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3 juin 2016 5 03 /06 /juin /2016 09:55

   Louis ALTHUSSER est un philosophe français marxiste, à l'origine d'un important renouvellement de la pensées marxiste dans une perspective généralement associée au structuralisme; Il n'est réellement actif que jusqu'en 1980, car il sombre ensuite dans la folie (il tue sa compagne Hélène RYTMANN).

    Bien entendu, nombre de ses adversaires idéologiques contemporains ont "profité" des circonstances de la fin de sa vie pour tenter de discréditer son oeuvre. Il faut noter à ce propos que si l'on devait évaluer les oeuvres à l'aune des comportements de leurs auteurs, presque toute la littérature est à jeter. De ROUSSEAU, médiocre père de ses enfants à tous ces auteurs religieux dont les préceptes s'apparentent souvent à des confessions et mea culpa, la liste est longue des écrits moralisateurs ou moraux ou même politiques dont il faudrait se détourner...

 

Une carrière politique et philosophique de premier plan

    Après des études secondaires à Alger jusqu'en 1930, Louis ALTHUSSER suit sa famille à Marseille. Il y réalise des études au lycée Saint-Charles, puis ses classes préparatoires littéraires au lycée du Parc à Lyon en 1936, où il a comme professeur de philosophie Jean GUITTON avec lequel il noue une relation personnelle. Il est reçu en 1939 à l'École normale supérieure, avec le même professeur.

Durant toute sa jeunesse, il est un catholique fervent, politiquement à droite et même royaliste. La condamnation religieuse de de l'Action française l'éloigne du mouvement de MAURRAS. Il perd la foi en 1943, selon lui-même dans une confidence à Yann MOULIER-BOUTANG.

Mobilisé en septembre 1939 et fait prisonnier lors de la débâcle de l'armée française, il passe le reste de la guerre en Allemagne, au stalag de Schlewig, où il connait ses premiers troubles psychiatriques.

En 1945, il reprend ses études à l'ENS, reçu deuxième çà l'agrégation de philosophie en 1948. Devenu marxiste, il adhère alors la même année au Parti communiste.

La même année encore, devenu agrégé préparateur à l'ENS, il exerce une grande influence sur nombre d'étudiants dont beaucoup embrasseront le courant maoïste à la suite ds événements de Mai 68. Plusieurs d'entre eux sont en effet membres de l'Union des étudiants communistes (UEC), qui entre alors dans une crise débouchant sur la création en 1966, de l'Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC(ml)), dont Benny LÉVY et Robert LINHART, tous deux élèves de la rue d'Ulm et qui feront partie de l'EUC avant d'être les principaux fondateurs de l'UJC. Le rapport d'ALTHUSSER avec le PCF - qui a fait couler beaucoup d'encre) est ambigü : bien qu'il en reste un membre sa vie durant, il se heurte souvent au comité central ainsi qu'au philosophe et membre du bureau politique du parti, Roger GARAUDY.

Dès le début des années 1960, il publie des articles hétérodoxes, d'abord dans La Pensée, puis dans La Nouvelle Critique. En 1962, il est ainsi accusé par le sénateur et directeur de La Pensée Georges COGNOT d'être "pro-chinois" - c'est la grande période de "querelle" idéologique entre l'URSS et la Chine Populaire. Il se heurte aussi à des intellectuels comme Roland LEROY ou Lucien SÈVE, autre philosophe officiel, qui considèrent le structuralisme comme "philosophie de la désespérance" et prônent un "marxisme humaniste" qui fait l'objet des critiques de Michel FOUCAULT et d'ALTHUSSER (notamment en raison de son caractère individualiste et subjectiviste). ALTHUSSER rend paradoxalement hommage (mais ce n'est qu'un des nombreux paradoxes dans un véritable chassez-croisé de critiques entre philosophes marxiste ou marxisants...) à Henri LEFEBVRE dans son livre sur LÉNINE, et critique aussi durement son parti, en 1978, dans Ce qui ne peut durer dans le PCF.

       Ce qui ressort principalement de ses écrits dans cette période 1960-1975, c'est sa dure critique du stalinisme, à travers des interventions politiques et dans sa philosophie.

A Normal Sup, il invite notamment le psychanalyste Jacques LACAN, et aussi des philosophes, comme Alexandre MATHERON, marxiste d'orientation différente e celle d'ALTHUSSER, spécialiste de SPINOZA, et Gilles DELEUZE, autre grand lecteur du même philosophe. Dans une démarche opposée à celle du PCF d'alors, de dialogue entre plusieurs sensibilités marxistes ou marxisantes.

Son activité est déjà entravée par sa maladie, car il fait des séjours fréquents dans des cliniques psychiatriques (dépression mélancolique). Il devient en 1962 maitre-assistant et soutient une thèse sur travaux pour doctorat d'État ès lettres à l'Université d'Amiens, dix ans après avoir publié Lire le Capital (1965) avec ses élèves Étienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHEREY et Jacques RANCIÈRE, livre dans lequel il développe le concept de "lecture symptomale" afin d'expliquer la lecture marxienne d'Adam SMITH, montrant que si SMITH n'a pas vu certaines choses, ce n'est pas du fait d'un manque d'acuité, mais du fait du changement de problématique qu'il a induit, et qui l'a empêché de voir d'autres choses...

En 1967, il constitue, toujours à Normal Sup, le "groupe Spinoza", calqué, pseudonyme compris, sur le modèle des organisations plus ou moins clandestines assez nombreuses à l'époque (voir le livre de François MATHERON, Louis Althusser et l'impure pureté du concept, PUF, 2001). Alain BADIOU, qui prendra part à la création de l'UFC(ml), participe à ce groupe. Comme d'autres philosophes français de gauche, il est espionné par la CIA, mais les services secrets américains s'intéressent pratiquement à tout l'intelligentsia européenne (dans de certains accès de paranoïa mais aussi pour d'éventuels recrutements...)

 

Une oeuvre de renouvellement de la vision marxiste du monde

  Le philosophe français marxiste, membre du Parti Communiste Français mais critique virulent du stalinisme, est à l'origine d'un important renouvellement de la pensée marxiste dans une perspective généralement associée au structuralisme. Ses écrits comme ceux qu'il inspire connaissent un regain d'intérêt, suite à la tragique agonie de l'auteur, au triomphe des idéologies libérales dans les pays capitalistes, à la crise et finalement au reflux spectaculaire du marxisme,  à l'abandon par les pays de l'Est du "socialisme réel", qui expliquent un dépérissement apparemment rédhibitoire (Saul KARSZ, François MATHERON). 

  Son oeuvre est marquée par plusieurs périodes, difficile à réduire en un seul moment cohérent et unique. Célèbre pour avoir théorisé la "coupure épistémologique" (qu'il repère entre le jeune MARX des Manuscrits de 1844 procédant à un matérialisme historique et le MARX qui établi la conception de matérialisme dialectique de l'Idéologie allemande), coupure contestée par beaucoup d'ailleurs, et affirmé qu'il n'y a pas de Sujet de l'histoire ("l'histoire est un processus sans sujet"), rompant avec l'interprétation orthodoxe qui fait du prolétariat le sujet de l'histoire. Il se fait connaitre par la publication de Lire le Capital en 1965, co-écrit avec Etienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHERY et Jacques RANCIÈRE). Outre son texte célèbre "Idéologie et appareil idéologiques d'Etat", il théorise à la fin de son oeuvre un "matérialisme aléatoire", qui critique notamment le caractère téléologique du marxisme orthodoxe.

On peut noter, toutefois, dans son entreprise consistant à régénérer la pensée communiste par une relecture de MARX, deux grands moments discontinus, du théoricisme des années 1960 au tournant "politiste", chacun engageant une conception différente de la philosophie. (Jean-Claude BOURDIN)

- Le premier correspond aux deux ouvrages de 1965, comprenant la philosophie comme théorie scientifique de la "pratique théorique", supposant un rapport de rupture avec l'idéologie. Il s'appuie sur un exercice de "lecture" de la pense de MARX, théorisé dans Pour Marx et Lire le Capital principalement. L'enjeu est de lire les textes de MARX en philosophe et de poser à ses textes la question des conditions théoriques et formelles de constitution de leur discours, en analysant le processus de connaissance de leur objet au sein de l'ordre d'exposition de leurs concepts. Il s'agit alors de dégager la philosophie que MARX met en oeuvre à l'état pratique dans sa pratique théorique propre et, pour cela, de prendre la mesure de sa différence avec HEGEL. Mais Louis ALTHUSSER crut nécessaire, pour isoler et identifier un corpus relativement stabilisé par l'accès à une problématique scientifique, de distinguer entre un "Jeune Marx" et un "Marx de la maturité", les textes de 1845 marquant la césure ou la rupture épistémologique avec une pensée humaniste, influencée par FEUERBACH. La rupture au sein du travail de pensée marxien était l'image d'une coupure entre l'idéologie et la science, coupure tracée par la science elle-même parvenue à la maîtrise, du moins formelle, de sa "méthode", la dialectique matérialiste inséparable d'elle. C'est pourquoi le statut de la dialectique, de la contradiction, de la négation, du retournement, du tout chez MARX sont les questions essentielles travaillées par ALTHUSSER et ses amis.

- Le second moment, signalé par une "autocritique" (Éléments d'autocritique, 1972), dénonçant une déviation "théoriciste", défend l'idée que la philosophe est "lutte de classe dans la théorie". Dans une conférence célèbre devant la Société française de philosophie, en 1968, il met spectaculairement en lumière l'apport de LÉNINE dont il tire l'idée que le marxisme n'est pas "une (nouvelle) philosophie de la praxis, mais une pratique (nouvelle) de la philosophie" dont les propositions spécifiques, visant non la vérité, mais la "justesse", sont appelées "thèses" (ou positions). La lecture de MARX cesse dès lors d'être essentielle : ALTHUSSER travaille la question de la reproduction des rapports de production, d'où il faut distinguer la percée remarquable sur les appareils idéologiques d'État et la surprenante, alors, thèse de l'interpellation idéologique des individus en sujets qui semblait mettre pour la première fois en avant la question de la subjectivité. La fin des années 1970 voit s'approfondir la confirmation des doutes d'ALTHUSSER sur les points décisifs de la recherche des années 1960 : l'énigme du "renversement" matérialiste de la dialectique idéaliste hégélienne, le problème méthodologique de l'ordre d'exposition de la section 1 du Livre I du Capital, le statut de l'idéologie dans la lutte des classes et dans la lutte politique, la question de l'État chez MARX, comme en témoigne le texte non publié et peu connu à l'époque, Marx dans ses limites. ALTHUSSER reconnait alors que des travaux récents ont alimenté ses doutes et orienté ses nouvelles thèses critiques à l'égard de MARX, par exemple Le concept de loi économique dans le Capital, de Georges DUMÉNIL (1977) et, plus tard, Que faire du Capital?, de Jacques BIDET (1983).

Des travaux ultérieurs sur les réflexions d'ALTHUSSER font discerner également une critique du marxisme lui-même dont témoigne en partie Marx dans ses limites (1978). La "dernière philosophie" d'ALTHUSSER est celle qui cherche, dans "Courant souterrain du matérialisme de la rencontre", "la philosophie pour le marxisme" que les écrits de 1968 proclamaient retrouver. Mais du même coup, le marxisme se trouve soumis aux effets de crible que ce matérialisme produit : l'entreprise de critique du marxisme de 1978 se confirme et s'intensifie, dans la mesure où le matérialisme aléatoire l'amène à rejeter ce qui chez MARX est encore prisonnier d'un matérialisme nécessitariste et téléologique qui partage avec l'idéalisme l'attachement suspect au principe de raison suffisante, inapte à saisir dans les conjonctures singulières des luttes, l'événement imprévisible d'une nouvelle combinaison pour y insérer une pratique émancipatrice. On comprend pourquoi c'est d'un deuxième détour dont ALTHUSSER a besoin, celui de MACHIAVEL, travaillé très tôt cependant dès 1962. En même temps, il semble assigner à la philosophie une nouvelle fonction. Ni théorie des pratiques théoriques ou politiques, ni lutte de classes dans la théorie, la nouvelle philosophie induite par la mise au jour du matérialisme de la rencontre semble consister dans l'élaboration de nouvelles catégories, dans la critique des illusions idéalistes du sens, de la raison, de la fin et du sujet, et dans la fonction, pour le coup nouvelle, de penser sa propre extériorité, maintenue dans son irréductibilité - à savoir, les luttes et les pratiques sociales et politiques qui se déploient dans un espace non étatique. 

 

       Pour Perry ANDERSON, ALTHUSSER et ses élèves marquent le marxisme en y introduisant le spinozisme. Louis ALTHUSSER le reconnait dans Éléments d'autocritique. Mais il s'intéresse surtout à MACHIAVEL, après avoir entamé la critique de ce qu'il appelle sa "déviation théoriciste", qui l'a conduite à oublier la politique dans la définition et le développement de la philosophie. En fait, à travers ses textes et les critiques de ses textes par lui-même, c'est toute une relecture de l'oeuvre de Karl MARX qu'effectue le philosophe français. 

    Son oeuvre se caractérise  par un constant aller et retour entre l'oeuvre de Karl MARX et celle d'autres philosophes antérieurs ou postérieurs. Elle est parfois de lecture difficile, surtout pour celui qui n'est pas familiarisé avec le vocabulaire marxiste, pouvant entrainer d'ailleurs des contre-sens, contre-sens accentués par les feux de la polémique, intellectuelle sur beaucoup de fronts : à l'intérieur même du mouvement communiste et à l'extérieur, avec des auteurs comme Raymond ARON, mais également politicienne. Il faut remarquer d'autre part que l'agitation médiatique autour de l'oeuvre de Louis ALTHUSSER a masqué un temps d'autres tentatives de renouvellement de la pensée marxiste. On pense là aux travaux de Henri LEFEBVRE, Jean-Toussait DESANTI en France, de Lucio COLETTI et de Galvano della VOLPE en Italie).

On peut relever dans la liste de ses oeuvres :

- Montesquieu, la politique et l'histoire, PUF, 1959.

- Pour Marx, Maspéro, 1965. Réédition augmentée (avant-propos d'Etienne BALIBAR, postface de Louis ALTHUSSER), La Découverte, 1996.

- Lire le Capital (en collaboration avec Etienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHEREY et Jacques RANCIÈRE), Maspéro, 2 volumes, 1965. Rééditions dans la Petite Collection Maspéro, en 4 volumes, 1968 et 1973, puis PUF, 1 volume, 1996.

- Lénine et la philosophie, Maspero, 1969. Réédition augmentée dans la collection PCM en 1972, avec Marx et Lénine devant Hegel).

- Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), Maspéro, 1974.

- Éléments d'autocritique, Hachette, 1974.

- Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste, Maspéro, 1978.

- L'avenir dure longtemps (suivi par Les faits), Stock/IMEC, 1992. Réédition augmentée et présentée par Olivier CORPET et Yann Moulier BOUTANG, Le livre de poche, 1994, puis édition augmentée, Flammarion, 2013.

- Sur la philosophie, Gallimard, 1994.

- Philosophie et marxisme, entretiens avec Fernando NAVARRO (1984-1987).

- Écrits philosophiques et politiques I, textes réunis par François MATHERON, Stock/IMEC, 1995.

- Écrits philosophiques et politiques II, ibid, 1995.

- Machiavel et nous (1962-1986), Sotck/IMEC, 1994. Réédition Thallandier, 2009.

- Solitude de Machiavel, présentation de Yves SINTOMER, PUF, 1998.

   

     Son oeuvre posthume est bien plus considérable que ses écrits publiés de son vivant. L'ouverture des archives de ses travaux étonne par la disproportion entre le peu de textes publiés par lui de son vivant et la masse d'écrits demeurés inédits. Il existe par ailleurs une floraison de textes édités anonymement, ou diffusés sans l'aval de l'auteur et/ou retirés in extremis de la publication. François MATHERON tente, mais est-ce possible, de tracer des lignes de force dans l'ensemble de son oeuvre, publiée ou pas. Il s'y mêle des écrits autobiographiques, des écrits auto-bibliographiques, des manuscrits inachevés, des textes achevés mais devant être soumis à réécriture.

"Tout indique qu'Althusser s'est très tôt installé dans un système où il s'agissait pour lui de "penser l'impensable" ; et dans ce combat il vit en Machiavel un frère. D'un côté, la "causalité structurale" détruit toute forme de garantie ; de l'autre, elle rend impossible une pensée de la rupture. D'un côté, l'exigence de rupture tend à une ontologie de l'aléatoire, qui constituera le leitmotiv du dernier Althusser ; de l'autre, tout repose malgré tout sur une sorte de garantie ontologique ultime, incarnée par l'existence même du parti communiste : Althusser peut en même temps écrire ce qu'il écrit sur Machiavel et rédiger de longs manuels de marxisme-léninisme. D'un côté, il s'agit de construire un commencement absolu ; de l'autre, tout commencement est impensable dans une histoire conçue comme un "procès sans sujet". D'un côté, la philosophie marxiste est déjà présente dans les oeuvres de Marx ; de l'autre, elle est toujours à venir. D'un coté, le discours althussérien est un discours philosophique ; de l'autre, il est "quelque chose qui anticipe d'une certaine manière sur une science". D'un côté, il s'agit de faire le vide dans un plein littéralement saturé, et la philosophie n'est que "vide d'une distance prise" ; de l'autre, cependant, la "coupure épistémologique" est pensée dans l'horizon d'une communauté des oeuvres où l'apparence de vide est ainsi résorbée. La théorie de la "lecture symptomale" développée dans Lire Le Capital visait à résoudre le "paradoxe d'une réponse ne correspondant à aucune question posée", en restaurant une continuité par la production de cette question. On en mesurera peut-être mieux les enjeux en la confrontant aux presque derniers mots de l'Histoire de la folie de Michel Foucault : "Par la folie qui l'interrompt, une oeuvre ouvre un vide, un temps de silence, une question sans réponse, elle provoque un déchirement sans réconciliation où le monde est bien contraint de s'interroger".

 

De son côté Saül KARSZ estime que les écrits de Louis ALTHUSSER sont "devenus inactuels par la crise et le reflux du marxisme, (ses) travaux ont cependant notablement contribué à produire l'une et l'autre."

"Cela n'a rien de paradoxal. Le retour à Marx, l'identification de ce qui aura été sa révolution théorique, la révision de pans importants des marxismes après Marx ont fini par en dissoudre la consistance doctrinale pour en récupérer le tranchant spécifique : une démarche à réinventer. Le "marxisme" en tant qu'appellation unifiante, bloc sans failles, catéchisme ou langue de bois, s'en trouve sévèrement questionné. On doit à Louis Althusser d'avoir rétabli la distance entre le documentaire et l'analyse, entre la métaphore et le concept, entre l'évocation rituelle et l'argumentation rigoureuse. Dès lors, le silence qui frappe ses travaux s'expliquerait par la thèse à la fois banale et subversive qu'ils véhiculent : Marx étant, comme tout autre, un auteur à travailler, le salutaire dépérissement théorique et politique du "système marxiste" met à nu un noyau rationnel fait d'avancées et de points aveugles. 

L'enjeu, aujourd'hui, n'est heureusement plus de croire ou de ne plus croire dans ce qu'on appelle le marxisme, mais de se risquer à penser (ce qui est bien autre chose que décrire, commenter, dénigrer ou applaudir) en prenant des références - positives et négatives - dans une démarche faisant de la contradiction dialectique l'essence même du vivant... Antidote par excellence du prêt-à-penser."

 

Une influence multiforme, même au-delà des réflexions "strictement marxistes"

     Dans les années 1960 et 1970, Louis ALTHUSSER a influencé les travaux d'un certain nombre d'anthropologues d'orientation marxiste, notamment Pierre-Philippe REY, en France et ailleurs, par exemple en Italie Giulio ANGIONI (il existe d'ailleurs tout un va-et-vient entre penseurs français et penseurs italiens dans la sphère marxiste au sens large). La théorie des modes de production articulés en instances plus ou moins autonomes permet, le cas échéant, une analyse des sociétés traditionnelles en termes d'exploitation, sans pour autant que l'économie occupe dans ces sociétés la place qu'elle a dans une société dominée par le mode de production capitaliste. Ces anthropologues marxistes s'opposent à diverses théories, notamment à celle de Claude LÉVI-STRAUSS.

Dans le domaine des études politiques, un des disciples de Louis ALTHUSSER est Nicolas POULANTZAS (1936-1979).

D'une façon générale, la postérité de l'althussérisme a été limitée par le déclin politique du marxisme à partir des années 1970 et par l'importance prise dans la pensée sociale par Michel FOUCAULT dont les thèses, quoique très critiques, ne sont pas fondées sur le marxisme. Pour les mêmes raisons d'une sorte de balancier idéologique, il y a aujourd'hui, depuis le début des années 2000 notamment mais sans doute avant (déjà dans les années 1990), un regain d'intérêt pour l'ensemble de la pensée de Louis ALTHUSSER, notamment sans doute par la relecture d'oeuvres non publiées de son vivant, mais aussi comme point de départ - avec la réalité lancinante du déclin de débouches politiques marxistes direct sur le pouvoir - critique sur le marxisme, par des marxistes,qui refusent de renier cette appartenance idéologique.

 

Saül KARSZ et François MATHERON, Althusser, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Sous la coordination de Jean-Claude BOURDIN, Althusser : une lecture de Marx, PUF débats philosophiques, 2008.

 

Relu et complété le 20 mars 2020. Relu le 16 juin 2022

 

 

 

 

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2 juin 2016 4 02 /06 /juin /2016 10:25

      Avec La religion dans les limites de la simple raison (1793) et Le conflit des facultés (1798), Emmanuel KANT, par ailleurs croyant, influencé énormément par le protestantisme de son enfance, décide de penser la religion, la religion chrétienne ici, sur la seule base de la raison. Il met en action une réflexion critique en faveur d'une foi purement rationnelle, réflexion critique établie dans la Critique de la raison pratique (1788).

Il entend principalement examiner la religion dite révélée pour en dégager éventuellement le noyau rationnel autant que raisonnable. La "croyance d'église" doit avoir pour "suprême interprète la pure foi religieuse". Dans la préface à la deuxième édition de La religion dans les limites de la simple raison, il recourt à la métaphore suivante : deux cercles concentriques (et non extérieurs l'un à l'autre), la foi révélée des Églises est plus large que la foi rationnelle du philosophe, mais elle la contient ou doit la contenir ; il s'agit de mettre en lumière cette dernière sans laquelle la première ne saurait être acceptée. Il entend traquer les éléments d'une religion révélée qui doivent faire l'objet d'une critique radicale qui permet de savoir si elle satisfait aux impératifs d'une foi rationnelle. 

