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11 mai 2016 3 11 /05 /mai /2016 15:03

    Avec un effet de boomerang redoutable, l'intolérance religieuse dont font preuve les religions aux temps où elles voisinent avec les autorités civiles ou ont le pouvoir politique, se transforme en intolérance vis-à-vis des religions qui tend à vouloir (mais il reste largement de la marge) faire autant de victimes que la première.

 

Une mentalité d'intolérance...

   Dans une vision symétrique du fonctionnement du monde et/ou avec un projet global du monde, des penseurs développent une thématique tendant à rendre les religions responsables de nombreux maux sociaux, politiques et économiques. Cette vision, directement dérivée d'une  certaine mentalité et éducation religieuses chez la plupart de ces auteurs, s'érige en politique d'État avec la venue au pouvoir de régimes ouvertement et/ou officiellement athées. Le marxisme dogmatique russe, par exemple, développe une telle thématique, et à partir d'une analyse sur l'aliénation religieuse, justifie, théorise, une répression de tous les cultes et manifestations religieuses. 

    Il existe par ailleurs une critique radicale - dans une époque et des milieux qui prennent acte des réflexion sur l'aliénation religieuse, mais souvent entendues comme expression (de vecteurs) d' institutions religieuses précises - qui ne prône pas l'intolérance totale vis-à-vis des religions mais qui pose tout de même la question de la tolérance envers des ou lles croyances religieuses, notamment lorsqu'elles celles-ci veulent intervenir dans la sphère publique, voire politique.

Pourquoi tolérer la religion? écrit Brian LEITER, auteur plutôt d'inspiration libérale, tandis que Yvon QUINIOU, d'inspiration marxiste, reprend une critique de la religion qui en fait une imposture morale, intellectuelle et politique. 

 

La religion comme imposture...

  Prenant appui d'abord sur les réflexions de John LOCKE, John RAWLS et de John Stuart MILL, le professeur de droit et directeur du Centre pour le droit, la philosophie et les valeurs humaines à l'université de Chicago étend sa réflexion sur les conditions de la tolérance envers toutes les croyances et convictions. Arguments moraux et arguments épistémologiques penchent vers la tolérance envers toutes les croyances ou incroyances (athées et agnostiques...) à partir tout simplement l'épreuve de l'expérience historique (négative sur l'intolérance) et sur les bienfaits pour la société et le développement humain de l'exposition libre de toute croyance. Il veut appuyer ensuite sa réflexion - cette fois plutôt à propos des religions - sur à la fois la pratique des communautés religieuses dans la sphère publique et le fondement même des croyances religieuses.

Il se demande, si, nonobstant l'attitude générale envers toute croyance de quelque nature qu'elle soit, "se demander s'il y a quelque chose de propre à la religion qui influerait sur la tolérance religieuses n'équivaut pas à se demander s'il existe quelques caractéristique(s) de la croyance et de la pratique religieuses qui justifie(nt) la tolérance par principe de la religion (...).

A l'évidence, de telles caractéristiques existent, par exemple, le fait que les croyances religieuses sont souvent des affaires de conscience et tombent dans le champ d'application de tout argument pour la protection de la liberté de conscience, comme celui de Rawls. S'il existe une raison spéciale de tolérer la religion, cela doit être parce que la religion a des caractéristiques qui méritent la tolérance et qui sont soit :

- des caractéristiques qu'ont toutes et seulement les croyances religieuses, soit par nécessité (conceptuelle ou autre), soit par contingence ; ou

- des caractéristiques que d'autres croyances ont ou peuvent avoir, mais qui dans ces autres cas ne justifieraient pas une tolérance par principe."

L'auteur se concentre sur la première possibilité et est aiguillonné au fil des pages par cette demande en Europe et en Amérique du Nord de la communauté religieuse sikh, acceptée par certains tribunaux, du port dans des écoles par les croyants masculins (des adolescents) du kirpan, un poignard rituel qui n'est jamais utilisé pour frapper. Au nom de la liberté religieuse est demandée la levée de l'interdiction générale du port d'armes dans les établissements scolaires et universitaires. C'est cette manifestation spectaculaire de la croyance religieuse, bien plus forte que celle du port de vêtements distinctifs (voile), qui le pousse à poser la question d'une possibilité de supériorité de la tolérance religieuse sur la tolérance d'autres opinions.

"Affirmer que le caractère catégorique de ses prescriptions, le détachement de toutes preuves (non seulement de facto mais aussi de jure) et la consolation existentielle sont les caractéristiques distinctives de la croyance religieuse, ne signifie pas (...) que ce sont ces caractéristiques qui rendent les croyances religieuses importantes et sérieuses aux yeux des gens. Ce sont des caractéristiques qui distinguent les croyances religieuses des autres croyances tout aussi importantes et sérieuses. Ainsi, si cette description des croyances religieuses est correcte, nous pouvons poser la question suivante : les raisons de principe en faveur de la tolérance (...) justifient-elles d'accorder à la religion une protection spéciale?".

Dans un post-scriptum qui a valeur de quasi-conclusion, il écrit "Il convient de souligner (...) que l'argument selon lequel la conscience religieuse n'est pas en soi un objet propre de respect-évaluation - n'est en aucun cas un argment pour toute autre proposition avec laquelle il pourrait être confondu lors d'une lecture superficielle - par exemple, qu'aucune religion particulière ne peut être un objet propre du respect-évaluation, ou que la croyance religieuse mérite en soi le manque de respect (par exemple, l'intolérance). La dernière conclusion pernicieuse est une conclusion qui ne fait pas partie de l'argument de ce livre : j'ai adopté partout ce qui me semble être clairement la bonne posture nietzschéenne - à savoir, que la fausseté de croyances et/ou leur manque de justification épistémique ne constituent pas nécessairement des objections à ces croyances ; en effet, des croyances fausses ou injustifiées sont presque certainement, comme Nietzeche le dit si souvent, des conditions nécessaire de la vie elle-même, et ainsi d'une valeur considérable, et certainement suffisante pour justifier la tolérance."

 

L'intolérance, de la religion à l'État...

Mais, après avoir opéré un survol des différentes constitutions et de leur attitude envers la religion, de l'État confessionnel à la laïcité, Brian LEITER prend soin de dire que le "fait de savoir s'il nous faut préférer un État qui reconnaisse comme religion d'État le catholicisme ou l'hindouisme plutôt que l'athéisme est une question morale entièrement distincte" de sa propre argumentation. Elle consiste à soutenir que la reconnaissance d'une religion d'Etat peut être compatible avec la tolérance par principe."

Le professeur de droit estime au bout du compte, même dans une société tolérante, qu'il y a toujours un risque que ceux qui n'adhèrent pas à la conception du Bien de l'État, qui s'exprime à travers sa Constitution, se sentent opprimés. déterminer quand de telles reconnaissances cessent de satisfaire les exigences de l'égalité politique est une autre question, qui "requiert une investigation tout aussi nuancée". Il soutient que le fait de ne pas accorder d'exemptions pour des motifs de conscience, religieux ou non, est la proposition la plus cohérence du point de vue de l'équité (étant donné les modalités pratiques d'application) et du point de vue de la nécessité pour les États de promouvoir une Conception du Bien. Toutefois, un dernier problème se pose sans doute : les revendications de conscience religieuses ne sont-elles pas particulièrement tenaces et implacables, particulièrement à même de provoquer des réactions violentes, la désobéissance ainsi que le proverbial "sang sans les rues"? Après tout, si votre définition de l'obligation catégorique - marque de fabrique d'une revendication de conscience - est liée à une préoccupation pour le bien-être de votre âme - et pas juste aujourd'hui et demain mais pour toute l'éternité - vous n'accepterez pas aisément que l'on interfère avec vos obligations. En bref, peut-être le fait que ceux qui tiennent des revendications de conscience religieuses soient les plus réticents à consentir à un régime sans exemptions constitue-t-il la véritable raison de penser que les revendications de conscience religieuses méritent particulièrement d'être tolérées par principe?

Une réponse appropriée à cette question doit commencer par rappeler que le "bien-être éternel de l'âme" n'est pas un aspect distinctif des prescriptions religieuses catégoriques - certaines communautés religieuses mettent l'accent dessus, d'autres non. L'inquiétude selon laquelle des prescriptions catégoriques seront nécessairement prises plus au sérieux par des croyants que par des non-croyants ne peut pas être vraie. (...). Souvenons-nous que si l'on considère des environnements politiques terriblement oppressants, comme l'Allemagne nazie dans les années 30 - environnement qui semble particulièrement en mesure de fournir des "expériences naturelles" l'élimination des vraies revendications de conscience (celles qui sont ressenties comme étant catégoriques) des requérants 'c'est-à-dire ceux qui renoncent à leur "obligations" lorsqu'ils sont confrontés à de sévères conséquences) - l'on découvre que les croyants sont parmi ceux qui "risquent tout" pour faire ce qui est juste. Ce ne sont toutefois pas les seuls, puisque tant de croyants non religieux, comme des communistes, le font également. Notre capacité à tenir certaines prescriptions pour catégoriques est un fait important de la psychologie humaine, fait auquel la loi doit prêter attention. Néanmoins, ce fait psychologique ne trace pas seulement la voie à la croyance religieuse.

L'inquiétude initiale devrait ainsi être totalement différente : elle ne devrait pas consister à penser que les croyants répondent à une approche sans exemptions par du "sang dans la rue", mais qu'il y aura dans toute société des individus mus par leur conscience qui ne respecteront pas les lois généralement applicables qui violent leur conscience. Une telle constatation semble vraie, mais n'est toutefois pas un argument contre l'approche sans exemptions. De la même manière que nous ne pouvons justifier d'accorder des exemptions des lois généralement applicables à "ceux qui sont le plus enclins à semer le trouble", nous ne pouvons le faire à "ceux qui ont des revendications de conscience religieuses". Parfois, ceux qui ont des revendications de conscience ont bien raison de s'opposer à la loi ; il s'agit toutefois d'un élément totalement indépendant du fait de savoir si la loi doit les exempter de son application." La tolérance par principe n'exige pas qu'on le fasse. "La tolérance est peut-être une vertu, à la fois lorsqu'elle est exercée par les individus et par l'Etat, mais son application sélective à la conscience des seuls croyants n'est pas moralement défendable."

