérature, côté philosophie politique et côté droit, on voit bien que la querelle des Anciens et des Modernes vise tout autre chose que la défense du présent par rapport au passé ou de la suprématie des auteurs anciens sur les auteurs actuels. Les auteurs antiques, à l'occasion souvent de leur redécouverte ou de leur découverte (ouvrages oubliés retrouvés, circulation d'idées nouvelles, souvent par l'intermédiaire d'autres aires de civilisation ou de culture...), servent d'appui et alimentent en même temps un débat intellectuel qui est aussi un combat politique et culturel entre diverses parties de la société (des lettres et même au-delà...), dans le cadre - souvent- d'une remise en question ou d'une remise en cause de théories et de pratiques comme des pouvoirs qui s'appuient sur elles. C'est pourquoi il est facile de s'embrouiller, surtout si l'on est pas un érudit averti. C'est qu'il faut chercher derrière les apparences référentielles les ressorts des luttes passées, récentes et futures... Et ceci d'autant plus que nous n'avons aucune (mais vraiment parfois aucune du tout!) idée de ce que pouvaient dans l'Antiquité signifier en termes d'enjeux de pouvoirs, tous ces écrits dont on voit les gloses savantes. L'essentiel n'est finalement pas de savoir ce que ces textes signifiaient pour leurs contemporains (il faudrait pour cela avoir accès à tant d'ouvrages maintenant détruits...), mais de comprendre comment ils nous parlent aussi de problèmes récurrents pour notre espèce...

 

 

Philippe REYNAUD, Anciens et Modernes, dans Dictionnaire de culture juridique, PUF Lamy, 2003 et dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996. François TRÉMOLIÈRES, Anciens et Modernes, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

PHILIUS

 

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16 janvier 2017 1 16 /01 /janvier /2017 09:56

   En philosophie politique, on a souvent considéré que les Etats constituent les principaux acteurs et en tout cas les entités collectives qui s'insèrent dans les conflits politiques sont des agents de nature politique. Il s'agissait également souvent de comprendre comment les Etats fonctionnent, suivant des régimes différents !démocratie, dictature, théocratie...), à l'intérieur et à l'extérieur de frontières considérées précisément comme... politiques. Dans ce fonctionnement, le monopole de la violence occupe une bonne place et les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires (au sens de MONTESQUIEU par exemple)  régissent l'utilisation et les finalités de cette violence, comme ils organisent la solidarité collective. Or, à l'heure de la généralisation et de la globalisation des échanges économiques, de la faillite des projets politiques globaux, où les agents/acteurs économiques ont parfois plus de pouvoir financier que les Etats, maints auteurs estiment nécessaire d'élargir les perspectives : non seulement les Etats ne sont pas les seuls à exercer des pouvoirs politiques et à participer aux conflits politiques, mais de multiples acteurs, économiques, sociaux, religieux, alors même qu'ils ne s'intéressent pas théoriquement au pouvoir politique, tendent à prendre une place de plus en plus grande dans les conflits proprement politiques. 

A des coudées de certains penseurs politiques qui estiment que les populations à l'intérieur des Etats n'ont que peu d'influences sur la marche des événements internationaux, il faut sans doute se questionner sur la place de toute une gamme de luttes politiques qui dépassent et qui ignorent les frontières étatiques, tant de la part d'organismes financiers internationaux que de la part de mouvements sociaux de grande dimension (même s'ils ne possèdent pas l'organisation hiérarchique des Etats). La littérature n'est pas encore très prolixe du côté du rôle des organismes financiers - freins institutionnels obligent - encore que du côté de la contestation sociale, elle est très loin d'être absente, même si les analyses globales (dont on a tendance à se méfier par ailleurs, à mauvais droit à notre sens), elle a tendance à se développer en ce qui concerne les mouvements sociaux, tant de la part de membres de ceux-ci que de la part des Etats soucieux de s'en assurer le contrôle... 

  Des auteurs comme Charles TILLY (1929-2008) et Sidney TARROW estiment qu'il faut discuter maintenant de politiques du conflit, avec l'intention de prendre en considération une gamme de luttes politiques beaucoup plus large que celle habituellement prise en compte par la littérature consacrée aux mouvements sociaux. Pour comprendre les phénomènes nouveaux tels que les manifestations de masse contre la mondialisation, les attentats terroristes, qui quoique opérant une violence infinitésimale dans les sociétés occidentales ont tendance, via les systèmes médiatique-politiques à prendre de l'importance, ou encore les "ricochets" socio-économiques des interventions des grandes puissances dans certains régions du monde, ou les manifestation de masse encore contre les élections truquées, un nouveau vocabulaire leur semble nécessaire. Il faut remarquer toutefois que dans la littérature marxiste, il y a longtemps que l'on tente de comprendre les dialectiques politiques, sociales, économiques, religieuses des conflits, et qu'il a fallu un certain temps au corps universitaire, notamment anglo-saxon, avec peut-être une sorte d'absence d'empathie pour certaines misères humaines massives, pour qu'il s'y mette.