Cette religion rationnelle dans les limites de la raison est une religion essentiellement morale : elle consiste en la pratique de la vertu telle que notre raison nous la commande, donc en actes moraux et la seule législation que nous impose Dieu, si on veut l'honorer, est une législation morale qui est en l'homme avant toute considération religieuse. "La religion ne se distingue pas en quelque point de la morale par sa matière, c'est-à-dire son objet" (Le conflit des facultés).

On peut se demander, comme Yvon QUINIOU, ce qui distingue la religion de cette pratique morale prise en elle-même ; la réponse est mince mais suffisante pour assurer que l'on est sur un terrain religieux : "La religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs comme commandements divins" (toujours dans Le conflit des facultés). "sachant, poursuit le docteur français en philosophie, que la connaissance de ces devoirs n'a nul besoin de cette "connaissance" religieuse au second degré pour les appréhender, qu'elle la précède, qu'elle est fondée sur la simple raison humaine et, qu'au surplus, elle est à l'origine de la foi rationnelle elle-même.

C'est donc un élément subjectif, touchant à la conscience réflexive, qui seul intervient pour distinguer le croyant authentique, doté d'une "foi morale", de l'agent moral ordinaire, sachant, on peut le dire tout de suite, que cet élément de "connaissance" ou de "reconnaissance" réflexive concernant l'origine ultime de nos devoirs est non seulement second mais secondaire, n'ayant en tant que tel aucune valeur morale qui pourrait le rendre obligatoire. Et on peut dire de cet élément réflexif ce que Kant dit ailleurs de la "foi en des dogmes (...) qui ont dû être révélés", à savoir qu'elle "n'a aucune mérite moral". En ce sens, il n'y a pas de devoir de croire en Dieu, y compris du point de vue de la religion naturelle. Mais, tout autant, cette dimension morale de la foi assure d'emblée à la religion naturelle une universalité incontestable, tirée de l'universalité des principes moraux qui la constituent, par opposition à la multiplicité contingente des religions ou des sectes historiques."

Il ne reste de légitime dans les religions positives, passées au crible de la critique rationnelle (tous les préceptes des religions historiques recélant des principes opposés à la morale, Kant revenant souvent sur la notion du sacrifice - meurtre demandé à Abraham par Dieu, dans la Bible), que ce qui est un adjuvant, nécessaire provisoirement étant donné la finitude humaine (besoin de croire, nécessité de l'appartenance à une Eglise, besoin de rites...) au triomphe de la religion naturelle elle-même. 

  On peut voir qu'Emmanuel KANT ne sort jamais du domaine religieux dans cette critique de la religion. La religion historique est maintenue dans sa légitimité, quoique sous une forme extrêmement atténuée par rapport à ce qu'on entend habituellement par "religion". "Nous avons affaire ici, poursuit Yvon QUINIOU (c'était moins le cas avec Spinoza et surtout Hume) à un face à face entre la raison et la religion, certes critique, mais qui reste spéculatif parce qu'il fait abstraction des conditions concrètes qui engendrent la religion sous ses différentes formes. Cette génèse empirique, Kant ne pouvait pas vraiment l'envisager (même si Hume l'avait anticipée), faute de conditions culturelles qui l'auraient permise et lui auraient évité de tout passer au crible d'une raison a priori, pour une part imaginaire. Il faut donc échapper à ce face-à-face abstrait qui ne se soucie pas d'expliquer concrètement les religions, en particulier à partir de l'histoire, et recourir à une explication de celui-ci dans le cadre des sciences humaines qui suivront le siècle de Kant. (...)".

  C'est une analyse complémentaire, mais avec l'intention matérialiste en moins, qui ressort de l'étude du Vocabulaire de Kant par Jean-Marie VAYSSE. Il résume en 3 points la conception de la religion du philosophe allemand, d'après La religion dans la simple limite de la raison :

- La religion est la connaissance de nos devoirs en tant que commandement divin. La relation révélée est celle où le commandement divin fonde le devoir, alors que la religion naturelle est celle où l'on doit savoir que quelque chose est un devoir pour le reconnaitre comme commandement divin. Pour le rationaliste, qui doit se tenir dans les limites de l'intelligence humaine, seule la religion naturelle est moralement nécessaire. Toutefois, il ne nie pas la possibilité d'une révélation, puisque la raison ne saurait en décider.

- La problématique religieuse part de la théorie du mal radical, comme impuissance morale à ériger ses maximes en lois universelles. Radical ne signifie pas absolu, mais enraciné dans le coeur de l'homme, de sorte que le mal soit également déracinable. La théorie du mal conduit donc à une théorie de la conversion et de la grâce, qui permet de repenser la religion révélée. La conversion est le rétablissement en nous de la disposition primitive au bien : acte intemporel du caractère intelligible, en est, selon le schéma évangélique, une nouvelle naissance, qui doit cependant se traduire dans le temps par un progrès continu. La grâce n'est rien d'autre que la nature de l'homme en tant qu'il est déterminé à agir par la représentation du devoir. Une humanité régénérée est ainsi concevable dans une communauté éthique nommée Église, et présupposant l'idée d'un Être moral supérieur. De même que l'état de nature est un état de guerre à la façon de Hobbes, l'état de nature éthique sera une attaque permanente du mal contre le bien. Or, si le passage d'un état de nature à un état civil est le passage à un ordre juridique contraignant, celui-ci ne permet pas de produire un état éthico-civil, car le droit ne peut exiger la pureté de l'intention morale.

- Seul Dieu peut donc régir une communauté éthique dans un règne des fins comme liaison systématique des êtres raisonnables par des lois communes, qui est royaume de Dieu où la nature et les moeurs sont harmonisés. Cette Église invisible est l'Idée de l'union de toutes les honnêtes gens sous un gouvernement divin. Elle se réalise empiriquement dans l'Église visible qui, à la différence, de l'État, doit être une association libre et non contraignante, et qui doit toujours être jugée en fonction des normes de la pure religion morale. Aussi faut-il distinguer le faux culte du vrai : si la vraie religion ne contient que des lois de la raison et si les lois de l'Église visible ne sont que des lois contingentes donnant lieu à une foi statutaire, le faux culte consistera à tenir cette fois statutaire comme essentielle. On subordonne alors la loi morale à l'observance des statuts ainsi qu'à des besoins issus de la peur et du désir, de sorte que se recréent les conditions du mal radical. 

    Olivier DEKENS explique que "il y a bien des manières d'aborder la religion kantienne, si l'on entend par là ce que Kant dit philosophiquement de Dieu et du rapport que l'homme entretien avec lui. On peut en un premier temps s'intéresser à l'aspect strictement théologique du problème, en étudiant la réfutation que Kant propose de toute preuve théorique de l'existence de Dieu, puis la fonction qu'il accorde à l'idée de Dieu dans sa philosophie de la connaissance. On peut aussi insister sur la fonction morale de la référence à Dieu, et sur la complémentarité entre morale et religion. On peut aussi mettre l'accent sur la notion de religion de la raison, en détaillant les conséquences critiques qu'une telle notion implique pour les religions révélées et les institutions ecclésiastiques. Toutes ces approches sont légitimes (...)".

Mais il insiste sur deux propositions spécifiquement kantiennes, qui donnent à son discours sur sur Dieu "une tonalité originale".

"La première affirme que la position de Dieu est l'effet d'une tendance naturelle de l'esprit humain, celle-là même que nous avons appelée (...) le désir des Idées. La seconde (...) qui définit la religion comme la connaissance de nos devoirs (moraux) comme des commandements divins. : dans les deux cas, il faut distinguer par l'exercice de la critique une forme légitime de croyance en Dieu d'une forme à la fois fausse et dangereuse de foi."

La soif de Dieu rencontre l'impossibilité d'une preuve théorique de l'existence de Dieu. Le développement de la pensée kantienne aboutit à une véritable neutralisation du théologique : Dieu n'est plus qu'Idée et le divin tel qu'il est élaboré par tout le corpus religieux des Églises a une importance en définitive secondaire dans la formulation des devoirs humains. La foi pratique n'a aucunement besoin d'un Dieu réel, elle peut se contenter, bien plus, elle doit se contenter "de l'Idée de Dieu à laquelle tout effort moral sérieux (...) visant le bien doit inévitablement aboutir" (La religion dans les limites de la raison). Pour KANT, l'essentiel est d'assurer à la loi morale une efficacité maximale dans le coeur de l'homme. Aussi, comme l'écrit Olivier DEKENS, il serait imprudent de conclure qu'il exclut le fait même de Dieu et le fait même de la religion.

 

Emmanuel KANT, La religion dans les limites de la simple Raison, Vrin, 1979. Jean-Marie VAYSSE, Kant, dans Le Vocabulaire des Philosophes, tome III, ellipses, 2002. Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014. Olivier DEKENS, Comprendre Kant, Armand Colin, 2005. 

 

Relu le 18 juin 2022 (malgré la chaleur et la pollution à l'ozone particulièrement intenses...)

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1 juin 2016 3 01 /06 /juin /2016 08:05

   David HUME ne jouit pas de la même réputation en sciences politiques qu'en philosophie et par ailleurs les commentateurs dans leur ensemble perçoivent dans son oeuvre politique la crainte insistante des révolutions, voire une certaine âpreté réactionnaire. Au mieux, on met l'accent sur son "conservatisme" dont témoignerait le souci de se livrer à une apologie excessive de la Constitution issue de la Glorieuse Révolution de 1688. On oublie souvent l'impact de l'auteur sur le libéralisme d'Adam SMITH, sur l'utilitarisme de BENTHAM, sur le démocratisme de Stuart MILL ou encore son rôle dans la formation de l'École historique écossaise, qui représente assez paradoxalement l'un des maillons qui relient la construction d'une sociologie historique (dont SAINT-SIMON et MARX sauront, chacun à sa manière, tirer profit) à la tradition récente de l'individualisme libéral.

 

Une oeuvre qui va au-delà du positionnement politique de son auteur...

Mais la postérité balaie tout, et son positionnement politique, dans le paysage de la philosophie politique, apparait comme celui d'un conservateur réactionnaire. Pourtant, la signification de ce conservatisme, plus que ce conservatisme lui-même, fournit au public français des Lumières des aliments qui vont au-delà du jeu politique de la Grande-Bretagne. L'étude de ses deux livres de philosophie politique, Du contrat originel (1748) et De l'origine du gouvernement (1774), plus sans doute que sa monumentale Histoire d'Angleterre (1754-1762) est réalisée par bien des auteurs qui ne s'arrêtent pas à son positionnement politique, voire politicien.

     Le premier essai dénonce, essentiellement contre LOCKE, les termes d'une origine fictive de l'état civil et le second prétend repérer, en partie dans le sillage de MACHIAVEL, les composants de l'origine réelle des sociétés. Le débat politicien s'organise souvent en Angleterre autour de l'autorité de l'antériorité historique jusqu'à formuler des mythes contre lesquels s'élève David HUME, qui s'irrite de l'amalgame entre "libertés" arrachées par les barons contre la Royauté et "libertés" accordées à tous les citoyens (terme qui n'englobe pas le peuple ignorant...).

Pour Didier DELEULE, "le problème politique classique de l'équilibre de l'autorité et de la liberté se trouve, dans ce jeu de bascule, affecté d'un nouveau coefficient d'intelligibilité qui devrait décourager toute interprétation politico-morale du "conservatisme" humien."

Son "conservatisme" s'appuie sur un principe fondamental énoncé dans Traité sur la nature humaine : "Le temps et l'accoutumance donnent de l'autorité à toutes les formes de gouvernement et à toutes les dynasties de princes ; le pouvoir qui, tout d'abord, s'est uniquement fondé sur l'injustice et la violence, devient avec le temps légal et obligatoire." 

    L'avènement de la notion de gouvernement, de l'État, est décelée par HUME dans la compétition guerrière qui découle de la rareté des biens disponibles parmi les groupes humains déjà constitués. La nécessité économique sécrète le conflit ouvert qui, lui-même, donne naissance à une hiérarchie militaire bientôt convertie - dès le retour à la paix - en hiérarchie civile et en système de gestion politique, sous la pression des services rendus et des commodités apparues renforcés par l'habitude acquise. David HUME se situe dans le droit fil de la pensée politique moderne assignant à l'État une origine économique et une mission de préservation des avantages acquis par le processus déjà engagé de maitrise de la concurrence sauvage. Son originalité réside sur le fait que (à l'inverse de HOBBES), qu'il n'y a aucune nécessité intrinsèque rattachée à l'État, qui n'est qu'une institution contingente. L'État relève plus, en un premier temps, de la commodité administrative et de la délégation gestionnaire que de la coercition obligée et de l'omniprésence interventionnistes dans la préservation du lien social. 

  L'origine des régimes politiques existants doit être cherchée du côté de la conquête, de l'usurpation, de l'hérédité ou de l'élection suivant les circonstances plutôt que dans la fiction d'un contrat originel que HUME appréhende comme un travestissement idéologique (de même d'ailleurs que la doctrine concurrente du droit divin). Ce travestissement est destiné à justifier un système politique, fondé en réalité sur un rapport de forces, qui ne se maintient que grâce à la soumission volontaire du peuple. Il en résulte que, pas plus que la morale, la religion ou l'économie, la politique n'est originairement fondée sur la normativité de la raison. Le mythe de la souveraineté populaire ne résiste pas à l'analyse des faits : l'illusion du contrat passé entre le roi et le Parlement après la Glorieuse Révolution, s'évanouit devant la réalité de la procédure. Il ne s'agit pas pour HUME de nier que le consentement du peuple soit le plus juste fondement du gouvernement, mais de constater que les conditions de son exercice ne sont pour ainsi dire jamais réunies, le peuple lui-même n'en demandant pas tant. le consentement populaire est si peu présent que l'obéissance au gouvernement mis en place s'effectue d'abord par la crainte et non par obligation morale, et que seul le temps, en vertu du principe de longue possession, accoutume les sujets à reconnaitre comme légitime ce qui fut d'abord le fruit d'une usurpation ou d'une conquête.

Ses adversaires ont beau jeu de faire glisser l'interprétation de sa pensée, de la dénonciation d'un état de fait à son approbation, à sa justification pour maintenir l'ordre social. Pourtant en dénonçant les mythes d'un contrat originel et même les mythes d'un état naturel originel où le peuple serait souverain, il ruine la représentation, le camouflage...

 

HUME dans le jeu politique

    Concrètement, dans le jeu politique, HUME défend le régime mis en place en 1688, lequel s'accompagne d'une Constitution qui, en deux temps au moins, la Déclaration des Droits de 1689 et l'Acte d'Établissement de 1701 définit une orientation nouvelle des rapports entre le souverain et le peuple. Contre les partisans de la doctrine lockienne du droit naturel et du contrat social qui trouvent dans l'"Ancienne Constitution" où lois et coutumes régissaient le royaume d'avant la conquête normande. C'est toute la lecture de l'histoire constitutionnelle de l'Angleterre que David HUME conteste, celle qui fait faire à cette histoire une continuité entre la Grande Charte, reconstitution des Communes sous le règne des Tudor, Pétition des Droits de 1628, Déclaration des Droits de 1689. A la différence des historiens whigs, HUME ne croit pas à une pratique démocratique des ancêtres et il nie l'existence d'une branche populaire de la législation saxonne : le gouvernement anglo-saxon était de type aristocratique et les wites ne sont certainement pas la forme primitive des Communes. La Charte par exemple ignore superbement les Communes et garantit les privilège des barons.

Toute proportion gardée, cette falsification précède l'autre encore plus monstrueuse du pouvoir soviétique, qui au nom des Soviets, a détruit précisément les Soviets : le pouvoir communiste se construit contre le communisme. 

Le "conservatisme" humien s'oppose ainsi à l'esprit restaurateur du whiggisme théorique : la "Glorieuse Révolution" ne restaure pas, contre les fâcheuses innovations de la dynastie Stuart, les droits imprescriptibles du peuple ancestralement reconnus par une constitution primordiale elle-même fondée sur l'une des variantes d'un prétendu contrat originel. Parce qu'HUME s'oppose à cette idée d'un contrat originel, on le décrit comme l'opposant d'un tel contrat. C'est que HUME est loin de percevoir à partir d'une unité essentielle, une continuité réelle de la forme anglaise du gouvernement derrière les errements apparents de l'histoire constitutionnelle. Il raisonne en termes d'"altérations" successives, d'instabilité, de glissements du pouvoir, suivant les circonstances, vers tel ou tel ordre de l'État : la Constitution n'est pas primitivement établie ; elle se construit progressivement avec des fortunes diverses, sans qu'aucun plan préalable fixé une fois pour toutes en régularise le cheminement. De ce point de vue - et quoi qu'on en pense par ailleurs -, la révolution de 1688 représente une réelle innovation, manifeste la puissance d'invention de l'esprit humain en introduisant "une nouvelle face de la constitution". 

Contrairement aux explications psychologique ou économique de la "corruption" des régimes politiques, il s'appuie sur une perception du corps politique qui s'inscrit elle-même dans une vision quasi biologique du corps en général où les changements d'états sont régis par la "corruption" ou la "dissolution", mais dont chaque étape doit être pensé spécifiquement comme un processus naturel qui peut être accéléré ou retardé sous la pression de "circonstances extérieures".

Avec HUME, le corps politique possède des dynamismes propres, dont les ressorts ne s'expliquent pas (uniquement et principalement) par la psychologie de ses membres ni par l'économie comprise comme reposant sur la propriété-pouvoir, les contestations de la propriété entrainant pour ses adversaires automatiquement le délabrement du système politique... Et ces dynamismes propres sont constitués de l'équilibre maintenu ou non des éléments du corps politique.

"L'équilibre maintenu, poursuit Didier DELEULE, des éléments du corps politique doit ainsi retarder au maximum la dégénérescence du système constitutionnel, perspective inévitable toutefois et susceptible d'être accéléré par les secousses qui traversent le corps social (gonflement de la dette publique, développement de l'esprit de faction, isolationnisme de la politique étrangères). La mise en place d'une coalition de partis apparaitrait ainsi comme un remède susceptible de ralentir le processus de dégénérescence aussi bien sur le plan économique et social que sur le lan plus strictement politique, en faisant reculer le seul ennemi réel : celui qui, d'où qu'il vienne (nostalgique du passé, bâtisseur de républiques imaginaires, faiseur de normes transcendantes), renoncerait à respecter les principes essentiels de la Constitution, remettant en cause la stabilité politique et suscitant du même coup des obstacles à l'essor économique du pays. La victoire de la modération sur l'esprit de faction exige donc la reconnaissance, sans fétichisme, de l'établissement du plan de liberté dont les "heureux effets ont été démontrés par l'expérience" et auquel "un long laps de temps a conféré la stabilité". On peut espérer dès lors conserver instacte la forme de la Constitution dans la mesure où le système des contrepoids (checks and controls) est appelés à librement se déployer en dehors de l'esprit de faction qui en détériore le mécanisme et accélère l'usure - par ailleurs naturelle - des rouages. 

La coalition des partis qui, en 1688, a mis fin à l'ère de la monarchie absolue en inaugurant une nouvelle face de la Constitution, représente certainement aux yeux de Hume l'ultime effort d'ajustement du corps politique à la croissance économique entrainée par le déplacement de la balance de la propriété : la liberté s'y équilibre avec l'autorité. Ce qui signifie entre autres que la liberté d'entreprendre et de circuler doit pouvoir être contrebalancée par une autorité suffisamment forte pour imaginer et faire appliquer le cas échéant les réformes qu'exige la réadaptation continuelle du régime mixte face aux impedimenta qui en entravent le fonctionnement normal. Les remèdes proposés pour ralentir la dissolution du corps politique participent à cet effort : ils supposent que le retard de la corruption du corps politique est la condition première de la facilitation de la croissance économique ; ils supposent également que - pour n'être pas le meilleur régime - la Constitution mixte, étant donné les circonstances, demeure encore le régime le mieux adapté à cette vocation. Non point en raison de sa prétendue pureté originelle assurés par un contrat, mais plutôt pour l'esprit qui en a permis l'avènement.

La polémique, engagée par Hume, contre l'idée de contrat originel et d'ancienne constitution vise ainsi à rappeler que la norme, loin d'être instruite et contraignante par l'essentialité qui l'habite, extérieure à l'agent (ce qui, pour le coup révélerait bien un esprit conservateur), est, dans sa variété et sa contingence, construite en fonction des "circonstances" ; son éventuelle contrainte - précisément établie et non point donnée - vient de ce qu'elle est élaborée, non attendue et non conforme." On comprend pourquoi, par cette réelle importance accordée au rapport de forces, pourquoi l'analyse de HUME, même s'il reste un libéral et est attaché à la propriété, aie attiré l'attention de MARX.  

"Entre le libéralisme de Locke (par exemple) et celui de Hume, il y a toute la distance qui sépare la conformité de l'invention. SI Hume est conservateur, il n'est pas conformiste. Et son "conservatisme" tient prioritairement dans la reconnaissance de la stabilité politique (historiquement construite) comme condition de possibilité de la poursuite de la croissance économique."

 

  C'est à peu près le même ton que prend l'analyse d'Anthony QUINTON qui rappelle lui aussi que David HUME s'est autant intéressé à la politique quotidienne de son temps qu'aux plus vastes généralités de la théorie politique. "En ce domaine, il s'est surtout illustré par l'acharnement exemplaire avec lequel il a critiqué la théorie contractualiste du gouvernement défendue par Hobbes et Locke : rejetant l'un et l'autre les théories de l'obéissance passive et du droit divin, ces deux auteurs avaient soutenu en effet que, parce que le devoir d'obéissance aux gouvernements a un caractère contractuel, l'obéissance promise ne peut être inconditionnelle (cette conclusion étant toutefois plus nette chez Hobbes que chez Locke.)"

 Les arguments de David HUME sont exposés d'abord dans le livre III du Traité sur la nature humaine, mais ensuite de manière plus condensée et percutante dans l'essai Du contrat originel.

"Son objection décisive est que, si l'on demande : "Pourquoi faut-il obéir aux gouvernements en place" et que l'on répond : "Parce qu'on a promis de le faire", cette réponse soulève elle-même la question : "Pourquoi doit-on tenir ses promesses?" : à cela, on peut uniquement répliquer que le respect des promesses va dans le sens de l'intérêt général ; mais, si l'on ne peut fournir d'autre réponse à la question de savoir pourquoi il faut obéir aux gouvernements, pourquoi passer par le "détour" inutile qui consiste à arguer que l'obéissance serait fondée sur une promesse? L'accomplissement des promesses et le devoir d'allégeance sont placés en fait sur le même plan que le respect de la propriété : en tant même qu'elles s'étayent sur des vertus artificielles ou systématiques, de telles règles ne se justifient que par la contribution que leur observance principale apporte au bien-être de chacun. Principe utilitariste d'où il s'ensuit que le refus d'allégeance ou la rébellion sont admissibles chaque fois qu'un gouvernement est soit trop faible pour offrir protection et sécurité (...), soit si oppressif que tout le monde se porterait bien mieux sans lui. Mais, n'étant pas révolutionnaire, Hume met en garde contre ces tentations.