  Toute cette argumentation, qui cadre bien avec un système constitutionnel comme celui des États-Unis, laisse pendante la question de l'attitude générale envers des revendication religieuses émanant de groupes de la communauté. S'il ne fait pas faire de distinction entre des croyances religieuses et toute sorte d'autres croyances, le problème est bien de savoir, concrètement, si l'on accepte que des citoyens sortent ponctuellement (dans le temps et dans l'espace) de la loi qui s'applique à tous. Cette autre manière de poser la question, qui considère aussi la conscience des citoyens qui ne font pas de revendication religieuse, s'ils peuvent accepter que des règles s'assouplissent, quitte à ce qu'elles soient communes. Par exemple, dans les établissements d'enseignement français, les signes distinctifs sont interdits de jure, mais le port d'une croix, d'un vêtement, s'ils avèrent discrets sont tolérés. C'est que l'accumulation et la juxtaposition de signes religieux dans les lieux publics, en l'absence de l'acceptation de certains éléments de foi entre les religions présentes, risque de transformer toutes les questions de société en questions religieuses.. (ce qui fait d'ailleurs le jeu de tous ceux qui veulent éviter d'aborder quantité d'autres questions...), et l'on risque de retomber tout simplement dans une sorte de guerre idéologique - qui ne le reste pas souvent - entre membres de religions différentes, voire qui se pensent comme antagonistes. Et toute argumentation libérale qu'elle soit, il ne suffit pas de dire que la tolérance s'applique également aux croyants ou aux non croyants, la vie en commun exige d'une certaine manière le partage de valeurs collectives, sinon il n'y a plus de collectivité. La tolérance religieuse de tonalité libérale anglo-saxonne, fortement teintée d'indifférence même bienveillante, notamment rend possible la multiplication de communautés juxtaposées comme aux États-Unis. C'est que la laïcité, assez dénigrée par Brian LEITER, oblige à penser les valeurs communes qui aillent au-delà de celles des particularismes religieux, et qui ne se contentent pas de prestations extérieures de serment, aussi honnêtes soient-elles. Elle oblige à penser la collectivité, et au-delà précisément tous ces problèmes moraux, sociaux et finalement politiques et économiques que posent cette vie en collectivité. Utiliser constamment la médiation des Églises et des sociétés religieuses pour la mise en oeuvre du "vivre ensemble", revient à confier à des autorités non étatiques l'organisation de domaines plus en plus étendus... et parfois inattendus (nous pensons aux techniques d'abattage des animaux destinés à la boucherie par exemple....)! Obliger à un dialogue entre les religions devient, puisqu'elles existent et sont tolérées et tolérables (réciprocité) est sans doute une des responsabilités les plus importantes aujourd'hui de l'État. S'il ne le fait pas, des pans entiers de la société se fractionnent de l'ensemble, jusqu'à faire naitre des entités géographiques différentes dans les villes (quartiers "ethniques") et les campagnes (communautés rurales "autarciques". Le choix de l'inter-communautarisme même oblige à ce dialogue, sinon le communautarisme, la culture de l'entre-soi religieux, conduit à des conflits de plus de plus ouverts et de plus en plus violents. Ce n'est pas là une posture morale ou anti-religieuse, c'est une leçon de la sanglante Histoire de l'humanité.

   Mais cette tolérance, à cause des sanglantes répressions religieuses des mouvements scientifiques et de progrès sociaux dans l'histoire  et à cause de manière de penser (d'ailleurs elles-mêmes souvent introduites par ces religions), n'est pas acceptable pour tout un mouvement intellectuel et politique (qui parcourt d'ailleurs les siècles) qui analyse comme antagonistes foi et science, religion et autonomie individuelle. Même si c'est souvent à l'intérieur même de certaines institutions religieuses excédées par les comportements socio-politiques des dirigeants de l'Église que naissent de telles analyses. Il faut remonter à l'Antiquité où l'on trouve un mouvement analogue à celui suscité par les Lumières du XVIIIe siècle européen, pour trouver ce refus d'un monde dominé par les dieux, la magie, la foi, les miracles afin de faire place à une philosophie du monde, à la rationalité. Dans tout ce mouvement, bien des composantes acceptent de tolérer la religion si elle devient uniquement affaire de conviction privée et personnelle. Mais une grande part d'entre elle va au bout d'un raisonnement qui exclue définitivement toute pensée religieuse du champ du savoir et de l'action. On est maintenant très loin de la tolérance religieuse, c'est même la tolérance de religions qui est en cause.

 

Un bilan terriblement négatif des religions...

  Yvon QUINIOU part d'un "bilan terriblement négatif" de la religion en tant que telle. Sans aborder la question de la foi, non par souci "d'éviter toute attitude inutile et injustifiable d'intolérance anti-religieuse", ce qu'il comprend très bien, mais parce que "le respect de la foi s'inscrit simplement dans la conviction philosophique forte que la métaphysique, dont la foi est une manifestation particulière, même lorsqu'elle n'est guère élaborée intellectuellement comme chez le croyant ordinaire, est un domaine qui échappe à la connaissance, donc à la réfutation comme à la preuve - y compris d'ailleurs l'option métaphysique athée (à distinguer du matérialisme) qui affirme l'éternité du monde et son caractère incréé." Ce qui ne peut être réfuté doit être fondamentalement respecté dès lors qu'il n'empiète pas sur la vie collective, avec ses valeurs démocratiques désormais acquises, pour y créer des dissensions sans fondement ou y produire des atteintes à la personne humaine comme la religion en a suscité à travers toute l'histoire.

Nous partageons cette manière de voir, mais l'auteur ne discute pas de l'intolérance de certaines religions vis-à-vis précisément de ces valeurs démocratiques qui ne sont pas, par ailleurs, acquises partout pour tout le monde. De plus, sa critique va parfois moins loin que celle de certains des auteurs qu'il cite dans sa réflexion : certains courants demandent l'éradition de toute religion, car elle est pour eux absolument contraire au principe de la vie humaine. Elle constitue même un danger pour la vie intellectuelle.

Le tableau que l'auteur dresse du bilan des religions provient d'ailleurs des critiques les plus véhémentes et les plus radicales qu'on ait pu opposé à la religion : il s'agit pour elle de relier Dieu et les hommes et non les hommes entre eux, de donner la priorité à Dieu et non à l'homme, sur tous les plans, lesquelles formulations de priorités et priorités pratiquées s'opposent souvent termes à termes entre des religions mises face à face. La religion divise l'humanité au lieu de l'unir. La religion est porteuse de conflit entre les hommes et à l'intérieur d'eux-mêmes, par la négation des besoins du corps, et parfois dans la considération selon laquelle le corps est l'ennemi de l'âme. L'attitude religieuse est elle-même une maladie (mortelle) pour le psychisme humain. La religion est le rempart des intérêts capitalistes, à la fois détournement et garant d'enchainement des hommes, qu'ils soient d'ailleurs dominés ou dominants. Le spectacle des guerres de religion, de répressions, de persécutions, de mortifications qu'offre l'histoire des religions ne peut pas aller contre cette perception... L'auteur, par rapport à ce sombre tableau, bien connu de nos jours et étayé par de multiples études de toute sortes, morales, religieuses elles-mêmes (introspections), politiques, sociales, économiques... tient à indiquer (et encore en-deça de bien des critiques des auteurs dont il détaille la réflexion) que ce tableau est "partiel", et qu'il existe grâce à la religion des oeuvres culturelles, des développements moraux eux-mêmes importants sur la vie, sur les relations entre les hommes, et surtout la présence au leur sein des principes (sans doute premiers) de moralité objective, même s'ils sont bafouées par les institutions censées les promouvoir, de valeur universelle. Le commandement de ne pas tuer, de ne pas voler (qui dévalorise l'attitude du guerrier et du pillard)... l'obligation de la solidarité active dans une même communauté, l'ouma... la valorisation de la charité et du soin dû au prochain, au frère, au voisin et même à l'étranger (hospitalité), tout cela participe aussi à l'Histoire. Mais globalement, la religion favorise l'injustice en se mettant souvent au service des puissants. Et aujourd'hui les défauts classiques de la religion perdurent, même s'ils sont rendus moins présents, moins actifs ou moins visibles par le simple fait, qu'elle a perdu le pouvoir politique et l'emprise sur les esprits. Les limites au développement de la connaissance, les opprobres et les interdits sexuels, le dénigrement de la femme existent encore dans les religions qui conservent de grandes parcelles de pouvoirs politiques et/ou économiques.

  Pour Yvon QUINIOU, il existe une critique philosophique de la religion (SPINOZA, HUME, KANT) et une explication critique de la religion (FEUERBACH, MARX, NIETZSCHE, FREUD) qui mènent à la conviction que la religion (mais la foi constitue une autre question) est une imposture morale, intellectuelle et politique. Ce qui est vrai, mais demeure la question soulevée d'ailleurs également par Brian LEITER : la spiritualité, la foi et l'organisation de tous ces rites, jusque, logique sociale oblige, la...religion avec tous ses dispositifs "annexes" de solidarités constituent autant, dans une métaphysique de la réalité ultime, une consolation face à la mort.

La seule "substitution" possible, à notre avis, serait justement une société où la mort n'existe plus. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle on a beau mettre à la porte toute la spiritualité, elle revient par les fenêtres au grand galop sous de nouvelles formes et sous de nouveaux noms... 

   Tant que la perspective de la fin de l'existence visible sur terre existe, en l'absence de possibilité d'apporter la preuve de quoi que ce soit qui pourrait exister ailleurs, la religion sera toujours là. Toutefois, comme d'ailleurs pratiquement tous les auteurs l'admettent, il y a religion et religion, et d'ailleurs les religions elles-mêmes évoluent et la riche historiographie permet de se rendre compte que même la religion catholique du Moyen Age par exemple est parfaitement méconnaissable des catholiques les plus pratiquants d'aujourd'hui.