  Pour ces deux auteurs, le premier professeur de sciences sociales à l'université de Columbia, le deuxième professeur de science politique et de sociologie à l'université Cornell, la meilleure stratégie pour aborder les problèmes analytiques des conflits évoqués précédemment "n'est pas de procéder mouvement par mouvement ou épisode par épisode, mais d'identifier les mécanismes et les processus communs à l'oeuvre - sous différentes combinaisons, bien sûr - au travers de l'ensemble des politiques du conflit." C'est récemment que les spécialistes du conflit politique,  alors que chercheurs, journalistes et citoyens se préoccupent depuis longtemps de la question, "s'attachent à trouver une voie médiane entre la formulation de lois générales du comportement humain (dont chaque type de lutte politique ne constituerait qu'un cas particulier) et celle de différents corpus de lois valant respectivement qui pour les révolutions, qui pour les guerres civiles, qui pour les mouvements sociaux." Leur approche de la politique du conflit "consiste à rechercher des similitudes dans les enchaînements de causes et d'effets au sein d'une gamme très large de luttes politiques, sans ambitionner pour autant d'établir des lois valables pour la politique en général. A cette fin, elle identifie une séries de mécanismes et de processus très importants (...) qui fonctionnement de manière analogue dans une grande diversité de conflits." Les concepts qu'ils tentent de dégager ne sont pas des règles, mais des outils pour comprendre et pour agir. 

Si on les suit, "la politique du conflit comprend quantité de formes d'action collective combinée de quantité de façons, et donne à voir des processus sociaux compliqués. Violences de milices, coups d'Etat militaires, révoltes ouvrières, mouvements sociaux, autant de types de conflit très différents, mais tous composés d'interactions entrechevêtrées. Pour expliquer un processus social compliqué (conflictuel ou non), trois étapes sont nécessaires :

- description du processus,

- découpage du processus en éléments causals fondamentaux,

- réassemblage de ces éléments en une narration raisonnée de son déroulement."

Mais, expliquent encore les deux auteurs, "une bonne description ne se fait pas à partir de rien. La politique du conflit étant quelque chose de compliqué, il faut à l'observateur soucieux d'explication un bon guide de description, c'est-à-dire un guide qui précise quels sont les éléments à rechercher, les éléments qui relèvent clairement de ce qu'on se propose d'expliquer. Les concepts (d'acteur politique, d'identité politique, de "représentations, de répertoire) constituent notre guide élémentaire de description des processus à expliquer. Pour l'explication elle-même, il nous faut maintenant d'autres concepts." Les auteurs en définissent quatre - événement et épisodes de conflit, mécanismes et processus ils sont constitués. et les illustrent tous par des exemples.

Par processus, ils entendent "une combinaison ou séquence-régulière de mécanismes qui produit des transformations analogues (en général plus complexes et plus contingentes) de ces éléments. Des processus distincts comportent des séquences et des combinaisons différentes de mécanismes qui produisent, de manière interactive, un certain résultat. certains mécanismes et processus (reviennent) fréquemment (...) ; d'autres, rarement. (...)".

Ils estiment à bon droit que "les chercheurs en science sociales prennent souvent modèle sur les méthodes de la physique ou des sciences de l'ingénieur (dans des versions, du reste, simplifiées). Ils se demandent par exemple quel est le type d'équation qui lie une variable observée (output), comme le niveau de violence, à une variable de départ (input), comme la fragmentation ethnique, sans guère s'interroger sur les chaînes causales qui conduisent de l'une à l'autre." Ils proposent plutôt un raisonnement de biologiste, qui n'est pas sans rappeler  même de façon lointaine les approches d'Henri LABORIT.  "Les mécanismes s'enchaînent en processus qui peuvent être d'échelle modeste, comme la reproduction, ou de très longue durée, comme l'évolution. Or, si le résultat d'un processus donné se prête à la mesure quantitative, le processus lui-même reste souvent empiriquement invisible : on ne voit pas se produire l'évolution. Le biologiste qui cherche à identifier les processus les plus importants peut progresser dans cette voie en repérant des corrélations entre output et input ; mais s'il veut proposer une explication détaillée, il doit se pencher sur les mécanismes constituants de ces processus." Nos deux auteurs proposent de procéder pour identifier la dynamique du conflit en plusieurs parties :

- décomposition d'un processus familier, par exemple la mobilisation, en ses mécanismes constituants afin de comprendre "comment ça marche" ;

- comparaison du fonctionnement de ce processus dans différents contextes pour déterminer l"effet de la présence ou de l'absence de tel mécanisme particulier ;

- examen de tel ou tel mécanismes pour voir son association assez fréquente à tel ou tel résultat ;

- analyser par mécanismes et processus des processus plus amples, tels que la démocratisation ou la mobilisation nationaliste.

Ils proposent d'appliquer le même raisonnement aux représentations et répertoires. "Des représentations telles que la manifestation sont transmises sous une forme à peu près inchangée d'un épisode conflictuel au suivant. Mais en fait il ne cesse de surgir des innovations mineures, de la même façon que, dans l'adaptation biologique, le changement se fait par une succession de petites variations morphologiques. Comme dans le cas de l'évolution des espèces, certaines innovations conduisent à des impasses, soit parce qu'elles n'inspirent pas assez de monde, soit parce qu'elles prêtent trop aisément le flanc à la répression. D'autres, au contraire, prennent racine, soit parce qu'elles produisent des succès inespérés, soit parce qu'elles sont adoptées par des organisateurs prestigieux, soit parce que des interprétations favorisent leur transfert d'un contexte à un autre."