Hume ne compte pas parmi les chantres du libéralisme : "La liberté représente la perfection de la société civile ; mais il convient pourtant de reconnaitre que l'autorité est essentielle à son existence même", observe-t-il ; et il n'a rien non plus d'un démocrate, puisqu'il estime que les membres des élites éduquées chez qui les passions calmes prédominent devraient diriger les masses ignorantes et irréfléchies. Son conservatisme sceptique ou rationnel imprègne les six volumes de son Histoire d'Angleterre, première étude assez impartiale de l'histoire de ce pays qui choqua vivement les zélateurs du "whiggisme" en raison du jugement négatif qu'elle portait sur la frénésie irrationnelle des puritains et des réformateurs protestants qui les avaient précédés ; sympathisant ouvertement avec le malheureux Charles Ier et compatissant même aux misère de l'archevêque Laud, Hume décrit le souverain décapité comme un roi plus incompétent que malfaisant qui avait eu seulement le tort de tenter de faire prévaloir ses prérogatives légitimes sans vérifier qu'il était assez fort pour obtenir gain de cause." 

 

David HUME, The philosophical Works, Edition T H Green et T H Grose, 4 volumes, reprint of the new edition London 1882, Darmstadt, Scientia Verlag Aalen, 1964. On trouve aussi sur le site Les classiques en sciences sociales deux textes traduits en français sur le même thèmes, mais publiés à des dates différentes, Essai sur l'origine du gouvernement (1777) et Essai sur le contrat primitif (1752).

Didier DELEULE, Hume, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Anthony QUINTON, Hume, Seuil, 2000.

 

Relu le 21 juin 2022

 

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31 mai 2016 2 31 /05 /mai /2016 08:04

      Plus sans doute qu'une position matérialiste, de toute façon toujours et encore minoritaire, la critique de la religion, d'une position théiste, déiste ou panthéiste (dirigée contre le monothéisme), mais surtout d'un point de vue sceptique, exerce des effets ravageurs sur la religion instituée. Notons que ce point de vue n'exclue pas une croyance religieuse, surtout chez Hume qui doute de tout, y compris du fondement de son propre scepticisme!

 

Une critique empiriste

  David HUME critique la religion de manière empirique, ce qui implique déjà un certain rationalisme. Bien entendu, le philosophe écossais n'est pas un matérialiste, mais il raisonne sur le rôle de la religion sur la connaissance humaine, et considère que ce rôle est extrêmement négatif. Dans son Traité de la nature humaine (1739), dans L'histoire naturelle de la religion et dans Dialogues sur la religion, il développe une argumentation empiriste iconoclaste qui tient compte du besoin même des hommes de croire. Il distingue les religions positives, instituées d'une religion rationnelle ou idéale, monothéiste, dont il affirme vigoureusement qu'elle est fondée en raison (voir l'introduction de L'histoire naturelle de la religion). Il faut rappeler que la religion des théologiens n'est pas celle des masses populaires. C'est si vrai que même l'Église catholique est obligée de réintroduire dans un univers surnaturel normalement limité à Dieu, toute une flopée d'anges et de démons, directement issus des religions polythéistes qu'elle a supplanté... sans compter la récupération de toute une série de mythes et de rites (jusque la liturgie et la musique!). Le protestantisme tente, mais ses différentes variantes indiquent bien ses difficultés de le faire, de se débarrasser de tout un folklore et de toutes les tentations purement terrestres qu'implique pour un clergé d'accepter ces influences...

Il s'agit pour lui, comme l'analyse Yvon QUINIOU, "d'expliquer d'une manière rigoureusement immanente, sur le plan des faits, donc d'une manière strictement naturelle, ce qui se donne comme étant d'origine et d'essence surnaturelles, en l'occurrence la croyance même au surnaturel, avec l'effet critique immédiat sur celle-ci que cette optique méthodologique implique et qui ne peut que rebuter les partisans d'une croyance révélée. En résumant, on peut dire que la religion, qu'il s'agisse du polythéisme ou des monothéismes dans leurs versions populaires, plus ou moins reprises par les théologiens, repose sur quatre facteurs dont le texte se contente de faire varier l'intervention selon les cas :

- La crainte et l'espoir qui sont des passions naturelles, inhérentes à l'homme.

- Celles-ci, activées par les incertitudes de la vie quotidienne pour autant qu'elle n'est pas maitrisée par un ordre politique stable, protégeant les hommes et leur apportant la sécurité, produisent la croyance en des divinités ou en un Dieu capables de les protéger (crainte) ou de leur apporter des bienfaits (espoir) grâce au culte qu'ils leur consacrent (prières, dévotion, sacrifices, etc).

- Cela suppose bien entendu et dans tous les cas un autre facteur, omniprésent donc : l'ignorance, "mère de la dévotion", à savoir la méconnaissance des causes naturelles des phénomènes, avec le déficit de maitrise technique qu'elle engendre. Elle entraine, sur fond de crainte ou d'espoir, à croire à l'intervention du divin, positive ou négative, dans l'expérience elle-même et à donner des explications fantastiques à ce que la raison ne sait pas encore expliquer.

- D'où un dernier trait : les religions - toutes les religions positives - reposent sur l'imagination et non sur la raison, imagination qui, par son caractère anthropomorphe spontanée, va prêter aux dieux ou à Dieu des caractères humains, défauts compris.

    Cette analyse reprend d'ailleurs des points déjà présents dans le bref texte polémique, Superstition et enthousiasme, dans lequel la crainte est associée à la tristesse et l'enthousiasme à l'orgueil, sans que le fond naturaliste de l'explication de la croyance au surnaturel soit pour autant amoindri.

 

Contre l'irrationnel et la superstition

   Ce qu'il est essentiel de remarquer, au-delà de la réduction naturaliste du phénomène religieux, c'est le caractère directement critique de l'explication pour autant qu'elle recourt à un vocabulaire normatif - vocabulaire que peu aujourd'hui osent utiliser alors que les mêmes phénomènes perdurent sous nos yeux pour une grande part. Celui-ci fait de l'explication autre chose qu'une simple explication factuelle : c'est du même mouvement une prise de position sur le plan de la valeur, fondamentalement négative, dévalorisante, qui engage une exigence rationaliste évidente." A l'appui de son analyse, Yvon QUINIOU cite les aspects péjoratifs du propos qui vise d'abord la dimension intellectuelle de la religion : "celle-ci relevant de l'imagination et non de la raison, sur fond d'ignorance de la causalité naturelle, elle est le fruit de la "stupidité" et non de la connaissance et de l'intelligence ; elle est fondée sur "des principes irrationnels et superstitueux" ; la conception par les hommes de la divinité relève "de la débilité de leur faible entendement" et c'est l'absurdité, avec toutes ses contradictions contraires à la raison, qui caractérise leurs conceptions, quelles qu'elles soient, laquelle ne peut que susciter l'opposition de principe de la philosophie. L'explication de la religion est donc bien, indissolublement, une dénonciation philosophique directe, à caractère normatif, de son irrationalité théorique puisque les faits explicatifs qu'elle invoque sont autant de défauts de l'être humain."

 

Un recul de l'Église qui rabote sur ses croyances...

   Pour ceux qui ne seraient pas convaincus ni de la justesse ni de l'impact de la critique de la religion de David HUME, il faudrait qu'ils aillent voir du côté de tous ces textes justificatifs de l'Église, oubliés aujourd'hui, jetés aux oubliettes par l'Église elle-même au moment de sa Contre Réforme qui a raboté énormément sur l'arsenal des croyances admises. Car c'est à partir de ces croyances d'avant la Contre Réforme catholique que David HUME, croyances qui restent enracinées dans le peuple bien après d'ailleurs les premiers effets de cette Contre Réforme. Mais cette Contre Réforme n'est qu'une réforme doctrinale et liturgique après tant d'autres. Régulièrement dans l'Histoire, conscient de multiples problèmes, l'Église catholique rabote sur des croyances. Le lecteur moderne, même croyant pratiquant catholique, serait bien entendu effaré de la teneur de beaucoup de textes religieux officiels du Moyen-Age et de la Renaissance. Il faut parfois, pour les retrouver, se faire admettre dans la bibliothèque du Vatican!

   Yvon QUINIOU poursuit, avec raison : "Pourtant, il y a plus grave encore dans cette approche critique : c'est, dans la lignée de Spinoza, la dénonciation de la déraison pratique que cette irrationalité engendre, avec, en arrière-fond, l'idée que la moralité est bafouée par les religions positives, leur fanatisme et, tout autant, par leur obsession idiote du culte. Hume accuse "l'intolérance de presque toutes les religions qui ont professé un Dieu unique" avec un déchaînement "des passions humaines les plus furieuses et les plus implacables qui soient" et les persécutions criminelles qui s'ensuivent - alors que le polythéisme, du fait de son pluralisme et de son enracinement local est plus tolérant (ce qu'historiquement, pour nous, il convient de discuter...). A quoi s'ajoute un dolorisme spécifiquement chrétien (là aussi, certaines religions polythéistes ou certaines spiritualités ne sont pas mal non plus...) qui, incitant à la "souffrance passive" (Hume s'appuie ici sur Machiavel) comme à la valorisation du sacrifice et de la douleur dotés d'une fonction rédemptrice, a "asservi et rendu propre à l'esclavage ou à la soumission l'esprit de l'humanité". A quoi s'ajoute également, là encore comme chez Spinoza, une dégradation de la religion en superstition, en cultes et cérémonies, tous travers qui sont liés à une représentation dégradée de la divinité sur laquelle on croit pouvoir avoir une influence par des comportements extérieurs et qui font des religions populaires (mais aussi des Églises et de leurs prêtres) une menace pour la vraie moralité qui devrait être au coeur de l'authentique pratique religieuse, laquelle s'identifie à la pratique du bien moral. D'où cette sentence finale  terrible que les "principes religieux imposés dans le monde (ne) sont autre chose que les rêves d'un homme malade" (L'histoire naturelle de la religion).

On pourrait être tenté de penser que cette critique intransigeante, que Hume fut porté en son temps à exprimer parfois avec prudence, avait pour base véritable - quoique sous-jacente - la référence à une "religion naturelle" au sens, opposé à l'usage précédent du mot "naturel", d'un théisme philosophique ou rationnel, sans présupposé révélé ou dogmatique, fondé en raison, qui lui aurait permis, précisément, de critiquer l'irrationalité théorique et pratique des diverses religions positives, y compris lorsqu'elles se réfèrent à un Dieu unique. Tentation d'autant plus forte que, dans L'histoire naturelle de la religion, la référence à celle-ci est souvent affirmée, voire assumée, et que, dans une comparaison récurrente avec les religions positives, elle fonctionne bien comme un point critique alternatif et relativement cohérent à l'égard de celles-ci, même quand elles sont proches d'un théisme philosophique. Pourtant, les choses sont plus compliquées qu'il ne parait puisque dans les Dialogues sur la religion naturelle, qui synthétisent sa position finale, on le voit professer, avec des nuances, un scepticisme irréligieux qui fait du fondement des religions révélées, à avoir l'existence d'un éventuel Dieu auteur intelligent et bon du monde, un problème insoluble théoriquement, comme tout problème métaphysique, dans une perspective empiriste qui appuie la connaissance sur la seule expérience du monde physique ; cependant, il n'affiche aucun athéisme dogmatique, lui aussi impossible à prouver et qui tomberait donc sous la coupe de la critique de toute métaphysique. Il semblerait donc qu'il faille plus ou moins se passer d'un Hume s'appuyant sur le théisme pour critiquer la religion, que l'on peut mettre au compte d'une stratégie d'écriture visant à le protéger de la censure, et s'en tenir à l'idée d'une critique naturaliste de toutes les religions qui se suffit à elle-même, sauf qu'elle s'enracine bien dans une exigence rationaliste incontestable, en même temps que morale, pour laquelle la raison, associée au sentiment moral, constitue une norme pour l'appréciation critique de ce qui s'offre à bous dans l'expérience, ce qui est le cas du phénomène religieux."

Yvon QUINIOU ajoute que "La critique subtile mais violente de la croyance aux miracles que l'on trouve dans L'enquête sur l'entendement humain, avec, parmi d'autres arguments, le fait qu'ils violent les lois (au sens empiriste qu'il leur donne) de l'expérience naturelle, seule source de certitude rationnelle, confirme ce point de vue. Elle bouleverse, dit Hume en conclusion, "tous les principes de l'entendement" et ne peut relever, ajoute-t-il ironiquement, que d'une "foi" qui doit être conçue elle-même comme un miracle en l'homme!".

   

Une religion "naturelle"...

       Philippe SATLEL, examinant de près le vocabulaire de David HUME, précise l'opinion du philosophe écossais sur la religion naturelle.

La religion naturelle est un "théisme établi sur la seule autorité de la raison, ou "lumière naturelle", qui se veut par conséquent accessible à tout un chacun et fondateur d'une croyance libérée de la tutelle des Églises, comme d'une morale universelle. Lié à la science expérimentale, appuyé sur l'anglicanisme, ce courant philosophique est particulièrement présent chez les intellectuels anglais contemporains de Hume. Il en propose la critique sceptique dans les Dialogues sur la religion naturelle, publiées à titre posthume.

Hume conteste à la religion naturelle ses prétentions, sur un certain nombre de points :

- s'il la distingue fort honnêtement des formes populaires de religion (enthousiasme et superstition), il ne lui reconnait pas d'autonomie et d'évidence ; elle est aux savants qui admirent confortablement l'ordre de la nature ce que les forms populaires sont aux ignorants soumis aux vicissitudes d'une contingence angoissante ; en bref, elle reste une religion, même revêtue des atours de la philosophie ;

- il met en scène, dans les Dialogues, l'opposition irréconciliable de deux types de théismes rationnels, appuyés sur des "preuves" soit a priori soit a posteriori de l'existence de Dieu ;

- il réfute successivement ces deux arguments, en ruinant la possibilité de démontrer une existence (contre toute preuve a priori), en réduisant le théisme expérimental à un anthropomorphisme ignorant, de plus, le fait du mal naturel.

"Une fois écartée la possibilité de démontrer a priori l'existence de Dieu (théisme de Clarke), la thèse majeure de Hume est donc qu'on ne saurait penser la finalité sans faire "délirer" la relation de cause à effet (la cible principale est ici Joseph Butler). On ne séparera donc pas les analyses critiques de la religion naturelle des acquis du Traité sur la nature humaine, d'autant qu'elles ont été annoncées par une section (Des conséquences pratiques de la religion naturelle) de l'Enquête sur l'entendement, de même que l'on considérera dans leur complémentarité l'explication historienne du phénomène religieux et la discussion des arguments théistes. Une fois réfutée, la religion naturelle montre qu'elle sourd de la même origine que la superstition."

   

  Pour retourner au texte, il est utile de relire le corollaire général de L'Histoire naturelle de la religion.

"Bien que l'homme barbare et inculte soit assez stupide pour ce pas découvrir un auteur souverain dans les oeuvres les plus manifestes de la nature, oeuvres qui lui sont si familières, il semble pourtant presque impossible qu'un être doué d'une intelligence saine rejette cette idée, une fois qu'elle a été présentée. Un projet, une intention, un dessein sont évidents en toutes choses ; et quand notre compréhension s'élargit au point de contempler la première origine de ce système visible, nous devons adopter, avec la plus forte conviction, l'idée d'une cause ou d'un auteur intelligent. De plus les maximes uniformes qui prévalent à travers l'entier agencement de l'univers nous conduisent naturellement, sinon nécessairement, à concevoir cette intelligence comme unique et indivise, quand les préjugés de l'éducation ne s'opposent pas à une théorie aussi raisonnable. Même les contrariétés de la nature, en se découvrant partout, deviennent la preuve d'un plan cohérent et annoncent un projet, une intention unique, quelque inexplicable et incompréhensible qu'elle soit.

Le bien et le mal se mêlent et se confondent universellement ; de même le bonheur et le malheur, la sagesse et la folie, la vertu et le vice. Rien n'est pur ni tout d'une pièce. Tous les avantages s'accompagnent d'inconvénients. Une compréhension universelle s'impose dans toutes les conditions d'être et d'existence. Et nos veoux les plus chimériques ne peuvent se former l'idée d'un état ou d'une situation parfaitement désirable. Le breuvage de la vie, selon l'image du poète, est toujours un mélange tiré des urnes que Jupiter tient en ses deux mains ; et, si une coupe parfaitement pure nous est présentée, poursuit le poète, elle nous est versée de l'urne, qui est la la main gauche (Homère, Iliade, chant XXIV).

Plus un bien est exquis, chose qu'il ne nous est guère donné de goûter, plus aigu est le mal qui l'accompagne. L'esprit le plus pétillant confine à la folie ; les plus hautes effusions de joie engendrent la mélancolie la plus profonde ; les plaisirs les plus enivrants sont suivis de la fatigue et du dégoût le plus amer ; les espoirs les plus flatteurs ouvrent la voie aux déceptions les plus vives. Et, en règle générale, nulle existence n'offre autant de sécurité - car il ne faut pas rêver au bonheur - qu'une existence tempérée et modérée restant, autant que possible, dans la médiocrité et contractant une sorte d'insensibilité en toutes choses.

Comme le bien, le grand, le sublime, le ravissant se trouvent au suprême degré dans les purs principes du théisme, on peut s'attendre, par l'analogie de la nature, à ce que le bas, l'absurde, le médiocre, le terrifiant soient également présents dans les fictions et les chimères religieuses.

    La tendance universelle à croire en une puissance invisible et intelligente, si elle n'est pas un instinct originel, est du moins un trait général de la nature humaine et peut être considéré comme une sorte de marque ou de cachet que l'ouvrier divin a laissé sur son oeuvre ; et rien assurément ne peut plus élever la dignité de l'humanité que d'être ainsi élue, entre toutes les autres parties de la création, pour porter l'image ou l'impression du Créateur universel. Mais consultez cette image, telle qu'elle apparaît dans les religions populaires du monde. Comme nos représentations défigurent la divinité! Quel caprice, quelle absurdité, quelle immoralité ne lui attribuent-elles pas! A quelle dégradation la portent-elles, lui ôtant jusqu'aux caractères que nous accorderions naturellement, dans la vie courante, à un homme de sens et de vertu!

Quel noble privilège, pour la raison humaine, que de s'élever à la connaissance de l'Être suprême, et partant des oeuvres visibles de la nature, de réussir à poser un principe aussi sublime que son Créateur suprême ; mais voyez le revers de la médaille. Observez la plupart des nations et la plupart des époques. Examinez les principes religieux qui se sont en fait imposés dans le monde. Vous vous persuaderez difficilement qu'ils sont autre chose que les rêves d'un homme malade. Ou peut-être les considérez-vous comme les jeux et les fantaisies d'un singe vêtu d'une forme humaine plutôt que comme les affirmations sérieuses, positives et dogmatiques de celui qui se glorifie du titre d'être rationnel.

Écoutez les protestations de tous les hommes : rien de si certain que leurs dogmes religieux. Examinez leur vie : vous aurez peine à croire qu'ils y placent la moindre confiance.

Le zèle le plus grand et le plus sincère n'est pas une garantie contre l'hypocrisie ; l'impiété la plus déclarée s'accompagne d'une crainte et d'un remords secret.

Il n'est en théologie aucune absurdité ni manifeste qui n'ait été embrassée un jour par les hommes doués de l'intelligence la plus grande et la plus raffinée. Il n'est aucun précepte si rigoureux qui n'ait été adopté par les hommes les plus voluptueux et les plus dépravés.

L'ignorance est la mère de la dévotion. Maxime proverbiale et confirmée par l'expérience générale! Cherchez un peuple entièrement dépourvu de religion. Si vous réussissez à le trouver, soyez sûr qu'il ne s'écarte des bêtes que de quelques degrés.

Rien de si pur que certaines morales contenues dans certains systèmes théologiques? Quoi de plus corrompu que certaines pratiques auxquelles ces systèmes ont donné lieu?

La croyance en la vie future ouvre des perspectives agréables, pleines de charme et d'agrément. Mais avec quelle rapidité elles s'effacent, lorsque paraissent les images terribles que cette même croyance renferme et dont l'impression sur l'esprit humain est beaucoup plus ferme et durable!

Le tout est un abîme, une énigme, un mystère inexplicable. Le doute, l'incertitude, la suspension de jugement semblent les seuls résultats de notre examen le plus attentif sur ce sujet. Mais telle est la fragilité de la raison humaine, et telle est l'irrésistible contagion de l'opinion que nous aurions peine à maintenir jusqu'à ce que ce doute délibéré, si nous n'élargissions pas notre vue et si, opposant une espèce de superstition à une autre, nous ne les maintenions en guerre, pendant que de notre côté, les laissant à leurs fureurs et à leurs combats, nous avons le bonheur de nous échapper vers les régions calmes, quoique obscures, de la philosophie."

 

David HUME, Essais et traités sur plusieurs sujets : Enquête sur les principes de la morale, Histoire naturelle de la religion, Vrin, 2002.

Philippe SALTEL, Hume, dans Le vocabulaire des philosophes, tome II, Ellipses, 2002. Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014.

 

PHILIUS

 

Relu le 30 avril 2022

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30 mai 2016 1 30 /05 /mai /2016 14:17

     Le philosophe, économiste, et historien écossais David HUME, considéré comme l'un des plus importants penseurs des Lumières, est avant tout un philosophe critique.

Fondateur de l'empirisme moderne (avec LOCKE et BERKELEY), l'un des plus radicaux par son scepticisme, il est opposé traditionnellement à DESCARTES et aux philosophes considérant l'esprit humain d'un point de vue théologico-métaphysique. Ses textes ravageurs et destructeurs sur la religion, ses vues sur la méthode expérimentale appliquée aux phénomènes mentaux ruinent les systèmes métaphysiques. Les philosophes, allemands notamment, qui s'inspirent de lui, bâtissent l'analyse transcendantale (KANT) et la phénoménologie.

    Sa philosophie est matérialiste, anti-spiritualiste ; il renverse les conceptions de la causalité et de la morale et cultive le scepticisme et le naturalisme. 

      il rédige après ses études, à 23 ans, l'ouvrage qui reste son chef-d'oeuvre, Traité de la nature humaine, qui est publié de façon échelonnée en trois parties (1739, 1740). Il publie ensuite, ce premier ouvrage n'ayant pas eu de succès (selon lui, qui aspire à la gloire littéraire), ses Essais moraux et politiques (1742, 1748) avec des remaniements et des additions.

