Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
12 août 2016 5 12 /08 /août /2016 09:01

     L'oeuvre du philologue, philosophe et poète allemand Friedrich Wilhelm NIETZSCHE, peu reconnue de son vivant, apparait essentiellement comme une critique de la culture occidentale moderne et de l'ensemble de ses valeurs morales (issues de la dévaluation chrétienne du monde), politiques (la démocratie, l'égalitarisme), philosophiques (le platonisme, mais surtout le socratisme, et toutes les formes de dualisme métaphysique) et religieuses (le christianisme et le bouddhisme). Cette oeuvre est sujette à interprétations multiples, ses livres permettant d'y voir plus la critique de la religion et de la métaphysique que la critique politique proprement dite. Ces interprétations sont d'autant plus possibles que l'auteur a effectué parfois, à des années de distance, une critique de l'un ou l'autre de ses écrits publiés. Il écrit de 1880 à 1890 l'essentiel de ses oeuvres majeures, son travail écriture s'arrêtant avec sa maladie mentale (état végétatif). Une des difficultés de lecture de son oeuvre est sa récupération (et l'édition sélective qui en découle) par la propagande nazie.

 

Un chantier d'idées...

     A cause de cette récupération et de sa maladie, on refusa longtemps à NIETZSCHE la qualité de philosophe, vu son style poétique et aphoristique. Et de nos jours, l'unanimité ne règne pas sur la qualité de son oeuvre. Pourtant, parce qu'il est en fin de compte bien plus lisible que d'autres philosophes "classiques" - mais là sans doute des pièges attendent le lecteur... - son succès éditorial ne se dément pas.

 Jean GRANIER écrit que "Certes, celle-ci est un chantier d'idées plus qu'un système. La beauté et la clarté du style nietzschéen dissimulent, en l'absence d'un vocabulaire techniquement rigoureux, la profondeur redoutable de sa pensée. Ose-t-on s'aventurer dans cette profondeur, on se trouve engagé dans un labyrinthe aux multiples détours. C'est dire que la philosophie nietzschéenne n'autorise pas une explication univoque et définitive. Sa vérité ultime réside dans l'impulsion qu'elle donne pour aller plus loin.

Il n'empêche qu'embrassée dans son ensemble cette oeuvre offre une cohérence réelle, à condition que l'on respecte les subtiles distinctions qui sur-déterminent les mots clés du vocabulaire nietzschéen et que l'on démêle soigneusement, à propos de chaque texte, les divers thèmes qui s'enchevêtrent. Car le même mot peut revêtir des significations divergentes, voire antagonistes. Il est donc également indispensable de prêter la plus minutieuse attention aux plans de réflexion où se déploient la problématique.

 

Une pensée critique, uniquement critique?

Une fois dissipées les contradictions artificielles, les difficultés se nouent autour de quelques questions centrales. D'abord on peut, avec Karl Jaspers, se demander si Nietzsche n'est pas un penseur essentiellement critique, dont l'effort pour dissoudre les déterminations fixes de la pensée viserait à purifier une intuition de l'Être qui, par principe (puisqu'il s'agit de l'"Englobant"), ne devrait s'appuyer que sur ce que Jaspers nomme des "chiffres", si bien que ce serait le tort de Nietzsche de vouloir l'atteindre par la seule destruction inlassable du savoir objectif. Voici une manière de lire Nietzsche qui a l'avantage de conserver la tension de la méditation nietzschéenne. Mais ne risque-t-elle pas d'exténuer fâcheusement le sens positif des catégories de Nietzsche? Plus récemment on a, avec raison, insisté sur l'opposition de Nietzsche et de Hegel. Mais alors, il importe  de situer cette opposition là où elle est radicale : donc au niveau du refus intransigeant que Nietzsche formule contre la réduction opérée par Hegel entre l'être et la logique, et non point, comme on l'a cru hâtivement, au niveau de la théorie du négatif. Car, c'est au contraire par le rôle qu'elles accordent à la négativité et au devenir que les philosophies de Hegel et de Nietzsche se découvrent quelque affinité, attestée par les déclarations de Nietzsche lui-même. Enfin la méditation de Martin Heidegger (prolongée par celle d'Engen Fink) a permis de cerner la question majeure : quelle place Niezsche occupe-t-il par rapport à l'ensemble de la philosophie depuis les Grecs? Une telle question oblige à préciser notre compréhension de l'essence de la métaphysique, et c'est justement à ce titre qu'elle détermine la radicalité du commentaire.

Tandis que Nietzsche s'affirme l'initiateur d'un commencement réellement nouveau en philosophie, Heidegger voit en lui, au contraire, l'achèvement grandiose et inquiétant de la métaphysique occidentale. Par le primat que s'arroge ici la notion de valeur, par l'effacement complet de l'idée de l'Etre, par le concept de la volonté de puissance où culmine la prétention du sujet à "arraisonner" l'étant selon les normes planifiées de la technique, par l'apologie du surhomme (qui confirme les ambitions mortelles du sujet), enfin par tous les préjugés dans lesquels se véhicule l'impensé de la tradition métaphysique, la philosophie nietzschéenne, selon Heidegger, appartiendrait à l'histoire de "l'oubli de l'être" qui, à ses yeux, définit l'essence de cette métaphysique. L'examen des écrits de Nietzsche cautionne malaisément une telle lecture, dont, toutefois, on peut admirer l'envergure et la richesse.

Peut-être alors est-ce un commentaire axé sur le thème de l'interprétation et de la vérité qui se révélerait apte à protéger le dynamisme constructeur de la pensée nietzschéenne, spécialement contre les tentatives répétées d'annexer Nietzsche à des formations dogmatiques dont il a pourtant lui-même donné, par anticipation, la réfutation magistrale."

 

Un souci philologique...

     Patrick WOTLING revient surtout sur le souci philologique de NIETZSCHE qui donne une clé pour comprendre son oeuvre. Non seulement "les mots nous barrent la route" (Aurore), mais pour NIETZSCHE, il est nécessaire de modifier profondément la langue de la philosophie pour exprimer la pensée bien plus loin. Il s'agit d'exprimer avec précision, dans leurs nuances des pensées neuves et plus encore des pensées dont il considère qu'elles ne peuvent s'exprimer dans l'usage ordinaire du langage. "Le second but concerne les effets de réception : le style de l'écriture nietzschéenne répond à une volonté de sélectionner le lecteur, et pour cela, de le mettre constamment à l'épreuve : d'où le caractère déroutant du texte, faussement simple parfois, souvent trompeur, et ce d'autant plus que la technicité conceptuelle est le plus souvent masquée sous une utilisation de la langue qui peut sembler, extérieurement, parfaitement usuelle. La nécessité d'une réforme de la langue philosophique est ainsi patente, et l'on comprend dans ces conditions pourquoi l'analyse du langue de Nietzsche constitue un préalable à tout accès au contenu de sa réflexion. Si l'on restreint l'examen de cette vaste entreprise qu'est la construction d'un nouveau langage au seul champ du vocabulaire, trois traits essentiels caractérisent l'originalité du lexique nietzschéen :

- Ses éléments constitutifs ne sont pas seulement des mots - parmi lesquels de nombreux néologismes -, mais aussi, en abondance, des formules et des périphrases (volonté de puissance, moralité des moeurs, sens historique, pathos de la distance...), créations originales également pour la plupart d'entre elles.

- Source de difficultés de lectures plus accusées encore, le second procédé qui caractérise ce lexique tient à la reprise de termes philosophiques anciens, vidés de leur signification classique et réinvestis d'un sens nouveau (volonté par exemple, ou encore vérité).

- Enfin, on ne saurait négligé l'usage surabondant de signes nuançant constamment l'usage des termes : guillemets, italiques, mais aussi recours à des mots étrangers, notamment français (ressentiment, décadence), etc. Ces procédés ne relèvent en rien de l'ornementation ou de la préciosité et font sens philosophiquement : on prêtera ainsi attention au fait qu'un même mot, selon qu'il est utilisé avec ou sans guillemets, peut désigner alternativement deux situations parfaitement opposées. Le cas le plus fréquent dans le corpus nietzschien est celui du jeu sur les termes Cultur et "Cultur".

Le caractère atypique de l'usage linguistique propre à Nietzsche l'amène à définir assez fréquemment, particulièrement dans ses textes posthumes, le sens des notions mises en jeu par les différents modes de désignation auxquels il recourt. Mais il faut préciser que ce travail définitionnel change lui-même de nature : au sein de sa pensée de l'interprétation, la définition ne peut plus se comprendre comme expression d'une essence, mais comme résultat d'une investigation généalogique. Recherche des origines productrices d'une interprétation, la généalogie travaille par nature dans l'élément du multiples. On se s'étonnera donc pas de constater, presque systématiquement, le caractère fortement synthétique des formules et expressions de Nietzsche (...)."

 

Une habitude de la musique...

     Ensuite, suivant Dorian ASTOR, il est difficile de comprendre NIETZSCHE si l'on n'a pas connaissance de son habitude de la musique, de son écoute et de sa composition. La musique de WAGNER représente l'élément le plus immédiat de sa vision mystérique. Le mystère qu'il tente de transcrire dans Naissance de la tragédie, à partir de ses recherches sur la Grèce archaïque - la problématique de Dionysos et d'Apollon, provient directement de son expérience de la musique. "Dès le début des années 1860, ses talents d'improvisateur et de compositeur lui permettent, non sans résistances techniques, d'exprimer ses sentiments adolescents au plus proche de leur décharge affective - ce n'est qu'ultérieurement qu'il est capable de leur donner une forme plus "objective" dans un poème ou une réflexion théorique." Dans la Naissance de la tragédie dédiée à Richard WAGNER, il écrit ces lignes d'avertissement : "Je ne m'adresserai qu'à ceux qui ont une parenté immédiate avec la musique, ceux dont la musique est pour ainsi dire le giron maternel et qu'ils n'entretiennent presque avec les choses que des relations musicales inconscientes.".

 

Une recherche naturaliste...

      Friedrich NIETSZSCHE poursuit, surtout tout au long de ses dix années les plus productives de sa vie, sa recherche naturaliste, suivant trois périodes plus ou moins bien définies, car il revient plusieurs fois sur les mêmes thèmes, suivant la prééminence de tel ou tel thème :

- une période comprenant La Naissance de la tragédie (1871-1872) et les Considérations inactuelles (1873-1876), où il s'engage, sous l'influence de SCHOPENHAUER et de WAGNER, en faveur d'une renaissance culturelle de la civilisation allemande. Entre ces deux ouvrages s'insère Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873) ;

- une période dite positiviste, de Humain, trop humain (1878-1880) au Gai savoir (1882 et 1887), où il rompt avec le wagnérisme et développe une pensée historique et psychologique influencée par les moralistes français. S'insère Aurore, de 1881.

- une période qui va de Ainsi parlait Zarathousta (1885) à ses derniers textes, période de maturité teintée d'un mysticisme symbolisé par l'Éternel Retour. Il écrit à la suite Par-delà le bien et le mal (1886), Généalogie de la morale (1887), Le cas Wagner (1888), Le crépuscule des idoles (1888, publié en 1889), Nietzsche contre Wagner, publié en février 1889 et L'Antéchrist (1888), publié en novembre 1894, Ecce homo (1888), publié en avril 1908.

Mais cette périodisation est contestée chez des spécialistes et le mieux est sans doute de considérer chaque livre à part entière, quitte à en faire le lien, après lecture, avec d'autres, quel qu'en soit la date d'écriture ou d'édition. De plus, l'écrivain laisse de nombreux cahiers de notes, représentant quelques milliers de pages, toutes publiées maintenant en français, que HEIDEGGER, Pierre MONTEBELLO et Barbara STIEGLER, par exemple étudient pour présenter "leur" propre lecture de la pensée de NIETZSCHE.  

La forme "poétique" de nombreux de ses écrits se prêtent parfois mal à une restitution synthétique de sa pensée, si tant est qu'il y ait eu une (selon certains auteurs qui le contestent). On peut se laisser entrainer par la "musique" de certains de ses textes, chose que l'on se doit de corriger parfois pour comprendre ce qu'il a réellement voulu dire. 

 

Friedrich NIETZSCHE, Oeuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1968-1997, 18 volumes. Il s'agit de la traduction des textes établis par Giorgio COLLI et Mazzino MONTINARI : Friedrich NIETZSCHE, Werke Kritische Gesamtausgabe, Berlin-New-York, Walter de Gruyter, 1967. Autrement, les titres ont été publiés séparément, notamment par Flammarion et Le livre de poche. 

Dorian ASTOR, Nietzsche, La détresse du présent, Gallimard, 2014. Jean GRANIER, Nietzsche (Friedrich), Encyclopedia Universalis, 2014. Patrick WOTLING, Le vocabulaire de Nietzsche, Ellipses, 2001. 

  

Relu le 30 juin 2022

Partager cet article
Repost0
7 août 2016 7 07 /08 /août /2016 12:37

    Assemblage de textes choisis du théoricien marxiste italien et présentés par Razmig KEUCHEYAN, maitre de conférences en sociologie à l'université de Paris-Sorbonne (Paris IV), autour des plusieurs thèmes, qui se caractérisent par un forte tonalité idéologique, écrits en prison, cet ouvrage permet de se faire une opinion précise de son oeuvre. Sa réflexion stratégique, dans la compréhension des crises du capitalisme, dans l'adaptation du marxisme à la crise du mouvement ouvrier et aux luttes anticoloniales, antiracistes, féministes et même écologiques, alors que sa pensée reste très "productiviste", nous est encore utile aujourd'hui.      

    Trier parmi les Cahiers de prison rédigés depuis février 1929, parmi les 32 cahiers de 2 848 pages n'est pas oeuvre facile, même si Antonio GRAMSCI y revient souvent sur les mêmes thèmes, donnant à ceux-ci une circularité et une unité certaines, mais le présentateur de ces textes s'en sort plutôt bien pour nous proposer une vision du parcours politique et intellectuel de l'intellectuel marxiste. Ces Cahiers de prison nous donne en effet une version bien plus abouties de ses réflexions que n'en donnent ses articles de presse, même dans l'Ordine Nuovo, journal de gauche où il s'exprime souvent mais où s'y mêlent pensées stratégiques et intentions tactiques de la cuisine politique interne du PCI et de l'Internationale. 

    Après une introduction éclairante des "vies" de GRAMSCI, sont présentés des extraits des Cahiers sur États, société civile, stratégie ; Le moment de l'hégémonie ; L'unité de la théorie et de la pratique ; Les intellectuels ; Machiavel, la politique, le prince moderne et les classes subalternes ; Production et sexualité ; Culture et politique...