Les récits de conflits qu'ils proposent font apparaitre de façon récurrentes des mécanismes qui se combinent dans des situations et des contextes conflictuels très variés. Ils en présentent les trois plus communs selon eux :

- l'intermédiation : établissement d'un lien entre des sites jusque-là disjoints ;

- la diffusion : propagation d'un site à un autre d'une certaine forme de conflit, d'un thème ou d'une manière de l'interpréter ;

- l'action coordonnée : deux ou plusieurs acteurs dont la revendication s'adresse au même destinataire s'informent mutuellement de leurs actions et les conduisent en parallèle.

"En politique du conflit, poursuivent-ils, une issue complexe ne résulte jamais d'un seul mécanisme causal. Ainsi l'intermédiation - la production d'un lien entre des sites jusque-là disjoints - est une cause importante de changements ; mais elle change les choses précisément parce qu'elle active d'autres mécanismes comme la diffusion. Grâce à cette mise en relations se créent des courants d'idées, de pratiques et de ressources qui influent sur l'action revendicative aux deux bouts du nouveau lien. Et, bien souvent, ces nouvelles idées, pratiques et ressources facilitent la coordination entre les sites. Par exemple, des intermédiaires (militants ou organisations- ont joué à partir de la fin des années 1990 un rôle important dans la coordination des journées internationales d'action contre l'Organisation Mondiale du Commerce et d'autres institutions économiques et financières internationales. Mais c'est la diffusion des idées, des pratiques et des ressources d'un site d'action à un autre qui a rendu cette coordination possible."

Ils distinguent quatre autres mécanismes qu'ils retrouvent autant dans les émeutes urbaines des années 1960 aux Etats-Unis que dans le conflit américain du XIXème siècle autour de la question de l'esclavage :

- l'appropriation sociale : des organisations ou réseaux non politiques entrent en campagne avec tout leur équipement organisationnel et institutionnel, se transformant en acteurs politiques ;

- l'activation de frontière : une frontière se crée ou se durcit entre un groupe revendicatif et le destinataire de sa revendication ;

- la certification : une instance extérieure montre par un signal qu'elle est disposée à reconnaitre et à soutenir l'existence et la revendication d'un acteur politique donné.

- le changement d'identité : il se crée, entre plusieurs groupes revendicatifs unis dans une action coordonnée qui révèle ce qu'ils ont en commun, une nouvelle identité partagée.

Ils définissent des épisodes "comme des séquences d'interaction ininterrompue ; ils sont généralement le produit des coups de ciseaux que le chercheur pratique dans un flux de conflit à des fins d'observation, de comparaison et d'explication systématiques. Ils peuvent être relativement simples, comme l'occupation d'un église par un groupe de prostituées de Lyon, ou constituer un cycle de conflit majeur - révolution ou guerre civile - avec tous les degrés intermédiaires. (...)". Après avoir examiné différents conflits, ils pensent que le découpage des flux de conflit en épisodes (revêt) une triple fonction analytique :

- il permettrait d'extraire d'un amas d'événements embrouillé et illisible une série plus limitée et plus aisément manipulable d'interactions dans l'espace public, qui reflétait avec une fidélité suffisante la direction générale suivie par le tout. 

- il faciliterait la comparaison quantitative des tendances et fluctuations des trois catégories conflictuelles ;

- il permettrait par la distinction opérée entre acteurs "anciens" et acteurs "nouveaux" une réflexion sur l'orientation et les dynamiques du changement.

Toute leur réflexion constitue une sorte de "guide stratégique" à l'intention de multiples acteurs revendicatifs, les auteurs ne cachant pas d'ailleurs par leurs exemples leurs sympathies politiques. Mais elle peut aussi, et on le sait d'expérience, aider les pouvoirs publics à contrôler ces actions revendicatives en agissant au bon moment et au bon endroit des processus conflictuels. De la grève à la révolution, Charles TILLY et Sidney TARROW cherchent en tout cas des corrélations entre de multiples conflits, en s'attachant surtout aux processus mis en oeuvre, bien plus qu'à la nature même des revendications exprimées par différents groupes sociaux. Ils le font au service des mouvements revendicatifs dans une présentation vivante que ne reflète pas la présente présentation. 

Mais bémol sans doute sur cette approche, elle s'intéresse bien plus à l'expression du conflit politique qu'au conflit lui-même. Il faut, pour tirer de leur étude le meilleur d'elle-même avoir en arrière-plan une analyse politique des conflits latents non exprimés dans la société, avant même leur expression ouverte, violente ou pas. C'est précisément un travers de nombreuses analyses de conflits "sociaux", dans les médias notamment, de se focaliser sur l'expression de ces conflits bien plus que sur leur nature profonde et souvent souterraine. S'intéresser aux processus des conflits reste limité si l'on n'a pas au préalable compris de quoi ils retournent. Plus, sans doute, n'analyser que l'expression des conflits politiques, c'est probablement ignorer leurs réalités constantes, qu'elles s'expriment ou non. 

C'est pourquoi il est utile de revenir sur la notion même de conflit politique.