      Ce n'est qu'à partir de cette date que les publications du philosophe ne sont plus anonymes (l'anonymat étant courant étant donné le climat de répression religieuse). En 1748, paraissent à Londres les Essais sur l'entendement humain qui reprennent les deux premiers livres du traité de la nature humaine. Ils sont réédités en 1750 et 1751, et, en 1758, remaniés et enrichis de quatre dissertations, intitulées Enquête sur l'entendement humain.

    En 1751, il fait publier une Enquête sur les principes de morale, qu'il considère comme le meilleur de tous ses écrits historiques, philosophiques ou littéraires. La même année, David HUME commence à rédiger ses Dialogues sur la religion naturelle qui ne paraissent qu'après sa mort. En 1757, il fait paraitre un recueil de Quatre dissertations : Histoire naturelle de la religion, Des passions, De la tragédie, De la norme du goût. Les essais sur le suicide et l'immortalité de l'âme s'y ajoutent dans l'édition de 1783. Il fait paraitre des ouvrages d'histoire entre 1753 et 1763. 

C'est à cette date qu'il entame une carrière de diplomate (jusqu'en 1768) à Paris. Il s'y lie avec les Encyclopédistes, au point d'accompagner ROUSSEAU en exil à Londres (1766). Ils se lient d'amitié et se brouillent ; leur relation est l'objet d'une longue étude (disponible sur le site Les classiques en sciences sociales).

Ce sont ses travaux d'historien qui lui assurent une notoriété de son vivant : son Histoire d'Angleterre en six volumes lui assure un énorme succès de librairie dès sa parution. Son oeuvre philosophique ne suscite pas du tout la même adhésion générale et même ses écrits sur la religion hérisse pratiquement toute l'élite intellectuelle. 

    Le lecteur moderne peut se perdre facilement sur le plan éditorial, car du fait des ajouts multiples, ses ouvrages comportent des plans différents et peuvent même se dissocier en plusieurs ouvrages distincts (ce qu'ils sont d'ailleurs en partie), sans compter les reprises de chapitres entiers d'ouvrages dans d'autres publiés ultérieurement.... Mais cette pratique ne lui est pas particulière : au gré des politiques d'éditions et des lettres de cachet, comme des opérations de police des moeurs, l'histoire éditoriale des Lumières est particulièrement complexe. 

 

L'édition des ouvrages en langue "vulgaire"....

    Philippe SALTEL pointe un fait majeur, qui est à l'origine d'une diffusion rapide des idées des philosophes des Lumières, non close sur un monde universitaire ou religieux, déjà en partie constaté chez DESCARTES et quelques autres : l'usage d'une écriture en langue dite vulgaire, accessible à tous les citoyens ayant reçus une éducation minimum (prodiguée souvent d'ailleurs par le clergé à cette époque, ce qui est assez ironique sur le plan historique...). Revers de la médaille de cette diffusion, les réceptions (visions) multiples qui pouvaient alors recevoir une oeuvre littéraire...

"A se constituer dans le langage connu de tous, la pensée ne pouvait manquer d'entretenir avec lui des rapports ambivalents : aimer cet élément nouveau pour son écriture, jouir d'une liberté qu'entravait la domination des clercs, tirer bénéfice de mettre ses pas dans les traces des Anciens, lesquels n'avaient jamais connu qu'une seule langue pour converser et garder mémoire ; haïr, pourtant, ce lexique formé pour d'autres fins, les préjugés qui s'y sont déposés, et comme l'oubli des grands commencements.

Nul, peut-être, ne montre tant d'ambiguïté dans ses usages de la langue que David Hume : soucieux d'être lu du plus grand nombre (lui qui pense avoir du mal à vendre ses livres au tout début...), il se veut écrivain, ce qu'il devient, d'ailleurs, non sans labeur dépensé à cette tâche - la comparaison du style rugueux, plutôt lourd, souvent désespéré du Traité de la nature humaine avec l'équilibre élégant des derniers Essais ou la vigueur d'un vocabulaire qui ne convient pas à ce que cherche sa pensée. On aurait tort d'y voir la protestation d'un érudit : tout au contraire, c'est bien souvent le pari des hommes engagés dans la "vie courante" (common life) que prend le philosophe écossais, et leur langue qu'il adopte, plutôt que les termes choisis des philosophes dogmatiques. Puisant son inspiration dans la vieille tradition sceptique, nourri par l'empreinte et le sentimentalisme qui lui sont contemporains, il ne peut lire Descartes, Malebranche, Locke ou Leibniz sans les interroger quant à la signification des noms qu'ils emploient et qui se sont diffusés dans le public cultivé de l'époque : mais qu'entendez-vous par "raison"? par "connaissance"? par "bien", "mal", "beauté"? par "contrat originel"? par "identité personnelle"? quelle réalité placez-vous à l'origine de vos concepts? et, d'ailleurs, qu'entendons-nous pas "réalité"?"

 

Une filiation composite...

       Les influences, les sources de la pensée de David HUME sont partagées, suivant ses lectures de jeunesse mais aussi plus tard car c'est un lecteur insatiable, entre auteurs de la philosophie antique (PLUTARQUE, TACITE, EPICURE et ses disciples, stoïciens vus par CICÉRON) et sceptiques anciens (PYRRHON, SEXTUS EMPIRICUS). Il se nourrit aussi des lectures de ses contemporains ou de générations proches : DESCARTES, LOCKE, BERKELEY et également Pierre BAYLE, MALEBRANCHE et surtout NEWTON à qui David HUME emprunte sa méthode d'analyse, ce dernier étant l'un des principaux découvreurs de la méthode scientifique, BACON également. Sur le plan de la philosophie morale, il connait bien les oeuvres de SHAFTESBURY et de HUTCHESON, philosophes qui défendent l'idée selon laquelle nous aurions en nous un sens moral inné, qui nous permettrait de distinguer le bien du mal. Contrairement à ce que défendent les philosophes rationalistes tels que, en Angleterre, CLARKE, WOLLASTON ou BALGUY, nous savons selon eux ce qui est moral ou immoral grâce au sentiment et non à la raison. Sans se rattacher à une école, David HUME en tire une caractérisation de la morale comme issue des passions. Il connait également très bien, comme la plupart de ses contemporains (et contrairement aux nôtres!) la Fable des abeilles de MANDEVILLE.

 

L'ambiance du rationalisme...

   Emile BRÉHIER indique le contexte du développement de sa pensée. "Le rationalisme cartésien condamnait l'imagination comme l'une des plus grands sources d'erreurs, et il opposait ses croyances fictives à l'évidence de la raison. Or, les critiques du XVIIIe siècle voient dans les grands systèmes, issus de ce rationalisme, des oeuvres d'imagination pure : on ne parle que des "visions" d'un Descartes et d'un Malebranche ; ils sont victimes de ce qu'il croyait avoir expulsé. On parle ainsi au nom d'une "raison" plus prudente, appuyée sur l'expérience, plus fidèle à la raison commune et vulgaire. C'est de cette raison que Hume va montrer qu'elle est, elle aussi, le fruit de l'imagination, enlevant ainsi, en poussant la critique jusqu'au bout, tout point d'appui à la critique. (...)". Entre tant de penseurs, si pressés de mettre la philosophie au service de l'humanité, Hume nous apparait comme un peu spéculatif, à tel point que, pour lui, les exigences de la pensée philosophique sont précisément inverses de celles de l'action ; autant, dans l'action, il serait mauvais et d'ailleurs impossible de ne pas se fier à des croyances aussi naturelles et spontanées que la croyance au monde extérieur ou à la causalité, autant le philosophe doit rechercher avec soin la nature et la valeur des titres qui les justifient. On admet d'ordinaire (depuis Thomas Reid) que le scepticisme de Hume est le développement naturel et inévitable des philosophies de Locke et de Berkeley. Après que Locke a critiqué la notion de  (...) substance, après que Berkeley a critiqué la notion de causalité physique, en ne laissant intacte que la causalité des esprit, il restait, dit-on, à Hume, en s'inspirant du même principe, à ruiner, avec la notion de substance spirituelle, celle de causalité en général : conception qui, sans être fausse, ne met pas assez en valeur l'attitude philosophique de Hume, qui n'est pas au service d'une cause, tolérance ou religion, mais qui laisse, pour ainsi dire, la réflexion le conduire où elle veut dans les moments où nulle action ne l'appelle : il est, depuis les Académiciens et les sceptiques de l'Antiquité, un des penseurs les moins doctrinaires qui soient.

"Il n'est pas de méthode de raisonnement plus commune, et cependant il n'en est pas de plus blâmable, écrit-il, à propos des discussions sur la liberté, que de réfuter une hypothèse quelconque en tirant prétexte de ses dangereuses conséquences pour la religion et la moralité. Quand une opinion mène à des absurdités, elle est certainement fausse ; mais il n'est pas certain qu'une opinion soit fausse, de ce qu'elle est de dangereuse conséquence." Hume n'est pas de ceux, si nombreux en son siècle, qui admettent une providentielle correspondance entre la vérité et les besoins humains. Les recherches métaphysiques n'ont point à se justifier par leur utilité ni par leur agrément ; elles sont comme le sport d'un esprit vigoureux : "Si pénibles et si fatigantes que puissent paraitre ces recherches, il en est de certains esprits comme de certains corps qui, pourvus d'une santé vigoureuse et florissante, ont besoin d'exercices violents et trouvent plaisir à des travaux qui paraissent à la généralité des hommes pénibles et accablants."

Son but, c'est celui de bien des hommes de son temps, Condillac notamment, c'est de faire de la métaphysique une science en employant, dans l'étude de l'entendement humain, le procédé qui a réussi à Newton dans la mécanique céleste ; chercher à passer de nos jugements particuliers sur les choses à leurs principes les plus généreux, "principes qui, pour chaque science, doivent marquer les limites de toute curiosité humaine".

Mais cette formule marque déjà bien l'originalité de Hume : la philosophie est une critique : critique de l'entendement, critique de la morale, critique de la littérature et de l'art, elle part des appréciations et des croyances de l'homme pour en chercher, par analyse et par induction, le principe ; mais elle se gardera d'évaluer à son tour le principe par lequel nous évaluons, comme le newtonien se garde d'expliquer la gravitation, par laquelle il explique le reste. Le dessein de Hume est par conséquent bien différent d'une généalogie ou composition des idées ; il concerne la justification des principes de nos jugements."

A noter que ce qui rend David HUME si assuré de ses réflexions, ce sont - à l'inverse des promesses de miracles de l'Église et des faux raisonnements tirés de textes qu'elle soutient (on pense aux écrits conservés de GALIEN pour la médecine, aux conceptions du monde (la terre plate en est un élément)) appuyées sur des textes d'auteurs de l'Antiquité validés par elle - les résultats concrets obtenus par des mathématiques, des travaux d'optique, et des travaux scientifiques divers, menés par NEWTON, BERKELEY et bien d'autres, lesquels s'appuient sur une analyse critique de la réalité physique perçue directement par nos sens. Ses talents intellectuels à s'appuyer sur les succès scientifiques de son époque n'empêche pas de constater son inculture sur les mathématiques et sur les sciences naturelles. C'est ainsi que dans les passages de son livre où il livre ses réflexions sur l'espace et le temps (notamment dans le livre I du Traité de la nature humaine), le lecteur moderne, comme d'ailleurs le lecteur de son époque, relève des opinions très étranges, passés sous silence par la postérité.

David HUME exerce cette critique sur la connaissance, sur la religion, sur la morale comme sur la politique. C'est pourquoi, en politique, "Hume est contraire aux whigs et au libéralisme de Locke ; il n'admet pas que la légitimité d'un gouvernement repose sur un contrat primitif, toujours révocable, ce qui comporte le droit de révolte ; mais il n'admet pas davantage, avec les tories, le droit divin et l'absolutisme. Il renverse les termes du problème, en ce sens qu'il ne cherche pas la légitimité d'un gouvernement dans son origine (origine pour la plupart du temps inconnue ; en général c'est la violence ; le contrat y est étranger ou ne donne qu'un faible appui), mais dans l'utilité sociale actuelle, principe qui permet, mais dans une faible mesure (différence selon les gouvernements et plus forte en Angleterre qu'ailleurs), une résistance contre un gouvernement nuisible à la société."

  Un certaine nombre d'auteurs, comme Anthony QUINTON, placent David HUME parmi les plus grands, et même, pour le président de la Royal Institution of Philosophy, il "est le plus grand des philosophes britanniques - le plus profond, le plus pénétrant et le plus complet. Son oeuvre marque le point culminant d'un courant qui domine la philosophie britannique depuis le Moyen-Âge : je veux parler de cette tradition empiriste qui, fondée par Guillaume d'Ockham au XIVe siècle, renouvelée au XVIIe et au XVIIIe siècle par Bacon et Hobbes, d'une part, et par Locke et Berkeley, d'autre part, puis perpétuée après Hume par Jeremy Bentham et John Stuart Mill, a fini par donner naissance aux travaux de Bertrand Russel, logicien qui, de nos jours encore, règne à titre posthume sur l'école de pensée (le mouvement dit de la philosophie analytique) qu'il a créée au début de notre siècle. 

 

Une influence limitée dans son époque

     D'un strict point de vie philosophique, Hume ne fut ni aussi "raisonnable" que Locke ni, pour cette raison en partie, aussi influent que ce dernier : au lieu de recommander comme Locke de se montrer prudent ou réservé à l'égard des croyances d'un genre ou d'un autre - et de ne pas se laisser emporter par la marée montante de la crédulité qui avait succédé aux terribles conflits religieux du siècle précédent -, il donna l'impression de cultiver des paradoxes qui ne pouvaient déboucher que sur un scepticisme total auquel seule la frivolité permettaient occasionnellement d'échapper. Ses doctrines politiques concoururent pourtant dans une certaine mesure, grâce à l'adhésion de Voltaire en particulier, à favoriser l'éclosion d'un système de pensée, qui, non seulement inspira les promoteurs de la Révolution française, mais influa même sur le contenu de la Constitution américaine. Se réclamant d'une version extrêmement simplifiée de sa théorie morale et politique, les utilitaristes du XIXe siècle présentèrent Hume comme le défenseur d'un libéralisme sauvage qui n'aurait guère reçu son aval : par là s'expliquent les réactions essentiellement négatives que sa philosophie théorique suscita jusqu'au XXe siècle, en s'attelant à réfuter les thèses humiennes. Kant écrivit que Hume avait interrompu son "sommeil dogmatique" tandis que Thomas Reid, philosophe du "sens commun" de nationalité écossaise, lui accorda d'avoir brillamment démontré l'absurdité implicite de la "théorie des idées" professée par Locke ; mais, dans la gigantesque introduction qu'il rédigea pour l'édition complète des oeuvres de Hume qui fut publiée sous sa direction, T. H. Green traqua les prétendues erreurs humiennes avec une résolution inébranlable. Si bien que c'est depuis le XXe siècle, seulement, que Hume est reconnu comme un philosophe aussi important que constructif."

 

David HUME, Traité de la nature humaine, 2 volumes, Aubier-Montaigne, 1946 ; Enquête sur l'entendement humain, Aubier-Montaigne, 1947, réédition Flammarion, 1983 ; Enquête sur les principes de la morale, Aubier-Montaigne, 1947, réédition Flammarion, 1991 ; Dialogue sur la religion naturelle, Vrin, 1964 ; L'Homme et l'Expérience, PUF, 1967 ; Essais politiques, Vrin, 1972 ; L'Histoire naturelle de la religion et autres essais sur la religion, Aubier-Montaigne, 1972, 3ème édition, 1989 ; Essais esthétiques, 2 volumes, Aubier-Montaigne, 1973 ; Lettre d'un gentilhomme à son ami d'Édinbourg, faculté des lettres, Besançon, 1976.

Anthony QUINTON, Hume, Éditions du Seuil, 2000. Émile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, tome II, PUF, 2000. Philippe SALTEL, Hume, Le Vocabulaire des philosophes, Ellipses, 2002.

     

Relu le 1er mai 2022

 

 

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27 mai 2016 5 27 /05 /mai /2016 10:02

       Le terme "biopolitique" désigne la manière dont le pouvoir tend à se transformer entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, afin de gouverner les corps et les esprits, à travers un certain nombre de procédés d'organisation de la gestion de la santé, de l'hygiène, de l'alimentation, de l'éducation, de la natalité, des déviances de toute sorte, devenus enjeux politiques. 

  Le pouvoir qui s'exerçait autrefois comme un droit de prélèvement ou de prise, notamment par le droit du souverain de prendre la vie de ses sujets, devient le pouvoir de gérer leur vie : non plus un pouvoir coercitif, mais un pouvoir qui produit, accroît et organise des forces. Le bio-pouvoir s'est constitué autour de deux pôles principaux au début de l'âge classique : l'administration des corps (pouvoir disciplinaire) et la gestion calculatrice de la vie (bio-politique). Ces pôles restent distincts jusqu'à ce qu'ils se confondent au XIXe siècle pour former des technologies de pouvoir encore en vigueur aujourd'hui. Avec le bio-pouvoir, il ne s'agit plus d'autoriser ou de punir certains actes mais d'orienter des conduites possibles vers une norme (pouvoir disciplinaire), voire seulement de contrôler leur champ d'action possibles (bio-politique). Cette modalité d'application du pouvoir est liée au développement des sociétés capitalistes et à la nécessité de rendre l'exercice du pouvoir le plus souple et diffus possible, de telle sorte qu'il ne ralentisse pas les flux de richesses, de travail et de capitaux. (Frédéric RAMBEAU).

    La notion de biopolitique implique une analyse historique du cadre de rationalité politique dans lequel elle apparaît, c'est-à-dire la naissance du libéralisme. Par libéralisme, il faut entendre un exercice du gouvernement qui non seulement tend à maximiser ses effets tout en réduisant ses coûts, sur le modèle de la production industrielle, mais affirme qu'on risque toujours de trop gouverner. Alors que la "raison d'État" avait cherché à développer son pouvoir à travers la croissance de l'État, "la réflexion libérale ne part pas de l'existence de l'État trouvant dans le gouvernement le moyen d'atteindre cette fin qu'il serait pour lui-même ; mais de la société qui se trouve être dans un rapport complexe d'extériorité et d'intériorité vis-à-vis de l'État" (Naissance de la biopolitique, Annuaire du Collège de France, 79ème année, Chaire d'histoire des systèmes de pensée, année 1978-1979, repris, comme pour de nombreux cours, dans Dits et Écrits, volume 3, texte n°818). Ce nouveau type de gouvernementalité, qui n'est réductible ni à une analyse juridique, ni à une lecture économique (bien que l'une et l'autre y soient liées), se présente par conséquent comme une technologie du pouvoir qui se donne un nouvel objet : la "population". La population est un ensemble d'êtres vivants et coexistants qui présentent des traits biologiques et pathologiques particuliers, et dont la vie même est susceptible d'être contrôlée afin d'assurer une meilleure gestion de la force de travail : "La découverte de la population est, en même temps que la découverte de l'individu et du corps dressable, l'autre grand noyau technologique autour duquel les procédés politiques de l'Occident se sont transformés. On a inventé à ce moment-là ce que j'appelerai, par opposition à l'anatomo-politique que j'ai mentionnée à l'instant, la biopolitique" (Les mailles du pouvoir, conférence à l'Université de Bahia, 1976 ; Dits et Écrits, volume 4, texte 297). Alors que la discipline se donnait comme anatomo-politique des corps et s'appliquait essentiellement aux individus, la biopolitique représente donc cette grande "médecine sociale" qui s'applique à la population afin de gouverner la vie : la vie fait désormais partie du champ du pouvoir.

 

Biopolitique, une notion problématique...

   La notion de biopolitique, pour Judith REVEL, soulève deux problèmes.

Le premier est lié à une contradiction que l'on trouve chez FOUCAULT lui-même : dans les premiers textes où apparait le terme, il semble lié à ce que les Allemands ont appelé au XVIIIe siècle la Polizeiwissenschaft, soit le maintien de l'ordre et de la discipline à travers la croissance de l'État. Mais par la suite, la biopolitique semble au contraire signaler le moment de dépassement de la traditionnelle dichotomie Etat/Société, au profit d'une économie politique de la vie en général. C'est de cette seconde formulation que nait l'autre problème : s'agit-il de penser la biopolitique comme un ensemble de bio-pouvoirs ou bien, dans la mesure où dire que le pouvoir a investi la vie signifie également que la vie est un pouvoir, peut-on localiser dans la vie elle-même - c'est-à-dire bien entendu dans le travail et dans le langage, mais aussi dans les corps, dans les affects, dans les désirs et dans la sexualité - le lieu d'émergence d'un contre-pouvoir, le lieu d'une production de subjectivité qui se donnerait comme moment de dé-sassujettissement?

Dans ce cas, le thème de la biopolitique serait fondamental pour la reformulation éthique du rapport au politique qui caractérise les dernières analyses de FOUCAULT ; plus encore : la biopolitique représenterait exactement le moment du passage du politique à l'éthique. Comme l'admet FOUCAULT en 1982 : "L'analyse, l'élaboration, la remise en question des relations de pouvoir, et de l'"agonisme" entre relations de pouvoir et intransitivité de la liberté, sont une tâche politique incessante (...) c'est même cela, la tâche politique inhérente à toute existence sociale". (Le sujet et le pouvoir, dans Michel Foucault : Beyond Structuralism and Hermeneutics, Sous la direction de H Dreyfus et P Rabinow, Chicago, The University of chicago Press, 1982, repris dans Dits et Ecrits, volume 4, texte n°306).