A chaque fois, il s'agit de repérer dans les Cahiers les textes épars et de les regrouper suivant ces thèmes, afin d'en livrer le sens, compte tenu du contexte et de leur liaison avec d'autres thèmes. De nombreuses notes complètent cette tentative fructueuse de livrer un état  non pas définitif, car la réflexion de GRAMSCI a été interrompue assez tôt, mais relativement synthétique de sa pensée. L'auteur est aidé dans sa (re)construction car l'écrivain italien revient très souvent sur les mêmes thèmes selon des facettes différentes tout au long de ces deux milliers de page.

Les textes sont choisis également suivant leur pertinence pour notre époque contemporaine, notre propre actualité. Nous continuons de penser souvent suivant ses catégories sans en approfondir le sens et nous interroger sur la cohérence de notre vision de la société. Ce livre est bienvenu pour nous obliger à penser plus avant, sans pour autant nous imposer une orthodoxie qui ne serait absolument pas dans le style de GRAMSCI.

     Posant la question Pourquoi lire Gramsci Aujourd'hui?, l'auteur de ce recueil répond longuement dans son chapitre sur Vies de Gramsci (vies littéraires et politiques s'entend) : "Il arrive que les éléments saillants d'un conjoncture politique soient plus faciles à appréhender par l'entremise de penseurs disparus. Leurs analyses regagnent soudain en actualité, parfois après avoir subi une longue éclipse, car elles mettent en lumière certains déterminants essentiels à la nouvelle période. (...) Gramsci lui-même n'a cessé de prendre appui sur des auteurs passés pour rendre son époque intelligible. En témoigne son rapport à Machiavel, dont il a mis à contribution la figure du "prince" ou la dialectique de la "force" et du "consentement" pour comprendre la nature de l'État au XXe siècle. Notre relation à Gramsci ne saurait bien entendu être du même ordre que celle de Gramsci à Machiavel (...). La raison en est que nous vivons dans le même monde que Gramsci, le monde de l'accumulation du capital, alors que Machiavel appartient à un univers historique révolu. Les concepts gramsciens n'en entrent que plus facilement en résonance avec le contexte actuel.

      Le marxisme de Gramsci est un marxisme politique, qui place la question stratégique au coeur de ses préoccupations. Tous les problèmes soulevés dans les Cahiers de prison sont au service de la pensée stratégique. Ainsi, on ne comprend rien à la distinction entre l'État et la société civile si l'on ne voit pas qu'elle doit permettre en dernière instance de déterminer la stratégie adaptée à une situation donnée. Compte tenu du rapport qu'entretiennent l'État et la société civile dans un pays, tel mélange de "guerre de mouvement" et de "guerre de position" doit s'imposer. Dans le cas de la révolution russe, la première a pris le dessus sur la seconde, car comme dit Gramsci, la société civile russe était "primitive" et "gélatineuse". En Europe de l'Ouest, elle est dense et robuste, ce qui implique de subordonner la guerre de mouvement à la guerre de position. Gramsci interroge dès la fin des années 1920 l'universalité du modèle russe de la "prise du palais d'Hiver". La centralité de la question stratégique dans sa pensée vient de loin. L'expression de "révolution contre le Capital" qu'il emploie fin 1917 pour qualifier la révolution bolchévique signifie que rien n'est entièrement déterminé dans l'histoire, que la révolution peut surgir là même où ne l'attendent pas ses plus fervents apôtres, à savoir les lecteurs du grand oeuvre de Marx.

    Une caractéristique des pensées critiques actuelles est la grande faiblesse, pour ne pas dire l'absence totale, de réflexion stratégique en leur sein. Les modèles stratégiques du passé ont disparu, et ceux qui les remplaceront n'ont pas encore eu le temps d'éclore. Or, Gramsci est un excellent point de départ pour renouer le fil de la pensée stratégique. Les Cahiers de prison ne fournissent certes pas des solutions toutes faites pour le siècle qui s'ouvre, et il ne saurait être question de rejouer telle quelle la distinction entre la guerre de mouvement et la guerre de position. A certains égards, la seconde moitié du XXe siècle a donné tort à Gramsci sur ce point, puisque la prolifération des guerres "asymétriques" - de type guerrilla - illustre la recrudescence des guerres de mouvement. Dès la Seconde Guerre mondiale, l'arrivée sur le devant de la scène de nouveaux armements - le char d'assaut et l'avion de combat notamment - allait modifier le rapport entre guerre de mouvement et guerre de position tel que l'avait connu et théorisé Gramsci à la suite de la Première Guerre." (Pour nous faire le raccourci entre conflits interétatiques et conflits sociaux dépassant les frontières est une entreprise risquée, mais bon...).

"Ce que fournit Gramsci, c'est un cadre d'analyse qui permet de placer le réel contemporain sous condition de la stratégie. Entre autres problèmes, celui de l'État n'a pas reçu l'attention qu'il mérite dans les pensées critiques actuelles. Sans doute l'attention s'est-elle par trop portée, au cours des dernières décennies, sur les formes non étatiques du pouvoir, la "microphysique du pouvoir" de Michel Foucault étant exemplaire à cet égard. Or, quelle est la nature de l'État néolibéral, par rapport aux formes d'État qui se sont succédées depuis les origines de l'époque moderne? Quel est son degré d'interpénétration avec la société civile, avec les organisations économiques, les médias ou encore les partis politiques? Comment les nouveaux liens entre l'État et la société civile affectent-ils les conditions de la transformation de l'un et de l'autre, et l'émergence de ce que Gramsci appelle la "société régulée", c'est-à-dire le communisme? (...)."

 

Antonio GRAMSCI, Guerre de mouvement et guerre de position, Textes choisis et présentés par Razmig KEUCHEYAN, La fabrique éditions, 2011, 340 pages.

 

Relu le 1 juillet 2022

 

 

    

Partager cet article
Repost0
3 août 2016 3 03 /08 /août /2016 12:17

      Antonio GRAMSCI, écrivain et théoricien politique italien, membre fondateur du Parti Communiste Italien, dont il est un temps la tête (1924-1926) avant d'en devenir minoritaire, emprisonné de 1927 jusqu'à à sa mort par le régime fasciste mussolinien, rédige depuis surtout depuis 1918 (son article de journal La Révolution contre le Capital) un certain nombre d'écrits - dont les plus importants le sont en prison.

Ils portent sur le concept d'hégémonie culturelle, les partis politiques, une "philosophie de la praxis", la littérature, l'époque de la Renaissance et de la Réforme (une grande référence : Machiavel), le matérialisme historique... Par ses écrits et son action politique, il tente de promouvoir le conseillisme des usines, notamment à Turin où son influence y reste souvent concentrée.

  "Parmi les dirigeants et théoriciens de la IIIe Internationale, écrit Hugues PORTELLI, (il) occupe une place originale. Ses profondes divergences avec le communisme soviétique dès 1926 le situent en marge de l'état-major et des idéologues officiels du mouvement communisme de l'entre-deux-guerres. Mais, pour autant, il ne peut pas être assimilé aux "communistes critiques" (Korch, Lukàs) qui rompent avec l'Internationale Communiste ou seront désavoués par elle.

Marxiste à part, Gramsci continue à être considéré comme un grand léniniste par les uns, comme un "révisionniste" par d'autres, tandis que personne ne se hasarde sérieusement à évaluer ses positions ultimes. Cette ambigüité est renforcée par de profondes ruptures politiques (successives) qui caractérisent son action et ses analyses - alimentant un débat permanent sur l'unité de sa réflexion et son orthodoxie marxiste, d'une période à l'autre. De surcroît, les conditions dans lesquelles son oeuvre a été "découverte" dans le second après-guerre n'ont pas peu contribué à l'élaboration d'un véritable mythe politique et intellectuel : la publication - tronquée - par Palmiro Togliatto des Écrits de prison permet au marxisme italien d'échapper à la stalinisation complète, mais cela se fait au prix d'une instrumentalisation de l'oeuvre de Gramsci qui sert les fins du PCI. L'anti-fasciste, l'intellectuel interprète du Risorgimento, sera historicisé comme étant le théoricien de la voie italienne vers le socialisme, notamment après le XXe Congrès du PCUS (Parti Communiste de l'Union Soviétique). Puis, à la fin des années soixante, on le verra revendiqué aussi par bien des adeptes du socialisme des conseils que par ceux du compromis historique, avant qu'il ne soit le dernier à être atteint par la crise du marxisme et par le débat italien sur la "fin des idéologies".

 

Le gramcisme recouvre l'oeuvre de GRAMSCI....

    Progressivement, un "gramcisme" composite et contradictoire s'est substitué à l'oeuvre même du communiste sarde, tout en suscitant un essor considérable de la recherche - théorique et historique - sur son itinéaire, qui dépasse largement l'Italie et concerne l'ensemble de l'Europe et de l'Amérique Latine."

  Les influences sur la pensée de GRAMSCI sont bien plus littéraires et politiques qu'économiques. Le philosophe italien Benedetto CROCE (1866-1952), dont les oeuvres sont de nos jours peu lues, qui se place dans la lignée de HEGEL pour élaborer un système philosophique néo-idéaliste, communique au penseur marxiste l'idée de l'histoire comme progrès de liberté, manifestant la perfectibilité de l'homme, loin du déterminisme de la plupart des auteurs et leaders communistes. Si l'admiration de GRAMSCI ne s'éteint jamais, la pensée de CROCE est l'une de ses cibles privilégiée. A l'historicisme idéaliste et spéculatif, il veut substituer une philosophie pleinement "terrestre" (l'historicisme absolu qu'il veut théoriser), projet que CROCE, après la seconde guerre mondiale, ironiquement, fait favorablement la recension. Très loin d'un économisme courant dans les milieux communistes, économisme que GRAMSCI rapproche souvent d'un "matérialisme vulgaire", il puise son inspiration chez Honoré de BALZAC, Alexandre DUMAS, Walter SCOTT, dont il détourne parfois les intentions au profit d'une critique sociale et politique, et y voit même le terreau d'une littérature authentiquement révolutionnaire. Mais sa référence la plus importante est peut-être l'oeuvre de MACHIAVEL (en particulier Le Prince), qui lui inspire une manière de présenter l'histoire sociale, économique et politique. Bien entendu, le voisinage de toute l'élite marxiste de son époque, des Soviétiques aux Italiens fait plus qu'aiguiser son sens du combat révolutionnaire.

Ces influences éclectiques permettent à GRAMSCI de forger des concepts et des perceptions de la réalité d'une société (État, société civile, société politique...) bien plus complexe que les simples oppositions binaires peuple-bourgeoisie ou monde ouvrier/monde des capitalistes. Tout en gardant à l'économie toute sa place dans les dynamismes de pouvoirs, il développe une conception de la culture qui doit beaucoup à sa formation de critique de théâtre. Sur la culture et l'idéologie, il va bien plus loin qu'une simple théorie du reflet, répandue parmi ses camarades de lutte. Au contraire de nombre d'auteurs marxistes, il n'est pas d'extraction universitaire.

 

Les Cahiers de prison

   C'est surtout dans ses Cahiers de prison (Éditions Gallimard en français) que se trouvent développées de manière extensive ses idées sur l'hégémonie culturelle, le besoin d'encourager le développement d'intellectuels provenant de la classe ouvrière, pour former un "intellectuel organique", l'éducation des travailleurs, la distinction entre société politique et société civile, l'historicisme (ou humanisme) absolu, la critique du déterminisme économique (l'économisme marxiste), et la critique du matérialisme "vulgaire" ou "métaphysique". Ses Écrits politiques, publiés durant sa vie de manière éparse (dans les journaux ou les manifestes) sont regroupés en français par Robert PARIS, grand spécialiste de GRAMSCI, aux éditions Gallimard.

  Les Cahiers s'orientent dans trois directions essentielles :

- D'une part, ils contiennent une réflexion historique sur la société italienne. Il analyse les conditions de l'unité comme caractérisant une "révolution passive" qui maintient le peuple hors du politique. Cette révolution passive, qui traduit le refus des classes dirigeantes d'agir en classe nationale, s'insère dans une tradition, qui, depuis la Renaissance (rappelons que MACHIAVEL faisait déjà de la faiblesse des princes italiens son objet principal d'études), perpétue la mise à l'écart de l'Italie par rapport aux grands mouvements "nationaux-populaires" européens (réformes religieuses, révolutions libérales). Les Quaderni s'attachent à l'étude des facteurs explicatifs de cette situation : le poids énorme de l'Église catholique et du Vatican, qui sont à la recherche permanente d'une solution théocratique (jusque dans le rapprochement avec le fascisme et les accords de Latran) et qui contrôlent les masses paysannes ; la faiblesse de la bourgeoisie ; l'attitude aristocratique des intellectuels (CROCE entre autres...).

- D'autre part, les Quaderni comportent une réflexion sur le marxisme comme "conception du monde" propre à la classe ouvrière. Reprenant ses premiers écrits, GRAMSCI définit celui-ci comme la "philosophie de la praxis", comme une conception du monde intégrale et autonome se traduisant en des normes de conduite pratique et créant une nouvelle histoire. A travers un retour à Antonio LABRIOLA et une double polémique contre l'idéalisme traditionnel (CROCE) et le vieux matérialisme mécaniste (chez BOUKHARINE), la fonction du marxisme est envisagée sous l'angle des rapports entre les intellectuels et les masses, la "philosophie" et le "sens commun". L'exemple négatif de la religion permet de s'interroger sur la nécessité de maintenir une unité non artificielle de la "philosophie de la praxis", de lutter contre sa double dégénérescence.

- Par ailleurs, GRAMSCI s'interroge longuement sur le cadre et les instruments de la révolution à venir. L'échec des révolutions ouvrières dans les années 1917-1923 en Europe Occidentale (en écho à l'échec du mouvement populaire de l'époque de MACHIAVEL en italie) l'avait convaincu de la nécessité d'adapter la stratégie bolchévique aux réalités italiennes (stratégie qu'il connaissait bien par ses séjours en Union Soviétique). Mettant l'accent sur le rôle spécifique des superstructures culturelles et politiques, il souligne la configuration particulière de l'État en Occident ; la société civile y joue un rôle décisif par rapport à la société politique : l'hégémonie idéologique et sociale l'emporte, en temps normal, sur la domination politique et militaire. La lutte pour le renversement du bloc social dominant passe donc par une difficile "guerre de mouvement" comme en Orient (Russie) où la société politique (administration, armée, police) constitue l'essentiel de l'État. Cette complexité des superstructures en Occident, si elle accroit l'autonomie du politique, ne remet nullement en cause la nécessité d'une concentration des forces des "classes subalternes". Le parti léniniste et sa stratégie jacobine, que GRAMSCI  dans les Cahiers de prison maintient contre ses positions des années 1914-1920, sont plus que jamais nécessaires. Mais ce jacobinisme est adapté à la réflexion sur l'opposition Orient-Occident : comparant les révolutions française et russe (chose qui devient une vraie tradition d'histoire), prenant pour modèle l'hégémonie bourgeoise dans la société française, il place ses Cahiers sous le signe de MACHIAVEL. Ses Notes sur Machiavel proposent au parti communiste de travailler à devenir le "Prince moderne" qui fondera le "nouveau type d'État" qui n'a pu permettre le Risorgimento. (Hugues PORTELLI)

   

Hégémonie, société civile...