C'est la question posée par Patrice CANIVEZ, de l'Université de Lille (UMR 8163 STL, CNRS) : qu'est-ce qu'un conflit politique? Il indique pour y répondre deux méthodes (mais il peut y en avoir d'autres...) : "la première consiste à développer l'idée de politique pour déterminer les rapports entre politique et conflit. Cette méthode distingue le politique de la politique, l'idée du politique de la vie politique au sens courant du terme. la distinction peut être effectuée de deux manières opposées : d'un côté, en posant comme proprement politique la détermination de l'ami et de l'ennemi (référence directe de la définition du politique de Carl SCHMITT) ; de l'autre, en définissant comme politique le lien intersubjectif tissé par l'action en commun (à partir des analyses d'Hannah ARENDT).

La seconde méthode, poursuit-il, consiste à interroger d'emblée notre expérience des conflits politiques. Cette méthode (à laquelle l'auteur s'attache) procède en quelque sorte à l'inverse de la première. Elle s'appuie sur l'expérience politique commune pour en tirer, réflexivement, une compréhension de la politique. Cette réflexion ne considère(...) pas comme donnée à priori la différence entre le politique et la politique. Elle se penche(...) de préférence sur les deux sens de la politique : d'une part, l'activité et la vie politique (politics) ; d'autre part, la définition d'une ligne et d'une méthode d'action (policy). La question devient alors de savoir à quelles conditions et dans quelles limites la vie politique rend possible une action sensée." En se référant au sens commun de la notion de conflit politique, l'auteur relève trois caractères :

- Les conflits politiques opposent des groupes au sens le plus large du terme : classes ou couches sociales, communautés ethniques ou confessionnelles, nations et nationalités, organisations politiques (partis, Etats, associations d'Etats), etc. On voit que du coup, la réflexion se recentre sur l'existence du conflit et non pas seulement sur ses modalités, qui peuvent être très discrètes avant de devenir de l'ordre de la lutte ouverte, quels que soient ses moyens. l'auteur explicite bien dans la suite de sa contribution ce qu'il entend par là : "on peut dire que ces groupes entrent en conflit du fait de leurs intérêts opposés, à condition d'entendre la notion d'intérêt au sens le plus large. En réalité, un intérêt est tout ce pour quoi un groupe est prêt à entrer en conflit, qu'il s'agisse des intérêts économiques d'une classe sociale, des intérêts culturels d'une minorité ethnique, des intérêts stratégiques d'un Etat, etc." cette formule laisse ouverte (volontairement) la question du rapport entre les différents types d'intérêts et de la représentation de ces intérêts. Et d'autre part, elle indique "que les conflits s'accompagnent de discours de légitimation ou de justification des intérêts - discours qui peuvent être de pure façade ou sincères. Pour l'auteur comme pour nous, "entre les individus en tant que tels, il n'y a pas de conflit politique", mais bien entendu des conflits qui sont d'un autre ordre avec des modalités de camouflage ou d'expression bien différentes. 

- Dans tout conflit politique, les institutions étatiques sont impliquées d'une manière ou d'une autre. L'Etat est partie au conflit, enjeu, arbitre ou médiateur du conflit. L'auteur reste bien entendu là dans l'époque moderne ou contemporaine, car d'autres entités peuvent vouloir opérer dans ces rôles dans l'histoire : Eglise, seigneurie, groupement religieux ou ethnique, leader charismatique, sorcier...

- Un conflit politique requiert une solution politique. Par solution politique, on entend communément une solution obtenue par la discussion par opposition à l'usage de la violence. Cette solution peut être ou non trouvée. Par conséquent, l'alternative entre violence et discussion est au coeur des conflits politiques. A cet égard, rechercher une solution militaire à des problèmes politiques mène à des impasses : le conflit politique, même s'il semble se solder  par la violence (il ne se solde véritablement que par la néantisation d'une partie du conflit, avec un prix très élevé, et plus les sociétés face à face sont complexes, plus ce prix est élevé...) n'est que déplacé, avec sans doute des complexités accrues qui rendent difficiles toute solution politique. L'auteur estime comme nous d'ailleurs que la question du compromis est centrale dans le conflit politique. Il esquisse quelques réflexions à ce propos, qui confrontées aux différents modes d'actions politiques évoquées plus haut, sont assez cruciales. "En premier lieu, écrit-il, ces conflits opposent des groupes et non des individus singuliers (ce sont pourtant eux qui discutent...). A supposer que le conflit puisse être résolu par la discussion, celle-ci ne peut pas être conçue sur le modèle du dialogue intersubjectif. Un tel dialogue a pour but de parvenir à un accord par un échange d'arguments, sans faire intervenir ni rapports de force ni considération d'intérêt. Or, dans la discussion politique, les interlocuteurs sont des individus représentant des groupes et leurs institutions. Dès lors, l'échange d'arguments s'accompagne de considérations d'intérêt aussi bien que de rapports de forces. C'est pourquoi la forme canonique de l'accord politique est le compromis." Le conflit politique, pour être surmonté, doit être soldé par l'élaboration d'un principe de justice.