Mais la ligne de partage pour ces auteurs, dont eux-mêmes ou leurs contemporains ont soufferts de la religion de leur pays, est définitivement entre foi personnelle (tolérante) et religion collective (à combattre absolument sur tous les plans). C'est cette dernière perspective que développe Yvon QUINIOU, qui en définitive prône l'intolérance envers les religions constituées, parce que précisément, viscéralement, elles sont intolérantes sur le fond par rapport aux valeurs démocratiques et de progrès. 

A la fin de son parcours de différentes critiques philosophies et d'explications critiques de la religion, l'auteur écrit que "il résulte, si on veut être honnête et ne pas se rendre coupable de ces multiples "source d'insincérités et de bassesses intellectuelles" suscitées par ce sujet (comme le fait remarquer Freud), que la religion est bien une imposture intellectuelle, morale et politique (...).

Imposture : ce qui prétendent apporter aux hommes quelque chose qu'il ne leur apporte pas et donc qui les trompe, fût-ce involontairement ou inconsciemment, sur la base "allégations mensongères ou de fausses apparences" (Larousse). Or, dans ces trois domaines, la religion ment, sans qu'il s'agisse d'un mensonge délibéré puisqu'elle est entièrement prise dans son propre mensonge.(...)".

 

L'avenir de la religion

   L'agrégé et docteur en philosophie formule sous la forme de thèses les résultats généraux de son enquête :

- La religion, tout religion, est un fait humain relevant d'une explication immanente de type scientifique. Et comme l'indique Lévi-Strauss, "il faut beaucoup de naïveté ou de mauvaise foi pour penser que les hommes choisissent leurs croyances indépendamment de leur condition" (Tristes tropiques).

- Elle n'est donc pas ce qu'elle croit être : cette explication la déconstruit car, comme l'observe justement à nouveau Lévi-Strauss, "tout effort pour comprendre détruit l'objet dont la nature est autre". 

- Conséquence : il n'y a pas de "spiritualité" ou de "besoin spirituel" définissant l'homme et se manifestant sous la forme d'un "besoin religieux" ou d'un "besoin de transcendance" inhérent à l'humanité. Celui-ci n'est que l'interprétation, dans des conditions historiques et idéologiques données, d'un état particulier de la vie de l'humanité et du fonctionnement de son intelligence, un nom donné à celui-ci.

- L'avenir de la religion n'est en rien assuré. On peut prévoir sa disparition tendancielle, à condition qu'une politique "de civilisation" (dont le communisme est le vecteur) prenne en charge ce processus, car il n'a rien de fatal ou d'automatique (contrairement à ce qu'écrit Ernest RENAN). La diffusion de la connaissance scientifique n'y suffira pas : il faut y ajouter le projet volontariste de supprimer, en particulier, les causes sociales de la misère religieuse. De ce point de vue, le fait que le phénomène religieux ait été relativement (mais pas absolument, voir HUME, Histoire naturelle de la religion et voir aussi le dialogue entre Jean BRICMONT et Régis DEBRAY dans A l'ombre des Lumières, Débat entre un scientifique et un philosophe, Odile Jacob, 2003) une constante de l'histoire n'est pas un argument théorique : on ne saurait inférer d'un fait (passé et présent) une nécessité réelle et donc un pronostic définitif sur le futur. Que la religion ait toujours, de fait, plus ou moins existé dans le passé, ne prouve en rien qu'elle doive nécessairement toujours exister dans l'avenir.

- On peut donc envisager que l'humanité admette un jour qu'il n'y a pas de sens transcendant ni du monde ni de son aventure propre (voir Nietzsche, Camus, Sartre, entre autres). Le sens de la vie humaine vient bien plutôt de celui qu'il se donne à travers ses besoins, ses désirs, ses aspirations, ses choix d'existence, et il est donc pluriel en même temps que contingent, sans nécessité propre qui nous contraindrait à l'admettre et à lui trouver un fondement religieux.

- Mais cela ne signifie pas qu'il faille mépriser les croyants, mais il demeure indispensable de critiquer leurs croyances, surtout quand on voit ce qu'elles ont fait d'eux et ce, quelle que soit l'estime ou l'admiration que l'on éprouve vis-à-vis de certains d'entre eux, de leur action, voire même pour la force de leurs convictions... quand ses effets humains sont positifs, ce qui a été loin d'être le cas la plupart du temps. Cette estime vaut en particulier pour ceux que leur foi en l'Evangile a pu tirer une politique de l'amour du prochain quand les Églises officielles ont parfois, mais trop rarement, mise en oeuvre.

  Mais tout cela ne peut détourner l'auteur de la question cruciale : par quoi remplacer la religion étant donné l'importance qui a été la sienne dans les consciences et les comportements humains depuis des siècles? La conséquence politique de sa réflexion sur la morale, la métaphysique mais aussi le faisceau de découvertes scientifiques sur la nature du monde et de l'homme, est surtout énoncée à l'égard de ceux "qui tiennent à tout prix à fonder le vivre ensemble sur une base quasi transcendante (voir transcendantale) pour ne pas faire courir aux hommes le risque de voir ce vivre ensemble éclater - quitte à laïciser plus ou moins cette base (...) ou à négliger les conditions concrètes de possibilité du vivre ensemble, ce qui est le cas de la plupart des libéraux". Il s'agit alors de promouvoir une idéologie et une morale sociale. Non pas une idéologie au sens du marxisme orthodoxe, qui a lui aussi son bilan très lourd, mais un méta-idéologie universaliste, "à caractère non seulement impératif mais critique, qui est apte, par son universalisme même, à juger des diverses idéologies." Considérant que le "besoin religieux" est une imposture, Yvon QUINIOU estime qu'une "société d'athées est donc parfaitement concevable, qui soit à la fois une société et une bonne société. Il se refère tout à la fin de son enquête à Pierre BAYLE, pour ses Pensées sur l'athéisme (Desjonquères, 2004.

 

   A la lecture des deux études, de Brian LEITER et de Yvon QUINIOU, il faut constater le chemin parcouru intellectuellement depuis que les religions ont perdu leur pouvoir sur les masses (du moins encore une fois, en Occident). D'abord, une réflexion qui amène une tolérance très relative des religions, les restreignant sur la vie privée et à des manifestations limitées dans le temps et dans l'espace, surveillant leurs tentatives d'imposer leur morale (notamment sexuelle) et leur conception de la vie collective. Puis une certaine intransigeance à leur égard, exprimée pendant le siècle des Lumières et par la plus grande partie de la doxa marxiste, jusqu'à sa répression systématique dans beaucoup de contrées à travers l'établissement d'une religion naturelle alternative ou l'imposition d'un athéisme officiel militant. Et enfin - dans l'examen critique à la fois des exactions commises au nom souvent du marxisme et de la persistance d'un pouvoir religieux sur certaines parties des populations, pouvoir religieux qui veut profiter de l'échec de politiques socio-économiques - la réhabilitation de certaines valeurs morales amenées par des siècles de religion, la confirmation du confinement du religieux dans la sphère privée et de son possible remplacement, au fur et à mesure des progrès scientifiques et sociaux, par une méta-idéologie dont les contours, bien entendu, restent indistincts. 

 

Yvon QUINIOU, Critique de la religion, Une imposture morale, intellectuelle et politique, Editions La ville brûle, 2014. Brian LEITER, Pourquoi tolérer la religion? Une investigation philosophique et juridique, éditions markus haller, 2014.

 

PHILIUS

 

Relu le 20 mai 2022

 

     

 

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8 mai 2016 7 08 /05 /mai /2016 17:57

   L'auteur de Considération sur le gouvernement représentatif, écrit en 1859 une oeuvre qui complète et corrige ses vues sur la liberté, la tolérance, le gouvernement civil, la religion et la nature humaine. 

On Liberty (qui est un des trois essais publiés en même temps, avec Reprentative Government et The Subjection of Women) est la matrice qui donne sens à tout l'édifice politique de sa maturité, d'autant plus que John Stuart MILL (1806-1873) est en opposition avec les thèses défendues dans ses premières oeuvres. Si dans les années 30, MILL mettait en avant la liberté-autonomie et le rôle nécessaire des élites dans la représentation, sa pensée des années soixante repose sur une conception de la liberté-participation étendue d'une minorité à l'ensemble du corps social. 

   L'oeuvre de John Stuart MILL en général n'est pas bien connue du public intellectuel français, alors que dans le monde anglo-saxon, elle est quasiment incontournable. Une mauvaise traduction par exemple du Système de Logique est pleine d'approximations et introduit des contre-sens. Ce qui est d'autant plus dommageable qu'en ce début du 3ème millénaire, certains aspects de sa pensée trouvent une résonance peut-être plus forte qu'auparavant. S'il est connu comme économiste et logicien, le penseur libéral britannique, l'un des derniers représentants de l'École classique présente là une approche philosophique politique originale de l'utilitarisme et de l'empirisme. La séparation des sphères publique et privée, sa hiérarchisation des plaisirs dans la théorie utilitariste, son féminisme, sa logique inductive, son souci de la citoyenneté active constituent encore autant de sujets cruciaux dans le monde contemporain.

 

Cinq grandes parties

   On liberty se divise en cinq grandes parties : après une Introduction, la deuxième aborde la liberté de pensée et de discussion, la troisième l'individualité comme l'un des éléments du bien-être, la quatrième les limites de l'autorité de la société sur l'individu, avec pour dernière partie, des Applications.

Le texte est dense et requiert l'attention, encore plus dans la distance historique, mais il reste clair et concret. Il s'agit selon sa propre présentation de traiter comme sujet la liberté sociale ou civile, la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l'individu. "Cette question, bien que rarement posée ou théorisée, influence profondément les controverses pratiques de notre époque par sa présence latente et devrait bientôt s'imposer comme la question vitale de l'avenir. (...). Je considère l'utilité comme le critère absolu dans toutes les questions éthiques ; mais ici l'utilité doit être prise dans son sens le plus large : se fonder sur les intérêts permanents de l'homme en tant que être susceptible de progrès. Je soutiens que ces intérêts autorisent la sujétion de la spontanéité individuelle à un contrôle extérieur uniquement pour les actions de chacun qui touchent l'intérêt d'autrui."