   Les concepts d'hégémonie, de société civile, de société politique... sont maintenant si répandus que même des penseurs libéraux les utilisent couramment (il est vrai que pour ce qui est de la société civile, GRAMSCI n'en est pas tout à fait l'inventeur...) quitte à dé-marxiser l'auteur italien pour les besoins de leurs démonstrations. La réception aléatoire de GRAMSCI en France par exemple contribue à une certaine "souplesse" d'usage de ces notions. De plus, à des fins de manoeuvres politiques, les premières éditions des Cahiers de prison furent partielles (Palmiro Togliatto), même si ce sont des éditions qui ont fait percevoir très vite après guerre GRAMSCI comme un sommet de la culture nationale italienne. Ce n'est qu'en 1975 avec l'édition complète des Quaderni del carcere sous les auspices de Valentino GERATTENA, reprise en France par Robert PARIS que la parution dans l'ordre chronologique de ces Cahiers permettent de se faire un idée non déformée de la pensée de GRAMSCI. Bien avant BOURDIEU ou FOUCAULT, les notions élaborées par GRAMSCI constituent un héritage culturel et politique de premier plan en Europe.

Domenico LOSURDO écrit que pour comprendre Antonio GRAMSCI, "(...) il semble plus fécond d'utiliser l'approche basée sur le couple de concepts communisme messianique/communisme accomplissement de la modernité, ou encore marxisme tabula rasa/marxisme héritage critique. Cette dichotomie ne correspond pas en fait à celle qui oppose marxisme occidental et marxisme oriental. S'il se manifeste avec force en Russie, le messianisme n'est certes pas absent en Allemagne : sur un plan objectif, il s'agit de deux pays dans lesquels s'est révélé ruineux l'impact de la guerre et des bouleversements qui l'ont suivie. Un autre couple fécond de concepts est celui de mécanisme/anti-mécanisme. Et pourtant cette dichotomie se montre étroitement intriquée et subordonnée à celle que nous venons d'indiquer. Est mécanique une vision du progrès historique qui fait découler immédiatement la culture de l'économie et qui fait correspondre, sans déphasages et sans résidus, culture bourgeoise à révolution et société bourgeoises, ou bien culture prolétarienne à révolutions et société prolétariennes. Il est évident que, dans cette perspective, on ne peut pas poser le problème de l'héritage et du bilan critique de la modernité. L'anti-mécanisme, qui stimule la compréhension et la justification de la révolution, survenue malgré et contre Le capital interprété à la sauce positiviste, aide ensuite à repousser la lecture de l'événement sous un jeu eschatologique, comme début d'une politique et d'une culture sans aucun rapport avec la précédente phase de développement "bourgeois", et même sans aucun rapport avec l'histoire universelle qui s'est développée jusqu'à ce moment.

Dans l'ambiance de la tradition marxiste, Gramsci est celui qui se pose de la manière la plus radicale le problème de l'héritage, de la critique du mécanisme et du refus de toute forme de messianisme. l'anti-mécanisme continue à agir dans l'histoire même de la fortune de Gramsci, qui est parfois aujourd'hui, et ce n'est pas un hasard, élevé à la dignité de "classique". Cette définition frappe juste si elle entend mettre en évidence le fait que la leçon des Quaderni del carcere et, en partie, des écrits de jeunesse, traverse les frontières du mouvement communiste (et même de la gauche) : des catégories comme celles d'"hégémonie", de "société civile", de "bloc historique", de "révolution passive" ne peuvent désormais être éludée par qui veut comprendre de façon adéquate les mécanismes du pouvoir et la dialectique historique ; nous sommes en présence d'une oeuvre qui a enrichi et réinterprété le lexique, a reformulé la grammaire et la syntaxe du discours politique et historique. Mais on peut en dire autant de Marx (et de tout grand auteur) ; et de toute façon cela ne signifie pas que Gramsci soit à l'abri du conflit politique. Pour donner un exemple, Platon et Hegel sont sans aucun doute des "classiques", mais ils restent pour toujours, selon Popper, le grand-père et le père du totalitarisme! Rousseau est sans doute un classique, mais le débat historiographique et politique qui porte sur sa figure s'intrique étroitement avec le débat qui fait rage sur la Révolution française et même sur l'histoire du 20ème siècle.

Les tentatives de neutraliser politiquement Gramsci en l'élevant à la dignité de classique sont elles aussi un moment de la lutte politique. D'une lutte politique qui n'est pas nouvelle et qui date au moins du moment où Benedetto Croce qui, juste après la publication des Quaderni del carcere, écrit de leur auteur : "Comme homme de pensée, il faut des nôtres". Ni l'utilisation de catégories empruntées aux Quaderni del carcere par des milieux assez éloignés du monde cher à Gramsci sur le plan culturel et politique, ni la tentative d'élever celui-ci dans une prétendue sphère de classicisme métapolitique, ne peuvent signifier la fin de la lutte politique autour de cette figure extraordinaire du 20ème siècle, en plus de la lutte culturelle. C'est une lutte dont peut-être Gramsci lui-même fournit la clé de lecture, quand il met en évidence les efforts répétés de la classe dominante pour incorporer et utiliser dans un rôle subalterne, comme elixir et reconstituant de son pouvoir et de son hégémonie, les défis même qui sont lancés au fur et à mesure contre ce pouvoir et cette hégémonie".

 

Antonio GRAMSCI, Écrits politiques, 3 volumes, Gallimard, 1974-1980 ; Cahiers de prison, 4 volumes, Gallimard, 1978-1992.

Des textes sont également disponibles sur le site uqac.ca : recueil de textes sous la direction de François RICCI en collaboration avec Jean BRAMANT, Éditions sociales, 1975. Lettres de prison, traduit par Hélène ALBANI, Christian DEPUYPER et Georges SARO, Gallimard, 1971. Lettres de prison, traduction par Jean NOARO, 1953, avec la préface de palmiro TOGLIATTI. Ces textes sont antérieurs aux dernières traductions. On y trouve également Ecrits politiques, présentés et annotés par Robert PARIS, en trois parties. Ou encore Textes (1917-1934), édition réalisée par André TOSEL, Editions sociales, 1983.

Domenico LOSURDO, Gramsci, Du libéralisme au "communisme critique", Syllepse, 2006. George HOARE et Natan SPERBER, introduction à Antonio Gramsci, La Découverte, 2013. Hugues PORTELLI, Gramsci, Encyclopedia Universalis, 2014. Maria-Antonietta MACCIOCCHI, Pour Gramsci, Ediitions du Seuil, 1974.

 

 

Relu le 2 juillet 2022

 

 

Partager cet article
Repost0
2 août 2016 2 02 /08 /août /2016 08:48

     Friedrich NIETZSCHE a écrit un lot d'ouvrages consacré, selon lui, à une critique toute entière au service de la vie, valeur suprême. Avec une virulence égale à celle de Karl MARX, il critique toute religion, avec une différence essentielle par rapport au fondateur du marxisme : chez lui nul projet politique, nulle analyse économique. Il est bien plus porté sur une critique de l'esthétique que sur l'engagement public. Il s'en prend toutefois à la religion avec une violence directe rare, dans le cadre d'un travail dont la forme aphoristique et dispersée cache une pensée systématique concernant celle-ci, qui apparait autant dans L'Antéchrist, dans Humain, trop humain, La généalogie de la morale que dans Par-delà le bien et le mal et La volonté de puissance. 

  Yvon QUINIOU estime que cette critique "doit s'entendre de deux manières que l'on a tendance à confondre sous le terme faussement unifiant de "généalogie" emprunté à sa réflexion sur la morale. Car avant de dénoncer le rôle néfaste joué par la religion dans le déploiement de la vie, celle-ci intervenant alors en tant que valeur et donc en tant que principe d'une critique normative qui définit la généalogie proprement dite, il commence par expliquer la religion (comme Marx) sur le terrain des faits à partir de cette même vie et il procède alors à sa genèse factuelle qui est aussi, (...) (comme) il l'indique explicitement avec une grande rigueur, une forme spécifique, parce que proprement théorique, de sa critique."

C'est pourquoi notre auteur examine d'abord la genèse théorique de la religion à partir de la vie, puis la critique généalogique de la religion à partir également de la vie, pour en dégager l'horizon d'émancipation qui en résultent. 

    Sur la genèse théorique de la religion à partir de la vie, l'auteur veut mettre en garde le lecteur contre le nietzschéisme "idéologiquement dominant" en France, "qui en fait un penseur éloigné de la science et un nouveau métaphysicien athée obsédé par l'Éternel Retour... En fait NIETSZCHE pense avec la science, ce qui se vérifie amplement à la lecture d'Humain trop humain et du Le gai savoir. Soucieux de son origine positive, le philosophe allemand s'attache à montrer "la passion, l'erreur, l'art de se tromper soit-même" des religions et "découvrir dans ces méthodes le fondement de toutes les religions et métaphysiques existantes, c'est les réfuter du même coup" (Humain, trop humain, Gallimard, 1981). Pour lui la réfutation historique constitue leur réfutation définitive (Aurore), et cela dispense de leur examen interne (contrairement à HUME qui affirmait la nécessité de la critique de l'origine comme celle du fondement de la religion). L'explication historique entraine un diagnostic implacable de fausseté qu'il n'est même pas besoin de démontrer. Autrefois, un auteur critique cherchait à prouver qu'il n'y a pas de Dieu, mais les conditions mêmes de l'existence de cette interrogation, de leur naissance invalide la question. Il s'agit de faire table rase de la religion, comme de la métaphysique qu'elle véhicule. L'idée de l'existence de Dieu n'est même pas intéressante, et la manière dont la religion la véhicule ne fait même pas avancer d'un pouce sur la possible existence d'un monde métaphysique.

L'explication du philosophe allemand  est plus complexe que l'on pourrait le croire, si l'on suit toujours Yvon QUINIOU. Elle comporte plusieurs moments successifs :

- une explication d'abord rationaliste (Humain, trop humain), la philosophie devant combattre contre les erreurs religieuses, qui s'incrustent parfois dans la philosophie même ;

- une explication qui part du concept d'interprétation, dans laquelle le religion se réfigie lorsqu'elle est menacée. L'existence humaine ne peut se suffire à elle-même : il lui faut un but, une finalité et la religion est là pour aider l'humanité à trouver le sens de cette existence, vers une surnature chargée de significations. Cette interprétation du monde, à fonction consolatrice devant la réalité de la mort, se double d'une aspiration, dans la religion chrétienne, à la rédemption.

- la vision morale (le bien et le mal) erronée de l'existence induite par la religion, négatrice à bien des égards à la vie, a sa source dans la vie elle-même, mais dans une certain état de celle-ci, celui de la  vie faible et maladive. Il en apporte la démonstration dans La généalogie de la morale. Comme Yvon QUINIOU l'écrit, "cherchant d'abord l'origine des catégories du bon et du mauvais comme celle du bien et du mal et multipliant les angles d'approche (philologie, histoire mais surtout psychologie), il affirme que la morale chrétienne, avec son opposition bien/mal, n'aurait été qu'une révolte des "faibles", ceux qu'il appelle les esclaves, liés à la classe sacerdotale, contre l'éthique des "forts", ceux qu'il appelle les maitres et qui sont les aristocrates, révolte basée essentiellement sur le ressentiment : faute d'avoir la force de dominer comme les "forts" en assumant une vie prodigue et violente, les prêtres auraient inversé les valeurs préconisées par ceux-ci, affecté d'un indice normatif positif la faiblesse vitale elle-même, sous ses différentes formes, et pris le pouvoir grâce à la masse largement majoritaire des "faibles" auxquels ils apportaient un système de valeurs adapté à leur impuissance fondamentale."

  Avec NIETZSCHE, fondamentalement, le christianisme est interprété comme une idéologie qui interprète l'essence de l'homme en lui conférant un libre arbitre, condition absolue de la vertu morale. Or, ce libre arbitre, cette liberté n'existe pas, pour cet auteur. L'homme est inséré dans un déterminisme, dans le temps et dans l'espace, sur lequel il n'a aucune prise. Du coup, il faut déconstruire les sentiments moraux liés au christianisme, y compris l'idéal ascétique, on pourrait même écrire surtout l'idéal ascétique. Avec une interprétation fausse de la vie humaine, s'allie une invention des valeurs du bien et du mal (le concept de péché est présent de façon lancinante dans cette religion...), dont la source est la vie faible (une véritable névrose morale). La volonté de puissance qu'il expose est bridée par cette idéologie. Avec un vocabulaire explicitement psycho-pathologique, il stigmatise le christianisme comme facteur de névrose sociale. L'Antéchrist, dernier livre édité de son vivant, change d'approche, pour condamner encore davantage le christianisme à travers sa généalogie.

 Pour comprendre cette critique généalogique de la religion à partir de la vie, il faut pour Yvon QUINIOU partir de la trans-valuation, "c'est-à-dire le dépassement et la transformation des valeurs (religieuses), à laquelle il procède et qui érige la vie, donc l'existence naturelle de l'homme, en valeur suprême située en ce monde, loin de tout "arrière-monde", idéal dont la supposition n'a d'autre effet que de dénigrer ce monde-ci, le seul dont nous soyons sûr de l'existence (voir Ainsi parlait Zarathoustra)."

Dans Le crépuscule des idoles, NIETZSCHE précise les quatre points importants de cette "psychologie de l'erreur" que constitue le christianisme :

- la confusion de l'effet et de la cause qui nous fait croire que telle action "vertueuse" est la cause de notre bien-être physiologique ;

- l'erreur de la fausse causalité qui se résume en celle de la volonté et qui nous fait croire en une causalité purement spirituelle, appuyée sur des motifs intérieurs clairs, alors que tout cela est fiction, habillage de processus physiologiques ;

- l'erreur des causes imaginaires : un état physiologique est interprété en lui donnant une signification rassurante ou connue qui devient, par renversement facile, la pseudo-cause de celui-ci ;

- la croyance erronée au libre arbitre.