   Dans la mesure où Michel FOUCAULT revenait sans cesse sur son travail antérieur et parce qu'il n'a pas achevé la construction d'une théorie cohérente (s'il en avait réellement le projet, ce dont on peut en douter, d'après ses propres déclarations) qui permettrait de situer la signification  définitive de la biopolitique et des bio-pouvoirs, on peut comprendre le "flou" qui entoure ces deux notions. Mais dans Histoire de la sexualité, tome 1 La volonté de savoir, le philosophe français dessine bien la biopolitique comme un ensemble de technologie de contrôle social, entre répression et liberté, qui traverse non seulement la société mais aussi chacun des "corps" concernés. Ne voulant pas seulement se limiter à une description, à une archéologie de la répression (notamment sexuelle), il veut indiquer les articulations, qui ne vont pas sans une certaine dialectique, entre cette répression et la liberté individuelle qui caractérise l'époque moderne, la subjectivation elle-même étant le processus par lequel s'organise l'assimilation des normes sociales et la résistance à ces normes. Il s'agit de "repenser", à distance du marxisme, ce que celui-ci avait décelé à travers sa réflexion sur l'idéologie dominante, l'aliénation, dans le domaine des représentations politiques et morales, sans toutefois s'aventurer très loin (il y a quand même des réflexions sur le mariage...) dans l'empreinte de cette idéologie dans les corps eux-mêmes, à travers non seulement la sexualité comme le détaille Michel FOUCAULT, mais pour d'autres auteurs qui s'inspirent de ses travaux, dans l'habillement, l'alimentation, le soin du corps (reprenant le soin de soi foucaldien)... Il s'agit de penser, pour Michel FOUCAULT, à la fois l'évolution sociale plus ou moins liée à l'évolution de l'État, avec l'organisation de tout l'arsenal de contrôle et de répression, et la transformation de l'homme lui-même, qui assimile (pour en profiter) et rejette (pour sauvegarder sa liberté) tout à la fois les nouvelles normes mises en place. Il insiste bien sur une conséquence du développement du bio-pouvoir : l'importance croissante prise par le jeu de la norme aux dépens du système juridique de la loi. 

 

Une prise de distance par rapport au marxisme...

     Cette tentative d'élaborer à distance du marxisme toute la problématique société/individu à travers des thèmes qu'il a plus ou moins délaissés - qui se traduit par une mise à distance des marxistes avec lesquels il cohabite politiquement, décelant chez eux une réelle réticence à discuter des minorités (prisonniers, délinquants...) et de la sexualité (et encore plus des "déviations homosexuelles"...) - rencontre le marxisme et les marxistes eux-mêmes qui se divisent entre partage ou assimilation d'éléments de son oeuvre et rejet et mise en garde contre elle, jugée dangereuse idéologiquement.

Parmi ceux qui penchent pour une confrontation ouverte et une influence réciproque, Roberto NEGRI analyse les enjeux de cette confrontation. 

"Toute l'oeuvre de Foucault, écrit-il, est parsemée de déclarations qui font de son auteur tantôt un marxiste tantôt un ennemi du marxisme. D'un côté, Foucault semble se méfier du marxisme comme de la peste ; d'un autre côté, il déclare souvent que Marx opère dans sa méthodologie, qu'il y a bien des passages qu'il a écrits en se référant à Marx sans le citer (voir dans Dits et Écrits). Mais il serait inutile de chercher un sens univoque dans la jungle de ces jugements oscillants. Chacune de ses déclarations doit être réinscrite dans le contexte et dans le rapport de force des débats dans lesquels elle a été prononcée."

Et c'est vrai encore aujourd'hui. Autant reprendre les idées de Foucault est parfois une manière de reprendre des idées de Marx, sans le dire, dans un monde intellectuel où le marxisme reste dévalorisé ; autant pour des libéraux qui veulent absolument éviter l'oeuvre de Marx, il est intéressant de discuter de biopolitique et des bio-pouvoirs, de réfléchir sur les systèmes disciplinaires et idéologiques qui lient les individus au monde qui les opprime par ailleurs. 

   Roberto NEGRI estime que dans les enjeux d'une telle confrontation, deux questions se posent, "qui englobent une série de problèmes très vaste."

"L'oeuvre de Foucault se présente, à l'égard des problématiques marxistes, comme une véritable reformulation de l'analyse de l'exploitation et de l'efficacité des pratiques révolutionnaires. Foucault semble redessiner tellement le paysage conceptuel dans lequel il réinscrit la problématisation de ces thèmes, qu'ils deviennent presque méconnaissables. 

Depuis la fin des années 1950, Foucault a engagé son oeuvre dans une trajectoire impliquant, d'une part la critique de la théorie du sujet, à savoir la question de la destitution du sujet fondateur et la possibilité de poser la problématique de sa constitution et, d'autre part, la critique de la question anthropologique, qu'il résume bien dans l'idée d'homme en tant que doublet empirico - transcendantal. Ce combat se précise par des recherches qui portent sur des sujets très variés, mais dont l'unité peut a posteriori être repérée dans la mise en question radicale des formes de la dialectique hégélienne, des humanismes théoriques et des anthropologies philosophiques. Il s'agit d'un combat qui creuse une trajectoire importante dans la culture contemporaine, tout en mettant à l'écart certaines formes de marxisme au profit d'autres et en privilégiant, d'entrée de jeu, certaines lectures de Marx plutôt que d'autres.

- Poser la critique du sujet fondateur et ouvrir ainsi la voie aux recherches impliquant les processus de subjectivation (...) fait surgir un champ d'analyse qui exclut l'idée d'une domination venant se déposer ou s'imprimer dans un corps, dans une âme ou dans un sujet définitivement donné. Ainsi Foucault peut attaquer une conception du marxisme qui s'était imposée à l'Université et qui consiste à penser que la relation de connaissance est troublée, obscurcie, voilée par les conditions d'existence, par les relations sociales ou par les formes politiques qui s'imposent de l'extérieur au sujet de la connaissance. Au contraire, Foucault veut montrer que : "les conditions politiques, économiques d'existence ne sont pas un voile ou un obstacle pour le sujet de connaissance, mais ce à travers quoi se forment les sujets de connaissance, et donc les relations de vérité" (La vérité et les formes juridiques, Dits et Ecrits II). 

- Toutes ces questions recoupent le sens du raisonnement anthropologique. Lorsque Foucault, au début des années 1960, s'interroge sur la question de l'anthropologie, en partant de l'analyse de l'oeuvre de Kant, il entend produire une vraie critique des illusions et des contresens dans lesquels la pensée contemporaine s'est enferrée. Le questionnement anthropologique s'insère d'emblée dans le champ de force de la philosophie contemporaine. L'anthropologie, d'une part, objective l'homme au niveau de l'être naturel et dans le contenu de ses déterminations animales ; d'autre part, elle se veut connaissance de la connaissance de l'homme, dans un mouvement qui interroge le sujet sur lui-même et sur ses limites. C'est là que les enjeux de la question deviennent majeurs, car dans cette inflexion de l'anthropologie va se dessiner "sur la philosophie de notre époque toute l'ombre d'une philosophie classique désormais privée de Dieu" (Introduction à l'anthropologie)." Cela situe FOUCAULT sur une trajectoire, dans le même domaine, légèrement différente de celle d'ALTHUSSER, sur l'antihumanisme de Karl MARX.

  A partir des années 1970, Michel FOUCAULT utilise des écrits de MARX et ENGELS (Capital, Luttes des classes en France, Dix-huit brumaire de louis-Bonaparte...) pour aborder le problème de l'exclusion et du pouvoir. Les rapports sociaux sont examinés à la lumière  d'une microphysique du pouvoir qui doit beaucoup à NIETZSCHE, où les notions de guerre, de lutte, de relations stratégiques, d'antagonismes.. sont revisitées. Cette entreprise intellectuelle va de pair avec toute sa réflexion sur l'efficacité des pratiques révolutionnaires, des pratiques militantes en général. Le sujet aliéné par l'Histoire et réprimé par les mécanismes de reproduction sociale qui constitue un élément de la représentation sociale d'un certain gauchisme français, le questionne et ses recherches autour de Surveiller et punir comme de La volonté de savoir l'amènent à critiquer la notion de répression, dans toutes ses variantes, du freudo-marxisme à ADORNO et MARCUSE. 

"D'après Foucault, les relations de pouvoir ne doivent pas être considérées d'une manière quelque peu schématique comme, d'un côté, il y a ceux qui ont le pouvoir et, de l'autre, ceux qui ne l'ont pas ; d'un côté, il y la classe dominante, de l'autre, la classe dominée. Il ajoute aussi que l'on ne trouvera jamais ce dualisme chez Marx, parce que Marx sait parfaitement que ce qui fait la solidité des relations de pouvoir, c'est qu'elles ne finissent jamais, mais passent partout. Privilégier l'appareil d'État, la fonction de conservation, la superstructure juridique, est "rousseauiser" Marx. (L'oeil du pouvoir, Dits et Ecrits III)." Le schéma de la guerre est largement insuffisant pour expliquer le fonctionnement du pouvoir. Les processus de domination sont bien plus complexes, plus compliqués que la guerre. "Son incertitude vis-à-vis d'une interprétation des relations de pouvoir en termes de guerre, de domination des vainqueurs sur les vaincus, débouche sur une nouvel outil théorique, dont la force majeure réside dans sa plus grande aptitude opératoire pour l'analyse des technologies objectives de pouvoir et des technologies de soi. Ce sera la notion de gouvernement appelée à occuper un rôle de plus en plus central dans sa réflexion dès 1978. Par cette notion, le problème que Foucault se pose n'est pas celui de l'étatisation de la société, mais plutôt de la gouvernementalisation de l'Etat, à savoir de l'ensemble des pratiques de gouvernement à partir de quoi s'est constitué l'Etat (Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de france, 1977-1978)."

Roberto NIGRO se demande si "ce déplacement vers une thématique de gouvernementalité ne font qu'évacuer la question de l'exploitation, voir l'effacer.

Les analyses de Foucault, à partir des années 1970, peuvent être interprétées comme une sorte de prolongement de la problématique de l'exploitation. Foucault veut comprendre le fonctionnement du pouvoir, afin de trouver aussi des formes de lutte adéquates. Entre son oeuvre et celle de Marx se dessine une sorte de complémentarité. Si, d'une part, Marx décrit la généalogie de la société capitaliste en se référant aux procédés d'accumulation des forces productives, d'un autre côté Foucault analyse l'accumulation des forces du pouvoir politique. Les hôpitaux, les asiles, les orphelinats, les collèges, les maisons d'éducation, les usines, etc. font partie d'une espèce de grande forme sociale du pouvoir qui a été mise en place au début du XIXe siècle, et qui a sans doute été l'une des conditions du fonctionnement de la société industrielle et capitaliste.

Foucault souligne que le capitalisme ne pouvait pas fonctionner avec un système de pouvoir politique indifférent aux individus : "il est venu un moment où il a fallu que chacun soit effectivement perçu par l'oeil du pouvoir. Lorsqu'on a eu besoin, dans la division du travail, de gens capables de faire ceci, d'autres de faire cela, lorsqu'on a eu peur aussi que des mouvements populaires de résistance, ou d'inertie, ou de révolte viennent bouleverser tout cet ordre capitaliste en train de naître, alors il a fallu une surveillance précise et concrète sur tous les individus" (Prisons et révolte dans les prisons, Dits et Ecrits II).

Si Marx décrit le décollage économique de l'Occident en se référant aux procédés qui ont permis l'accumulation du capital, Foucault insiste sur les méthodes de gestion de l'accumulation des hommes qui ont permis un décollage politique par rapport à des formes de pouvoir traditionnelles. L'accumulation des hommes ne peut pas être séparée de l'accumulation du capital. Il n'aurait pas été possible de résoudre le problème de l'accumulation des hommes sans le développement d'un appareil de production capable à la fois de les entretenir et de les utiliser ; inversement, les techniques qui rendent utile la multiplication cumulative des hommes accélèrent le mouvement d'accumulation du capital. Chacune a rendu l'autre possible et nécessaire ; chacune a servi de modèle à l'autre.

Mais ce n'est pas tout. En effet, les analyses de Foucault ne sont pas uniquement complémentaire de celles de Marx. Elles montrent que les rapports d'exploitation passent à l'intérieur de la société entière et se reproduisent à une échelle élargie. Toutes les recherches que Foucault a menées autour du pouvoir d'exclusion, des disciplines, des technologies de sécurité, des formes du biopouvoir, configurent une nouvelle économie politique de l'exploitation. A l'intérieur de cette immense usine qu'est devenue la société se pose la question d'inventer des nouvelles pratiques de résistance et des nouvelles formes de militantisme. Question à laquelle Foucault a consacré, problablement, tout son dernier travail sous forme d'une généalogie des technologie du soi."

 

   Tous les auteurs, qu'ils soient marxiste ou pas, ne partagent pas cette vision de la complémentarité entre le travail de FOUCAULT et celui de MARX.

     Julien LEFORT-FAVREAU, constatant qu'il n'est pas possible d'appréhender le travail de Foucault sur le bio-pouvoir sans passer par ses Cours au collège de France, estime qu'une grande partie de sa réflexion tend à se débarraser du marxisme, comme problème plutôt que solution.

    Nicolas POIRIER estime que le bio-pouvoir est un concept incohérent sur le plan méthodologique et dangereux sur le plan politique. "D'un point de vue théorique, il n'est d'aucune valeur pour aider à une compréhension des rapports entre la vie animale et la société humaine, sauf à investir de sens politique tout et n'importe quoi. D'un point de vue pratique, il justifie la remise en cause des droits sociaux, au nom de la lutte des singularités contre la prétendue normalisation sanitaire. Ce qui est une manière, même si on a l'impression que l'expression biopolitique (théorie) n'a pas été bien comprise, de remercier Foucault de sa contribution (pratique) au développement des luttes contre la société capitaliste...

     Arnault SKORNICKI estime au contraire que le concept de biopolitique, "retrempé dans le concept de pouvoir pastoral, fait ainsi voir ce qu'il peut être : non pas ce concept flou, accrocheur et usé jusqu'à la corde, mais une puissante ressource pour les sciences sociale. D'une part, l'empreinte pastorale du bio-pouvoir permet de comprendre que l'État ne s'est pas construit contre les individus, mais dans l'articulation stratégique entre techniques d'individualisation et procédures totalisatrices : le concept de biopolitique ouvre ainsi sur une histoire de la production politique des subjectivations. D'autre part, la polysémie du concept traduit moins la confusion de Foucault que la pluralité des parcours d'étatisation qu'il étudia : tantôt souveraineté fragile épaulée par les dispositifs de police, tantôt bureaucratie libérale et État de droit bienveillant, tantôt parti-État à visée totalitaire, la politique moderne s'accompagna d'une étonnante variété de pastorales : en d'autres termes, de stratégies pour solliciter l'assentiment de tous et de chacun non par la conquête, mais pour notre salut."     

      Pierre SAUVÈTRE, se penchant sur la conception de Michel Foucault des institutions, analyse son apport, suivant deux périodes dans son oeuvre, par rapport, mais pas seulement, au marxisme-léninisme. La "rationalité contingente du pouvoir constitutif de l'institution qui est le point d'appui du rapport pratique à l'institution tel que Foucault le spécifie sous le nom de "transformation", et qui se distingue de la légitimation et de la réforme autant que du renversement, reposant différemment la question léniniste du "que faire? - "que faire des institutions?", telle est la question foucaldienne, là où le marxisme-léninisme pose plutôt la question "que faire de l'État?". C'est le refus de la rationalité présente de l'institution, qui vise par exemple, à partir du dévoilement du caractère disciplinaire et extra-légal de la prison, une économie de la sanction qui s'affranchisse de l'enfermement et du contrôle individualisé. Foucault définit alors la critique non pas comme contestation, dénonciation ou dévoilement mais comme transformation réelle, impliquant une part de positivité. Dans les luttes actuelles, la reconnaissance de la rationalité libérale comme point d'identification des techniques libérales de "réforme" des différentes institutions, lesquelles conjuguent l'incitation à la liberté par la mise en concurrence de tous et de chacun comme moyen de dépolitisation et l'extension infinie des procédures de contrôle, cette reconnaissance est la conduite d'une possible alliance transversale des insoumis."

    Daniel ZAMORA effectuant une critique marxiste de la pensée de Michel FOUCAULT, pense que celui-ci, "loin de mener une lutte intellectuelle résolue contre la doxa du libre marché, semble, sur bien des points, y adhérer."

    Henri MALER, en ébauchant une cartographie d'un "champ de bataille", de Foucault à Marx, n'est pas loin de rejoindre l'analyse de Roberto NIGRO. Le discours de Marx sur la révolution n'épuisant pas sa contribution à une analytique du pouvoir, Foucault tout en effectuant une prise de distance avec les analyses marxistes, ne méconnait pas les contributions de l'auteur du Capital sur des rapports de pouvoir imbriqués dans les rapports de production. De plus lorsque Foucault critique la notion de répression telle qu'elle est comprise dans son environnement marxiste, il ne vise pas explicitement Marx, mais plutôt une forme de freudo-marxisme dont il ne décortique jamais réellement les raisonnements mais à qui il reproche de ne pas voir les multiples facettes de cette répression elle-même. Ce qui guide la réflexion de FOUCAULT, c'est que "l'abolition des anciens rapports de domination politique et les réformes des anciennes formes d'exploitation économique n'empêchent pas de voir reconduire les technologies de pouvoir qui leur serviraient de support, mais une Révolution peut être l'occasion d'une intensification de leurs effets et de leur cumul avec ceux des nouvelles formes d'exploitation et de domination". C'est parce que le marxisme orthodoxe néglige ces rapports de pouvoir au profit d'un strict économisme, que Foucault met souvent dans son oeuvre entre parenthèses l'exploitation économique, qui constitue certainement dans son esprit le fait même qu'il convient de comprendre, en décortiquant les formes de domination structurelles. 

Julien LEFORT-FAVREAU, Genèse et postérité du bio-pouvoir, Revue Recto/verso, n°6, septembre 2010. Nicolas POIRIER, Bio-pouvoir : un concept incohérent et dangereux, Cairn Info, n°152-162. Arnault SKORNICKI, Les origines théologico-politiques du bio-pouvoir. Pastorale et généalogie de l'État, Université Paris Ouest Nanterre, Sociologia Historica. Pierre SAUVÊTRE, Michel Foucault : problématisation des institutions, Tracés, Revue de Sciences humaines, n°17, 2009. Daniel ZAMORA, Etudes marxistes (marx.be). Henri MALER, De Foucault à Marx, Ebauche de cartographie d'un champ de bataille, Contretemps, 2015.

Roberto NIGRO, Les enjeux d'une confrontation avec Marx, dans Foucault, L'Herne, 2011. Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité I La volonté de savoir, Gallimard, 1976. Frédéric RAMBEAU, Michel Foucault, La volonté de savoir, Folio plus Philosophie, Gallimard, 2006. Judith REVEL, Foucault, dans Le Vocabulaire des philosophes, IV Ellipses, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu et corrigé le 3 mai 2022

 

 

 

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23 mai 2016 1 23 /05 /mai /2016 06:51

     Comme toujours, les oeuvres valent plus par leur postérité qu'en elles-mêmes, au gré des interprétations et des retours aux textes. 

  Didier MINEUR dresse un tableau de la postérité française, mais dans le domaine seul de la philosophie politique, de l'oeuvre de Michel FOUCAULT, tandis que François CUSSET analyse la réception de cette oeuvre aux États-Unis, à travers les vicissitudes de la French Theory. Il existe certainement d'autres manières d'analyser la postérité de son oeuvre, mais ces deux approches sont intéressantes en ce qui concerne la perception du conflit.

 

La méthode archéologique...

    Didier MINEUR constate d'abord que la méthode "archéologique" forgée par le philosophe politique français "est d'une fécondité incontestable", même si le tournant opéré à partir des cours des années 1970, particulièrement par La Volonté de savoir, "prête le plus à discussion".

    "Foucault propose (dans ce texte), une opposition entre deux conceptions du pouvoir : la première est celle des théories de la souveraineté, et du discours du droit, caractérisées par le pouvoir de faire mourir ; la seconde, qui lui succède avec la Modernité politique, est celle de la normalisation et du contrôle, qui travaillent souterrainement la société, tandis que le discours du droit et la théorie de la souveraineté hérités de la monarchie absolue ne sont que l'apparence qui les occulte. Le postulat selon lequel "le pouvoir est partout", et constitue ainsi le fond de toutes les relations sociales, entraine Foucault à une lecture singulièrement partielle de la Modernité ; il l'incite à tenir pour trompeuse et illusoire la grammaire démocratique de la souveraineté du peuple, des droits de l'individu, de la séparation des pouvoirs. Loin d'être émancipatrice, la Modernité signifierait au contraire, profondément, l'assujettissement de plus en plus complet de l'individu. Cette lecture de la Modernité politique est évidemment discutable et a suscité de fortes critiques."

L'une des plus connues, celle de Gladys SWAIN et Marcel GAUCHET (La Pratique de l'esprit humain, Gallimard, 1980), récuse l'interprétation de FOUCAULT du traitement moderne de la folie, en faisant valoir que c'est précisément parce qu'il est pensé comme un semblable que le fou, avec les Temps Modernes, est interné. "Plus largement, poursuit Didier MINEUR, le postulat praxéologique qui fait du pouvoir le fond de toutes les relations sociales, et au-delà, de toute chose, l'amène à ne le concevoir que comme le résultat provisoire d'un rapport de forces en lequel se résume la politique. La politique, en effet, devient la "guerre continuée par d'autres moyens" (Il faut défendre la société), à l'inverse de la célèbre formule de Clausewitz, et "le pouvoir politique, dans cette hypothèse aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de force, par une sorte de guerre silencieuse, et de la réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans les corps des uns et des autres". On comprend dès lors que la conception de la "guerre des races" normande et saxonne, en Angleterre, lui paraisse dévoiler cette essence guerrière de la politique ; et si c'est la conception de Liburne qu'il retrace, c'est sa propre conception du droit qui se fait jour dans ces lignes : "les lois sont des pièges : ce ne sont pas du tout des limites du pouvoir, mais ce sont des instruments du pouvoir". Cette sous-estimation systématique du droit, voire, comme ici, cette réduction du droit et de la paix à leur contraire, pose problème ; comme l'écrit Yves Charles Zarka (Foucault et le concept de pouvoir, dans Les figures du pouvoir, PUF, 2001) (...)."

      C'est le même reproche (de Marcel GAUCHET...) que celui que l'on adresse en général à toutes les pensées qui semblent réduisent le droit au seul résultat de l'emploi de la force, souvent assimilée à la violence.

On peut penser au contraire que le droit est une transformation de la force qui signifie le passage d'un régime différent à celui de la violence, et il faut accepter le rôle du rapport de forces, et même d'accepter que ce nouveau régime de droit est bien le résultat d'un certain rapport de forces.

Pourtant Michel FOUCAULT ne fait pas cette assimilation et n'est pas centré sur cette problématique qui est plutôt celle de HOBBES. De toute façon, comme il l'écrit "là il y a pouvoir, il y a résistance" (La Volonté de savoir).