  Dans l'introduction, John Stuart MILL annonce que "le sujet de cet essai n'est pas ce qu'on appelle le libre arbitre - doctrine opposée à tort à la prétendue nécessité philosophique -, mais la liberté sociale ou civile : la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l'individu. (...)". "La lutte entre liberté et autorité est le trait le plus remarquable de ces périodes historiques qui nous sont familières dès l'enfance, comme la Grèce, la Rome antique et l'Angleterre notamment. Mais autrefois, c'était une dispute qui opposait le souverain à ses sujets, ou à certaines classes de ses sujets. Par liberté, on entendait protection contre la tyrannie des souverains ; gouvernants et gouvernés tenaient alors des positions nécessairement antagonistes. Le pouvoir était aux mains d'un individu, d'une tribu ou d'une caste qui avaient acquis leur autorité soit par héritage soit par conquête, mais ne la tenait en aucun cas du peuple; et nul n'osait, ni ne désirait peut-être, contester leur suprématie, quelques fussent les précautions à prendre contre l'exercice oppressif qu'ils en faisaient. (...)". A partir du moment où le pouvoir était ressenti principalement comme dangereux, les "patriotes" s'efforçaient de le limiter. Soit par des immunités, libertés ou droits politiques particuliers, soit par l'établissement de freins constitutionnels, cette dernière méthode nécessitant une longue lutte. Il s'agit en tout cas de trouver le juste milieu entre indépendance individuelle et contrôle social. La seule raison légitime que puisse en fin de compte avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. Il s'agit pour l'auteur de parcourir les doctrines sur ce sujet et de choisir ou d'en construire une qui garantisse la liberté.

  Il faut pour cela établir les modalités de la liberté de pensée et de discussion, théoriser ce qu'est l'individualité comme un des éléments du bien-être et délimiter l'autorité de la société sur l'individu. Il le fait en prenant appui de nombreuses situations historiques ou puisés dans la vie de ses contemporains.  

Mais on ne peut en rester à la théorie, c'est pourquoi il consacre de longues lignes à des Applications de ses principes. "Ces maximes sont les suivantes : premièrement, l'individu n'est pas responsable de ses actions envers la société, dans la mesure où elles n'affectent les intérêts de personne d'autre que lui-même. Pour leur propre bien, les autres peuvent avoir recours aux conseils, à l'instruction, à la persuasion et à la mise à l'écart : c'est là la seule façon pour la société d'exprimer légitimement son aversion ou sa désapprobation de la conduite d'un individu. Deuxièmement, pour les actions portant préjudice aux intérêts d'autrui, l'individu est responsable et peut être soumis aux punitions sociale et légale, si la société juge l'une ou l'autre nécessaire à sa propre protection." Il prend comme exemple la vente des toxiques (ce qui prend une résonance très actuelle pour nous), l'ivresse, l'oisiveté, les atteintes à la décence... Mais il va plus loin que la responsabilité des actes nuisibles commis par une personne ; il y a aussi la responsabilité des actes nuisible commis par autrui sur ses conseils.

La nécessité pour la société d'imposer l'éducation universelle pose la question du contenu de l'enseignement, de la façon d'enseigner, de qui enseigne, des sanctions aux examens. Il se méfie de l'éducation imposée par l'État, et s'il existe un personnel suffisant et qualifié dans un pays, autant leur confier cet enseignement. Vers la fin, il pose une série de questions sur les limites de l'intervention du gouvernement, plus seulement à propos de la restriction des libertés, mais de leur encouragement. 

 

Les objections contre l'intervention du gouvenement

"Les objections contre l'intervention du gouvernement, quand elle n'implique pas une violation de la liberté, peuvent être de trois sortes.

La première s'applique quand la chose à faire est susceptible d'être mieux faite pas les individus que par le gouvernement. En général, personne n'est mieux à même de diriger une affaire, ou de décider par qui ou comment elle doit être conduite, que ceux qui y sont personnellement intéressés. ce principe condamne les interventions, autrefois si fréquentes, des législateurs ou des fonctionnaires dans les opérations ordinaires de l'industrie. Mais cet aspect du sujet a été suffisamment développé par les économistes politiques et n'est pas principalement lié aux principes de cet essai.

La seconde objection se rattache plus étroitement à notre sujet. Dans de nombreux cas, bien que la moyenne des individus ne puissent pas faire certaines choses aussi bien que les fonctionnaires, il est néanmoins souhaitable que ce soit eux qui les fassent, et non pas le gouvernement, afin de contribuer à leur éducation intellectuelle, de fortifier leurs facultés actives, d'exercer leur jugement et de les familiariser avec les sujets dont on les laisse ainsi s'occuper. C'est là la principale, mais non l'unique recommandation du jugement par jury (pour les cas non politiques) des institutions libres et populaires à l'échelon local et municipale, d'entreprises industrielles et philanthropiques par des associations volontaires. ce ne sont pas là des questions de liberté, et elles ne se rapportent que de loin à ce sujet ; mais ce sont davantage des questions de développement. Il ne nous appartient pas ici de nous étendre sur l'utilité de toutes ces choses en tant qu'aspects de l'éducation de la nation, puisqu'elles font partie en vérité de l'éducation particulière du citoyen, la partie pratique de l'éducation politique d'un peuple libre. Elles tirent l'homme du cercle étroit de l'égoïsme personnel et familial pour le familiariser avec les intérêts communs et la direction des affaires communes ; elles l'habituent à agir sur des motifs publics et semi-publics, et à orienter sa conduite à des fins qui le rapprochent des autres au lieu de l'en isoler. Sans ces habitudes et ces facultés, une constitution libre ne peut ni fonctionner ni se perpétuer, comme le montre trop souvent la nature transitoire de la liberté politique dans les pays où elle ne se fonde pas sur une base assez solide de libertés locales. La direction des affaires purement locales par les localités, et celle des grandes entreprises industrielles par l'union de ceux qui les financent volontairement se recommandent en outre par tous les avantages qui, comme nous l'avons montré dans cet essai, sont inhérents au développement individuel et à la diversité des façons d'agir. Les opérations du gouvernement tendent à être partout les mêmes. En revanche, les individus et les associations volontaires produisent une immense et constante variété de tentatives et d'expériences. Ce que l'État peut faire utilement, c'est de faire office de dépositaire et diffuseur actif des expériences résultant des nombreux essais. Sa tâche est de permettre à tout expérimentateur de bénéficier des expériences d'autrui, au lieu de ne tolérer que les siennes.

La dernière et la plus forte raison de restreindre l'intervention du gouvernement est le mal extrême que cause l'élargissement sans nécessité de son pouvoir. Toute fonction ajoutée à celle qu'exerce déjà le gouvernement diffuse plus largement son influence sur les espoirs et les craintes, et transforme davantage les éléments actifs et ambitieux du public en parasites ou en comploteurs. Si les routes, les chemins de fer, les banques, les compagnies d'assurances, les grandes compagnies à capital social, les universités et les établissements de bienfaisance étaient autant de branches du gouvernement ; si, de plus, les corporations municipales et les conseils locaux, avec tout ce qui leur incombe aujourd'hui, devenaient autant de départements de l'administration centrale ; si les employés de toutes ces diverses entreprises étaient nommés et payés par le gouvernement et n'attendaient que de lui leur avancement, toute la liberté de la presse et toute la constitution démocratique n'empêcheraient pas ce pays ni aucun autre de n'être libre que de nom. Et le mal serait d'autant plus grand que la machine administrative serait construite plus efficacement et savamment, et qu'on aurait recours aux procédés les plus habiles pour se procurer les mains et les cerveaux les plus qualifiés pour la faire fonctionner. (...) Si toutes les affaires de la société qui nécessitent une organisation concertée, ou des vues larges et englobantes, étaient entre les mains de l'État, si toutes les fonctions gouvernementales étaient universellement remplies par les hommes les plus capables, alors toute la culture au sens large, toute l'intelligence pratique du pays (...) seraient concentrés en une bureaucratie nombreuse, bureaucratie dont le reste de la communauté attendrait tout : les conseils et les ordres pour les masses, l'avancement personnel pour les intelligents et les ambitieux. Etre admis dans les rangs de cette bureaucratie, et en gravie les échelons une fois admis, tels seraient les seuls objets d'ambition. Sous ce régime, non seulement le public extérieur est mal qualifié par manque d'expérience pratique pour contrôler et critiquer, le système bureaucratique, mais, même si les hasards du fonctionnement naturel d'institutions despotiques ou démocratiques portent au sommet un ou plusieurs dirigeants réformateurs, aucune réforme contraire aux intérêts de la bureaucratie ne peut être adoptée. Telle est la triste condition de l'empire russe, comme le montrent les comptes rendus de ceux qui ont pu l'observer. (...). Dans des pays d'une civilisation plus avancée et d'un esprit plus insurrectionnel, les gens, habitués à attendre que l'État fasse tout pour eux - ou du moins à ne rien faire par eux-mêmes sans que l'État leur en ait non seulement accordé la permission, mais indiqué la marche à suivre -, ces gens tiennent naturellement l'État pour responsable de tout ce qui leur arrive de fâcheux, et lorsque les maux excèdent leur patience, ils se soulèvent contre le gouvernement et font ce qu'on appelle une révolution ; après quoi, quelqu'un d'autre, avec ou sans l'autorité légitime de la nation, saute sur le trône, donne ses ordres à la bureaucratie, et tout reprend comme avant, sans que la bureaucratie ait changé et que personne soit capable de la remplacer.