Ce qu'il faut bien comprendre, écrit toujours notre auteur, "c'est que la critique implacable de ces idées, fondée sur leur explication physiologique et dont on ne trouve pas d'équivalent chez les penseurs antérieurs, ne les vise pas seulement théoriquement en tant qu'idées ; elle dénonce tout autant leur fonction pratique au service de la vie faible dont elles viennent, le fait qu'elles alimentent les diverses formes de malheur liées à celle-ci." Ce qu'il dénonce, c'est la souffrance spécifiquement religieuse, produite par la religion, toute cette culpabilité, tout ce sentiment de péché. Il s'agit de sauver le monde, sauver la nature et la vie de cette névrose et promouvoir axiologiquement la nature de la vie ou la vie comme valeur suprême. NIETZSCHE montre la dévalorisation simultanée par le christianisme de l'intelligence, des sens, des honneurs, du bien-être et de la science.

Pour Yvon QUINIOU, "toutes ces critiques, et spécialement le rapport négatif à la vie ordonne toutes les autres, l'entrainent à promulguer à la fin de L'Antéchrist, une "Loi contre le christianisme", d'une virulence exceptionnelle dans l'histoire de la pensée antireligieuse, dont le titre est "Guerre à outrance au vice : le vice est le christianisme" et qui se conclut par ce mot allusif mais superbe, article 7 : "Tout le reste en découle.". Sauf que d'autres discours théoriques et critiques sur la religion sont aussi possibles, qui n'excluent pas le sien (comme celui de Marx) et qui surtout offriraient une ou des possibilités de dépassement de celle-ci plus crédible(s) et moins sujette(s) à contestation politique".

Il faut bien comprendre que la critique contre la religion s'adresse chez NIETZSCHE principalement, et parfois en oubliant d'autres anthropologies religieuses, au christianisme. Mais il est impossible, à la lecture de l'oeuvre de ce philosophe allemand, de s'en tenir à cette critique vigoureuse au nom de la vie, de la sexualité et de tout ce qui peut se réaliser sur le seul monde concret que nous connaissons. La répétition constante dans beaucoup de ses ouvrages de l'existence des faibles et des forts, intrinsèquement (puisque le libre arbitre pour lui n'existe pas), rend difficile la caractérisation de son oeuvre comme progressiste et émancipatrice, même s'il ouvre un horizon d'émancipation. Parce qu'il s'attaque au christianisme qui dans son pays revêt il est vrai un caractère austère, ascétique et particulièrement hostile à l'expression de la sexualité, à l'anthropologie fondamentalement égalitaire et en recherche de la justice par certains de ses plus forts aspects, on ne peut qu'avec notre auteur, se poser des questions sur la réalité d'un "nietzschisme de gauche". La plupart des auteurs marxistes ont au minimum du mal à reconnaitre la pertinence de son projet d'émancipation (à quelques exception près, tel Henri LEFEBVRE) : sa recherche du surhomme, du surhumain ressemble un peu trop à la promotion d'une élite soucieuse au premier plan de ses intérêts et de ses plaisirs. 

Son exigence fondamentale, qui peut être jugée moralement inacceptable d'un triomphe des forts sur les faibles, d'une domination politique des premiers sur les seconds, donne pour nous comme pour Yvon QUINIOU à son oeuvre l'aspect d'un "paradoxe existentiel autant que politique de son éthique : sous couvert d'appeler à l'épanouissement de la vie en tant que telle et, ici, contre les religions qui la mutilent, c'est à l'épanouissement de la vie d'une minorité qu'il appelle sans la moindre réticence, sans l'ombre d'un remords, avec cynisme même" au point d'affirmer bonne une organisation sociale en castes, souhaitable et nécessaire la sélection des meilleurs par l'éducation, appréciable les bienfaits de l'eugénisme, absolument nécessaire l'élimination des faibles afin de déjouer l'arrivée d'une civilisation de masse dans laquelle il ne voit que la décadence.

Si le christianisme est si critiqué chez NIETZSCHE, c'est bien aussi parce qu'il est porteur, à l'inverse des religions polythéistes de l'Antiquité, de valeurs universalistes et égalitaires. Si son diagnostic du rapport négatif de la religion, christianisme compris, à la vie est pleinement recevable, sa conception de cette vie ne peut se réaliser qu'au détriment de l'épanouissement vital de la grande majorité des hommes. Négligeant le polymorphisme fondamental du christianisme (qui véhicule bien des valeurs et des oppressions à la fois), exempt de toute conscience réellement politique ou sociale, baignant en cela toujours dans l'idéologie de son époque et de son pays, NIETZSCHE, tout entier obnubilé par le caractère oppressif de la vie morale de la religion (faisant appel au sentiment envahissant du péché), ne fait pas en définitive l'analyse complète des apports de la religion à la vie sociale, politique et morale. Il n'offre du coup pas un projet d'émancipation valide dans nos sociétés "démocratiques". Sa critique de la religion, dont on retiendra l'antinomie par rapport à la vie, conçue comme vitalité matérielle, est souvent bien plus retenue - à tort - que le refus d'un ensemble de valeurs qui fondent de toute façon l'identité commune de plus en plus d'hommes et de femmes.

 

Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014.

 

PHILIUS

 

Relu le 3 juillet 2022

 

 

 

Partager cet article
Repost0
14 juillet 2016 4 14 /07 /juillet /2016 13:09

      Philosophe et homme politique italien, Antonio CABRIOLA, ami personnel de Friedrich ENGELS, est l'un des diffuseurs principaux du marxisme dans son pays. En particulier avec ses travaux sur la conception matérialiste de l'histoire (1896, réédité en français en 1902, sous le titre Essai sur la conception matérialiste de l'histoire) et ses lettres fictives à Georges SOREL (Socialisme et philosophie, 1897).

Radical à ses débuts politiques, le professeur de philosophie à l'Université de Rome, qui soutient l'essor du Parti socialiste italien, en conseillant l'un de ses dirigeants Filipo TURATI, sans en approuver pleinement l'orientation, est le maitre du jeune Benedetto CROCE. Refusant de s'engager dans le débat sur la crise du marxisme à la fin du XIXe siècle (dommageable selon lui pour la doctrine), il se range du côté du marxisme orthodoxe, tout en développant une conception ouverte et très problématisée, notamment dans la polémique avec le positiviste Tomas MASARYK (A propos de la crise du marxisme, 1899).

      Son évolution intellectuelle est celui d'un long parcours. Il se consacre d'abord, après un écrit qui s'inspire de l'idéalisme néo-hégélien (1862, avec Contro il ritorno di Kant propugnato da E Zeller), il se consacre en 1866 à SOCRATE, puis à SPINOZA en 1869 (avec Origine e natura delle passioni secondo d'Etica di Spinoza). Marqué par la psychologie et la morale de F. HERBART (voir ses deux essais de 1873, Della libertà morale et Morale e religione), il s'écarte de l'hégélianisme pendant son professorat à l'Université de Rome où il enseigne jusqu'à sa mort. Il y exprime ses conceptions pédagogiques (Dell'insegnamento della storia de 1876), avant de s'intéresser pleinement à la situation politique italienne. Il en vient, dans les années 1880, à étudier les origines et la nature de l'État, avant d'adhérer finalement au marxisme et de s'engager de plus en plus dans la vie militante.

Entré en contact avec le fondateur du Parti socialiste Andrea COSTA en 1888, il mène contre les positivistes et les marxismes "darwiniens" de rudes polémiques. Ses Essais sur la conception matérialiste de l'histoire, publiés entre 1895 et 1898, forment le couronnement théorique de son activité. Ses liens avec Georges SOREL, durables et suivis, ont surtout pour objet l'enseignement de la philosophie de l'histoire, et donnent lieu à des collaborations éditoriales diverses.

L'évolution de son marxisme, sans être assimilable au réformisme d'un Eduard BERNSTEIN, révèle néanmoins ses limites épocales et ses contradictions internes lorsqu'il se déclare favorable, en 1902, à la politique coloniale de l'Italie. Il n'est pas le seul dans ce cas, et nombreux sont les marxiste et sympathisants marxistes qui n'ont pu se dégager du nationaliste ambiant à l'orée de la première guerre mondiale. 

 

L'homme du matérialisme historique

     Pour Georges LABICA, "Ce "marxiste rigoureux" (F Engels), préoccupé de "mettre la pensée scientifique au service du prolétariat", a exercé une influence déterminante sur le marxisme en Italie, à travers B. Croce, dont il fut le maître et l'ami, G. Gentile et surtout A. Gramsci, qui lui devra en grande partie la problématique et l'expression même de sa "philosophie de la praxis", Antonio Labriola fut, par excellence, l'homme du matérialisme historique qui représentait pour lui, "d'une certaine manière tout le marxisme", il en a été le défenseur et le commentateur intransigeant face à toutes les entreprises de réduction. Comme l'écrivait Paul Louis : "Nulle part le concept de matérialisme historique, tant de fois dénaturé de son sens vrai par des ignorants ou des politiciens sans conscience, n'a été analysé avec autant de probité et de profondeur (...). Aucun commentaire ne pourrait être comparer à celui-ci. Si Lénine a précisé et développé avec puissance certaines des thèses fondamentales du socialisme scientifique, Labriola nous a offert le fil conducteur qui nous permet de les comprendre en les replaçant dans leur cadre historique (...). Le nom de Labriola, malgré la modestie de l'écrivain, doit être lié de manière absolue à ceux des auteurs du Manifeste communiste, et il serait regrettable qu'il ne fût pas mieux connu de la jeunesse ouvrière et intellectuelle" (Cent cinquante ans de pensée socialiste, 1953).

  Son influence s'exerce de manière marquée surtout sur les intellectuels communistes grâce à la lecture que font de son oeuvre des marxistes russes et italiens, notamment Antonio GRAMSCI. C'est sur sa présentation de la conception matérialiste de l'histoire que Émile DURKHEIM débute sa propre analyse sur le matérialisme. On ne mesure sans doute pas assez aujourd'hui le fait que les intellectuels marxistes de cette époque, non seulement se connaissent bien presque tous, mais donnent naissance à la période sans doute la plus fructueuse du marxisme européen, et même au-delà de tout l'ensemble du monde intellectuel progressiste socialisant, avant les jours sombres des doctrines intransigeantes. 

 

Antonio LABRIOLA, Essais sur la conception matérialiste de l'histoire, V. Giard & E. Brière, libraires-éditeurs, 1897, disponible sur le site uqac.ca. Préfacé en 1897 par Georges SOREL, avec en appendice le Manifeste du Parti Communiste de MARX et ENGELS. 

Georges LABICA, Antonio Labriola, dans Encyclopedia Universalis

 

Relu le 24 juin 2022

Partager cet article
Repost0
13 juillet 2016 3 13 /07 /juillet /2016 09:06

    Dans son retour à la conception de l'idéologie de Louis ALTHUSSER, Isabelle GARO, philosophe française, de manière critique et précise, rappelle que la politique contemporaine "n'est presque jamais un objet directement traité" dans son oeuvre, "pas plus que la réalité économique et sociale du moment : c'est comme "lutte des classes dans la théorie", et dans la théorie seulement que la philosophie se voit redéfinie, tandis que les textes autobiographiques insistent sur la dimension stratégique. A cet égard, le marxisme althussérien s'avère profondément paradoxal, ne serait-ce qu'au regard de la tradition dont il se réclame."

En effet pratiquement tous ses prédécesseurs mêlent dans leurs écrits considérations théoriques et polémiques politiques du moment, sauf dans des écrits indiqués par leurs titres dévolus à la théorie pure et simple. "Le problème, poursuit notre auteur, est donc de savoir pourquoi l'élaboration théorique althussérienne à la fois produisit et en partie manqua les conséquences politiques qu'elle s'était données comme visée, sans jamais les énoncer ni les élaborer pleinement en tant que telles. En effet, celui qui fit du marxisme "la théorie qui permet l'intelligence de sa propre genèse" (Pour Marx, La Découverte, 1986) fut aussi celui qui ne se résolut jamais à théoriser jusqu'au bout sa propre intervention dans une conjoncture spécifique, tout en ayant pris soin d'indiquer que c'est pourtant bien là, au point d'insertion d'une théorie en son temps, que se jouait son sens tout entier." 

"Or, écrit-elle encore, et c'est le sens de la présence de la pensée d'ALTHUSSER dans la série Idéologie de notre blog, au sein de l'oeuvre althussérienne, c'est la notion d'idéologie qui, au travers de ses redéfinitions successives, véhicule et propage ce paradoxe tout en l'occultant."

"De fait, poursuit la co-directrice de la revue ContreTemps, l'idéologie telle que la définit Althusser n'a rien d'un concept stable et établit une fois pour toutes, précisément parce qu'il concentre toute la charge stratégique de la démarche, au cours du mouvement enveloppant de ses réorientations et de son élargissement progressif. C'est ce mouvement qui assure à l'oeuvre althussérienne son unité problématique, faite de la série ouverte de ses rectifications successives, incluant le moment clé de l'autocritique proprement dite. A cet égard, la question du rapport entre idéologie et science et du rapport, connexe mais distinct, entre idéologie et politique, permet de suivre au plus près ce parcours complexe et fécond, parcours qui s'ouvre sur un parti pris de rigueur mais qui s'achèvera pourtant par un aveu de "marxisme imaginaire" ."(Sur la philosophie, Gallimard, 1994). 

On peut dégager ces successives conceptions de l'idéologie en plusieurs points :

- Dans Pour Marx (1965), où il consacre plusieurs pages à la question de l'idéologie, la notion d'idéologie sert à désigner ce dont la pensée de MARX s'extirpe et ce contre quoi elle se construit. Il s'agit de sortir du "monde de l'idéologie allemande". La rédaction de l'Idéologie allemande de 1845 est le moment clé de la fondation conjointe d'une nouvelle science et d'une nouvelle philosophie. Pour ALTHUSSER, l'idéologie est avant tout la philosophie hégélienne, à laquelle MARX oppose la réalité elle-même. Isabelle GARO explique toutefois qu'"énonçant au nom de Marx des thèses dont on ne sait plus très bien qui au juste est l'auteur, Pour Marx est un livre profondément déroutant, où Althusser donne à ses inventions les plus audacieuses les apparences de la régénération de vérités trop longtemps ensevelies. Puissant et iconoclaste par sa façon d'ignorer les traditions marxistes qu'il tait ou dénonce souvent sommairement, le geste althussérien concilie la fidélité manifeste, ostentatoire même, et l'hérésie revendiquée, initiant le séisme d'une refonte radicale, qui loge au coeur même de l'édifice théorique qu'est l'oeuvre marxienne son tournant philosophique déstabilisant."