         Mais poursuivons. "Ainsi, l'oeuvre de Foucault, prématurément interrompue par sa mort, a-t-elle légué à la philosophie politique de nombreux outils, de la méthode archéologique d'analyse des savoirs aux concepts de gouvernement des conduites ou de biopouvoir, qui peuvent s'avérer précieux pour penser nombre d'évolutions contemporaines - on songe, entre autres, à l'imbrication toujours croissante de la science et de la politique sous le couvert de la notion d'"expertise", ou au recours à la génétique pour encadrer ou contrôler les mouvements et les regroupements de populations - et les travaux d'importance qu'elle continue d'inspirer (voir par exemple François Ewald, L'État-providence, Grasset, 1986) attestent de la fécondité par-delà la configuration intellectuelle des années 1960 et 1970. Mais alors même qu'elle s'est attachée à déconstruire les évidences apparentes des savoirs, des institutions ou du langage, pour débusquer les effets et les visées de pouvoir qu'ils recouvrent, elle présuppose elle-même une conception du réel qu'elle n'a jamais soumise, faute peut-être d'en avoir eu le temps, à une réflexion critique. A l'encontre de Foucault qui considérait, comme l'écrit Yves Charles Zarka, qu'"il n'est possible de rendre compte du fonctionnement de la démocratie libérale et de critiquer les rapports de domination qu'elle engage, que si on abandonne l'interrogation sur la légitimité "(Repenser la démocraite, Armand Colin), les décennies 1980 et 1990 ont de fait été marquées, dans le champ de la philosophie politique, par une réévaluation de la démocratie libérale qui passe par un recentrement de son analyse sur la notion de légitimité."

      Didier MINEUR évoque, avant d'en venir là, l'itinéraire différent, inspiré par la pensée nietzschéenne, de Jean-François LYOTARD (La condition post-moderne, 1979), qui recherche dans le travail souterrain de la norme, le sens profond de la politique moderne, allant au-delà du simple constat du caractère illusoire du discours émancipateur de la Modernité.

      Claude LEFORT (Permanence du théologico-politique? dans Essais sur le politique, Seuil, 1986), thématisant la pluralisation des systèmes de vérité, transposant à la démocratie moderne la pleine conscience du caractère auto-institué de la société que CASTORIADIS (L'institution imaginaire de la société, Seuil, 1975) réserve à la démocratie antique, entend démontrer que la démocratie moderne se signale par le caractère absolument inédit de l'agencement symbolique par lequel elle se rapporte à elle-même. Son concept de la démocratie est celui d'un régime symbolique marqué par la dissolution des repères de certitude.

C'est précisément l'absence de repères de certitude, pensons-nous, qui fait l'angoisse de couches de la population repliées sur elles-mêmes et refusant, ou dans l'impossibilité de le faire, de participer réellement à la vie publique. L'expérience démocratique est aussi l'expérience du rapport de forces, de la participation à la vie de la cité qui est rapport de forces, qui n'est pas du tout dans l'attitude de réception d'un destin, dans l'attente de la venue d'un héros-homme providentiel ou dans la volonté de divinités extérieures à la société.

 "La tâche propre de la philosophie politique, qui la distingue des approches positives de l'objet politique, serait de mettre au jour ce qui seul rend possible l'expérience de soi que fait une société, et qui n'est pas soi-même de l'ordre du fait." écrit Didier MINEUR.

La pensée de Claude LEFORT, sur laquelle nous reviendrons, est bien fondatrice, comme l'écrit Didier MINEUR "pour la philosophie politique française des vingt années suivantes (Didier MINEUR, Archéologie de la représentation politique. Structure et fondement d'une crise, Presses de Sciences Po, 2010). Marcel GAUCHET, qui en fut l'élève, suit ce cheminement en le creusant davantage. "Depuis Le désenchantement du monde, Gauchet s'attache en effet à penser la politique comme ce qui définit le mode d'être d'une société, qui s'articule au religieux comme à qui organise le rapport à l'origine et à la loi. (...) Le tournant axial marque ainsi l'avènement de l'État, qui devient l'instituteur de l'unité du social au non de l'invisible." Toute une problématique de la sortie du religieux, vers les droits de l'homme qui remplace les "droits de Dieu", se nourrit ainsi de la pensée de Michel FOUCAULT, tout en l'interprétant sans doute différemment, en tout en allant au-delà des constatations sur le droit et le rapport de forces. 

       Plusieurs auteurs tournent autour de cette question sur la nature de la démocratie : Pierre MANENT (Naissances de la politique moderne, Payot, 1997 ; La Cité de l'Homme, Flammarion, 1994), Philippe RAYNAUD (Trois révolutions de la liberté, Angleterre, États-unis, France, PUF, 2009), Thierry MÉNISSIER (la liberté des contemporains. Pourquoi il faut rénover la république, PUG, 2011), Robert DAMIEN (Bibliothèque et Etat. Naissance d'une raison politique dans la France du XVIIe siècle, PUF, 1995), François FURET, Jacques JULLIARD, Pierre ROSANVALLON (La Nouvelle question sociale. Repenser l'État-providence, Seuil, 1995), Bernard MANIN (Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1996), Pasquale PASQUINO, Olivier CAYLA... Avec des modalités et des orientations différentes, ces auteurs sont animés par le souci d'analyser certaines impasses contemporaines et d'ouvrir de nouvelles perspectives, qui ne soient pas un retour illusoire à d'anciennes formes de relations politiques.

On note une interrogation, qui rejoint d'ailleurs le marxisme directement (on songe surtout à Alain BADIOU, Etienne BALIBAR ou Jacques RANCIÈRE) et parfois de manière inintentionnelle (chez d'autres qui font les mêmes constats) sur l'inconsistance d'une démocratie qui se limiterait à la représentation élective et à la défense des droits individuels. Il s'agit bien pour beaucoup d'auteurs de revitaliser la démocratie, face notamment à la résurgence de pensées conservatrices ou fascisantes. Christian LAZZERI, Stéphane HABER, Emmanuel RENAULT ou Yves SINTOMER s'inquiètent de privatisations de la citoyenneté et des progressions des inégalités entre les hommes, ces évolutions par ailleurs revendiquées par une fraction non négligeable d'intellectuels libéraux. Cela les amène à décortiquer la logique de la "police" qui assure la domination de l'oligarchie dans l'Etat et dans la société, en empruntant à Michel FOUCAULT bien des analyses, tout en se situant dans une théorie sociale critique inspirée plus directement de l'Ecole de Francfort. 

   Tous n'acceptent pas la conception du pouvoir de FOUCAULT, tout en estimant pour la plupart qu'il est bien plus fructueux de poursuivre sa réflexion bien au-delà de celle-ci, qui constitue alors  un aspect de plus dans la critique du libéralisme ou dans la compréhension de la Modernité. Mais d'autres, comme Yves Charles ZARKA préfèrent à cette conception polémique, une conception juridique. S'appuyant sur les écrits de Thomas HOBBES en particulier, il estime qu'à partir du moment où on défend une conception juridique du pouvoir, comprise comme alternative  à la guerre de tous contre tous, on peut penser la démocratie à la fois comme mode spécifique d'organisation du conflit et mise à distance de la violence. La démocratie est bien pour lui le "régime de la règle légitime, c'est-à-dire celui dans lequel les conflits doivent pouvoir être tranchés par des moyens juridiques, politiques et administratifs".

       C'est toujours la possibilité de résurgence de la violence qui doit faut jamais perdre de vue. Revenir au réel semble pour cet auteur, la meilleure manière d'y parvenir. L'analyse des multiples carences de la démocratie contemporaine conduit à décrypter le véritable exercice du pouvoir. Au lieu de remettre sur le chantier la démocratie en tant que concept, il s'agit de vérifier la légitimité des gouvernants. Dans sa revue Cités comme dans ses écrits, Yves Charles ZARKA semble croire qu'en retrouvant les chemins de cette légitimité, notamment en doublant la légitimité de titre (par l'élection) par la légitimité d'examen (vérification de la réalisation des promesses par une autorité indépendante), on pourra résoudre un certain nombre de problèmes majeurs. Proposition risquée (le gouvernement des experts n'est pas loin) et discutable, qui reste une piste à explorer, comme l'écrit Didier MINEUR.

Mais peut-on réellement faire l'économie d'une remise en cause de l'ensemble du système politique, se contenter de discuter d'un régime démocratique qui ne peut fonctionner de toute façon que s'il est... démocratique, au sens plein du terme : participation effective des citoyens à la vie publique, moralité d'une élite politique au service de ces citoyens? Il semble bien que dans beaucoup de circonvolutions, on semble vouloir échapper à certaines interrogations de Michel FOUCAULT sur la nature du pouvoir, et même si l'on en juge par certaines formules qui apparaissent dans les textes, aux conflits eux-mêmes, en les assimilant un peu trop vite à de la violence cachée ou effective... 

      Les travaux menés à l'Institut d'études politiques de Paris par les politistes Dominique COLAS, Jean-Marie DONEGANI, Astrid von BUSEKIST et Marc SADOUN croisent eux aussi, mais d'une autre manière, le souci d'une compréhension du politique informée par la philosophie, l'histoire, la sociologie ou l'anthropologie. Au sein de la revue Raisons politiques comme dans leurs ouvrages (Sous la direction de Jean-Marie DONEGARI et Marc SADOUN, La Démocratie inachevée. Essai sur le parti politique, Gallimard, 1997 ; Qu'est-ce que la politique?, Gallimard, 2007 ; Les critiques de la démocratie, PUF, 2012. Astrid von BUSEKIST, Penser la politique, Presses de Science Po, 2010), ils éclairent de façon originale l'un des éléments fondamentaux de la démocratie représentative, le parti politique. La vie politique tourne plus vers la prise en charge de l'unité du peuple par un chef que la traduction des divisions de la société, lesquelles perdurent tout de même, et sans doute avec en définitive plus de violence que si ces conflits continuaient de se traduire en programmes politiques alternatifs les uns aux autres. 

    La pluralisation culturelle et axiologique des sociétés est de plus en plus prise en compte par la philosophie politique française, dans le sillage des travaux anglo-américains sur le multiculturalisme, notamment à la suite des réflexions de John RAWLS. Contrairement sans doute à une classe politique engoncée dans des représentations désuètes, les philosophes français abordent assez rapidement des problèmes tels que le terrorisme (Hélène L'HEUILLET, Jean-François KERVÉGAN), la guerre et les nouvelles formes qu'elle prend (Frédéric GROS), les défis écologiques majeurs (Catherine LARRÈRE, Luc FERRY), la précaution et la prévention face aux catastrophes technologiques (Jean-Pierre DUPUY) même si il y a loin de l'émergence de concepts qui permettent d'y faire réellement face et s'il y a loin d'une homogéniété de préoccupations idéologiques...

   Vivace, comme l'écrit Didier MINEUR, la philosophie politique française donne pourtant l'impression de ne pas avoir exploré toute les pistes de la pensée de Michel FOUCAULT, d'en avoir récusé un certain nombre, par frilosité par rapport à l'acuité et l'explosion future de conflits faute d'avoir pensé une démocratie réelle, même seulement représentative et délégative. Et sans doute de s'y attacher de manière exclusive par rapport à d'autres formes de démocratie. Mais surtout, et notre auteur en conviendra, il semble que cette philosophie politique tourne un peu à vide, tant les liaisons avec la politique, les politiques se sont distendues. Les élites politiques semblent plus soucieuses aujourd'hui d'efficacité économique (financière) à court terme que de démocratie et par ailleurs, les philosophes ne semblent pas avoir pris la mesure complètement de l'emprise du monde économique sur la société. De ne pas avoir en somme réellement fait fructifier un héritage intellectuel qui semble plus nourrir la contestation et la résistance au système que de contribuer à rendre la démocratie effective.

 

L'interprétation de l'oeuvre aux États-Unis

   On pourrait faire la même constatation outre atlantique, par la "mise en service" des analyses foucaldiennes pour tout un ensemble de mouvements sociaux, même s'il le fait au prix d'importantes distorsions par l'intermédiaire d'une French Théorie bien plus américaine que française.

François CUSSET explique que la "décontextualisation est d'abord affaire de territoires disciplinaires". Les auteurs concernés par leur traduction aux États-Unis et regroupés sous le nom de French Theory, DERRIDA, FOUCAULT, LYOTARD et DELEUZE par exemple, dans les années 1970, alors qu'ils ont défendu dans leur pays leur discipline de la philosophie, sont porté à la connaissance du public américain dans les départements littéraires des universités. Ces traductions de textes donnent l'impression de faire table rase épistémologique et de permettre une libération sans égal.  Leur succès se transforme en enjeu idéologique et institutionnel entre campus. Le cas de FOUCAULT est éclairant. Son usage américain est de plus en plus littéraire, jusqu'à faire entrer des expressions et des discours caractérisés par une très grande déconstruction, avec un couplage FOUCAULT-DERRIDA des plus corrosifs, même s'ils perdent tous deux en chemin leurs nuances originelles. 

Ainsi sur les divers féminismes américains, "comme sur les gay & lesbian studies desquelles ils vont se rapprocher, l'influence française majeure reste celle de Michel Foucault. Pourtant, depuis sa misogynie plus ou moins légendaire jusqu'à l'indifférence de son Histoire de la sexualité au thème de la différence sexuelle, la relation entre Foucault et le féminisme ne se présentait pas sous les meilleurs auspices. Les termes dans lesquels un recueil consacré à cette question tente de penser leur "convergence" signalent même un malaise vis-à-vis de la démarche foucaldienne, qui tend parfois au contre-sens : au-delà d'une "amitié soudée par l'engagement éthique", Foucault et les féministes auraient en commun une "théologie de la libération" peu foucaldienne, sans oublier une "poétique de la révolution" et une "esthétique de la vie quotidienne" qui paraissent l'être encore moins. Mais sur l'évolution en profondeur du féminisme américain, passé d'un humanisme essentialiste à un constructionnisme radical, l'oeuvre de Foucault n'aura pas moins un impact décisif - comme en témoigne son omniprésence dans les recherches de Joan Scott, Gayle Rubin ou Judith Butler.

Publié en anglais dès 1978, La volonté de savoir, qui inaugure l'Histoire de la sexualité en en dressant le programme général, est peut-être même la clé invisible du féminisme américain des années 1980. En démontant "l'hypothèse répressive" d'une sexualité qui serait à libérer, au profit d'une analyse de la sexualité comme formation discursive et dispositif de subjectivation - la période historique de sa "libération" n'en étant que le "déplacement et le retournement tactiques" -, le livre achève de marginaliser le féminisme "progressiste" et ouvre la voie à une critique de tous les discours sexuels. Et en expliquant la constitution, au XIXe siècle, du dispositif moderne de sexualité par les "quatre grandes stratégies" que furent "sexualisation de l'enfant, hystérisation de la femme, spécification des pervers(es) et régulation des populations", il contribue à désenclaver la question féministe, en le reliant à celle de l'homosexualité et de la criminalisation des corps. Surtout, il replace ainsi l'enjeu sexuel dans une histoire politique : à travers les normes de la monogamie, de l'hétérocentrisme et de la transmission des richesses, la sexualité est ce qui articule la cellule familiale, le système économique et la gestion politique des sociétés, et elle ne peut être dissociée de ces échelles plus larges. Les termes de "biopolitique", pour désigner la régulation administrative de la vie, désigne précisément ceci - que le pouvoir produit ses sujets en les classant, en les gérant, qu'il travers les corps, les investit, les électrise même, et ne leur est donc jamais complètement extérieur. 

Par-delà les vifs débats que suscitera outre-Atlantique sa relecture des sexualités antiques, l'oeuvre de Foucault contribue à y déplacer la question sexuelle, qui n'est plus tant celle des dominés ou des réprimés, que celle d'une identité de genre (homme ou femme) et de pratique (homo ou hétéro) sexuelle devenue intégralement problématique. Et avec pour objectif commun de penser la subjectivation sexuelle plutôt que de pointer l'ennemi de genre, féministes et homosexuels vont pouvoir engager une collaboration inédite. Autrement dit, le succès du dernier Foucault va permettre de substituer à la démarche normative antérieure, celle des féministes mais aussi des gay studies traditionnelles - qui opposent une identité opprimée à une identité dominante -, une archéologie postidentitaire où la norme de genre (gender norm) est analysée comme une construction historique et politique précise, avec pour tâche d'en déchiffrer les modalités. Cette enquête sur les subjectivités scindées et les identités sexuelles flottantes pourra à l'occasion faire usage de tout le corpus de la théorie française - comme y a recours le critique Kaja Silverman en plaçant son étude des "masculinités déviantes" modernes sous la quadruple lumière, non seulement d'une généalogie foucaldienne de la norme, mais aussi de l'"inconscient acéphale" lacanien, d'une "politique libidinale" aux accents lyotardiens, et du démontage par Deleuze du binôme réducteur sado-masochiste. Mais, dans la plupart des cas, seul le travail de Foucault rend possible cette évolution - qui est aussi celle du riche champ des théories homosexuelles au début des années 1990. 

En effet, c'est dans les termes d'un hommage permanent à Foucault que viennent alors s'ajouter aux gay studies plus anciennes, souvent essentialistes et polarisantes (gays et hétéros y sont clairement démarqués), le courant nouveau des queer studies : la nouvelle démarche plus "infectueuse" consiste à explorer toutes les zones intermédiaires entre identités sexuelles, toutes les zones où elles se troublent. Le tournant queer (...), a pour date de naissance un article de 1991 où la critique féministe Teresa de Lauretis appelle à repenser les identités sexuelles en fonction de leurs déplacements constants. Au-delà, il prend sa source dans les débats entre féministes essentialistes et anti-essentialistes des années 1980, et dans la double relecture de Foucault mais aussi de Derrida (...) que proposent ses deux inspiratrices majeures - Eve Kosofsky Sedwick et Judith Butler. 

Dans un essai pionnier qui aura bientôt le statut de livre-culte, Epistemology of the Closet, Eve Kosofsky Sedwick, professeur de littérature anglaise à Duke, demande pourquoi celui qui a des rapports sexuels avec un homme devrait être appelé gay. De Nietzsche à Proust, et de la norme monogamique aux désastres du sida, elle débusque les incertitudes identitaires et les fragilités du genre, oppose les "plaisirs du corps" aux "catégorisations de la sexualité" - dans la lignée de Foucault -, et dénonce le "séparatisme" des politiques identitaires de la décennie précédente. La traque que propose Sedgwick des troubles sexuels et des ambivalences identitaires, derrière les dualismes imposés, a l'ambition de dévoiler toute une épistémè : "Nombre de noeuds de pensée et de connaissance de la culture occidentale du XXe siècle (...) sont structurés - à vrai dire fracturés - par une crise chronique, désormais endémique, de la définition de l'homo et de l'hétéro (...) datant de la fin du XIXe siècle", pose-t-elle d'emblée, en référence à la "date de naissance" de l'homosexualité moderne que suggérait Foucault - l'année 1870. Une ambition que reprendront à leur compte, parfois un peu littéralement, les nombreux auteurs proposant, dans les années qui suivent, de soumettre ainsi tous les objets sociaux et culturels possibles à cette lecture "perverse" de l'indétermination sexuelle, autrement dit de les queer-er - le roman épistolaire ou la poésie orale, la musique de Schubert ou la sculpture de Michel-Ange, et même le FMI ou le bouddhisme zen. L'autre pivot de ce tournant queer est le travail de Judith Butler, qui analyse de façon sophistiquée, de Gender Trouble à Bodies That Matter, les modes performatifs et dialogiques d'une construction continue du genre sexuel - féminité et virilité y devenant des "citations obligatoires" des normes de contrôle, dont le drag queen, de son côté, démonte l'artifice en les parodiant publiquement.

Mais ce que manifeste cette mouvance queer aux thèses novatrices, comme c'était déjà le cas du féminisme universitaire radical, c'est la dissociation croissante entre un militantisme sexuel de campus, oratoire et auto-réflexif (et lié à la carrière de quelques divas du champ littéraire), et les combats effectifs hors campus de ces communautés sexuelles - malgré les engagements personnels de certain(e)s universitaires, notamment dans le cadre de la lutte contre le sida, et l'exception que constituent ici les longs entretiens accordés par Foucault aux journaux gays généralistes, de Chritopher Street à The Advocate. Entre une clique intellectuelle socialement isolée mais à la pointe des nouvelles théories radicales, et des militants de quartier dont les organismes et les revendications ont nettement moins changé depuis 25 ans, le dialogue est difficile, indirect, structurellement décalé. Visiblement convaincu par le retard de la société sur l'université, David Halperin, historien de l'homosexualité, a même pu opposer une Amérique réelle qui, depuis 1980, "semble avoir sombré dans une torpeur réactionnaire" et ses universités en pleine "fermentation intellectuelle", dont les recherches "avancent à grands pas (...) sous l'impulsion de Foucault" et de quelques autres. L'auteur paraît même regretter que tout le pays ne soit pas aussi audacieux que certains de ces campus. Problème ancestral que celui des décalages temporels entre l'innovation intellectuelle et la lutte sociale, la laboratoire et la rue, problème déjà soulevé par Marx et Engels - ce dernier, justement, qui proposait déjà d'appliquer le modèle de la lutte des classes à la cellule conjugale, en notant que le mari y figure le bourgeois, et la femme, le prolétaire."

  Sur la théorie-norme, l'oeuvre de Foucault exerce une influence prolongée, aussi bien par l'ampleur des ventes de ses oeuvres que la variété des disciplines qu'il contribue à ébranler ou à faire naitre. Et à faire vivre un Foucault pour travailleurs sociaux, un Foucault en bande dessinée pour débutants, et même un Foucault pour rappeler que l'Afrique du Sud de Nelson Mandela n'en a pas "fini" avec l'apartheid... 

"De John Rajchman qui voit en lui le sceptique moderne et loue son "éthique de la liberté" (1986), à l'étude classique de Dreyfus et Rabinow (1984), la qualité de certaines de ses lectures américaines a peu d'équivalent en France. Mais un fossé n'en sépare pas moins les Foucault français et américain, que Vincent Descombes déclarait même "incompatibles" (Je m'en Foucault, London Review of Books, 5 mars 1987) où il opposait un Foucault anarchiste et provocateur lisant les surréalistes, le Français, et un Foucault penseur des pratiques et moraliste politique, l'Américain, qui tente de "redéfinir l'autonomie en termes purement humains". La différence tient surtout au statut : Foucault est aux Etats-Unis l'intellectuel-oracle, celui dont la prose démasque le bio-pouvoir, arme les nouvelles luttes, ou annonce le tournant queer, celui aussi, au plan éthique, dont le revigorant "rire philosophique" est seul garant d'une distance à ses propres discours. C'est qu'au coeur de sa lecture américaine, occupant une place plus centrale que dans son propre itinéraire, le duo explosif du "savoir-pouvoir" est devenu la clé de son oeuvre, mais aussi de toute une intelligence du monde. Aux États-Unis, on tire de ce cri de ralliement qu'est devenu le binôme power-knowledge le souci que la tour d'ivoire universitaire ait aussi ses devoirs performatifs, de conquête, et l'idée que c'est l'exclusion (du fou, du délinquant) qui seule fait advenir la norme (la raison, la justice). Une triple lecture de Foucault qui offre à ses usagers américains une véritable théorie du complot, pour laquelle on s'évertue à désigner coupables et victimes. Dans les textes de Cultural Studies ou d'études minoritaires américaines inspirés de Foucault, il s'agit toujours de "démasquer" ou de "dé-légitimer" une forme de pouvoir qui "occulte" ou "marginalise" telle ou telle minorité opprimée - à revers de la démarche généalogique de Foucault.