Un peuple habitué à mener ses propres affaires offre un spectacle tout différent. En France, où une grande partie des gens ont fait leur service militaire et où beaucoup d'entre eux ont au moins le grade de sous-officier, il se trouve dans toutes les insurrections populaires quelques personnes compétentes pour en prendre le commandement et improviser un plan d'action passable. Ce que sont ls Français dans les affaires militaires, les Américains le sont dans toute sorte d'affaires civiles (...). Voilà comment devrait être tout peuple libre : il ne se laisser jamais asservir par aucun homme ou groupe d'hommes parce qu'il est capable de s'emparer et de tenir les rênes de l'administration centrale. Aucune bureaucratie ne peut espérer contraindre un tel peuple à faire ou à subir ce qui ne lui plait pas. Mais là où la bureaucratie fait tout, rien de ce à quoi elle est réellement hostile ne peut être fait. La constitution de tels pays est une combinaisons de l'expérience et des talents pratiques concentrée en un corps discipliné, destiné à gouverner les autres ; et plus l'organisation est parfaire en elle-même, mieux elle réussit à attirer et éduquer dans son sens les gens les plus brillants de toutes les classes de la société, plus l'asservissement de tous, y compris des membres de la bureaucratie, est complet. car les gouvernants sont autant les esclaves de leur organisation et de leur discipline que les gouvernés ne le sont des gouvernants. (...). 

Il ne faut pas oublier non plus que l'absorption de toutes les grandes intelligences du pays par la classe gouvernante est fatale tôt ou tard à l'activité et au progrès intellectuel de cette classe elle-même. Liés comme le sont ses membres à faire fonctionner un système qui, comme tous les systèmes, procède dans une large mesure par des règles fixes, le corps des fonctionnaires est continuellement tenté de sombrer dans une indolente routine ; ou s'ils sortent de temps à autre du système, c'est pour se lancer dans quelque embryon de projet qui a frappé l'imagination d'un des membres influents de ce corps ; et le seul moyen de contrôler  ces tendances très proches, bien qu'apparemment opposées, le seul moyen de maintenir les intelligences de ce corps à bon niveau, c'est de rester ouvert à la critique vigilante, indépendante et formée elle aussi de grandes intelligences. C'est pourquoi il faut pouvoir former de telles compétences en dehors du gouvernement et leur fournit les occasions et l'expérience nécessaires pour concevoir un jugement correct dans les affaires pratiques. Si nous voulons avoir en permanence un corps de fonctionnaire habile et efficace - et par-dessus tout susceptible de créer le progrès et disposé à l'adopter - et si nous ne voulons pas que notre bureaucratie dégénère en "pédantocratie", il ne faut pas que ce corps absorbe les emplois qui forment et cultivent les facultés requises pour gouverner les hommes.

Savoir où commencent ces maux si redoutables pour la liberté et le progrès humains, ou plutôt savoir où ils commencent à l'emporter sur les bienfaits, lesquels naissent de l'usage collectif de la force sociale et des directives de ses chefs officiels et visent à supprimer les obstacles à notre bien-être ; bref, garantir autant que possible les avantages de la centralisation politique et intellectuelle, sans pour autant détourner dans les voies officielles une trop grande proportion de l'activité générale - voilà une des questions les plus difficiles de l'art de gouverner. C'est dans une large mesure une question de détails, où les considérations les plus nombreuses et les plus variées doivent être prises en compte, et où l'on ne peut poser de règles absolues. Mais je crois que le principe pratique sur lequel repose notre salut, l'idéal à ne pas perdre de vue, le critère de jugement de tous les dispositifs inventés pour vaincre la difficulté, peut s'exprimer ainsi : la plus grande dissémination de pouvoir conciliable avec l'efficacité ; mais la plus grande centralisation possible de l'information et sa diffusion plus grande à partir du centre. Ainsi il y aurait l'administration municipale - comme dans les Etats de la Nouvelle-Angleterre - un partage très oigneux entre les fonctionnaire de chaque localité de toutes les affaires qu'on aurait pas avantage à laisser aux mains des personnes directement intéressées ; mais à côté de cela, il y aurait dans chaque département des affaires locales, une super-intendance, formant une branche du gouvernement général. L'organe de cette super-intendance concentrerait, comme en un foyer, toute la variété des informations et expériences provenant de la direction de cette branche des affaires publiques dans toutes les localités, ainsi que de tout ce qu'on fait d'analogue dans les pays étrangers et de ce qu'on peut tirer des principes généraux de la science politique. Cet organe central aurait le droit de savoir tout ce qui se fait, et sa mission serait de rendre disponibles ailleurs les connaissances acquises dans un endroit. Émancipés des préjugés mesquins et des vues étroites d'une localité de par sa position élevée et l'étendue de la sphère de ses observations, ses conseils auraient du même coup davantage d'autorité : mais son pouvoir réel, en tant qu'institution permanente, devrait se limiter, selon moi, à obliger les fonctionnaires à se conformer aux lois établies pour les diriger. Pour tout ce qui n'est pas prévu dans les règles générales, ces fonctionnaires devraient être laissés libres d'exercer leur propre jugement et d'en répondre devant leurs mandants. Pour la violation des règles, ils seraient responsables devant la loi, soit aux électeurs pour renvoyer les fonctionnaires qui n'auraient pas appliqué cette loi selon son esprit. Telle est, dans son ensemble, la super-intendance centrale que le Bureau de la loi des pauvres est censée exercer sur les administrateurs du Conseil des pauvres dans tout le pays. Quelque soit l'usurpation de pouvoir que commette le Bureau dans ce domaine, elle est juste et nécessaire, puisqu'il s'agit de corriger les habitudes de mauvaise administration dans les questions qui intéressent non seulement les localités, mais toute la communauté, puisque nulle localité n'a le droit de se transformer par la déficience de son administration en un nid de paupérisme, susceptible de gagner d'autres localités et de détériorer la condition morale et physique de toute la communauté ouvrière. Bien que les pouvoirs de coercition administrative et de législation subordonnée que possède le Bureau de la loi des pauvres (mais qu'il n'exerce qu'avec parcimonie étant donné l'état de l'opinion sur le sujet), soient parfaitement justifiables là où il y va d'intérêts nationaux de première importance, ils seraient totalement déplacés pour la surveillance d'intérêt purement locaux. Mais un organe central d'information et d'instruction pour toutes les localités seraient également précieux dans tous les départements de l'administration. Un gouvernement ne saurait se priver de cette sorte d'activité qui n'empêche pas, mais aide et stimule au contraire les efforts de développements individuels. Le mal commence quand, au lieu de stimuler l'activité et la force des individus et des associations, le gouvernement substitue sa propre activité à la leur ; quand, au lieu d'informer, de conseiller, et à l'occasion de dénoncer, il les enchaine à leur travail, ou leur ordonne de s'effacer pendant qu'il fait leur travail à sa place. La valeur d'un État, à la longue, c'est la valeur des individus qui le composent ; et un État qui sacrifie les intérêts de leur élévation intellectuelle à un peu plus d'art administratif - ou à l'apparence qu'en donne la pratique - dans le détail des affaire ; un État qui rapetisse les hommes pour en faire des instruments dociles entre ses mains, même en vue de bienfaits, un tel État s'apercevra qu'avec de petits hommes, rien de grand ne saurait s'accomplir, et que la perfection de la machine à laquelle il a tout sacrifié n'aboutit finalement à rien, faute de cette puissance vitale qu'il lui a plu de proscrire pour faciliter le jeu de la machine."

   La fin du texte qui porte sur les Applications ne rend sans doute pas justice des conditions que John Stuart MILL met en avant pour que se développent le progrès et le bien-être. Il ne s'agit pas simplement d'élaborer un système de représentation politique permettant de sanctionner des politiques répressives ou inefficaces ou de voter pour des politiques favorables. Dans un système politique où l'élection et la délégation de pouvoirs seraient la règle. L'auteur est très méfiant sur une habitude électorale qui consiste à déléguer totalement une activité que pour lui les individus doivent constamment prendre en charge, par leur participation active aux affaires, qu'elles soient politique, sociales ou économiques. Le retranchement des individus sur les affaires privées au sens étroit du terme est la dernière et pire chose qui puisse arriver à un État. Un État fort, comme il l'écrit, suppose des citoyens actifs dans tous les domaines de la vie collective. 

 

L'intérêt individuel coïncide avec l'intérêt général...

     Pierre BOURETZ montre que si le point de départ de John Stuart MILL dans De la liberté est bien une réflexion sur les conditions, le sens de la réalisation du bonheur public, comme nombre d'autres auteurs de son époques, il développe une philosophie politique où l'intérêt individuel peut coïncider avec l'intérêt général, pour les gouvernés comme pour les gouvernants.

    Le "peuple" qui exerce le pouvoir n'est pas toujours le même que celui sur qui on l'exerce et la volonté du peuple signifie en pratique la volonté de la part la plus nombreuse et la plus active du peuple. Du coup, le peuple peut vouloir opprimer une partie de lui-même, et la tyrannie peut renaître ,transformée, déplacée du despote solitaire à la majorité ou même à une minorité. S'il s'agit de la tension entre deux valeurs, le bonheur du plus grand nombre et l'autonomie de l'individu, le philosophe et économiste anglais ne penche pas simplement en faveur de la thèse la plus courante chez les utilitaristes, qui opposent à la notion d'équilibre des pouvoirs ou de gouvernements mixtes l'idée d'une souveraineté absolue d'un corps législatif qui exprimerait la volonté du peuple sous le seul contrôle de ce que BENTHAM nomme le "tribunal de l'opinion". A une théorie politique construire sur la valeur central du bonheur public et un édifice gouvernemental qui en découle directement, il oppose une autre valeur, la liberté, qu'il approche par le biais de celle de l'individu. Une liberté comprise sous deux catégories, la pensée et l'action. Pour qu'elle soit effective pour une majorité comme pour une minorité, il ne suffit pas seulement d'introduire dans l'édifice des pouvoirs un rôle accru pour cette minorité. Il faut dépasser la stricte opposition de l'individu et de l'État : il envisage pour cela la possibilité d'une auto-organisation du corps social. C'est en son sein que l'on peut trouver les ressorts de l'expression et du respect de la différence, lesquels ne peuvent se réduire à une simple tolérance par indifférence. Il s'agit, à l'ère des foules et de l'industrialisation qui tirent vers l'uniformité, l'égalité des conditions, forme insidieuse de despotisme, d'imaginer un nouveau rôle de la société. C'est dans l'activité de représentation que John Stuart MILL propose de trouver ce nouveau rôle.