- Dans la préface de Lire le Capital de 1965, ALTHUSSER entreprend de préciser sa lecture de la notion d'idéologie. Parti de l'illusion de pouvoir lire le monde "à livre ouvert", MARX en serait venu à reconnaitre la distance au monde, constitutive de l'activité de connaissance. Du coup, ce ne sont plus les choses qui s'offrent à la lecture, mais des textes, écrits par un auteur qui fut lui-même un "prodigieux lecteur", passant lui-même d'une première à une seconde "pratique de la lecture". La notion d'idéologie est directement mise en relation avec la science plutôt qu'avec la réalité sociale (selon une note de Paul RICOEUR, dans L'idéologie et l'utopie, Le Seuil, 1997). Tout le marxisme est alors marqué par une extrême valorisation du moment interprétatif, devenu pratique spécifique, imposant par ailleurs, puisque l'exégèse devient l'instrument principal de lecture de la réalité, l'idée que seul un extraordinaire effort d'analyse et de compréhension, à la charge exclusive des philosophes, peut donner accès à celui-ci. Cette conception élude du coup le nerf économique de la critique complexe adressée par MARX à l'économie politique classique, autant que les conditions de l'élaboration de son propre concept de plus-value. Le marxisme devient surtout un discours, qui tend à démonter le mixte de clairvoyance scientifique et de parti pris de classe des tenants de cette économie politique, tout en devenant principalement outil dans la lutte idéologique sur le terrain d'une tradition philosophique, lutte ancestrale contre la superstition et le préjugé. Ce qui fait le succès d'ALTHUSSER alors, provient sans doute moins du fond de ce qu'il écrit que de sa manière de reprendre des textes d'auteurs non marxistes (Bachelard, Spinoza..), en dehors de la phraséologie du parti officiel, que de son inventivité qui rompt avec l'orthodoxie. 

- Après la parution de Lire le Capital, il radicalise, vers 1967 (Althusser, "Soutenance d'Amiens, Positions, Éditions sociales, 1976), le tournant autocritique à l'égard de son "théoricisme" passé, lequel s'exprime pleinement en 1972 dans ses Éléments d'autocritique, (dans Solitude de Machiavel). Sa réflexion de plus en plus clairement centrée sur l'idéologie, mène vers le concept d'"appareil idéologique d'État" (AIE). Cette notion, refondue et réinsérée dans l'histoire sociale, devient le fer de lance d'une élaboration critique et polémique, constructive et heuristique, politique tout à la fois. C'est du volume Sur la reproduction (PUF, 1995) paru bien plus tard en 1969, qu'il énonce, après l'article "idéologie et appareils idéologiques d'État" (La Pensée) deux thèses associées majeures sur l'idéologie :

a) l'idéologie existe matériellement, dans un appareil institué ;

b) la fonction qui la définit en propre est de constituer les individus concrets en sujets.

Ce sont ces deux thèses qui sont ses plus fécondes contributions à la théorie marxiste.

La notion d'AIE permet d'aller au-delà de rapports mécanistes entre infrastructure et superstructure. Elle délocalise le "pouvoir" attaché à la sphère étatique et dispersé dans toutes les autres instances qui prennent en charge, à leur niveau propre, cette fonction de reproduction : droit, religion, école, famille, parti politique, mouvement syndical, organes d'information, structures d'édition-diffusion, etc. Reprenant les réflexions de FOUCAULT, l'idéologie, repensée comme l'occasion des confrontations majeures, tend à se relocaliser en un niveau social distinct, où la lutte des classes s'exerce de façon à la fois spécifique mais finalement décisive dans ces appareils idéologiques. Où l'idéologie gagne son autonomie relative, où plutôt ses autonomies relatives, à travers la multiplicité des AIE auxquelles elle s'associe. Dans le même mouvement, ALTHUSSER prône une éducation "marxiste-léniniste, qui se joue de la rigidité hiérarchique du PCF, sans doute parce que précisément il se trouve comme auteur également au coeur de luttes éditoriales. 

A suivre le mouvement althussérien de déplacement philosophique de l'intervention politique, tout se joue principalement dans un secteur de la réalité, celui des idées, qui concrètement prend le pas sur le secteur de la production : la représentation l'emporte sur la réalité dans les luttes sociales, on retrouve un écart qui sépare ALTHUSSER de MARX (selon Isabelle GARO). Car pour MARX, l'idéologie est représentation inversée et partielle de la réalité, et il s'agit de lutter pour que les individus deviennent pleinement conscients afin qu'ils mènent le combat jusqu'au bout. Les individus conservent un rôle décisif pour la réappropriation des forces productives, dans un mouvement de sortie de l'aliénation. Pour ALTHUSSER, à l'opposé, l'idéologie s'isole dans un lieu propre : "par son déplacement et son redoublement dans l'épaisseur même du réel, la coupure épistémologique clive désormais la totalité sociale elle-même, en en feuilletant à l'infini les strates et en séparant les unes des autres ses contradictions concrètes." (GARO). Il n'existe plus alors que des idéologies qui se voient créditées d'une histoire propre, tandis que l'idéologie en général n'en possède pas. 

- Les développement ultimes de l'analyse surprennent : d'un côté ALTHUSSER affirme la dissémination matérielle de l'idéologie, tandis que, de l'autre, il en minimise le rôle et finit par réhabiliter la vieille notion d'imagination, re-délimitant l'idéologie comme secteur séparé du réel. Sa nouvelle notion déconnecte la représentation de son objet, distendant jusqu'à la rupture la relation entre l'idéologie et les contradictions réelles qui lui fournissent ses enjeux. Les idées deviennent actives, indépendamment de la réalité.

ALTHUSSER veut dans le même temps décrire le "prodigieux retournement de l'histoire" (Écrits philosophiques et politiques). Karl MARX ne pouvait prévoir que se pensée serait détournée et asservie en "doctrine", et ce sombre constat interdit désormais de reconduire le clivage entre idéologie et science, mais tout aussi bien de l'abandonner. L'affirmation d'instances idéologiques demeure, mais tout son système est déstabilisé pour avoir mêlé ce constat avec le fond de la réflexion marxiste.

  il ne résulte pas de toutes ces étapes dans la réflexion sur l'idéologie de théorie générale, celle qu'il voulait en 1969 (Sur la reproduction). Mais il reste des matériaux substantiels et une approche d'ensemble originale qui a en tout cas marqué son temps, même si l'attention se concentre aujourd'hui bien plus sur ces matériaux que sur sa démarche d'ensemble. Il est parfois difficile de suivre, sans surtout la connaissance d'un vocabulaire bien particulier (qui à forte d'être mal vulgarisé est déformé), les méandres de ses démarches successives. Il vaut mieux, soit prendre effectivement ces matériaux substantiels et leur donner toute l'ampleur nécessaire, soit prendre un ouvrage donné pour lui-même, lequel est souvent très annoté par l'auteur lui-même, afin de saisir l'une de ses conceptions de l'idéologie. Du reste, on reste stimulé à chaque livre, et invité à poursuivre sa propre réflexion, quitte à laisser de côté une phraséologique précise empreinte souvent de propagande, à l'image d'ALTHUSSER lui-même qui voulait penser l'idéologie en dehors des discours de son Parti.

 

Isabelle GARO, La coupure impossible. L'idéologie en mouvement entre philosophie et politique dans la pensée de Louis Althusser, dans  Althusser : une lecture de Marx, Coordonné par Jean-Claude BOURDIN, PUF, collection Débats philosophiques, 2008.

 

PHILIUS

 

Relu le 26 juin 2022

 

Partager cet article
Repost0
3 juillet 2016 7 03 /07 /juillet /2016 13:47

  Georges LABICA résume bien ce qu'est l'analyse marxiste (Sur le statut marxiste de la philosophie, Complexe, 1976) de l'idéologie. Complétant la théorie générale, l'analyse des classes dans la société permet de déceler l'existence d'idéologies différentes à l'oeuvre.

"Les classes, écrit-il, n'occupent pas, dans la production, des places semblables. L'une domine, les autres sont dominées. L'exercice de la domination concerne à la fois la production matérielle et la production intellectuelle (L'idéologie allemande). Traduisons : le pouvoir économique est aussi le pouvoir idéologique. Complétons : et le pouvoir politique. "Les pensées dominantes ne sont rien d'autre que l'expression idéelle des rapports matériels dominants, ces rapports matériels dominants saisis en tant que pensées". Les individus, membres de la classe dominante, qui déterminent ces rapports matériels, du même coup "règlent la production et la distribution des pensées de leur époque".

Ces propositions posent clairement une identité. Elles paraissent refuser, si minime soit-elle, une distance entre le réel et sa représentation ; les idées, des marchandises parmi d'autres ; l'idéologie, pas même une fumée. Interprétation aplatissante, évacuée dans l'instant même où elle se fait jour : les rapports matériels, qui confèrent à une classe sa position dominante, suscitent, de sa part, une vision de ces rapports ; elle ne peut qu'elle ne pense sa propre situation. "Ce sont les idées de sa domination" ; les idées qu'elle se fait de sa domination, qui ont pour fonction de la justifier à ses propres yeux comme à ceux des classes qu'elle domine. C'est dire que, si les idées dominantes, pour une époque et une classe déterminée, ont toujours à se faire reconnaitre en tant que telles, - dominantes, l'opération sera d'autant plus difficile, et partant plus nécessaire, que la base matérielle, qui fonde la domination, sera moins large. La distance revient ici, fortement : l'intérêt de la classe dominante, qui se confond le plus souvent avec ce qu'elle "s'imagine" être, doit être présentée comme l'intérêt collectif, ou, "pour exprimer les choses sur le plan des idées" : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l'universalité". Le détachement de l'idéologie trouve là son principe. Il exprime et l'illusion et l'inversion, "non pas le système des rapports réels qui gouvernent l'existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces individus aux rapports réels sous lesquels ils vivent" (Louis ALTHUSSER, Positions, Éditions sociales, 1976). Porté à son comble, il aboutit à la conscience d'une autonomie des catégories. "On pourra alors dire, par exemple, qu'au temps où l'aristocratie régnait, c'était le règne des concepts d'honneur, de fidélité, etc, et qu'au temps où régnait la bourgeoisie, c'était le règne des concepts de liberté, d'égalité, etc." La conception idéaliste de l'histoire enregistre ce phénomène et en fait son point de départ. Il ne lui reste plus qu'à déduire la société civile de la catégorie qui l'incarne et des formes de conscience qu'elle a elle-même enfantées. Autrement dit, "elle croit chaque époque sur parole, sur ce qu'elle dit d'elle-même et pour quoi elle se prend." (L'idéologie allemande)."

    Cette présentation qui lie en un temps les réflexions marxistes de Karl MARX à Louis ALTHUSSER, permet à Georges LABICA d'introduire les problématiques d'autonomisation de la profession, du rôle des idéologues, du rôle de l'État, de l'idéologie scientifique... 

Même si elle est sujette, dans L'idéologie allemande même, à flottements, l'autonomisation de la profession est mise à jour à partir d'un cadre général : "Les individus sont toujours partis d'eux-mêmes, partent toujours d'eux-mêmes. Leurs rapports sont les rapports de leur procès de vie réel. D'où vient-il que leurs rapports accèdent contre eux à l'autonomie? Que les puissances de leur propre vie deviennent toutes-puissances contre eux? En un mot : la division du travail, dont le degré dépend de la force productive développée à chaque moment." (l'idéologie allemande). MARX précise que l'inversion idéologique, cette inversion qui fait penser l'individu   plus ou moins favorablement selon des rapports qui lui sont défavorables, est d'autant plus inévitable que le métier, de sa nature, s'y prête davantage. L'autonomie de la profession ne joue pas indépendamment de l'existence des classes. Elle se combine avec elle, car les conditions personnelles sont devenues les conditions communes et générales, pour toute classe, et l'individu leur est subordonné, comme la politique l'est au commerce. La contradiction entre rapports de production et forces productives se produit régulièrement dans l'histoire et introduit les conditions de révoltes et de révolutions.

Des individus, dans la division du travail, laquelle engendre une dichotomie entre travail intellectuel et travail manuel, sont dévolus à la conception et/ou à la transmission idéologique. Il se forme dans la société une différenciation entre "concepteurs idéologiques actifs" et "récepteurs passifs". Toute classe dominante possède ainsi ses professionnels du détachement, ses travailleurs de l'universel. Hommes de religion, hommes d'État, juristes, moralistes, lucides ou non de leur fonction, contribuent, chacun à leur place et parfois de façon concurrente, à la domination de cette classe, par la diffusion d'une idéologie dominante acceptée par tous, quel que soit leur rôle dans la division du travail.

       Les penseurs marxistes sont partagés entre la conception de l'idéologie comme simple reflet de cette domination matérielle et celle qui lui donne un rôle bien plus important, notamment à travers une réflexion sur l'État.

La fonction de l'idéologie est tout de même très tôt première, notamment dans Le Manifeste  du Parti Communiste. En effet, "le prolétariat, couche la plus basse de la société actuelle, ne peut se mettre debout, se redresser, sans faire voler en éclats toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle". Si les idées dominantes ne sont pas toujours les idées de la classe dominante, comment le prolétariat parviendra-t-il à affirmer sa propre idéologie, sa propre politique, sa propre domination? Notamment parce que le rôle de l'État est déterminant en la matière.

La formulation même de la question indique un certain flottement là aussi des textes de L'idéologie allemande au Manifeste du Parti Communiste. Georges LABICA voit deux possibilités de réponse, suivant certainement la force de ces idées dominantes, absolues et figées ou relatives et évolutives (notamment sous le coup des contradictions entre forces productives et relations de production). Mais notre auteur situe ces deux réponses possibles surtout dans la lecture de la société comme structure à deux étages (base/superstructure) ou comme structure à trois étages (Base/superstructure/formes de conscience). 

Dans le second cas, il s'agit d'un schéma scission-projection (autonomisation de l'IA). La classe qui règne sur les rapports de production impose grâce à l'État, sa domination sur l'ensemble de la structure. L'idéologie, c'est le reflet inversé d'un monde à l'envers, enchanté. L'image optique est inévitable, de l'alinéation au fétichisme, tous deux omniprésents.