"En second lieu, les conflits politiques sont un élément important de la vie politique. Mais c'est là une considération de fait qui laisse ouverte la question de savoir si la politique est conflictuelle par essence, ou si le conflit est le moteur de tout progrès. A ces questions, on ne pourrait donner une réponse complète qu'en prolongeant l'analyse par une explicitation des notions d'action politique et de discussion, de compétition et de crise, qui sont tout aussi essentielles pour comprendre la politique. S'agissant des conflits, ils tiennent une place importante dans la conscience collective. C'est pourquoi la recette du nationalisme est de souder la nation dans l'opposition à un ennemi extérieur. Mais, d'une manière générale, la conscience collective cristallise autour de problèmes qui ne peuvent être résolus qu'en commun. Les conflits sont le mode sur lequel certains problèmes se posent, soit parce que le groupe est en conflit avec un autre, soit parce qu'il doit faire des choix qui donnent lieu à des options opposées. Cependant, si l'on met à part les idéologies qui valorisent le conflit pour lui-même - par exemple, dans les sociétés où prédomine une caste militaire -, les conflits constituent en même temps un problème pour la politique." L'auteur met en avant la notion de "socialisation politique" qui consiste à l'élaboration d'une conscience collective commune autour d'un problème commun. Cette socialisation peut se faire surtout sur le versant d'une loyauté à un groupe, à son groupe, ou sur le versant d'une prise de conscience d'un intérêt commun aux groupes en conflit, qui dépasse la satisfaction d'intérêts restreints ou partiels. de toute manière, si la notion de politique n'implique pas en elle-même la nécessité des conflits, la question est toujours de savoir si des compromis sont possibles sans la pression de rapports de forces ou la contrainte de la violence, en acte ou menaçante. L'alternative entre violence et discussion reste au coeur des conflits politiques. A un moment donné, les événements tranchent entre la part du rapport de forces et la part de l'intérêt commun dans la solution au conflit politique. Pour notre auteur, la victoire par la violence d'un camp sur l'autre ou même l'interposition d'un pouvoir qui réduit les adversaires au silence, est la mort de la politique. 

 

Patrice CANIVEZ, Qu'est-ce qu'un conflit politique?, Cairn.info, pour Presses Universitaires de France. Charles TILLY et Sidney TARROW, Politique(s) du Conflit, De la grève à la révolution, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2015.

 

PHILIUS

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21 octobre 2016 5 21 /10 /octobre /2016 09:30

      Dans cette conférence de Strasbourg du 8 juin 2004, sa dernière en France, Jacques DERRIDA reprend certaines de ses interrogations qu'il avait déployées depuis octobre 2001 dans un séminaire de recherche à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) intitulé Question de responsabilité. La bête et le souverain. Le fil conducteur de cette conférence est de dévoiler ce qu'il conviendrait de nommer l'aporie de la souveraineté.

C'est une déconstruction de la souveraineté que DERRIDA propose : en quoi et pourquoi la souveraineté politique s'est-elle construite à partir d'un principe qui la situerait "au-dessus" de la bête et éminemment supérieure à la vie naturelle de l'animal tout en étant également, simultanément, c'est-à-dire contradictoirement figurée comme l'expression même de la bestialité ou de l'animalité? Rappelons que pour DERRIDA la bestialité fait référence au potentiel irrationnel de violence, notamment de l'État. 

Les conséquences "politiques", mais surtout philosophico-politiques de cette interrogation qui est une déconstruction du fondement même de la définition traditionnelles de la souveraineté politique et de l'opposition classique que celle-ci entend maintenir entre le "souverain" et l'"animalité", sont en réalités infinies. Elles ne peuvent qu'orienter plus en avant la pensée politique contemporaine à questionner interminablement le lieu où la souveraineté se donne à soi-même les conditions de possibilité de sa propre réalisation ou de son effectivité authentique. L'envoi de Jacques DERRIDA quant à la question de la souveraineté aura peut-être été celui d'un certain "pas en arrière", et donc celui de penser une souveraineté pas encore la souveraineté., c'est-à-dire de penser une souveraineté pas encore et autrement dans et sous l'horizon de sa propre possibilité : en souveraineté en tant que telle impossible et dont l'impossibilité même appellerait la chance hypothétique et hyperbolique de son événement. Au nom peut-être, d'une souveraineté digne de ce nom, digne de ce qu'elle peut-être exceptionnellement dire. (Joseph COHEN).

Au début de sa conférence, Jacques DERRIDA s'explique sur son titre : "Si j'y nomme l'Europe, ce n'est pas seulement à cause de Strasbourg, de l'histoire européenne de votre ville et de la proximité du Parlement européen. Puis, ce n'est pas seulement parce que l'Europe n'a pas pu et ne pourra se développer sans que les modalités de la souveraineté État-national en soient profondément affectées : soit dans le sens de certains abandons, au moins partiels, de souveraineté pour chaque État-nation européen (c'est depuis longtemps le cas), soit dans le sens de nouveaux partages de souveraineté, soit dans le sens d'une hyper- ou d'une supra-souveraineté élargissant ou élevant le modèle traditionnel de la souveraineté État-national à la hauteur d'une Europe élargie rêvant de devenir une nouvelle superpuissance économique et militaire.