    Cette activité de représentation se déploie dans la tension entre deux principes, celui d'une participation du peuple et celui d'une compétence des élites. Il s'agit d'aller au-delà de ce que prône TOCQUEVILLE (De la démocratie en Amérique) comme contrôle d'un gouvernement choisi par le peuple. Alors que dans les années trente, le jeune MILL était nettement du côté de la valorisation des élites contre la participation des masses (critique de la représentation de BENTHAN et de James, son père, MILL), le MILL mature reformule la question de la liberté, qui trouve ses fondements justement sur cette participation. Il n'accepte plus la doctrine de son Essai sur le gouvernement comme une théorie scientifique. Entre la liberté comme condition de la citoyenneté et la liberté comme procès, la médiation pour lui est claire, c'est l'idée de progrès. Or ce progrès ne peut être réel que si la participation du peuple, de la majorité comme de la minorité est effective. 

"Au couple protection des intérêts/bonheur du plus grand nombre, écrit Pierre BOURETZ, Mill a substitué celui de la réalisation de soi/la liberté. Le bonheur en la matière n'est pas évacué ni même replié sur la stricte jouissance des biens privés ; c'est la fiction du bonheur collectif décrété qui est refusée au profit de celui qui nait pour chacun de la liberté de pouvoir organiser sa vie et participer à la citoyenneté, dans une relation sans cesse ouverte à l'autre. C'est désormais la liberté qui est la valeur ultime, affirmée par l'individu et la société contre les pouvoirs du conformisme et de l'État, moteur d'un progrès qui marque la réalisation de l'homme en conformité avec sa nature. L'optimisme rationaliste de Mill conçoit la politique comme le moyen sans violence de ce progrès. La question surgit alors de savoir s'il suffit à envisager toutes les réponses à tous les problèmes posés. Le faut-il d'ailleurs, et le peut-on? La richesse de la pensée de Mill est de laisser le champ le plus vaste ouvert à l'expérience, de ne rien dire de plus que la possibilité de solutions à partir de principes simples et clairs.

Contre tout volontarisme politique qui tendrait à prétendre imposer au peuple son propre bonheur, la pensée politique de John Stuart Mill met en avant l'exercice par chacun de sa propre autonomie, par la société de son gouvernement. A cette double condition, le bonheur gagné contre les croyances avance dans les pas de la liberté, cette liberté qui fait sortir l'homme de la solitude de ses intérêts privés afin qu'il trouve dans la société les moyens de donner sens à sa vie."

 

L'individu a le droit de juger de ce qui est bon pour lui...

  Gilbert BOSS résume la conception de la liberté de John Stuart MILL, en reprenant la lecture de On Liberty.

 "(Il) défend la thèse que tout individu adulte a la droit de juger par lui-même de ce qui est bon pour lui, ainsi que de penser, de s'exprimer et d'agir selon son jugement, pour autant qu'il ne nuise pas ainsi à autrui. Il en résulte pour la société le devoir de laisser s'exercer chez chacun cette liberté d'opiner et d'agir à sa guise tant qu'il ne cause de tort à personne. La société ne doit pas intervenir dans cette sphère de l'action privée par la contrainte, ni par celle de la loi, ni par celle de l'opinion.

A l'origine de cette conception de la liberté, il y a le principe utilitariste, selon lequel le bien se définit de manière relative, en fonction du plaisir ressenti par les individus doués de sensibilité, de sorte que, dès qu'ils sont capables de juger, ils sont aussi les meilleurs juges de ce qui est le meilleur pour eux-mêmes et qu'on ne peut leur imposer à ce sujet un jugement étranger qy'à leur détriment.

Cependant, la définition de la sphère de la liberté qu'il faut accorder à l'individu ne va pas de soi. Il faut notamment tenir compte du fait que toutes nos actions, toutes nos attitudes peuvent nuire en un certain sens à autrui, et paraître donc justifier un contrôle totale de l'individu par la société. En effet, quoi que nous fassions, quelqu'un peut s'en offusquer et en éprouver un sentiment désagréable. Il fait donc éliminer de la catégorie des torts qui justifient une intervention par la contrainte ce type de déplaisir né d'une désapprobation, d'un dégoût, d'une répulsion quelconque face aux actes ou aux pensées d'autrui, sans quoi la sphère de liberté se réduirait à rien, obligeant chacun à se conformer en tout aux moeurs et opinions de la majorité. La défense de la liberté contre cette tendance au conformisme est particulièrement nécessaire dans les sociétés démocratiques, où se manifeste fortement le phénomène que Tocqueville a désigné du nom de tyrannie de la majorité.

Ceci dit, le vrai problème de la défense de la liberté morale et politique n'est pas seulement de faire reconnaitre le principe d'utilité, mais surtout de convaincre aussi de l'avantage qu'il y a pour la société de laisser l'individu libre en tout ce qui le concerne principalement lui-même. IL faut en effet persuader les gens du fait qu'il est préférable pour eux non pas seulement de pouvoir agir comme ils le pensent bon, ce qu'ils sont assez prêts à admettre, mais également de laisser autrui agir pour sa part contrairement à leur sentiment ou conviction à propos de ce qu'il convient de faire. Mill entreprend donc de montrer que non seulement chacun bénéficie du respect de sa liberté en évitant de devoir limiter ses plaisirs à ce que la majorité des autres approuve, mais que, de plus, l'ensemble de la société tire un profit bien plus grand de cette liberté que de l'asservissement au conformisme. C'est, du côté de la pensée, la vérité déjà qui profite de la multiplication des idées et des critiques que produit une discussion entièrement libre. Or la connaissance et sa recherche sont non seulement hautement plaisantes pour ceux qui aiment s'y adonner, mais elles sont également utiles aux autres par tout ce qu'elles permettent de produire, des biens de consommation aux machines, des perspectives morales aux améliorations de l'ordre social et politique. Et du côté de la pratique, la liberté est tout aussi essentielle, déjà parce que les expériences sont nécessaires à la connaissance et à ses applications, et parce que, dans le domaine moral, elles s'offrent elles-mêmes au jugement des autres, pour servir de modèles ou d'avertissement, selon qu'on les voit bien ou mal réussies.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire à première vue, cette liberté n'isole pas l'individu, car elle comporte de manière essentielle la liberté d'association, qui signifie d'un côté que chacun a le droit de s'associer à d'autres à son gré, et d'autre part qu'aucune communauté ne peut s'approprier les individus et leur refuser la liberté de se dissocier et de choisir d'autres associations. Cela vaut également pour les membres majeurs des familles, et implique une attention à l'éducation des enfants qui leur permette d'accéder à la liberté; y compris par rapport aux liens familiaux.

Remarquons enfin que si Mill voit bien certains rapports entre la liberté morale et politique qu'il défend rigoureusement, d'une part, et la liberté économique d'autre part, il refuse d'identifier les deux questions, et conçoit une restriction plus grande de la liberté dans le domaine de l'économie, de sorte qu'il faut distinguer dans sa pensée entre le libéralisme politique et le libéralisme économique."

   On peut préférer l'analyse plus politique de Pierre BOURETZ à l'autre plus morale de Gilbert BOSS. En effet s'il développe autant les aspects moraux que politique de la liberté, John Stuart MILL considère que la participation des individus aux affaires collectives qui les intéressent est une condition "dure" de cette liberté. Sans cette participation politique, la liberté au sens moral risque de devenir lettre morte. L'analyse de Henry M. MAGID de l'ensemble de son oeuvre penche dans ce sens. Dans son oeuvre, John Stuart MILL insiste beaucoup sur l'éducation du peuple. Les élites doivent éduquer les fractions les plus ouvertes du peuple à s'occuper de leurs affaires, elles-mêmes devant éduquer les parties les moins aptes de la population à participer à la gestion de ces affaires. Il y a une dynamique démocratique dans l'activité d'éducation : éduquer le peuple à la prise de possession de ses propres affaires, c'est l'éduquer à la liberté. L'éduquer, c'est le libérer. Cette éducation est la meilleure garantie d'émancipation à l'égard des bureaucraties, car sans cette participation, les individus attendent tout de l'État et de leurs mandants. Toute la recherche de John Suart MILL est tendue pour éviter l'apparition d'une dictature, que celle-ci soit celle de la majorité, celle de la minorité ou celle de l'État. C'est dans les termes pratiques - la liberté par l'action - qu'il voit le salut, bien plus que dans des garanties étatiques de la liberté de pensée. 

 

John Stuart MILL, De la liberté, traduction de Laurence LENGLET à partir de la traduction de Dupond WHITE en 1860, Préface de Pierre BOURETZ, Gallimard, 1990, www.uqac.ca Les classiques en sciences sociales (à noter qu'on y trouve aussi d'autres oeuvres de MILL, téléchargeables également).

 

Henry M. MAGID, John Stuart MILL, dans Histoire de la philosophie politique, PUF, 1999. Gilbert BOSS, John Stuart Mill article Liberté dans Le Vocabulaire des Philosophes, Supplément I, Ellipses, 2006. Pierre BOURETZ, La liberté, dans Dictionnaire des Oeuvres politiques, PUF, 1986. 

 

Relu le 23 mai 2022

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5 mai 2016 4 05 /05 /mai /2016 14:45

   L'intolérance constitue une caractéristique de maints groupes politiques dans leur mode de fonctionnement et de maintes révolutions dans leur déroulement. Le prototype de l'intolérance politique est souvent identifié dans les modalités de la révolution française, elle-même considérée comme prototype de nombreuses révolutions politiques postérieures. 

    Comment, se posent la question nombre d'auteurs, analystes, politologues, sociologues, philosophes, la philosophie des Lumières, qui mettait la tolérance au centre de ses réflexions, a-t-elle pu engendré une révolution qui manifeste dans son déroulement une intolérance de plus en plus grande, avec des effets sanglants de plus en plus étendus ? Comment les mêmes exigences de la raison peuvent-elles inspirer à la fois VOLTAIRE et ROBESPIERRE? Comment a-t-on pu si véhémentement critiquer la religion au nom de la raison et instituer trente ans après une religion de la raison? Comment la raison a-t-elle pu en 1763 inspirer à Voltaire son Traité de la tolérance et justifier en 1793 l'intolérance de la loi des suspects? 