Dans le premier cas, l'idéologie circule partout dans la structure sociale. Conscience des conflits et des pratiques, elle est conscience des maîtres qui veillent à conserver leur pouvoir, et conscience des dominés, qui tentent l'affirmation de leur identité, au travers même du miroir que leur tendent les dominants. Les premières revendications travaillent l'idéologie bourgeoise afin de la retourner contre elle-même : liberté-égalité-fraternité, justice sociale ; même le droit qui reste encore bourgeois, sous la dictature du prolétariat. de semblables rapports sociaux gouvernent les deux types de conscience et fixent leurs limites, sous le contrôle de la lutte des classes. Il est donc bien une histoire de l'idéologie, une pratique prolétarienne possible.

En fait, les deux logiques se croisent sans parvenir à se recouvrir complètement. En fin de compte, puisque l'idéologie dominée est nécessairement à la fois forme de soumission et forme de lutte, la reproduction des rapports sociaux, la lutte des classes, découpe le lieu, par excellence contradictoire, où la politique prolétarienne s'efforce de briser le glacis des appareils idéologiques. L'affirmation de l'autonomie de la classe dominée se confond avec la mise au jour de la tendance communiste inhérente au Mode de Production Capitaliste. Elle est le véritable enjeu du renversement de la domination, au coeur, aussi, des rapports capitalistes. 

Il s'agit alors, pour un certain nombre d'auteurs, au premier rang LÉNINE, d'établir, via la maitrise sur l'idéologie, l'hégémonie du marxisme. La classe ouvrière, et LUXEMBOURG écrit à peu près la même chose, doit s'élever à la conscience de l'ensemble de la structure sociale, pour elle-même entreprendre la production d'une idéologie correspondante à ses intérêts, et finalement à ceux de la société toute entière. Son idéologie se fait le véhicule d'une science et lie indissolublement théorie révolutionnaire et mouvement révolutionnaire. La conscience de classe, d'abord comme "conscience adjugée" (LUKACS, Histoire et conscience de la classe, Éditions de Minuit, 1960), est maîtrise de rationalité et des possibles révolutionnaires. La pratique politique est, dès lors, définie par le duel, dans tous les sens du mot. A la considération de l'englobement de la lutte par les idées dominantes, si visiblement négligée (toujours selon LABICA) par LÉNINE (qui parait ignorer le fétichisme de la marchandise), est substituée la dénonciation permanente des contaminations et des rechutes, de la part des S-D (droite démocrate russe), sous l'effet de l'idéologie bourgeoise, qu'elles soient imputables aux influences petites-bourgeoises ou au rôle des intellectuels. le concept d'idéologie, par voie de conséquence, se sépare de celui de superstructure, le parti, tel le prolétariat du Manifeste, s'érige en contre-société, en État dans l'État. L'opposition science/idéologie s'est déplacée dans la vulgate marxiste, elle est devenue esprit de parti, science de parti.

   L'ancienne contradiction, du même coup, se retrouve, à laquelle les sociétés socialistes, ou, plutôt, leur réalité postérieure à 1917, vont donner un tour nouveau. Prise au pied de la lettre, la liaison idées dominantes/classe dominante devient, chez elles, principe régulateur. D'où le règne de l'inculcation idéologique qui reproduit, de l'inverser, le processus de la domination bourgeoise : rôle de l'éducation, instauration de l'enseignement du marxisme-léninisme, propagande, censure... Le volontarisme de la production de l'"homme nouveau" peut aller jusqu'à attribuer aux facteurs idéologiques un rôle privilégié. Le "culte de la personnalité", ici et là, n'est nullement un accident, mais le résultat d'un système. La surrection, dans le marxisme vécu, des nationalismes, pouvant aller jusqu'à des conflits armés entre pays socialistes, en est un autre. La résistance des contradictions réelles, au premier chef celle de l'autonomie ouvrière, corrobore ces phénomènes.

Plus généralement, le danger, déjà perçu par LABRIOLA d'une idéologisation du marxisme, s'en trouve confirmé, - la "science" se change en dogme et même en catéchisme. C'est vrai dès le moment où l'analyse des rapports de force, assurée par le parti, subit son inévitable transfert en mots d'ordre et en slogans ; ce l'est davantage encore, lorsque le centralisme démocratique fonctionne comme la clef d'un mécanisme, où "les cadres décident de tout" (STALINE, Les questions du léninisme, Éditions sociales, 1947), où le parti "chef politique de la classe ouvrière" a toujours raison.. 

    Il s'ensuit une véritable perversion du marxisme vécu, les analyses idéologiques prenant le pas sur l'analyse des réels rapports de production et des forces productives. A un point que l'on pourrait penser que le parti croie en définitive qu'il suffit de penser et de faire penser le communisme pour le réaliser... L'idéologie fonctionne alors selon le même régime, qu'avant la victoire politique des partis communistes : une déformation de la réalité, qui permet toujours d'agir, au profit d'une autre classe dominante.

Avec la difficulté que l'idéologie n'est plus aussi prégnante qu'autrefois lorsqu'elle était tout simplement au service du système capitaliste, qu'il faut plus de répétition pour qu'elle semble refléter la réalité, car après la réfutation et la mise au jour du fonctionnement de l'idéologie "capitaliste", n'importe laquelle d'autres qui la suive n'ont plus la même efficacité, ne serait-ce qu'au niveau psychologique. Le travail du marxisme a finalement réduit les possibilités qu'une idéologie dominante domine l'ensemble des acteurs "actifs". Il faut maintenant un appareil matériel répressif bien plus conséquent et une censure bien plus lourde qu'auparavant pour que des idées opposées ne se développent pas. La multiplication des canaux d'information fait qu'on est de toute façon entrer dans une période qui ne permet plus la même hégémonie idéologique qui s'inscrive dans la durée. Après le travail des oeuvres sur la religion, le travail des oeuvres, notamment marxistes sur les idéologies (souvent, en effet de boomerang, du fait de ses adversaires) mettent les idéologies constamment les unes contre les autres, chaque classe sachant ce qu'est une idéologie, ses nécessités et ses failles, ce qu'elle charie de tout temps, un ensembles de théories vraies et fausses. Ce travail des oeuvres n'est pas terminé, il se livre sur d'autres plans que sociaux, il pointe toujours le doigt vers des vérités un temps admise par presque tous, et en détruit à plus ou moins long terme les ressorts, oblige à délimiter le vrai du faux, le vraisemblable de l'invention...

 

Georges LABICA, article Idéologie dans Dictionnaire critique du marxisme.

 

PHILIUS

Relu le 28 juin 2022

Partager cet article
Repost0
1 juillet 2016 5 01 /07 /juillet /2016 08:47

   Même si beaucoup d'adversaires du marxisme pointent surtout l'athéisme de ses propositions, on ne peut pas dire que la question religieuse soit une question centrale dans l'oeuvre de Karl MARX. C'est surtout l'immense champ sociohistorique marqué par la domination politique, l'oppression sociale, l'exploitation économique et l'aliénation des hommes qui l'occupe. La critique continuée de la religion considérée en elle-même est présente qu'en tant que épiphénomène de la question sociale, sa solution se trouvant dans la résolution de cette dernière.

   Prenant acte de ce fait, Yvon QUINIOU dégage de son oeuvre un certain nombre d'indications qui permettent de penser que, pour le fondateur du marxisme, somme toute également pour beaucoup de ses continuateurs,  la religion  est une expression de l'aliénation. Dans la Critique du programme de Gotha (1875), dans l'intension bataille des idées chez les socialistes, Karl MARX prend nettement position sur la liberté de conscience religieuse, à propos de laquelle le mouvement ouvrier révolutionnaire doit "aller au-delà" afin de se libérer de la fantasmagorie religieuse.

   La question sociale ne peut être réglée tant que le problème posé par la religion demeure. Dès sa Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), MARX aborde la question de la religion d'un point de vue qui est de part et part résolument critique (voir Sur la religion, éditions sociale). tout en prenant acte du fait que la critique de la religion, qu'il assume, a été opérée en Allemagne (Feuerbach) et qu'il n'est pas besoin de la développeer davantage dans le détail. Il ajoute que que l'on a aussi, tendance à oublier, que "la critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique". Yvon QUINIOU explique cette affirmation en tenant compte de ses écrits ultérieurs :

"Commençons par l'idée primordiale, quoique implicite ici faute du vocabulaire adéquat, que la religion diffuse des représentations idéologiques du réel, au service d'intérêts dominants (ce que n'indique pas précisément le texte), qui le masquent et empêchent donc qu'on se révolte contre lui (Marx et Engels, Sur la religion, Éditions sociales). C'est pourquoi affronter le réel dans ses contradictions, ses effets délétères sur les hommes, pour pouvoir le transformer dans un sens meilleur, suppose préalablement que l'on se débarrasse de ces représentations : toute critique qui ne s'en prendrait pas d'abord à celles-ci ne pourrait qu'échouer, faute d'appréhender la réalité en toute lucidité, de la connaitre telle qu'elle est, hors de toutes sublimations et justifications religieuses. La critique de la religion est donc bien "la condition préliminaire de toute critique" - sous entendu : de toute autre critique visant la réalité elle-même, hors de la sphère religieuse et de ses fantasmagories mystifiantes. (...) Dès lors que l'homme a compris que la religion ne lui offre qu'une satisfaction imaginaire ou apparente dans un autre monde parfaitement fictif, de ses aspirations réelles (Feuerbach est encore proche), il se détourne d'elle pour chercher une satisfaction effective dans ce monde-ci, hors des illusions de réalisation de soi que la religion lui offre. La critique de la religion est donc bien le moment théorique indispensable et inaugural d'une transformations pratique du rapport de l'humanité à sa propre vie, pour autant qu'il la souhaite libérée de tout ce qui est inutile."

Le processus qui rend la religion inutile commence d'abord d'ailleurs par une considération toute matérielle dans la vie des hommes : elle n'offre pas de solution ni à la maladie ni à la misère... et donne des indications fausses sur la réalité de l'univers matériel. C'est par la constatation des réalités physiques, directement liée à des nécessités pratiques, découverte par l'expérience renouvelée des phénomènes que se constate d'abord l'inutilité de la religion, avant d'en venir à des considérations philosophiques de premier plan et même à des considérations politiques liées à la constatation des intérêts réels des hiérarchies religieuses. 

C'est à cela que veut revenir Karl MARX, comme s'il estime que faire la critique sur le fond de la religion comme le fait FEUERBACH, en décrivant cette projection de l'Homme dans le divin, saute en quelque sorte une étape, pourtant à l'origine de cette critique, la critique socio-historique de la religion. Pour lui, la démystification de la conscience religieuse n'a pas son but en elle-même, elle n'a de sens que dans la perspective d'une émancipation des hommes par rapport à leurs conditions de vie. Avant le fonctionnement idéologique, c'est l'origine socio-historique qui l'intéresse, même si les deux sont liés. La détresse matérielle des hommes, contre laquelle la religion proteste, est d'abord socio-historique, et dans la tradition marxiste, elle est souvent strictement socio-historique. Yvon QUINIOU pointe d'ailleurs là une faiblesse , une "carence" de l'explication marxienne : la détresse en question n'est pas uniquement socio-historique, elle est aussi une détresse métaphysique face à sa condition d'être mortel, et c'est l'oubli de cette facette qui conduit à des déconvenues graves dans les politiques religieuses des régimes politiques qui se réclament du marxisme. 

Ce contre quoi s'élève Karl MARX et Freidrich ENGELS, c'est le caractère illusoire d'une stricte consolation dans l'imaginaire offerte par la religion.

L'expression "opium du peuple" pour la religion, métaphore bien connue, est souvent assez mal comprise. Elle est bien une atténuation de la perception de la souffrance réelle, mais la religion ne guérit pas de cette souffrance. Elle constitue un opium du peuple et pas seulement un opium pour le peuple, en ce sens qu'il serait sciemment fourni par les puissants comme une idéologie consolatrice. Tout le peuple, dans son entier, est soumis à cette idéologie : le peuple souffrant, à  se donne à lui-même, à partir de ses conditions d'existence, la religion. La subjectivité souffrante du peuple, en dehors des intentions conscientes des autorités religieuses, constitue une origine objective du phénomène religieux. La religion est comprise comme processus social global qui l'englobe et qui la dépasse, dont le peuple est la victime, à la fois partie prenante et partie prise. Cette analyse déporte sur une critique plus large, sur les conditions mêmes de l'origine de la religion, les éléments de la détresse matérielle.

En même temps, dans le texte, notre auteur relève le changement radical de statut, d'explication, il devient normatif et formule l'exigence d'abolir, de supprimer la détresse réelle (compris comme uniquement matérielle). Il s'agit de supprimer les conditions sociales qui produisent le phénomène religieux, à savoir l'aliénation sociohistorique de l'homme, des hommes en fait. Car dans ce même mouvement, notamment dans les thèses sur Feuerbach, les fondateurs du marxisme veulent chasser l'abstraction que le philosophe fait dans sa critique. Il s'agit toujours de l'Homme en général, qui se projette dans le divin. Or, dans la réalité socio-historique, ce sont des hommes qui vivent, qui coopèrent et qui se combattent. Contre l'humanisme, dont témoigne aussi toute la philosophie des Lumières, qui met entre parenthèses les conditions sociohistoriques aussi bien de la religion que de la raison qui la critique, ils entendent (dans l'Anti-Duhring comme dans L'idéologie allemande) remonter aux structures économiques d'une société, pour comprendre, à chaque époque, sa superstructure institutionnelle et intellectuelle, donc ses idées religieuses. Il s'agit de mettre fin aux divers aspects de l'aliénation collective de l'humanité et non seulement d'une aliénation de l'homme individuel dans son rapport à lui-même. Leurs analyses ultérieures sur ces structures économiques sont constamment à relier avec leur critique de la religion, qui est une forme, une facette, de l'idéologie globale qui empêche l'humanité de s'émanciper et de s'attaquer aux causes de sa misère matérielle. Dans Le Capital, ils notent qu'il ne suffit pas de s'attaquer au fond humain, technologique et sociohistorique, des "conceptions nuageuses des religions", mais aussi de faire le chemin inverse et monter comment ce "fond" terrestre peut engendrer ces conceptions qui donnent une "forme éthérée" aux conditions de la vie qui les suscitent. 

Yvon QUINIOU  indique deux conséquences pratiques qui s'ensuivent de ces considérations :

- On peut envisager, rationnellement et scientifiquement, une disparition progressive de la religion, sur la base de processus historiques à venir qu'aucune des critiques  antérieures de celle-ci ne pouvait concevoir : elle est possible et ce n'est possible que si l'on envisage la disparition historique de ses causes. Un monde post-religieux est pensable dès que l'on songe qu'un monde sans aliénation est lui-même historiquement possible.