Car celui-ci visait une analytique, et non pas une axiologie, du pouvoir. Quant à en faire l'avocat le plus zélé des sans voix, c'est oublier les deux limites d'une "politique" foucaldienne : la difficulté tactique de fixer un sujet cohérent, de l'histoire ou du combat politique, quand le pouvoir lui-même "s'exerce à partir de points innombrables" et que la "résistance (...) n'est jamais en position d'extériorité par rapport à (lui)" (Histoire de la sexualité, tome I La volonté de savoir) ; et le reproche contraire qui lui est adressé de dérober cette voix des sans voix, de faire parler les silencieux de l'asile ou de la prison pour les flammes qu'ils produiront sous la plume de l'auteur - lequel demandait aussi qu'on lui épargnât cette "morale de l'état civil" exigeant d'un penseur qu'il "sache rester le même". Le décalage grandit encore avec la thématique des dernières années, autour de l'"éthique de soi" et du "dire vrai". Son triomphe, amorcé en 1977, est alors tel que nombre d'épigones voudraient pouvoir tirer de son travail une "méthode" de construction de soi (...)."

 

François CUSSET, French Theory, La Découverte, 2006. Didier MINEUR, Après Foucault, la philosophie politique  en France depuis les années 1980, dans La philosophie en France aujourd'hui, Sous la direction de Yves Charles ZARKA, PUF, 2015.

 

PHILIUS

 

Relu le 6 mai 2022

 

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23 mai 2016 1 23 /05 /mai /2016 06:26

    Le philosophe français Paul-Michel FOUCAULT a consacré tout son travail sur les relations entre pouvoir et savoir. Auteur en sciences humaines, selon certains le plus cité au monde, ses oeuvres portent sur pratiquement tous les domaines des relations sociales, et sa postérité couvre même des questions qui n'existaient pas de son vivant.

Les étiquettes comme les interprétations (déformations?) sont nombreuses et variées : historien des sciences, théoricien de la littérature, figure "incontrôlable" de la pensée critique des années 1970, "pape du structuralisme", intellectuel gauchiste, accoucheur des "nouveaux philosophes", historien des plaisirs, théoricien de la cause gay, penseur moral, généalogiste, archéologue, libertaire, libéral, anarchiste, individualiste, nietzschien, heideggérien, braudélien, cauguilhénien, deleuzien... sans compter les différents dégradés de la French Theory... Lui-même n'aimait guère les catégorisations de sa pensée et refusait même de répondre aux questionnements à ce sujet. Il préférait étudier la notion même d'auteur en indiquant comment elle a évolué dans les âges (L'ordre du discours) et réfutait l'idée de marquage de sa pensée toujours en mouvement... Médiatiquement, il jouait souvent des affiliations et désaffiliations philosophiques successives, autant par amusement que par stratégie... de notoriété. Il semble bien au détour de certaines phrases, qu'il y ait des ironies sur les termes post-moderniste ou post-structuraliste, ou post-quelque chose...

 

Une critique des normes sociales et des mécanismes de pouvoir

     Puisant surtout dans les écrits de NIETZSCHE, de KANT et d'HEIDEGGER (mais aussi d'une palette très large d'auteurs...), l'ensemble de son oeuvre est une critique des normes sociales et des mécanismes de pouvoir qui s'exercent au travers d'institutions en apparence neutres (la médecine, la justice, le système pénal, les rapports familiaux ou sexuels) et pose des problématiques, à partir de l'étude d'identités individuelles et collectives en mouvement, des processus toujours reconduits de "subjectivation".

Michel FOUCAULT a dans son travail toujours à coeur de diversifier ses sources de réflexions, même s'il est bien entendu marqué par l'enseignement de ses professeurs : Ignace MEYERSON (1888-1983), notamment, le fondateur de la psychologie historique et comparative. On pourrait le qualifier de rat de bibliothèque à l'image d'un auteur, qui, comme lui, faisait preuve par ailleurs d'une activité militante débordante : Karl MARX.  Il pratiquait assidûment les travaux de DUMÉZIL. MERLEAU-PONTY était celui qui, pour pratiquement toute sa génération, effectue la circulation entre philosophie et sciences humaines. il n'hésitait pas pour les besoins de ses recherches de remonter à SPINOZA, à DESCARTES et à ARISTOTE, ne négligeant pas également à visiter les travaux des Pères fondateurs de l'Église.

 

Travail de philosophie et militance

     Durant toute sa vie politique, Il mène toujours de front travail philosophique et militance, dans l'environnement de SARTRE (Gauche Prolétarienne...), soutenant plusieurs causes politiques (prisonniers, homosexuels). Il garde ses sympathies longtemps à l'extrême gauche, mais estime leur littérature médiocre, tout cela dans une distance critique par rapport au marxiste, et en cela surtout, car son rapport intellectuel à MARX est surtout complémentaire et assumé souvent comme tel, en raison du climat politique des années 1970-1980, marqué par les tentatives répétées de domination à gauche d'un Parti Communiste Français subordonné à la géopolitique de l'URSS. Dans tous les cas, il fait toujours montre de réticence et de méfiance à l'égard des organisations politiques et lutte à sa manière (il le fait aussi par voie de presse par exemple ou par présence physique dans les luttes) dans l'arène philosophique où ses cours sont aussi autant discours philosophiques sur le fond que commentaires politiques de l'actualité. Si l'affluence dans les amphithéâtres où il officie ne se dément pas, c'est que le public, composé autant d'universitaires de renom que d'étudiants, engagés ou pas, sait qu'à travers ses paroles sur des thèmes académiques toujours traités avec rigueur se cachent souvent, de manière souvent ironique, des jugements sur l'actualité politique du moment. 

    Il est généralement connu pour ses critiques des institutions sociales, principalement la psychiatrie, la médecine, le système carcéral, et pour ses idées et développements sur l'histoire de la sexualité, ses théories générales concernant le pouvoir et les relations complexes entre pouvoir et connaissance, aussi bien que pour ses études de l'expression du discours en relation avec l'histoire de la pensée occidentale, qui sont encore largement discutées. Il ne distingue pas entre son travail de philosophe et ses prises de position sur l'actualité : il propose une problématisation permanente des identités collectives et des dynamiques politiques du mouvement. Il s'intéresse avant tout aux "modes de vie" et à leurs changements et aux processus de subjectivation. 

 

Une périodisation difficile et dénigrée par l'auteur...

       Il est difficile d'opérer une périodisation dans son oeuvre - il les abhorait d'ailleurs. Mais on propose souvent des découpages en quatre périodes, tout en les déclarant insatisfaisants :

- dans les années 1950, encore attaché à la phénoménologie et au marxisme ;

- dans les années 1960, intéressé essentiellement par les problèmes du langage et des classifications ;

- dans les années 1970, la construction d'une ambitieuse "analytique des pouvoirs" ;

- dans les années 1980, la réflexion sur les processus historiques de subjectivation.

Cette périodisation a peu de sens, autre qu'éditorial et encore, car Michel FOUCAULT revient souvent dans ses livres sur des notions dégagées dans les travaux précédents. Même sans publier, il ne cesse de retravailler ses écrits... et ses cours. Il semble toutefois, que dans le parcours de sa pensée, on passe progressivement des procédures d'assujettissement aux techniques de subjectivisation.

 

Les oeuvres les plus marquantes

   Ses oeuvres les plus marquantes sont :

- Maladie mentale et personnalité, PUF, 1954 ;

- Maladie mentale et psychologie, PUF, réédition 1962 ;

- Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, Plon, 1961 ;

- Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, réédition, 1972 ;

- Naissance de la clinique, Une archéologie du regard médical, PUF, 1963 (réédition 1972) ;

- Raymond Roussel, Gallimard, 1963 ;

- Les Mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966 ;

- L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969 ;

- L'Ordre du discours, Gallimard, 1971 ;

- Surveiller et punir, Gallimard, 1975 ;

- Histoire de la sexualité, tome 1 La volonté de savoir, 1976 ; tome 2 L'usage des plaisirs, 1984 ; tome 3 Le souci de soi, 1984. Tous publiés aux Editions Gallimard.

  Un travail d'édition est ensuite mené pour rassembler quantités de travaux, entre autres :

- Dits et Ecrits, 4 volumes, Gallimard, 1994 ;

- Le Désordre des familles, Lettres de cachet des archives de la Bastille (en collaboration avec Arlette FARGE), Gallimard-Julliard, 1983 ;

- Les Anormaux (cours prononcé au Collège de France en 1974-1975), Gallimard-Le Seuil, 1999 ;

- Il faut défendre la société (cours prononcé au Collège de France en 1975-1976), Gallimard, 1997 ;

- L'Herméneutique du sujet (cours prononcé au Collège de France en 1981-1982), Gallimard, 2001.

Il faut noter la fidélité des retranscriptions des cours au Collège de France, ceux-ci étant toujours systématiquement enregistrés par magnétophone...

     Ses idées forces peuvent être énumérées (mais il faut lire ses oeuvres avant tout, et si possible, car c'est plus riche, ses cours) ainsi :

- microphysique du pouvoir fondée sur l'analyse historienne, avec l'étude des "institutions disciplinaires", asiles, prisons, casernes, écoles. Pour pouvoir dégager des notions à la fois précises et générales, Michel FOUCAULT se limite à des problèmes concrets (la folie, l'emprisonnement, la clinique...), à des cadres géographiques déterminés (la France, l'Europe, voire l'Occident...) et à des cadres historiques précis (l'âge classique, la fin du XVIIIe siècle, l'Antiquité grecque...). Cela lui permet de dégager des concepts de portée générale qui peuvent être éprouvés dans d'autres lieux et dans d'autres temps. Dans Surveiller et punir, il dégage l'émergence d'une nouvelle forme de subjectivité constituée par le pouvoir : ce que l'on observe dans les marges se construit au centre.

Dans Les Mots et les Choses, il étudie les disciplines scientifiques à la fin du XVIIIe siècle qui permet permet de distinguer une conception de l'homme. Dans Histoire de la folie à l'âge classique, il fait oeuvre à la fois d'historien et de philosophe.

Cette recherche même fait osciller Michel FOUCAULT entre deux positions :

D'une part, l'histoire n'est pas une durée mais une "multiplicité de durées qui s'enchevêtrent et s'enveloppent les unes dans les autres (...) le structuralisme et l'histoire permettent d'abandonner cette grande mythologie biologique de l'histoire et de la durée" (Revenir à l'histoire, dans Paideia, n°11, février 1972, reprit dans Dits et Ecrits) - ce qui revient à affirmer que seule une approche qui fasse jouer la continuité des séries comme clé de lecture des discontinuités rend en réalité compte "des événements qui autrement ne seraient pas apparus". L'événement n'est pas en soi source de la discontinuité ; mais c'est le croisement d'une histoire sérielle et d'une histoire événementielle - série et événement ne constituant pas le fondement du travail historien mais son résultat à partir du traitement de documents et d'archives - qui permet de faire émerger en même temps des dispositifs et des points de rupture, des nappes de discours et des paroles singulières, des stratégies de pouvoir et des foyers de résistance, etc. "Evénément : il faut entrend par là non pas une décision, un traité, un règne, ou une bataille, mais un rapport de forces qui s'inverse, un pouvoir confisqué, un vocabulaire repris et retourné contre ses utilisateurs, une domination qui s'affaiblit, se détend et s'empoisonne elle-même, une autre qui fait son entrée, masquée" (Nietzsche, la généalogie de l'histoire).

D'autre part, cette revendication d'une histoire qui fonctionnerait non pas comme analyse du passé et de la durée mais comme mise en lumière des transformations et des événements se définit parfois comme une véritable "histoire événementielle" à travers la référence à un certain nombre d'historiens qui ont étudié le quotidien, la sensibilité, les affects (Le Roy Ladurie, Ariès et Mandou) ; et même s'il est reconnu à l'école des Annales - et en particulier à Marc Bloch puis à Fernand Braudel - le mérite d'avoir démultiplié les durées et redéfini l'événement non pas comme un segment de temps mais comme le point d'intersection de durées différentes, il n'en reste pas moins que Foucault finit par opposer son propre travail sur l'archive à l'histoire sociale des classements qui caractérise pour lui une bonne partie de l'historiographie française depuis les années 1960 : "Entre l'histoire sociale et les analyses formelles de la pensée, il y a une voie, une piste - très étroite, peut-être - qui est celle de l'historien de la pensée (Vérité, pouvoir et soi, dans Dits et Écrits)". C'est la possibilité de cette "piste étroite" qui alimente le débat toujours plus vif entre Foucault et les historiens et qui motive une collaboration occasionnelle avec certains d'entre eux. (Judith REVEL)

- bio-pouvoir. Le regard historique critique qu'il porte sur la dynamique savoir-pouvoir ne lui enlève pas la prudence nécessaire dont il faut faire preuve lorsqu'on veut transformer les choses.

Le terme est fortement lié à sa conception du Biopolitique. Ce terme Biopolitique désigne la manière dont le pouvoir tend à se transformer, entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, afin de gouverner non seulement les individus à travers un certain nombre de procédés disciplinaires, mais l'ensemble des vivants constitués en population. La biopolitique - à travers des bio-pouvoirs locaux - s'occupera donc de la gestion de la santé, de l'hygiène, de l'alimentation, de la sexualité, de la natalité, etc, dans la mesure où ils sont devenus des enjeux politiques. 

- souci de soi. Dans Du gouvernement des vivants, il dégage l'axe de recherche sur le sujet qui vit suivant plusieurs axes : "régime de vérité" (part réfléchie et livre prise par le sujet), capacité de savoir, réalisation de pouvoir, conception de lui-même. Ce qui l'amène à expliciter, notamment dans son Histoire de la sexualité, ce qui est de l'ordre de la libération des moeurs, de la répression de celles-ci, la distribution entre amour et passion (tâche inachevée), dans ses nuances, avec le souci d'approcher toujours, sans tomber dans des excès théoriques aux conséquences pratiques qui peuvent être malheureuses, la dynamique de la vie personnelle et de la vie collective. 

 

Certains éléments essentiels de sa pensée

   Didier MINEUR, pour discerner la postérité de l'oeuvre de Michel FOUCAULT, dresse les éléments essentiels de son travail :

"La reprise foucaldienne de l'antique souci de la philosophie pour la vérité en transforme profondément les termes et, sans doute, les inverse : plutôt que de s'interroger sur les conditions de possibilité de l'accès au vrai d'une subjectivité connaissante, Foucault entend analyser les processus de formation de la subjectivité, soit de subjectivation, induits par les discours tenus pour vrais. Car tout discour de vérité, tel que, par exemple, celui de la psychologie ou de la psychiatrie naissantes, informe la subjectivité, en tant qu'il en commande la conception et la compréhension ; il détermine dès lors ce que c'est qu'être un sujet, et structure le rapport à soi qui découle de cette détermination. C'est dire l'enjeu de cette inversion de la problématique traditionnelle, à l'oeuvre dès l'Histoire de la folie à l'âge classique, qui laisse d'emblée entrevoir les développements ultérieurs relatifs à la généalogie du pouvoir. Dans ses premiers travaux, cependant, ce sont les conditions de possibilité de ces savoirs qui intéressaient Foucault. Car toute véridiction suppose un "régime de vérité" qui en rend possible et en commande tout à la fois l'énonciation. La formulation de ces régimes de vérité est dès lors susceptible d'une élucidation que Foucault nomme "archéologie" ; mettant entre parenthèses la question de la vérité des savoirs dont il étudie la formation, Foucault interroge la constitution de leur valeur de vérité. Les processus de cette constitution ne sont donc pas justiciables d'une explication épistémologique, en tant qu'il s'agit de comprendre les pratiques sociales et discursives qu'ils autorisent, non de retracer le cheminement qui a permis de parvenir à telle ou telle "découverte" scientifique. La méthode archéologique qu'explicite L'archéologie du savoir doit donc mettre au jour, et décrire, les configurations mentales et discursives qui les établissent et qui structurent dès lors langages et pratiques. Ces fondements du savoir et de la valeur de vérité des propositions scientifiques, Foucault les appelle dans Les Mots et les Choses, des "épistémè". Une épistémè est conçue comme le niveau archaïque de la pensée qui détermine les conditions de possibilité de tout savoir. Le processus par lequel elle se constitue est inintentionnel, il est un procès sans sujet, et, à l'inverse de la compréhension hégélienne de l'histoire, sans telos ; il est en revanche riche d'effets sociaux, puisqu'il engage, dans le sillage du régime de vérité qu'il détermine, un principe d'ordonnancement du monde. L'Histoire de la folie à l'âge classique est sans doute l'illustration la mieux connue de la méthode archéologique. Foucault, on le sait, y montre que c'est d'un même mouvement que surgit le sujet moderne sous la figure de l'ego cogito et que se décide le "grand renfermement". L'avènement de la subjectivité et de la raison modernes, appréhendant le monde sous le double prisme de la science et de la technique, va de pair avec la définition de la folie comme son autre. Ainsi, la place centrale que prend l'homme, à l'âge classique, au principe du savoir, sous la figure de l'ego cogitans, en tant qu'il constitue le monde comme objet de son savoir dans le mouvement même par lequel il l'appréhende, se paie de l'exclusion du fou, et du retournement du savoir ainsi structuré sur l'homme lui-même ; les sciences humaines, et au premier chef, la psychologie, deviennent possibles en tant que la centralité de l'homme défini comme sujet rationnels leur donne sens. Les Mots et les Choses thématisent dès lors l'objectivation, par les sciences humaines, de l'homme, et leur échec à le saisir comme tel, dans son opacité à lui-même, puisqu'elles le reconduisent tout entier à l'espace de la représentation, jusque et y compris lorsqu'elles prétendent dépasser les limites de la conscience et faire de l'inconscient un objet de connaissance - constat qui amène Foucault à conclure à la "mort de l'homme", c'est-à-dire au rejet de l'humanisme qui a présidé à l'élaboration du savoir des sciences humaines.  (...)".

Un lien occulte tisse ensemble savoir et pouvoir, et c'est ce lien que Michel FOUCAULT tente d'élucider dans La Volonté de savoir. C'est une praxéologie du pouvoir qu'il élabore, surtout pour comprendre non ce qu'est le pouvoir, mais plutôt comment il s'exerce. Se forge une gouvernementalité, un ensemble de modes et de moyens d'actions, plus ou moins réfléchis et calculés, destinés à agir sur les possibilités d'action d'autres individus. Dans Surveiller et punir, il met à jour les modalités de cette gouvernementalité à l'époque moderne.

"Le pouvoir de la norme, poursuit Didier MINEUR, se déploie sur deux plans complémentaires : il assujettit d'abord les corps, en les pliant aux contraintes des institutions telles que la prison, l'école ou l'asile, et se fait disciplinarité (discipliné...). L'ensemble des techniques qui individualisent parce qu'elles oeuvrent sur le corps même de l'individu, pour le façonner et le contraindre, constituent l'anatomie politique. Le pouvoir prend ensuite pour objet la vie entière, comme bio-pouvoir, et gouverne alors la production ou la reproduction de l'espèce, au travers, notamment, de disciplines telles que la démographie ou l'économie politique. Si les derniers textes de Foucault reprennent le thème de la subjectivation, en introduisant dans les différentes modalités qu'il en distingue, davantage de jeu qu'il n'y voyait auparavant, ce sont bien les écrits sur le pouvoir qui ont fait de Foucault le classique de la philosophie politique qu'il est désormais pour nous. C'est donc à partir de cet apport qu'il convient sans doute de discuter de son héritage.(...)".

 

 

Michel FOUCAULT, L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969 ; Histoire de la sexualité, Tomes 1,2,3, Gallimard, 2006 ; Les mots et les choses, Gallimard, 2005.

Frédéric GROS, Michel Foucault, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Judith REVEL, Foucault, dans Le Vocabulaire des Philosophes, tome 4, Ellipses, 2002. Sous la direction de Philippe ARTIÈRES, Jean-François BERT, Frédéric GROS, Judith REVEL, Foucault, Les Cahiers de l'Herne, 2011.

 

Relu le 7 mai 2022

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19 mai 2016 4 19 /05 /mai /2016 05:38

     Le philosophe français Yves Charles ZARKA, professeur à l'université Paris Descartes-Sorbonne, fondateur de la revue Cités, effectue des recherches autour du concept de "monde émergent", sur la démocratie, les nouveaux enjeux environnementaux, la nouvelle configuration du pouvoir au niveau mondial, le cosmopolitisme, la tolérance, etc. Il dirige aux Presses Universitaires de France trois collections de philosophie politique. Sous sa direction, aux mêmes éditions, est publié en 2015 La philosophie en France aujourd'hui. 

 

L'importance de HOBBES en Occident

   Il est l'auteur de plusieurs ouvrages d'histoire de philosophie politique sur HOBBES, sur l'âge classique, sur la période contemporaine, sur l'Europe... Très critique sur le traitement médiatique de l'actualité intellectuelle comme sur les visions répandues sur le monde par la plupart des médias, trop près des pouvoirs économiques et politiques dominants, il propose de refonder le cosmopolitisme. Ses préoccupations fondamentales depuis une quarantaine d'années portent sur les fondements philosophiques de la modernité. Il estime que le monde entier bascule, concepts et principes, dans tous les domaines, rapport à la nature, l'économie, la société, l'éthique, la politique, le droit, etc. L'humanité, pour lui, "traverse actuellement l'une des mutations les plus considérables de son histoire" et la question est de savoir "si un monde reconfiguré va en sortir et lequel ou si nous sommes voués à l'effondrement."

Comme beaucoup de ses contemporains philosophes politiques, il s'interroge sur les apports (contestés) de la philosophie au corpus des connaissances. Qu'est-ce que la philosophie a encore à dire sur tous les problèmes essentiels ou/et quotidiens?