Si j'ai choisi ce titre, ce n'est pas non plus simplement à cause de l'élargissement récent de l'Europe ou de la proximité des élections européennes et du sommet de Dublin sur la Constitution à venir de l'Europe. Ces deux événements pourraient jouer, ce n'est pas encore sûr, un rôle décisif dans l'élaboration d'une Constitution sans précédent, avec ou sans ce "patriotisme constitutionnel" dont parle Habermas de façon si problématique. (...). 

Non, ce n'est pas seulement pour toutes ces raisons - trop évidentes - que j'ai choisi le titre de cette conférence. Le mal de souveraineté, l'être-en-mal-de-souveraineté, par cette expression idiomatique et donc peu traduisible, je voulais faire allusion non seulement au mal dont souffrent les souverainistes de tous les pays européens qui son en mal de souveraineté parce qu'ils continuent de rêver, de se laisser travailler par cette nostalgie ou de travailler à la reconstitutions d'une souveraineté État-national, voire, mais point toujours, État-nationaliste conforme au modèle hérité et traditionnel, voire théologico-politique de la souveraineté élaboré par une tradition de philosophie politique qui sans doute remonte plus haut que Bodin ou que Hobbes, les grandes références en ce domaine. (...).

Aujourd'hui, dans cette modeste conférence (...) je ne proposerai pas de nouveau projet de constitution ni même quelque chose qui pourrait ressembler à un programme politique. (...). Je voudrais seulement esquisser une réflexion philosophique de l'Europe, déterminé le concept et la problématique de la souveraineté et de ce que j'appelle aujourd'hui "l'être en mal de souveraineté". D'une souveraineté qui est, j'y insiste, comme tous les concepts du droit international, un concept européen, qui a son acte de naissance et ses histoire en Europe. (...)

L'expression de "souverain bien" est devenue assez commune, comme l'association du bien à la souveraineté. Mais, à l'horizon ou à l'origine de mon propos, il y a la mémoire des mots de Platon et d'Aristote. Ils ont eu le mérite, si l'on peut dire, le mérite ambigu, d'allier, dans un alliage résistant et durable, l'ontologie, l'éthique et la politique. Dans La République, quand il définit l'idée du Bien (...) Platon y révèle d'une part l'inconditionnalité (...). Il y a encore des figures plus inévitablement polissables dans la définition platonicienne du Bien comme souverain. Dans le fameux passage dont j'ai esquissé une interprétation dans Voyous, Platon évoque ce que le logos touche par la puissance dialectique (...). A cette dynamis, à cette dynamique, à cette dynastie du logos répond ou correspond le Bien, c'est-à-dire aussi sa représentation sensible, le Soleil. Ils sont royaux. Tous les deux, ils ont le pouvoir et de droit de régner (...). Le Bien et le Soleil sont deux souverains ou plutôt un double roi (basileus) ; non pas ce roi à deux corps dont parle Kantorovitz, mais cela y revient un peu au même : un double roi dont l'un étend son royaume sur le monde visible intelligible (et c'est l'agathon, le Bien absolu), dont l'autre a pour royaume les corps visibles sensibles (et c'est le Soleil). Ce qui justifie encore davantage la traduction dans le langage politique de la souveraineté, c'est la définition du Bien et du Soleil comme kurion. En grec, le kurion, c'est le maitre, le détenteur du pouvoir et souvent de la toute-puissance. Et quand il en appelle au Bien comme à ce qui est (au-delà de l'être, de l'étant ou de l'essence), Platon parle toujours le langage de la puissance, voire de la sur-puissance, d'une puissance plus puissante que tout pouvoir au monde, plus puissante que la puissance elle-même. Le Bien, dit-il encore, dépasse de loin l'essence en majesté et en puissance (...).

La traduction en français de presbeia par "majesté" parait juste. Presbeia, c'est l'honneur et la dignité qui reviennent à l'ancienneté de ce qui vient avant, de ce qui devance, du devancier qui commence et commande - à savoir, de l'arkhé. Or vous savez que Bodin dans son chapitre sur la souveraineté rappelle les mots équivalents dans d'autres langues. Il cite alors majestas en latin (...).

Avant d'en venir à La Politique d'Aristote et à la question si controversée de l'animal politique (...), car c'est surtout de la bête que je vous parlera aujourd'hui, j'aurais aussi pu rappeler qu'à la fin de Métaphysique Aristote cite l'Iliade : (...) "Avoir plusieurs rois ou souverains n'est pas le Bien. Qu'un seul soit chef, qu'un seul roi, voilà le Bien (...).

Si au souverain bien mon titre associe le mal de souveraineté, ce n'est pas simplement pour jouer de l'opposition du bien et du mal, mais, misant sur l'idiome français "être en mal", "être en mal de", je suggérerai au contraire que la souveraineté manque toujours, fait toujours défaut mais comme le Bien le plus désirable auquel nul ne saurait renoncer. Ce qui fait qu'elle porte le mal en elle, et le souverain bien ne s'oppose pas au mal, il contracte avec lui une sorte de contagion secrète. C'est le bien en souffrance, si vous voulez, en attente. Et si j'avais ici à proposer une thèse politique, ce ne serait pas l'opposition de la souveraineté et de la non-souveraineté, comme l'opposition du bien au mal ou du bien qui est un mal au mal qui désire le bien, mais une autre politique du partage de la souveraineté - à savoir, du partage de l'impartageable ; autrement dit ; la division de l'indivisible.