 

Circonstances malheureuses ou amphibologie de la raison?

"S'agit-il, demande Nicolas GRIMALDI, professeur émérite à l'Université de Paris-Sorbonne, de circonstances malheureuses, de déviations? Ou n'avons-nous pas plutôt affaire à une aussi inévitable qu'insurmontable amphibologie de la raison? Tantôt l'humble raison implore de l'erreur le droit pour la vérité de prendre place dans le cortège public des autres opinions : elle revendique la tolérance. Tantôt la raison triomphante interdit tout droit à l'injustice et à l'erreur : c'est l'intolérance de la vérité."  

    L'auteur qui refuse les historiographies des générations spontanées de tyrans décrites souvent par des auteurs exempts de sympathie pour les idées révolutionnaires, tente d'apporter à cette question une réponse philosophique. Il est important également de se livrer à une fine recherche des parcours des chefs de la révolution et la manière dont ceux-ci pensent la morale, la religion et la politique. Il est important également de ne pas décontextualiser. Il est vrai que l'excuse de la citadelle assiégée (affirmée pendant la IIIe République par exemple à propos de la Révolution française) est facile et pas forcément étayée chronologiquement. Encore que les émotions populaires qui gouvernent tant de révolutions ont souvent du retard (ou de l'avance) sur les événements militaires. L'histoire des mentalités peut aussi être d'un grand secours pour comprendre cela. Des hommes et des femmes combattantes d'une révolution ne sont pas nés avec, ils emportent souvent dans leurs activités des modes de pensée et d'action importées des sociétés mêmes qu'ils combattent. Et dans une France catholique, où même dans les établissements d'enseignement se situant dans un climat intellectuel plus libéral que la dogmatique des Églises dont ils dépendent, où la majeure partie de l'élite protestante tolérante est partie en exil, il n'est pas aisé de rechercher des modes de pensée et d'agir différents. Qui restent de manière parcellaire sur place toutefois (grâce à une circulation clandestine intense des écrits).

 

L'attitude envers la religion...amorce du comportement politique...

   Ce qui rassemble les auteurs des Lumières, et en fait un véritable réseau de solidarités, ne sont ni leurs philosophies propres, ni leur attitude envers l'existence d'une religion ou de Dieu, ni leurs opinions politiques ou leurs projets sociaux ou/et économiques, mais leur attitude par rapport à la religion (plus ou moins grand rejet) et leur combat contre l'intolérance religieuse.

"Ainsi le tout premier problème que se pose la philosophie des lumières fut-il celui de comprendre comment les Églises chrétiennes avaient pu ordonner, organiser, institutionnaliser des persécutions aussi contraires aux commandements de Dieu qu'aux plus rudimentaires devoirs d'humanité. Comment avait-il été possible que la religion de la douceur et de l'amour eût inspiré l'impitoyable cruauté des Églises? Ainsi posée, cette question va susciter d'interminables enquêtes sur les textes, l'histoire, les traditions. Se développèrent alors toutes sortes de recherches philologiques et généalogiques qui toutes avaient pour but d'élucider comment la doctrine s'était refroidie en dogmes, comment les dogmes s'étaient durcis en lois, et ces lois en contraintes."

En considérant toutes les oeuvres de la philosophie des lumières comme un corpus, Nicolas GRIMALDI  y décèle quatre théorèmes :

- L'intolérance n'est pas le propre des religions, mais seulement du christianisme.

- C'est cette intolérance qui déchire la société. Comme elle est la pire des pathologies sociales, l'Église qui l'entretien est un danger pour l'État.

- L'intolérance est la principale cause des malheurs de la société. La superstition est la principale cause de l'intolérance.

- Il y a une vraie religion. C'est celle que fonde la raison, et dont la tolérance est le premier commandement.

 C'est ce quatrième point qui forme l'articulation entre l'intolérance religieuse et l'intolérance politique. 

"Doctrinalement distincts, diversement ingénieux et subtils, plus ou moins incompatibles entre eux, occasion de tous les antagonismes et de toutes les excommunications quand ce n'est pas de toutes les exterminations, les dogmes font les sectes et les sectes déchirent l'humanité. Tout autre est pourtant l'enseignement de toutes les religions quand il s'agit des principes fondamentaux de la morale. Sur ce qui est bien et ce qui est mal, sur ce qu'il convient de faire ou d'interdire, toutes sont en effet d'accord. Leurs prescriptions sont même identiques là-dessus à celles de la raison. Aucune religion ne commande à ses fidèles autre chose que ce que sa raison prescrit également à tout homme (Jean-Jacques Rousseau). 

Si généralement et si constamment observé, un fait aussi patent suffit à prouver l'existence d'une vraie religion, indépendamment d'aucun dogme et d'aucun culte particuliers, mais d'une religion morale (l'expression et son commentaire est encore de ROUSSEAU, qui est, rappelons-le l'auteur de référence, bien plus que Voltaire, pendant la révolution française). Puisque tous reconnaissent ses commandements, elle est universelle. Puisque la raison l'impose à chacun sans qu'aucun ne s'y puisse soustraire, elle est vraie (la notion est celle de KANT). Puisqu'elle rassemble tous les hommes, les fait communier dans une même exigence de justice et de paix, garantit leur concorde et fonde leur confiance, elle est bonne. Puisqu'elle est si inhérente à la nature de l'esprit qu'il lui suffit de s'interroger pour se reconnaitre, indépendamment de toute situation et de toute circonstance, elle est naturelle. Puisque tous ses commandements se rapportent à la vie en société, il s'agit d'une religion civile. Telle est cette religion dans les limites de la simple raison que recouvre la philosophie des lumières, et que reconnaissent aussi bien Voltaire, De Jaucourt, Diderot, Rousseau ou Kant. 

S'il n'y a qu'une religion naturelle et universelle, alors qu'on observe tant de religions positives et particulières, c'est qu'il doit y avoir deux sources de la religion." L'ensemble des philosophes s'évertuent pendant ce siècle des lumières à distinguer ces deux sources. Ce qui caractérise l'une, c'est la paix et l'accueil de l'Évangile ; ce qui caractérise l'autre, c'est l'inquisition et la persécution. Ce qui caractérise l'une, c'est la tolérance et l'ouverture d'esprit, ce qui caractérise l'autre, c'est l'intolérance et l'esprit de dogme. En fin de compte, au-delà des nuances, "ne reconnaissant la dignité que morale, ni d'obligation que strictement éthique, en même temps que cette religion des lumières reconnait la liberté comme sa condition (Kant, la religion), c'est la tolérance qu'elle pose donc comme le plus essentiel des droits (Kant encore Sur le lieu commun) et le plus imprescriptible des devoirs (Rousseau, Sur la religion civile)."

"Or, poursuit notre auteur, cette religion des Lumières allait avoir son catéchisme : ce serait la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, la même qui servirait de préambule à la Constitution de 1791. Garantissant la liberté de conscience et d'expression, elle interdit toute forme d'intolérance. Qu'il s'agisse effectivement d'une religion civile, cette Déclaration le rendait manifeste en déclarant ces droits non seulement "naturels" et "inaliénables", mais aussi "sacrés". Une nouvelle ère allait enfin commencer, affranchie du pouvoir coercitif des Eglises, sans superstition, sans fanatisme, sans privilèges, sans persécution, sans massacres. Ce devait être la religion de la liberté. Ce fut la Terreur. Deux siècles plus tard, et parfois sur des continents presque entiers, elle n'a toujours pas cessé."

   Cette Constitution de 1791, d'emblée, pose deux problèmes :

- Comme DIDEROT (Encyclopédie, article Intolérance) tous avaient fait une observation qui était aussi une dénonciation. C'est que la religion se passe aussi aisément de toute vertu que la vertu de toute religion. Pourquoi dans ces conditions, nommer "religion" et non pas simplement "morale" cet ensemble de principes éthiques que prescrit à chacun la lumière naturelle? En quel sens est-ce alors une véritable religion que tendait à fonder la philosophie des Lumières?

- D'où vient qu'aussitôt instituée cette religion des Lumières et de la tolérance se changea en la plus intolérante des religions? Quel est ce subreptice renversement?

  Trois raisons sont dégagées par Nicolas GRIMALDI pour lesquelles une telle "religion de la vérité" a pu se prétendre une véritable religion :

- Une raison éthique. Les droits de l'homme sont si originaires que le devoir de les respecter est aussi universel qu'absolu. Il ne peut y avoir contre eux intérêts ou circonstances qui vaillent. Qui se dressent contre ces droits sont "impies", Or à ce moment historique, existe un grand conflit de valeurs et de fidélités. Par une sorte de corollaire, cette transcendance, cette religion de la tolérance proclame une nouvelle intolérance religieuse. Soucieux de "ne point tolérer de dogmes opposés à la société civile", ROMILLY proscrit toute tolérance envers les athées "qui enlèvent aux puissants le seul frein qui les retienne, et aux faibles leur unique espoir" (Encyclopédie, article Tolérance). Pas de liberté civile sans un strict respect des lois d'autrui ; pas de respect sans liberté morale ; pas de liberté morale si ce n'est pour une âme affranchie de tous les déterminismes de la nature. Mais quelle obligation y aurait-il pour une telle liberté si elle ne lui était pas imposée par un Législateur suprême et si son exécution ne devait être sanctionnée par un suprême Justicier, c'est-à-dire par Dieu même?

- Une raison psychologique. Il ne peut pas plus y avoir de devoir sans volonté que de volonté sans finalité. Du point de vue strictement moral, il va de soi que, l'impératif étant catégorique, l'intention doit être aussi insoucieuse de tout résultat que pure de tout intérêt. Mais il n'en va pas de même d'un point de vue psychologique.