 

Des bouleversements climatiques

   S'il passe de l'étude des philosophies classiques, des philosophies qui fondent la modernité actuelle (MACHIAVEL, GROTIUS, HOBBES, ROUSSEAU, KANT, TOCQUEVILLE, FOUCAULT...), à l'analyse sur l'état actuel de la Terre, c'est qu'il y a pour lui urgence à reconsidérer à la fois notre manière d'être et notre rapport à la nature. Il y a une tragédie de notre temps, dans le désir de s'approprier sans limites, sans égard pour ses conséquences. Ce que nous savons de la société, en grande partie grâce aux auteurs cités ci-avant et d'autres, doit nous aider à trouver comment refonder notre rapport à la nature et notre rapport aux autres. 

 

Ses ouvrages-clés

    Il est l'auteur notamment, outre les ouvrages collectifs auxquels il a participé, de :

- La Décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique, Vrin, 1987 (réédition en 1999);

- Hobbes et la pensée politique moderne, PUF, 1995, 2000.

- Philosophie et politique à l'âge classique, PUF, 1998.

- L'autre voie de la subjectivité, Beauchesne, 2000.

- Figure du pouvoir, PUF, 2001.

- Difficile tolérance, PUF, 2004.

- Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, PUF, 2005.

- Réflexions intempestives de philosophie et de politique, PUF, 2006.

- Critique des nouvelles servitudes, PUF, 2007.

- La destitution des intellectuels, PUF, 2010.

- L'inapropriabilité de la Terre : Principe d'une refondation philosophique, Armand Colin, 2013.

- Refonder le cosmopolitisme, PUF, 2014.

- Philosophie et politique à l'âge classique, Hermann, 2015.

- Métamorphoses du monstre politique, PUF, 2016.

 

Mondialisation, globalisation, cosmopolitisme...

    Dans Refonder le cosmopolitisme, Yves Charles ZARKA, après avoir tenter d'éclaircir les notions de "mondialisation", de "globalisation" et de cosmopolitisme au sens courant, qu'il aborde sous ses formes ancienne et moderne, s'attache à définir les contours d'un cosmopolitisme contemporain. Alors que KANT se fondait sur une vision optimiste de l'Histoire - un progrès vers la réalisation du droit - cet optimisme n'est aujourd'hui plus de mise, en raison d'un progrès technique qui ne conduit pas nécessairement vers le meilleur : l'exploitation sans limites de la nature ne défigure pas seulement cette dernière mais aussi le monde humain dans son ensemble. Ne connaissant pas de frontières, les questions environnementales se trouvent au centre de la problématique cosmopolitique. Il faut alors, selon ZARKA, reconsidérer fondamentalement notre rapport à la "Terre-sol", qui n'est pas seulement le globe se mouvant dans le système solaire, mais est avant tout le champ d'existence et d'expérience commun de l'humanité, à partir duquel nous percevons, voulons et rêvons : c'est de cette donnée primordiale que les diversités se constituent, tissu même de l'existence. La responsabilité cosmopolitique pour l'humanité inclut donc de repenser entièrement notre rapport pré-originaire à la Terre dans une perspective d'inapropriabilité, notamment en oeuvrant à une régulation de la propriété (individuelle et collective) et de la logique capitaliste du profit. Le constat d'un désastre imminent est singulièrement partagé dans le monde intellectuel d'aujourd'hui, il est même relativement beaucoup décrit et conceptualisé dans un certain nombre de disciplines des sciences humaines et des sciences naturelles. Mais le contraste est fort entre des constats presque unanimes et l'inactivité des sphères politiques et économiques dominantes, qui considèrent cela comme, somme toute négligeable et qui en restent précisément à ce concept un peu béat d'un cosmopolitisme moderne optimiste. Dans ces conditions ZARKA envisage un "droit de résistance" et un "principe de précaution" dont les fondements sont à retrouver bien loin dans le passé de la philosophie politique moderne. Il faut au moins que l'humanisme cosmopolite dépasse les deux limites de l'humanisme traditionnel : la séparation ontologique radicale de l'homme par rapport au vivant et l'universalisation d'une figure particulière de l'homme, généralement occidentale, donc réductrice. ZARKA conclut sa réflexion sur une problématique intimement liée au cosmopolitisme : l'étranger et le migrant.

 

L"étranger et le migrant

    Ce livre, plus qu'un livre de philosophie politique, a des accents de manifeste politique et entend s'adresser au plus grand nombre. Il y manque sans doute des considérations plus reliées à la géopolitique, à la realpolitik, et une problématique réelle du conflit. On ne peut, en l'état actuel du monde, se limiter, il est vrai à une vision qui reste très humaniste et globale. Devant l'énormité du constat, que l'on retrouve beaucoup ailleurs de nos jours, les principes de précaution et droits de résistance apparaissent utiles (et même indispensables) mais très insuffisants. Sa réflexion sur l'inapropriabilité de la Terre se complèterait utilement d'une analyse et de propositions sur la propriété privée et publique, qui aille plus loin que le simple constat global que la propriété publique donne parfois des résultats pires. La problématique de la propriété et de l'usage est bien essentielle pour l'avenir de l'humanité, pour parler au niveau de ce que l'auteur veut discuter.

 

Yves Charles ZARKA, La philosophie en France aujourd'hui, PUF, 2015. Eric DAVID, Yves Charles ZARKA, Refonder le cosmopolitisme, Les comptes rendus de lecture, lectures.revues.org, 2014. Entretien avec Yves Charles ZARKA : la destitution des intellectuels, avec Daniel Salvatore SCHIFFER, blog al'arme, citoyens, Le club de Médiapart, 2 décembre 2010.

 

Relu le 9 mai 2022

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18 mai 2016 3 18 /05 /mai /2016 07:06

    Si l'impact de la pensée de SPINOZA a encore des conséquences de nos jours, c'est bien parce que le "travail" de son oeuvre (au sens de Claude LEFORT) continue encore dans les réflexions sur la religion. Tout ce que ses commentateurs contemporains ont pu écrire sur ses écrits, qui font du spinozisme plus que du Spinoza (même si la formule est osée), trouvent des échos chez les commentateurs de notre époque, lesquels font encore plus du spinozisme.

Peu importe si parfois leurs commentaires dépassent la pensée profonde de l'auteur, ce qui importe - d'ailleurs ce qui importe toujours au bout du compte - c'est ce que son oeuvre nous amène à penser. Dans le domaine de l'histoire des idées, lesquelles viennent dans des conditions précises, elles nourrissent à la fois la pensée et l'imaginaire de la postérité. Si SPINOZA a de Dieu (ou de la Nature, les termes sont souvent interchangeables) des idées parfois très nuancées, pour des raisons inhérentes aux conditions de la vie intellectuelle de sa propre époque, ses continuateurs ne se font pas faute de reprendre les idées là où ils les a laissées d'une manière ou d'une autre pour les prolonger, et souvent, dans le domaine qui nous occupe ici, les radicaliser. Ne prenant en fin de compte encore que les germes de la pensée de SPINOZA, ce qu'elle implique, pour théoriser plus loin que lui. Même avec quelques entorses, des philosophes, qu'ils soient professionnels ou non, continuent de penser avec les idées de SPINOZA, faisant de celles-ci des acteurs incontournables de la manière de penser le monde. 

   Entre les écrits de SPINOZA lui-même, et entre l'analyse de Charles RAMOND sur sa notion de Dieu puis encore entre les conséquences du spinozisme dans les relations envers la religion tel que les rapportent Yvon QUINIOU, il n'y a pas réellement l'écart entre des exactitudes et des interprétations, car dans les écrits d'un auteur comme SPINOZA, tout est devenir, en fonction de ce que sa pensée peut produire au fil des temps.

En tout cas, il est exact qu'il existe des nuances (qui tiennent aussi aux modifications de la langue) dans la pensée de Spinoza par rapport à Dieu, mais il n'en est pas moins que son hostilité envers la religion existe bien dans ses écrits et que cette hostilité peut se formuler en un certain nombre de propositions radicales encore opérationnelles dans le monde d'aujourd'hui.

 

Plusieurs réalités...

     Comme l'explique Charles RAMOND, pour SPINOZA, "il n'y a pas plusieurs, mais une seule réalité. Notre univers, ses étoiles, ses galaxies les plus lointaines, n'est qu'un "mode" (le "mode infini médiat) d'un des "attributs" infinis (l'attribut "étendue") de la "substance", que Spinoza appelle encore "cause de soi", "Dieu", ou "Nature"(Lettre 64). La célèbre expression "Dieu ou la Nature" ("cet être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature agit et existe avec la même nécessité") résume ainsi un monde sans extériorité, sans transcendance, un monde qui n'a pas de Dieux parce qu'il est Dieu - double détermination permettant de comprendre, dans une certaine mesure, le double mouvement d'enthousiasme et de scandale historiquement suscité par la philosophie de Spinoza.

La première définition, poursuit notre auteur, de l'"thique est celle de la "cause de soi" : "Par cause de soi, j'entends ce dont l'essence enveloppe l'existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut se concevoir qu'existante" (repris aussi dans son Traité politique). Il est clair en effet que ce qui est cause de soi-même ne saurait manquer de se causer, de se produire, et donc d'exister. Toute la question est de savoir si l'on peut admettre logiquement une "cause de soi", qui par définition est aussi "effet de soi", si bien que la différence entre "cause" et "effet" s'y efface. Car l'Éthique n'est autre chose que le développement de la "cause de soi". On y distingue en effet, à l'exemple de (Martial) Gueroult (Spinoza, 2 tomes, inachevé, Aubier Montaigne, 1968 et 1974) , un "Dieu cause", ou "Nature Naturante", c'est-à-dire l'ensemble infini des attributs eux-mêmes infinis ; et un "Dieu effet", ou "Nature Naturée", c'est-à-dire l'ensemble des modes, des plus petits (...) jusqu'à la totalité du monde visible (...), en passant par les "choses singulières" plus habituelles que sont les plantes, les animaux, les hommes, mais aussi les États et les corps politiques en général. La grande difficulté du spinozisme comme philosophie de l'immanence est de concevoir à la fois la distinction le plus claire entre "Nature Naturante" et "Nature Naturée" (puisque les caractéristiques des attributs et des modes s'opposent terme à terme), et en même temps leur fusion complète (puisqu'il n'y a aucune transcendance de la "Nature Naturante" par rapport à la "Nature Naturée"). Spinoza parle en termes de "Nature Naturante" et de "Nature Naturée", et de "causalité", précisément pour ne pas parler en termes de "Créateur", de "Créature" et de "création". Comme la causalité, cependant, introduit une distance quasi infranchissable en "le causé" et sa cause ("le causé diffère de sa cause précisément en ce qu'il tient d'elle", etc), la relation de causalité se redouble, pour le spinozisme, d'une relation "d'expression" entre la Nature Naturante et la Nature Naturée (point bien mis en évidence par Deleuze, dans Index des Principaux Concepts de l'Éthique, dans Spinoza, Philosophie Pratique, Éditions de Minuit, 1981). La causalité divine n'est jamais finale. Dieu ne peut causer en fonction d'une idée qu'il aurait préalablement, car l'entendement infini lui-même appartient à la Nature Naturée, c'est-à-dire est un mode, ou un effet. La nature spinoziste est ainsi totalement désenchantée : elle est bien cette entité ou réalité gigantesque, aveugle et sourde, à laquelle il est  absurde de prêter des intentions et des préoccupations, bien que ce soit une activité constante chez les hommes. Spinoza dénonce ainsi avec une vigueur particulière, dans l'Appendice de la première partie de l'Éthique, la croyance aux "causes finales", qui pousse les hommes à se réfugier, quand il leur arrive d'être réduits à quia, dans la "volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance". De même, il n'y a pas à admettre de miracles, c'est-à-dire de perturbations de l'ordre de la nature par quelque chose qui lui serait extérieur, d'abord parce que nous ne connaissons pas le détail de cet ordre de la nature, et qui, par conséquent, nous sommes ignorant de ce que peuvent, ou ne peuvent pas, les corps considérés en eux-mêmes ("nul ne sait ce que peut un corps") ; et ensuite parce que, ne pouvant rien concevoir d'extérieur à la Nature, il nous est également impossible de concevoir quoi que ce soit qui pourrait en perturber l'ordre éternel (également dans Traité Théologico-politique).

La "cause de soi", la "nature" qui est "Dieu", la "substance" sont autant de noms d'un monde intégralement pourvu de raison, et dépourvu de sens. La parenté profonde entre le rationalisme le plus absolu et un certain sentiment de l'absurde explique sans doute la fortune du spinozisme dans la modernité."

  Du coup, la religion ne peut être comprise que comme surnaturalité fictive et déraison pratique. Yvon QUINIOU, prenant acte que, pour SPINOZA, il n'y a pas de Dieu extérieur à la nature, qu'aucune finalité ne préside à la production des phénomènes, que le libre arbitre n'existe pas plus que le péché originel, et que surtout l'homme peut faire son salut sans attendre une transcendance mystérieuse, formule quelques conséquences spizoniennes :

- La critique du culte, ou d'une conception cultuelle de la religion, avec son rapport purement extérieur à Dieu qui n'est qu'une "adulation" et non une "adoration" de Dieu, et qui remplace la foi pratique authentique.

- La dénonciation directe des fonctions ecclésiastiques, de leur apparat, de leurs prébendes, de leurs faux honneurs, qui induisent une soumission aveugle, non fondée, de la masse des fidèles au clergé : c'est l'intérêt et l'ambition qui motivent les fonctionnaires des Églises, immenses monuments d'hypocrisie qui se servent de la foi et ne la servent pas.

- La complicité corrélative  avec les puissants, lesquels trouvent dans la crainte que suscitent les Églises, dans l'ignorance qu'elles entretiennent, les préjugés qu'elles diffusent auprès du peuple et le mépris de la raison qu'elles professent, de quoi maintenir en état de soumission la population crédule. C'est le rôle proprement politique de la superstition religieuse que SPINOZA indique.

- SPINOZA peut alors pointer l'origine intellectuelle, chez les hommes d'Église en priorité : l'attachement aveugle à la lettre des Écritures, pourtant interprétées différemment selon les Églises ou les sectes et selon les époques, sans que la raison puisse intervenir comme puissance d'acceptation ou de refus lucide, autonome, capable de fonder un accord spirituel.

- D'où pour finir, des luttes intestines entre les confessions, au sein du même monde religieux censément voué à l'amour et à la paix, dont Spinoza dénonce à la fois l'absurdité intellectuelle et la violence dogmatique, hors raison, l'une à cause de l'autre.

 

Des limites de la critique de la religion

 Mais SPINOZA pose des limites du possible, dans la traduction politique de sa critique de la religion. L'accès à la sagesse nécessaire pour que l'homme assure son salut est en fait réservé à ceux qui savent. D'où la nécessité d'un salut religieux pour le peuple, lié à la moralité et à ses notions, dont SPINOZA conteste par ailleurs la validité théorique. Car si la sagesse dispense des impératifs moraux puisqu'elle les réalise d'elle-même, l'absence de sagesse nous contraint à y recourir ou à les préconiser pour autrui. Mais en droit tous les hommes doivent pouvoir y accéder (Sylvain ZAC, La morale de Spinoza, PUF, 1959). Toutefois, le développement de sa pensée introduit une conception qui creuse un abîme entre philosophie et religion, alors que celle-ci domine les esprits et possède un important pouvoir institutionnel d'intimidation. Yvon QUINIOU fait le rapprochement avec notre époque contemporaine marquée par un "retour du religieux" avec ses nouveaux dangers.

 

Si la pensée de SPINOZA constitue une attaque en règle contre la religion, et surtout la religion cultuelle, peut-on faire toutefois de l'écrivain juif un athée. Très peu d'auteurs le soutiennent et on peut déceler dans son oeuvre comme le voit par exemple Eric DELASSUS (une religiosité dans le spinozisme) ou Henrique DIAZ (Spinoza est-il réellement athée) un déisme que sa formation et son éducation peuvent difficilement contourner. Par ailleurs Léon BRUNSCHWIG estime que SPINOZA ne répond pas vraiment sur la question de l'existence de Dieu, même s'il l'assimile à la Nature.

Ce n'est pas son problème. Son problème, c'est de savoir comment fonder la morale nécessaire à une politique qui fasse le Bien des hommes. Vu les attributs de Dieu (Éthique), il n'est pas possible de le connaitre ni d'en attendre autre chose que ce qu'on peut attendre, par une politique raisonnée, de la Nature, et certainement pas par l'entremise de "représentants"... De même pour Emile CHARTIER (ALAIN), qui tente de réécrire de manière "moderne" une partie de l'oeuvre de SPINOZA, Dieu y est omniprésent.

 Eric DELASSUS, professeur agrégé et docteur en philosophie, auteur d'une thèse publiée aux PUF (De l'éthique de Spînoza à l'éthique médicale, 2011) écrit que l'on peut discuter d'une religiosité du spinozisme à condition d'en bien préciser les contours. "Si donc, il y a une religiosité du spinozisme, il s'agit, cela est clair, d'une religiosité sans religion, sauf à parler comme (nous le faisons) d'une religion philosophique de l'immanence. Le spinozisme présente en effet certains caractères du religieux, dans la mesure où il permet aux hommes, tant sur le plan éthique que sur un plan plus spirituel, de répondre véritablement à tout ce à quoi ils aspirent lorsqu'ils se jettent aveuglément dans les bras des religions historiques, établies et institutionnelles, et si cette réponse est véritable c'est parce que précisément elle propose comme réponse, à ce désir d'unité et de sens, une vérité qui est à elle-même et pour elle-même son propre signe et non une croyance imparfaite et trompeuse en des superstitions irrationnelles.

L'homme peut donc trouver son salut dans et par la raison, être sauvé de l'ignorance et de la crainte par la science philosophique, être sauvé de la mort (et surtout de la crainte de la mort) en prenant part à l'éternité par la connaissance, du second et surtout du troisième genre, qui nous permet de saisir notre essence éternelle et celle de toute chose et de participer dans une certaine mesure à l'entendement divin."

Henrique DIAZ, sur le site spinozaetnous.org, tente de répondre lui aussi à la question : le spinozisme est-il un athéisme? Ni athéisme, ni théisme, il s'agit plutôt d'un déisme : "il y a un Dieu, principe de toute réalité et de toute connaissance complète, qui s'il n'intervient pas en "personne" dans la vie des hommes, est au principe de leur salut". Cela passe un peu vite positivement sur l'hypothèse d'un Dieu personnel, alors que SPINOZA assimile d'une certaine manière Dieu et la Nature. Si SPINOZA critique l'anthropomorphisme des représentations ordinaires de Dieu, comme l'auteur l'écrit bien, cela ne vas pas tellement dans le sens d'un Dieu personnel, extérieur à la Nature. Mais lisons ce que Henrique DIAZ en dit : "Rien de ce que Spinoza affirme de Dieu n'est "inconcevable" car un concept rationnel n'a pas à permettre d'appréhender un objet selon une expérience sensible, si cet objet n'est pas un objet fini. En revanche, on peut dire que Dieu est "insondable" puisque cela renvoie à l'appréhension d'un objet fini (on sonde une rivière pour en faire ressortir un objet perdu). Mais Dieu, comme nature naturante, n'a pas à être "sondé" puisqu'il est déjà immédiatement présent en chaque réalité particulière, en tant qu'elle affirme son être dans l'être. Dieu n'est pas "perdu", on ne le croit que parce qu'on cherche avec les yeux du corps ou avec l'imagination, au lieu de le voir avec les yeux de l'entendement que sont les démonstrations.

D'autre part si rien de ce qui caractérise l'homme en tant qu'être fini ne saurait être attribué à Dieu en tant que substance, il ne faut pas négliger que toutes les propriétés de Dieu se retrouvent en l'homme comme expression finie de la substance. Ainsi l'homme "participe" à la pensée divine par ses idées inadéquates et adéquates, à l'entendement infini par son entendement fini, à l'amour intellectuel de Dieu par son amour intellectuel... Chez Spinoza, dire que Dieu pense, entende, aime... n'est pas "anthropomorphiser" Dieu, mais diviniser l'homme. La "désanthropomorphisation" de Dieu est une épuration de son concept, conformément à la "méthode" du Traité de Réforme de l'Entendement, non l'annulation de toute idée s'y rapportant."

  Ces deux réflexions tendent à défendre SPINOZA du "soupçon" d'athéisme, mais toute son oeuvre ne tire pas dans le sens d'une conception religieuse. Elle tire, et ses continuateurs directs rament aussi dans ce sens, vers des remises en cause de plus en radicales de toute pensée religieuse en soi, pour ancrer la pensée et l'action des hommes sur la compréhension de la réalité tant physique que sociale. 

  Léon BRUNSCHWIG insiste surtout sur la dissociation que SPINOZA introduit entre réflexions religieuses et réflexions scientifiques, l'une ne devant pas interférer avec l'autre : "il a justifié et sanctifié l'Écriture, il a justifié et sanctifié la raison, sans que l'autorité de l'une gêne l'indépendance de l'autre. (...). La tolérance est la forme nécessaire de toute religion, comme la liberté était la loi nécessaire de l'État ; les droits de la pensée sont inviolables et inaliénables, non point en vertu d'un principe mystérieux et mystique presque, mais par une disposition de la nature qui a fait que la vérité ne peut se trouver que dans l'esprit, qu'il n'y a point d'esprit pénétrable du dehors, point d'esprit collectif, que tout esprit forme une conscience individuelle. En tant que  l'Etat et la religion s'adressent à l'imagination pour faire accomplir, l'un par l'espoir de ses récompenses et la crainte de ses châtiments, l'autre par l'expérience de ses récits et les commandements de ses prophètes, ce que les hommes devraient naturellement s'ils savaient se diriger par leur seule raison, ils ont une valeur morale, toute provisoire en quelque sorte et tout d'imitation ; ils déterminent du dehors, sans l'atteindre en son fond, la vérité morale, qui consiste non dans des actions extérieures, mais dans l'intimité de l'âme. (...)". Comme d'autres, cet auteur estime que dans l'Éthique SPINOZA parle de Dieu non seulement pour échapper aux persécutions religieuses (ce qui peut se discuter...), mais parce qu'il veut faire accéder "à une expérience spirituelle que l'on peu apparenter à l'expérience mystique et religieuse". Ce qui est aller un peu loin dans l'interprétation de la pensée du philosophe de l'Éthique!  Dans ses textes, parcourt pourtant presque toujours la tension vers la raison, le raisonnement scientifique, et non vers une expérience mystique...

 

Léon BRUNSHWIG, Spinoza et ses contemporains, PUF, 1971. Eric DELASSUS, Edelassus.free.fr. Henrique DIAZ, spinozaetnous.org. ALAIN, Spinoza, Gallimard, 1949. Charles RAMOND, Spinoza, dans le Vocabulaire des Philosophes, tome II, Ellipses, 2002. Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014.

 

PHILIUS

Relu le 12 mai 2022

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