Maus, sur le fond de cet horizon, c'est vers la question du souverain comme homme politique, comme animal politique, que je m'aventurerai aujourd'hui au plus près d'un travail que je poursuis en séminaire sur la bête et le souverain."

Dans notamment Voyous, DERRIDA qui suit beaucoup Karl SCHMITT, voit la souveraineté comme un affaire d'exception. De fait, la souveraineté ne peut pas, par définition, se soumettre ou se concilier avec le discours du droit. Elle est forcément "indivisible", "pure", "silencieuse" et "inavouable" : "L'abus de pouvoir est constitutif de la souveraineté même" ; "L'abus est la loi de l'usage, telle est la loi même, telle est la "logique" d'une souveraineté qui ne peut régner que sans partage". Il y a donc incompatibilité entre "droit" et "souveraineté" (ou imposture, comédie) : et, par conséquent, tout Etat "souverain" est et ne peut être qu'un "voyou", celui qui "ne respecte pas les règles" : "Il n'y a donc plus que des États-voyous, et il n'y a plus d'État-voyou". 

DERRIDA, dans son séminaire, utilise la fable de LA FONTAINE, Le loup et l'agneau, pour illustrer son propos. Il fait un court entre le caractère supposé normal d'un souverain et la brutalité typique d'une bête. Après avoir indiqué ce que LA FONTAINE voulait dire, DERRIDA en diverge pour déconstruire ce que les esprits y trouvent le plus souvent.

La loi, fille du souverain, comme un texte ou statut fixé, devrait être essentiellement rationnelle si son propos était le controle, l'ordre et la politique. DERIDA fait remarquer avec certitude que "a political discours, and above all a political action, should un no case comme under the category of the fabular." La fable, hors de sa signification comme genre littéraire ou comme structure textuelle déjà fixée, est surtout une imagination, un discours "avant la lettre" qui a comme propos montrer, à à travers la performance de ses personnages, une leçon de vie ou une morale. DERIDA utilise l'expression française "faire savoir" pour en faire la discussion. Dans Le loup et l'agneau, le "savoir-faire" de ce "faire savoir" ne se base pas sur la raison, tout au contraire : c'est parmi son irrationalité qu'est capable de symboliser et re-signifier les actions d'un personnage pour accomplir sa mission, le sens final de son procès, qui est "faire savoir". L'irrationalité est terrain fertile pour le métier de fabuliste. 

Même dans la phrase "La raison du plus fort est la meilleure", on trouve dans le mot raison des sens qui sont impliqués parallèlement : raison dans le sens de la raison déjà donnée au plus fort, au plus puissant, en soi-même. 

 

Edward AGUILERA, Les visages de la bestialité, 2015, academia.edu. Joseph COHEN, Présentation de la conférence de Strasbourg du 8 juin 2004, Cités n°30, 2007.

Jacques DERRIDA, Séminaire, La bête et le souverain : volume 1, 2001-2002, Galilée, 2008.

Relu le 15 juillet 2022

 

 

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19 octobre 2016 3 19 /10 /octobre /2016 12:08

     La réception de l'oeuvre de Jacques DERRIDA, précisément des idées de déconstruction, est un cas type de la French Theory et de son influence sur la philosophie politique américaine.

   French Theory qui, on le rappelle, est une interprétation particulière d'un ensemble de philosophies d'auteurs français, ayant un grand succès aux États-Unis, approprié par surtout un ensemble de théoriciens féministes, radicaux, écologistes, homosexuels... présents dans nombre de campus américains. Cette appropriation alimente la réflexion vers une société américaine qui prenne en compte à la fois l'expression des minorités, et pas seulement sexuelles, de la femme en général, et plus largement, de graves problèmes de domination. Précisément, parmi les chantiers de la déconstruction, on peut citer une réinterprétation d'auteurs canoniques comme Dante, Marlowe, Shakespeare et Goethe, dans le cadre d'une critique littéraire revitalisée, une réflexion féministe radicalisée qui traque le phallocentrisme dans maints pans de la littérature, y compris de la littérature scientifique.

 François CUSSET parle d'effet Derrida sur la perception d'auteurs comme Lacan. Au contraire de ce dernier, "Derrida réinsérerait du mouvement, une marge de manoeuvre, en insistant sur les glissements constant du code linguistique, sur le potentiel performatif des jeux avec la Loi et avec le langage - menant même à une déconstruction possible de la hiérarchie des genres. Que l'inconscient soit structuré comme un langage n'interdirait pas les ratés de ce langage, les vides productifs dans son énonciation, l'initiative même de sa réinterprétation. Si bien qu'à un ordre sexuel figé dans le marbre de la loi lacanienne, Derrida aurait substitué "une nouvelle chorégraphie de la différence sexuelle. (...)". 