- Pour y parvenir, on ne peut se contenter d'interdire la religion au nom de la conscience critique que l'on peut en avoir. ENGELS, contre DÜHRING, récuse cette solution comme irréaliste. L'explication de son lien à l'aliénation nous oblige à y voir un phénomène objectif d'un poids tel que l'appel à des mesures visant seulement à transformer la conscience humaine ne saurait la faire disparaitre. Comme Maurice GODELIER l'analyse (voir l'entretien dans la revue Raison présente n°18, 1971), l'aliénation religieuse n'a pas son fondement "ni dans le sujet, ni dans la conscience", elle n'est qu'un effet dans la conscience, et par conséquent le combat antireligieux doit toujours changer de terrain d'avec elle et se porter prioritairement sur le plan politique de la lutte contre le capitalisme.

  Mais Yvon QUINIOU n'est en pas complètement convaincu : la religion opère aussi à travers des institutions, comme idéologie, et on ne faire le naïf en ignorant que les hiérarchies religieuses participent matériellement à la domination capitaliste. Elles participent à la lutte idéologique, elle-même partie d'une lutte globale des classes.

Entre des positions (marxistes également)

- qui appuient la nécessité, comme maintien du lien social général, d'une religion après une réflexion ample sur le rôle historique du christianisme, bien plus nuancé que la constatation de participation à la domination capitaliste (cette religion porte aussi dynamiquement les idées de progrès social et d'émancipation...) (GRAMSCI)

- et d'autres (Bernard GROETHUYSEN, Louis ALTHUSSER), qui considèrent les appareils idéologiques d'État (AIE), auxquels participent la religion, comme lieux d'élaboration et de diffusion de l'idéologie dominante (avec ses contradictions éventuelles) dans l'ensemble de la société et estiment nécessaire de trouver d'autres formes de lien social général que la religion,

Yvon QUINIOU préconise, dans une attitude de laïcité intransigeante, de remplacer ces AIE, dans le processus révolutionnaire par des institutions (éducatives) qui diffusent une morale d'émancipation.

   Mais il semble bien - malgré les réflexions croisées et contradictoires de par exemple André TOSEL (Du retour du religieux), de Régis DEBRAY (Critique de la raison politique), de Karl SCHMITT, de Louis ATLHUSSER, d'Ernst BLOCH et de Maurice GODELIER sur le conflit, entre groupes et entre individus (micro-conflictualité) - qu'il ne tranche pas réellement, notamment pour ne pas tomber dans une "religion naturelle", expérimentée au XVIIIe siècle (révolution française).

    Pour y voir plus clair, on ne peut selon lui restreindre le champ des causes qui alimentent la religion à l'élément socio-historique, car il est lui-même surdéterminé par la psychologie humaine, voire débordé par des facteurs qui ont peut-être leur autonomie propre, à savoir les facteurs mis à jour (toujours selon lui) notamment par NIETZSCHE et par FREUD. La lutte des classes ne peut être le seul critère qui détermine une politique d'émancipation.

 

Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014. 

 

Relu le 29 juin 2022

Partager cet article
Repost0
27 juin 2016 1 27 /06 /juin /2016 08:19

     Karl MARX expose une conception des relations entre rapports de production, forces productives, superstructures juridique/politique et formes de conscience qui alimente une grande partie de la réflexion des auteurs marxistes et non-marxistes tout en n'épuisant jamais le sujet.  

 

Un primat accordé à la sphère économique

   Les problématiques marxistes tournent autour des relations des différents éléments d'une société, étant donné un primat accordé aux forces économiques. Chacun s'efforce de clarifier ce qu'on entend par rapports de production et forces productives, qui forment la base de la société, ce qu'on entend aussi par superstructure juridique et politique et enfin ce qu'on entend par formes de conscience. Les auteurs mettent l'accent, tout en respectant un schéma général, sur l'une ou l'autre de ces composantes, l'idéologie prenant parfois une très grande place, parfois à importance égale aux rapports de production et aux forces productives. Les relations entre ces différentes instances, l'ensemble formant le matérialisme ; les contradictions existantes entre forces productives et rapports de production définissant le procès révolutionnaire et provoquant le "bouleversement" de toute la formation économico-sociale ; l'hétérogénéité de ce bouleversement étant double (du point de vue de sa connaissance et du point de vue de sa temporalité, font l'objet de développements différents de la part de ces auteurs.

Ce qui brouille la compréhension du système théorique dans son ensemble, alors que pourtant le programme de recherches exposé dès 1859 par Karl MARX est relativement clair, et qu'il s'y tient la plupart du temps dans toute l'oeuvre ultérieure, tient beaucoup aux rivalités sur la scène politique, rivalités qui prennent parfois un tour très violent, et également, à l'usage immodéré chez certains de formules, bien qu'élégantes littérairement, mêlant comparaisons, métaphores et allégories. Ce qui fait qu'il faut parfois éviter, une fois que les considérations d'ordre historiques sont épuisées, les écrits de LÉNINE et de STALINE...

 

Le programme des fondateurs du marxisme

     "Toute la tradition marxiste, note Georges LABICA, est obsédée par un unique texte de 1859, la  Préface de la Contribution à la critique de l'économie politique, sur l'enjeu de l'interprétation matérialiste de l'idéologie, pour laquelle le vieil ENGELS est si ardemment sollicité, notamment par les dirigeants de la Seconde Internationale, et dans laquelle s'engouffrent, devant la perspective d'un domaine inachevé, la plupart des théoriciens." Les concepts, écrit l'un des coordinateurs du Dictionnaire critique du marxisme, "notions et images avancés dans le cadre d'une telle recherche en traduisent les incertitudes et les apories. Ils proposent un éventail complet des attitudes adoptées par les théoriciens du marxisme en quête d'une théorie générale de l'idéologie - évolutionnisme, positivisme, néo-kantisme, École de Francfort... Engels lui-même, pour apprécier la distance base-superstructure, devra recourir à des médiations, évoquant ici l'altitude ou les "anneaux intermédiaires", qui complexifient et obscurcissent (obscurcissent plutôt selon nous) les processus, là, le phénomène d'annexion de certaines formes idéologiques par une dominante (exemple la théologie du Moyen-Age), ailleurs, l'autonomie, plus ou moins relative, de l'idéologie. Le souci méthodologique de la déduction interroge, de façon lancinante, la détermination par la dernière instance, fait ressurgir constamment la métaphore de la mise à l'envers et de l'interversion et renvoie à la dialectique comme à l'ultime secours.

Antonio Labriola (1843-1904), (philosophe et homme politique italien, l'un des fondateurs du marxisme italien), reviendra sur le rôle passif-actif de l'idéologie, parlera d'analyse et réduction, de médiation et composition, proposera de nommer "psychologie sociale" et "terrain artificiel" le complexe de notions et de connaissances nécessaires pour penser le tout de la structure économique et de ses configurations historiques. Il assurera que le marxisme "est la négation nette et définitive de toute idéologie" et pourtant s'élèvera contre le traitement des idéologies comme "simples bulles de savon"."

La difficile maitrise du concept d'idéologie, chez Karl MARX et Friedrich ENGELS eux-même atteste du caractère largement ouvert de la théorie, aussi bien que les obstacles provoqués par des simplifications excessives. Entre les acceptions péjoratives dominantes chez les fondateurs et la positivité qui l'emporte chez LÉNINE, entre les réductions mécanistes et la primauté accordée aux superstructures, ces couples complémentaires, Georges LABICA propose de retenir la voie de l'analyse concrète des idéologies, à partir de leurs conditions de productions historiques et de leur jeu au sein des structures sociales dont elles ne sont pas dissociables, au lieu de s'enfoncer dans des métaphores et des métaphysiques croisées à des luttes internes dans les Partis dans les Internationales. A raison, il dit qu'à la nostalgie d'une théorie générale en forme, y compris pour le Mode de Production Capitaliste, on préfère les recherches spécifiées, dont la fécondité opérationnelle compense l'apparente modestie, qu'il s'agisse de "conceptions du monde", et, en ce sens, du marxisme historique lui-même, ou de tel domaine dit "super-structurel". Il estime que "la définition d'une stratégie politique prolétarienne, à la différence de l'économisme comme de la philosophie de l'histoire, demeure enfin plus que jamais l'actualité du concept d'idéologie."

 

De nombreux auteurs contribuent au débat sur l'idéologie...

  Parmi les auteurs marxistes qui donnent les plus grandes contributions au débat sur l'idéologie, citons encore :

- Gueorgui PLEKHANOV (1856-1918), révolutionnaire et théoricien russe, fondateur du mouvement social-démocrate en Russie, dans son débat avec Antonio LABRIOLA (voir notamment Raison présente, n°51, juillet-août-septembre 1979) retrouve des notions analogues (médiations, psychologie sociale, "chainons intermédiaires"), en conteste d'autres (la "race"), insiste, lui aussi, sur l'intérêt d'une dialectique qui évite l'aplatissement sur l'économie, relève l'intervention des classes dans la transformation des idéologies et souligne l'idée de dominance idéologique. Son point d'appui, toujours le texte de 1859, où il lit : "Les rapports de production sont un effet et les forces productives une cause", le conduit à l'alternative suivante : "Du point de vue de la théorie des facteurs, les sociétés humaines seraient un fardeau pesant que des "forces" distinctes - morale, droit, économie... - tireraient à hue et à dia sur le chemin de l'histoire. Du point de vue de la conception matérialiste moderne, les choses prennent un bien autre tour. Les "facteurs" historiques se révèlent de pures abstractions. Et lorsque leurs brumes se dissipent, il devient clair que les hommes ne font pas une multiplicité d'histoires distinctes - du droit, de la morale, de la philosophie, etc - mais une seule histoire, celle de leurs rapports sociaux, conditionnés par l'état des forces productives à chaque instant. "Ce qu'on appelle idéologie, c'est seulement le reflet multiforme dans les esprits de cette histoire une et indivisible".

- Nikolaï BOUKHARINE (1888-1938), intellectuel et homme politique soviétique, critique aussi cette "théorie des facteurs", établit une distinction entre superstructures et idéologie, faisant de la seconde un cas particulier des premières (La théorie du matérialisme historique, Anthropos, 1967), pour aboutir au constat des nombreuses "dépendances" entre base et superstructure, entre superstructure et idéologie, etc, et à la remarque qu'il existe, chez Karl MARX, une corrélation et une correspondance entre mode de représentation et mode de production.

- Antonio GRAMSCI (1891-1937), écrivain et théoricien politique italien, un des fondateurs du Parti Communiste Italien, reprenant Antonio LABRIOLA, fait grief à Nikolaï BOUKHARINE de demeurer "englué dans l'idéologie", distingue entre "idéologies organiques", nécessaires à une certaine structure et "idéologie arbitraires", et, lecteur, à son tour, du texte de 1859, prend comme fil conducteur que "c'est sur le terrain de l'idéologie que les hommes deviennent conscients des conflits qui se manifestent dans le monde économique" (L'anti-Boukharine, Éditions sociales, 1983). Récusant l'assimilation de l'idéologie à la psychologie, GRAMSCI l'intègre à l'unité de base-superstructure, qui lui confère une efficacité matérielle. Ses concepts d'hégémonie et de bloc historique demeurent l'apport le plus neuf et le plus fécond, depuis le "résumé" de MARX.   

George HOARE et Nathan SPERBER indiquent la réelle originalité de la nation d'idéologie chez GRAMSCI. Le marxiste italien lui donne une ampleur nouvelle. Dans une note des Cahiers de prison, "Le concept d'idéologie", il retrace d'abord l'histoire du terme : apparu d'abord dans l'école sensualiste (matérialiste) française du XVIIIe siècle, le mot signifie alors, comme son étymologie le suggère, science des idées, au sens de l'analyse de leurs origines. Rapidement, pourtant, la définition se déplace vers l'acception de "systèmes d'idées". C'est cette dernière manière que MARX et ENGELS emploient le mot dans leur Idéologie allemande (1846), qui définit l'idéologie comme une espèce d'illusion collective, ou plus exactement comme un voile trompeur masquant la réalité conflictuelle et contradictoire des rapports de production sous des principes universalistes (du type "liberté", "égalité", "fraternité"). Antonio GRAMSCI choisit d'assumer entièrement la centralité du concept d'idéologie dans sa propre réflexion. Tout en reprochant à la tradition marxiste de lui avoir assigné un sens négatif et péjoratif, il ne voit pas dans l'idéologie une forme dégradée de la conscience humaine en milieu bourgeois. Il identifie cette notion à la culture même de la société, appréhendée sous son aspect de "conception du monde". Sa surface sociale est donc très vaste et, à l'image de la "haute philosophie", l'idéologie est intimement mêlée au sens commun et aux pratiques de vie quotidienne de la population. GRAMSCI écrit que l'idéologie est ainsi "une conception du monde qui se manifeste implicitement dans l'art, dans le droit, dans l'activité économique, dans toutes les manifestations de la vie intellectuelle et collective". L'idéologie, loin d'être un reflet déformé des données sociales matérielles, en tant que tel privé de puissance autonome dans l'histoire, est une donnée active et opérante dans le cadre d'une praxis politique, qui existe sous une forme aussi bien progressiste que réactionnaire selon les objectifs des groupes sociaux dont elle guide et accompagne les combats. Dans la lutte politique, l'idéologie est aussi un facteur d'union, capable de mobiliser ensemble des factions sociales hétérogènes sous des mots d'ordre universalistes. A ce titre, l'idéologie est un ingrédient essentiel de tout mouvement "national-populaire". 

GRAMSCI se réfère à plusieurs reprises dans les Cahiers au rôle historique de l'idéologie. Instrument d'unification sociopolitique, l'idéologie doit aussi être comprise comme un terrain de lutte dans le monde de la culture. En tant que producteur d'idées et critique culturel, l'intellectuel organique que GRAMSCI entend vouloir construire notamment par l'éducation, est un combattant au nom de l'idéologie dont il s'est fait le porte-parole (celle du Parti communiste). Qu'est-ce qui confère sa force historique à telle idéologie, et pas à telle autre? Antonio GRAMSCI distingue d'un côté des "idéologies historiquement organiques, c'est-à-dire nécessaires à une certaine structure" et des "idéologies arbitraires, rationalistes ou "voulues"". On retrouve dans cette dichotomie le postulat marxiste auquel GRAMSCI reste fidèle dans toute son oeuvre : les idéologies qui se rapportent aux données fondamentales de la structure (économique) de la société, qui accompagnent donc l'un des deux camps en présence dans la lutte des classes, sont les seules "organiques", les seuls éléments essentiels de la lutte politique. Du côté du prolétariat, il s'agit évidemment du marxisme, soit ce qu'il appelle la "philosophie de la praxis". Ailleurs, il existe une pléthore d'idéologies, certaines sont le produit de brillants penseurs isolés. Quelle que soit leur profondeur, quelle que soit leur finesses, GRAMSCI n'hésite pas à qualifier ces idéologies secondaires d'"arbitraires", car elles sont incapables de s'arrimer aux grandes praxis collectives qui font et défont l'histoire. 