Dans un tout autre domaine, celui du droit, les conférences de Derrida (faites en français...), influent sur les "critical legal studies". Dans l'explication de cet "effet Derrida", François CUSSET met en avant le fait que "la déconstruction problématise les polarités normatives (progressiste-réactionnaire, réformiste-radical) en tant que polarité, et invite à repenser toute structure d'opposition (entre deux termes) comme irréductible aux référents qu'elle affiche, à moins qu'elle ne soit stratégique, ou même réversible. Elle porte dès lors en elle le risque d'un retrait du politique, d'une neutralisation des positions, sinon même d'une régression méta-théorique sans fin que ne peuvent plus arrêter un choix pratique, un engagement politique effectif. Pour appuyer sur elle un programme de subversion, un discours de conflit, la solution américaine a donc été de la détourner, de la fragmenter, de la scinder d'elle-même pour briser cet équilibrage épidémique paralysant. C'est ainsi que les nouveaux penseurs de l'identité ont choisi (...) de politiser la déconstruction, contre ses exégètes réactionnaires qui préféraient, de leur côté, déconstruire le politique. Pour mettre au point sur les campus une déconstruction de combat, une politique derridienne, féministes ou penseurs du post-colonialisme ont forcé la déconstruction contre elle-même à produire un "supplément" politique - jusqu'à cet ironique paradoxe que l'auteur le moins directement politique du corpus de la théorie française (comparé à Deleuze, Lyotard et Foucault) fut aux États-Unis le plus politisé. Ou peut-être est-ce précisément parce qu'il contourna l'urgence politique (au-delà de son action pour les dissidents tchèques, et d'un engagement avec d'autres contre l'apartheid) que Derrida a contribué, à son insu, à désinhiber, libérer, galvaniser à l'endroit du politique ses lecteurs d'abord décontenancés. Mais ce schéma lui-même - l'efficace politique ponctuel d'une pensée rétive à la pratique politique, et qu'on détourne donc, d'autant plus aisément - se complique au début des années 1990, lorsque Derrida s'adresse cette fois directement à Marx et aux marxismes, historiques et théoriques - avec l'événement Spectres de Marx." Cette adresse entraine un règlement de comptes international, au sujet des causes de l'effondrement soviétique, et partant au sujet du marxisme en tant que réalisation. Le débat engagé entre la déconstruction et les marxismes n'est pas terminé et toujours pour François CUSSET, "C'est à égale distance de ces deux mouvements de pensée, marxisme et déconstruction, empruntant à chacun pour ébranler l'ensemble,  qu'a lieu la rencontre des années 1980 entre les politiques identitaires et l'université américaine, une rencontre qui va modifier pour toujours le champ intellectuel américain. La théorie française ne sera plus alors seulement discours innovant, corpus en vogue, outil magique du champ littéraire, mais la cible plus directe d'un feu croisé idéologique - et le théâtre de nouveaux usages politiques du discours."

Le prestige en tout cas de DERRIDA reste important aux États-Unis et n'a rien à voir avec l'ignorance dont il souffre de la part de l'ensemble universitaire français. Christian DELACAMPAGNE trouve de nombreuses explications à cette ignorance de la pensée de Derrida dans son propre pays : pensée obscure, style précieux, fleurtant souvent avec un hermétisme littéraire dans la tradition de Mallarmé, Valéry, Bataille, Paulien, Klossowiski et Blanchot, édition hasardeuse de ses écrits... Toute cela est balayé de 1966 à 2004 aux Etats-Unis, suite aux multiples conférences qu'il y tient. La traduction de ses oeuvres y est entreprise surtout par une féministe de gauche bien connue (Gayatri Chakravorty SPIVAK). Au fur et à mesure que ses propos et ses écrits parcourent les universités américaines surgissent enthousiasmes et attaques (dans ses secteurs conservateurs), ces dernières venant de la force subversive inacceptable qui se rattache à la déconstruction.

De fait, rapporte Christian DELACAMPAGNE, "ce sont pour l'essentiel des disciples de Derrida qui ont refondu les programmes ou les modes universitaires dans le domaine des humanités : ainsi doit-on désormais étudier, par exemple, moins d'auteurs mâle et plus d'auteurs female (ou plus de gay), moins de Blancs et plus de Noirs, etc... En deux mots, une mode redoutable, celle de la political correctness, s'est emparée des campus. Et bien qu'elle ne soit pas seulement due à Derrida, notre philosophe reste bien considéré par un grand nombre d'Américains (et surtout d'universitaires) comme l'un des principaux responsables de la baisse supposée du niveau culturel des étudiants américains. Accusation qui laissait le principal intéressé complètement froid, dans la mesure où il savait parfaitement qu'on pouvait tout lui reprocher sauf cela, étant donné le niveau élevé de connaissances qu'exigeait la compréhension du monde de ses cours." Commis-voyageur d'idées dont ses lecteurs américains orientaient bien particulièrement le sens et la portée, Jacques DERRIDA manquait de repères culturels sur la sensibilité américaine. Manque qui entraina quelques incidents désagréables, notamment à l'occasion du décès de Paul de MAN, qui avait joué un rôle considérable dans la réception de ses idées, dont le passé antisémite est alors mis en évidence, passé que DERRIDA tenta de minimiser et surtout après les attaques du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis où il tint ceux-ci responsables, par leur impérialisme, de ces attentats (Voyous, Galilée, 2003). Sur ce dernier point, il ne pu s'expliquer, n'ayant pas eu le temps d'y revenir.

 

Christian DELACOMPAGNE, L'aventure américaine de Derrida, Cités, n°30, 2007. François CUSSET, French Theory, La Découverte, 2005.

 

PHILIUS

 

Relu le 16 juillet 2022

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