    La postérité de la théorie générale est considérable et même chez les auteurs se déclarant anti-marxistes, elle demeure incontournable.

Elle suit plusieurs chemins : de critique littéraire (LUKACS, GOLDMANN) et esthétique (ADORNO), d'enquêtes historiques (sur les "mentalités" : MAUDROU, DUBY, BRAUDEL ; sur les "épistêmés" : FOUCAULT), anthropologiques (La pensée sauvage de LÉVI-STRAUSS) et sociologiques (BOURDIEU) ; au carrefour de la psychanalyse ("surdétermination", "inconscient", "fausse conscience"), de la linguistique ("formations discursives") et de la sémiologie (voir les premiers textes de BARTHES).

Sur ce dernier plan, Mikhaël BAKHTINE (1895-1975), historien et théoricien russe de la littérature, marque les esprits avec sa définition : "La réalité des phénomènes idéologiques est la réalité objective des signes sociaux. Les lois de cette réalité sont les lois de la communication sémiotique et sont directement déterminées par l'ensemble des lois sociales et économiques. La réalité idéologique est une superstructure située directement au-dessus de la base économique. la conscience individuelle n'est pas l'architecte de cette superstructure idéologique, mais seulement un locataire habitant l'édifice social des signes idéologiques" (Le marxisme et la philosophie du langage, Editions de Minuit, 1977 - A noter l'existence d'une polémique sur l'oeuvre de cet auteur, voir Bakhtine démasqué : Histoire d'un menteur, d'une escroquerie et d'un délire collectif, BRONKHART et BOTA, 2011, et la réception très défavorable de ce pamphlet par l'ensemble du monde universitaire... voir sur cette dernière la revue Semen, n°33, 2012 ). 

 

Georges LABICA, Idéologie, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1999.

Georges HOARE et Nathan SPERBER, Introduction à Antonio GRAMSCI, La Découverte, 2013.

Karl MARX, Introduction à la critique de l'économie politique, 1859.

 

Actualisé et complété le 11 Août 2016. Relu le 30 mai 2022.

 

PHILIUS

 

Partager cet article
Repost0
26 juin 2016 7 26 /06 /juin /2016 08:30

     A l'inverse de l'oeuvre de Max WEBER, un peu trop enrôlée dans une lutte contre le marxisme, celle de Vilfredo PARETO (1848-1923), sociologue et économiste italien, comporte des analyses précises sur l'idéologie. Auteur de plusieurs ouvrages d'économie politique, connu pour sa définition du concept d'optimum économique favorable à un système libéral, il consacre une grande part de sa sociologie à une critique de l'idéologie. Une de ses quatre grandes oeuvres, Les systèmes socialistes (1902-1903), est en réalité un traité de critique idéologique ; sur les 13 chapitres de son Tratto di sociologia generale (1916), au moins 10 sont consacrés aux problèmes liés à l'individualisation et à la critique de l'idéologie. 

   Revenir à PARETO, comme on est revenu à WEBER (Idéologie 7), c'est préciser les contours des critiques de l'idéologie.

   Il réfléchit lors de sa recherche autour de concepts d'actions logiques étudiées à travers l'économie et d'actions non-logiques étudiées par la sociologie.

Les actions logiques, dont le but objectif est identique au but subjectif, articulent les moyens à des fins objectivement et subjectivement. Figurent là les actions de l'homo economicus.

Les actions non-logiques, dont le but objectif diffère du but subjectif, n'articulent pas ni objectivement ni subjectivement les moyens à leurs fins. Ces dernières actions sont appelées actions non-logiques du 1er genre, car existent des actions non-logiques (2ème genre) qui articulent des moyens à des fins subjectivement mais non objectivement (PARETO indique là la magie, la danse rituelle de la pluie... Existent également des actions non-logiques (3ème genre), qui à l'inverse, articulent objectivement des moyens à des fins sans le faire subjectivement : actions instinctives, ou réflexes. Enfin existent des actions non-logiques dites du 4ème genre qui articulent objectivement et subjectivement les moyens à des fins, où le sujet accepterait le but objectif s'il le connaissait, et/ou où le sujet refuserait le but objectif s'il le connaissait.

Dans le Manuale, à la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif se superpose la distinction plus précise entre relation objective et relation subjective ; la relation objective est la relation qui existe entre deux réels. La relation subjective est celle qui se forme dans l'esprit de l'homme et qui existe non entre deux réels mais entre deux concepts. Quand la relation subjective correspond à la relation objective, on a une théorie scientifique ; quand il n'y a pas correspondance, elle ne l'est pas. A ce genre de théories non scientifiques appartient la majeure partie des théories sociales élaborées jusqu'ici et le premier devoir de la sociologie est d'en montrer le manque de fondement et l'inconsistance.

Au sujet des acteurs sociaux, PARETO distingue toujours dans les classes sociales masse et élite, l'élite étant séparée elle-même entre élite non gouvernementale et élite gouvernementale (Traité de sociologie générale). De la masse montent constamment de nouvelles élites que l'élite en place a le choix de combattre ou d'intégrer jusqu'à ce qu'elle soit finalement défaite et remplacée. Et c'est cette lutte qui fait l'histoire. La séparation entre élite et masse s'observe dans toutes les sociétés et la répartition des richesses est inégale partout dans des proportions similaires. La seule façon d'enrichir les plus pauvres est donc d'enrichir la société toute entière plus vite que sa population ne s'accroit, conception qui ne diffère guère de beaucoup d'auteurs (MALTHUS par exemple) qui se sont penchés sur les problèmes démographiques. Ces idées attirent les tenants des hiérarchies sociales qui pensent uniquement en terme de circulation des élites (Nouvelle Droite en France).

     Noberto BOBBIO (né en 1909), philosophe politique et philosophe du droit, dans son Saggi sulla scienza politica in Italia (Laterza, 1971-1996), consacre une partie de son ouvrage aux liens entre MARX et Vilfredo PARETO sur la question de la théorie de l'idéologie.

La distinction entre actions logiques et actions non-logiques  est prédisposée à servir de base à une théorie de l'idéologie.

Vilfredo PARETO est inspiré pour la question de l'idéologie surtout à travers les écrits marxistes de Antonio LABRIOLA (et de CROCE également). Son effort dans les Systèmes pour démontrer le manque de valeur scientifique des théories socialistes anciennes et modernes peut être interprété comme une tentative de leur appliquer la critique des idéologies qu'il pense avoir appris du réalisme marxiste.

"Ce programme de travail, écrit BOBBIO, se développe, comme cela apparaît déjà dans l'Introduction aux Systèmes, dans une véritable théorie des phénomènes sociaux, fondée sur la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif. Phénomène objectif est le fait réel, qu'il est du devoir de la recherche scientifique de découvrir et de déterminer ; phénomène subjectif est la forme sous laquelle notre esprit le conçoit et cette forme est souvent, pour des raisons multiples, psychologiques, historiques, pratiques, une image déformée. La critique historique, pour atteindre à la découverte des faits réels, doit reconstituer l'objet au delà de l'image déformée que souvent nous nous en faisons. Cette opération est difficile, spécialement dans l'étude de la réalité sociale, parce que souvent les hommes, n'ayant pas conscience des forces qui les poussent, attribuent à leurs actions des causes imaginaires différentes des causes réelles."

On peut mesurer combien sa conception des théories non logico-expérimentales se rapproche de la théorie de l'idéologie de MARX. PARETO se révèle singulièrement intéressé par le problème du lien qu'en termes marxistes on nomme le lien entre l'être et la conscience. Autant il accepte le principe marxien selon lequel ce n'est pas la conscience qui détermine l'être, mais l'être qui détermine la conscience, autant il diverge fondamentalement de MARX dans la manière de comprendre l'être. De l'acceptation de ce principe naît le canon méthodologique qui caractérise une partie notable de son oeuvre, selon laquelle on s'approche de la réalité effective d'autant plus qu'on rompt la croûte des fausses représentations qu'elle a dans la conscience des hommes. BOBBIO précise que PARETO n'a vraisemblablement pas lu L'idéologie allemande. Dans un célèbre passage de ce livre, MARX avait écrit : "on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'on dit, pense, s'imagine, se représente à leur sujet, pour en arriver à l'homme en chair et en os ; c'est à partir des hommes réellement actifs et de leur processus de vie réel que l'on expose le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus". BOBBIO estime que si PARETO avait pu connaitre ce passage, "il aurait pu en faire une devise de sa propre critique des théories sociales (y compris du marxisme)."

Tant chez MARX que chez PARETO, le phénomène de la conscience illusoire (fausse représentation produite de manière plus ou moins élaborée ne laissant entrevoir qu'une partie de la déformation de la réalité) se distingue de celui de la fausse conscience (fausse représentation produite sans que celui qui la produit ait conscience de sa fausseté, attribution d'un lien alors qu'il n'est qu'illusoire). Le thème de la fausse conscience est un des grands thèmes de la critique marxienne de l'idéologie : la mystification idéologique n'est pas une opération intentionnelle mais le produit des conditions objectives, en particulier de la lutte pour la domination. 

BOBBIO résume les différences de conception de PARETO et de MARX en trois points principaux:

- "La découverte de la pensée idéologique est liée chez Marx à une conception déterminée de l'histoire, caractérisée par la lutte des classes ; Pareto, à l'inverse fait de la pensée idéologique une manifestation pérenne de la nature humaine. (...) Ce qui, chez Marx, est un produit d'une forme déterminée de société, est devenu chez Pareto un produit de la conscience individuelle, objet non d'une analyse historique, mais psychologique. (...) Alors que chez Marx l'idéologie nait d'une nécessité historique, et est expliquée et justifiée historiquement comme instrument de domination ; chez Pareto, elle nait d'un besoin psychique (...), et elle est justifiée de manière naturaliste comme moyen efficace de transmission des croyances et des sentiments, aujourd'hui on dirait comme "technique de consensus". (...)".

- "En tant que l'idéologie exprime des intérêts de classes qui sont des intérêts particuliers, le procédé typique de la déformation idéologique selon Marx est la fausse universalisation, c'est-à-dire de faire apparaitre comme valeurs universelles des intérêts de classes, comme des rapports naturels et objectifs des rapports liés à des conditions historiques déterminées. En tant que l'idéologie nait d'un besoin d'obtenir le consensus d'autrui à nos désirs, ce que Pareto appelle "l'accord des sentiments", le procédé typique de la déformation idéologique est, pour ce dernier, la fausse rationalisation, c'est-à-dire faire apparaitre comme des discours rationnels des préceptes et des actions qui sont des manifestations de croyances, de sentiments, d'instincts irrationnels. (...)".

- "(...) Marx accomplit essentiellement une critique politique de l'idéologie, Pareto vise principalement une critique scientifique. Ceci explique le résultat différent que la critique de l'idéologie a chez l'un et chez l'autre ; chez Marx, elle est un des présupposés pour la formation d'une conscience de classe non idéologique ; chez Pareto, elle est simplement une méthode pour mieux comprendre comment sont les choses de ce monde, sans aucune prétention à en vouloir influencer les changements, pour interpréter le monde, selon la fameuse phrase de Marx, et non pour le changer. Ou mieux, précisément parce que l'homme est un animal idéologique et que l'idéologisation est un besoin de la nature humaine, la fausse conscience est une donnée permanente de l'histoire. La pensée révolutionnaire de Marx oppose une société libérée de la fausse conscience à la société historique dans laquelle la fausse conscience de la classe au pouvoir continue d'engendrer les instruments idéologiques de la domination ; la pensée du conservateur Pareto voit courir parallèlement la grande et monotone histoire des passions humaines, dont la fausse conscience est un instrument inéliminable, et une petite histoire privée, sans résultat et sans effet bénéfique, de quelques sages impuissants, qui connaissent la vérité mais ne sont pas en mesure de la faire triompher. A la grande histoire appartient aussi le marxisme, parce que la marxisme aussi, est, du point de vue de la petite histoire, une idéologie."

  Vilfredo PARETO s'intéresse très peu à la genèse de l'idéologie et réfléchit à partir d'une psychologie plutôt rudimentaire.

Sa contribution sur la structure de l'idéologie réside dans l'opposition entre théories logico-expérimentales et théories non logico-expériementales, et dans l'analyse ample des secondes. Il s'agit de rendre compte des vices inhérents à tout édifice idéologique, d'en découvrir le faux fondement et de dévoiler les faux décors sur lesquels il s'appuie.

Sur la fonction de la pensée idéologique, la contribution de PARETO réside dans la théorie des dérivations, thème important du Trattato. Il faut se référer à la distinction qu'il introduit entre les différents aspects sous lesquels une théorie peut être étudiée : l'aspect objectif, l'aspect subjectif et l'aspect de l'utilité sociale. Une des thèses récurrentes de son oeuvre est que les preuves logico-expérimentales persuadent en général moins que les raisonnements pseudos-logiques et pseudos-expérimentaux, en quoi consistent les dérivations. De là, celui qui se propose non de rechercher et de démontrer la vérité, mais de prêcher et faire assumer par les autres ses propres convictions se servira et ne pourra pas ne pas se servir des dérivations. Ainsi la fonction de la pensée idéologique sert à expliquer sa structure et non l'inverse. 

 

Noberto BOBBIO, Rivista internazionale di filosofia del diritto, XV, 1968?, traduction par Denis COLLIN, disponible sur son site personnel (2005)

Vilfredo PARETO, Mythes et idéologies (1891-1929), recueil de textes divers, Genève, Librairie Droz, 1966. Ce texte, sauf l'introduction, vu des problèmes de droits d'auteurs) est disposible sur le site Les classiques en sciences sociales. Les oeuvres complètes de PARETO sont disponibles chez le même éditeur, en 26 volumes, éditées en 1964-1982.

 

 

Relu le 31 mai 2022

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : LE CONFLIT
  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
  • Contact

Recherche

Liens