"En effet il ne peut y avoir dans l'homme aucune détermination de la volonté qui puisse faire abstraction de sa relation à une fin" (Kant, La religion). Aussi ne peut-elle rien entreprendre sans s'interroger sur le résultat qui s'ensuivra, et, sur la part de bonheur qui lui en reviendra. Par ce fait, toute bonne volonté, c'est-à-dire toute volonté morale, si intéressée qu'elle soit à l'accomplissement du souverain bien dans le monde, ne peut que s'en remettre à une justice suprême de procurer à chaque homme autant de bonheur qu'en a mérité sa vertu. Or l'exercice d'une telle justice suppose l'existence d'un Être Suprême, aussi omniscient qu'omnipotent. Cette idée d'un Souverain Législateur qui serait en même temps le Souverain Juge "surgit de la morale" (Kant toujours). Elle est, pour notre raison morale, un véritable besoin. Ce qui était une possibilité théorique devient alors une nécessité pratique. Voilà comment l'idée d'un Législateur suprême dont nos devoirs seraient les commandements devient inséparable de celle d'un monde moral. Si on admet que "l'accomplissement de tous les devoirs humains en tant que commandements divins constitue l'essentiel de toute religion", il s'ensuit que toute vie objectivement morale ne peut qu'être en même temps subjectivement religieuse. Sans cette foi en l'existence de l'Être Suprême, la morale ne pourrait en effet qu'être désespérance (Rousseau). Pour ROBESPIERRE, "l'idée de l'Être Suprême et de l'immortalité de l'âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine" (Discours du 18 floréal an II à la Convention). 

- Une raison liée à la nécessité de croire, car l'existence de Dieu ou d'un Être Suprême ne peut être prouvée. Si notre espérance en l'existence et en la justice de Dieu n'autorise donc qu'une foi doctrinale, elle suffit toutefois à rendre cette foi morale aussi inébranlable que cependant subjective (Kant, Critique de la raison pure).

 

      On peut ajouter à cette argumentation de notre auteur, qu'une foi non partagée ne peut se suffire à elle-même. Il faut pour que cette foi existe et se conforte qu'elle soit confirmée par tout un cortège de manifestations collectives. Du coup, toute contestation de cette foi la menace dans son fondement, puisqu'il n'y a pas de possibilité de la faire reposer sur une preuve. C'est pourquoi le loi dite du 18 floréal qui institue la religion civile reconnait l'existence de l'Être Suprême et de l'immortalité de l'âme, que le culte digne de l'Être Suprême est la pratique des devoirs de l'homme, qu'il faut détester la mauvaise foi et la tyrannie, punir les tyrans et les traîtres, défendre les opprimés, et qu'il est institué des fêtes pour rappeler l'homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être... Et dans la foulée de la Constitution civile du clergé, sont interdites toutes sortes de voeux religieux et supprimés les ordres contemplatifs. Ce qui permet de dessaisir l'Église catholique de tout pouvoir temporel, et qui permet par la suite de se saisir de ses possessions matérielles.

C'est peut-être pour en rester seulement au niveau philosophique que l'argumentation exposée par l'auteur apparait seulement partiellement convaincante. Toutes les opportunités économiques provoquées par la Révolution ont une grande part dans l'adhésion de la majorité de la population parisienne à la Constitution civile du clergé.

Par ailleurs, si la philosophie des Lumières est réellement hégémonique durant tous ces événements, tous ses philosophes ne sont pas pour autant unanime pour l'établissement d'une religion civile, d'une institutionnalisation d'un déisme, et une fraction d'entre eux refusent de considérer ce déisme même comme une nécessité sur quelque plan que ce soit. Les philosophes matérialistes sont d'ailleurs rapidement visés par l'arsenal répressif de la Révolution.

   Les opportunités économiques évoquées ci-dessus, les mécanismes psychologiques mêmes du pouvoir politique sont pour beaucoup dans le "succès" de la Terreur. L'invocation constante de la République en danger, même quand les événements tournent presque définitivement en sa faveur à l'intérieur comme à l'extérieur, sous réserves du rôle des rumeurs populaires (la presse est florissante à l'époque, la très mauvaise surtout...), ne peut masquer ce que l'auteur nomme fort justement comme une vaste entreprise idéologique de régénération et de purification, suscitée par le fanatisme d'une nouvelle religion, qui a son calendrier, ses fêtes, ses cérémonies, ses saints, ses martyrs. Toutes manifestations collectives qui dérivent presque comme un décalque des manifestations antérieures de la religion catholique, de l'univers mental catholique dont sont imprégnés, qu'ils le veuillent ou non, les principaux acteurs de la Révolution française. 

 

   TOCQUEVILLE remarque qu'un des traits les plus caractéristiques de la philosophie des Lumières en avait été la frénésie réformatrice, frénésie qui s'amplifie sous la Révolution. Cela compte dans cette amphibologie de la raison décrite par notre auteur. Mais, là encore on ne peut s'en tenir au niveau philosophique pour comprendre comment une religion civile remplace une religion catholique : la précarité économique de nombreuses couches de la population, notamment urbaine, les incertitudes dues à la non-maitrise des cycles agricole, les ressentiments face aux injustices passées et les règlements de compte personnels ou collectifs comptent également dans le renversement idéologique.

De la tolérance on passe à l'intolérance, pour une raison qu'on ne peut aussi ignorer : la tolérance ne peut exister que si elle est partagée. Or, une des caractéristiques de cette période, c'est l'exacerbation de conflits socio-économico-politiques qui ne s'expriment plus que par la violence des armes. Il n'y a pas d'accord minimal pour un périmètre de tolérance, d'autant que le régicide signe définitivement l'antagonisme entre la République et la Monarchie. 

  Nicolas GRIMALDI conclue : "Parce que toute réalité sublunaire est un composé, unissant en lui la nécessité d'une forme à la contingence d'une matière, on se rappelle qu'Aristote avait développé, par réalisme, une philosophie de la précarité et une sagesse de l'opportunité. Toujours quelque infracassable noyau de contingence compromet ce que nous dispensent jamais de ce difficile équilibre entre trop exiger et trop consentir. C'est pourquoi, pour que l'action politique accomplisse la justice qu'elle s'assigne, il ne lui suffit pas de viser juste ; il lui faut encore quelque accointance avec les circonstances, l'art de mettre à profit le bon moment, du discernement, de l'à-propos, un heureux tour de main, la subtilité du doigté. Sans ce consentement et cette adaptation à la substantielle précarité du réel, la (prétendue) vérité est une bileversée, et la (prétendue) vertu une folie. Car quelle vertu y-a-t-il à n'être incorruptible qu'en étant criminel?

Comme si pouvait s'appliquer à Robespierre la critique qu'Aristote avait faite de Platon, les historiens interprètent le 9 thermidor comme une "revanche du social sur l'idéologie" (là, l'auteur rejoint FURET, La révolution française), comme une redécouverte de "l'indépendance et de l'inertie du social" par rapport à "l'idéologie terroriste". La force des choses aurait un peu brutalement rappelé aux idéologues qu'ils peuvent la méconnaitre mais non la supprimer. Du même coup, c'est le suvnolon, le mataxuv, qui reprennent le dessus : "l'à-peu-près des moyens et des fins", "la pesanteur prosaïque" des petites manigances et des grands profits ; en un mot "le Révolution des intérêts". Disparus les incorruptibles, finie la terreur, était venue l'heure des Ouvrard, des Barras, des Colot, des Tallien. Le pouvoir, le vol et l'impunité : enfin la liberté! Les lecteurs de Balzac, de Stendhal, de Tocqueville, et des petits journaux, savent que nous n'avons cessé de défendre, de restaurer, et surtout de célébrer cette précieuse liberté. Et voici la politique du rouet."

    Cette faible adéquation des fins et des moyens, comme le dit l'auteur, et aussi cette résurgence dans les creusets d'une religion et d'un pouvoir défunts, d'une autre religion et d'un autre pouvoir plus intolérants encore, l'oubli des aspirations premières d'une philosophie politique, que ce soit la philosophie des Lumières ou plus tard la philosophie politique marxiste des origines, pour la fabrication d'une autre philosophie politique répressive et sourcilleuse, on les retrouvent dans maintes révolutions politiques aux prémisses généreuses mais aux réalisations ténébreuses. Ce n'est pas pour rien qu'on a comparé à de nombreuses reprises les révolutions française et russe, parce que semble s'enchainer les mêmes logiques.

Il serait intéressant de faire le travail réalisé par Nicolas GRIMALDI pour les Lumières et la révolution française sur la philosophie politique marxiste et la révolution russe.

De même que les pires résultats de la révolution française ne font pas oublier les aspirations de la philosophie des lumières, les pires résultats de décennies soviétiques et pseudo-communistes ne peuvent faire oublier la philosophie marxiste. Mais comment ne pas voir l'intérêt d'un travail sur le personnel de la révolution russe, leur parcours, des séminaires à la révolution, pour préciser davantage encore les liens émotionnels et psychologiques que ces révolutionnaires russes entretiennent avec les habitudes de leur passé, transmis dans le cas d'institutions religieuses dont l'intolérance et les méthodes éducatives n'ont rien à envier aux institutions catholiques. On pourrait faire le même travail sur la révolution chinoise comme sur les révolutions d'Amérique Latine, qui permet de prendre en compte de nombreux contextes.

Là aussi, on ne pourra pas se contenter, pour comprendre les ressorts de l'intolérance politique, d'une analyse philosophique. L'intolérance religieuse ne constitue en définitive qu'une facette de l'intolérance en société, qui touche tous les domaines. Il est intéressant de comprendre les ressorts communs de ces deux formes d'intolérance religieuse et politique. Il n'est possible de le faire que dans une étude comparative et pluridisciplinaire de diverses révolutions aux idéaux d'origine généreux mais dont l'histoire nous indique à la fois l'échec et l'héritage, héritage qui interdit souvent de revenir aux anciennes formes politiques et religieuses, même si certaines forces le voudraient bien... Car il importe de s'intéresser à certaines permanences mentales et philosophiques comme aux modifications introduites par l'expérience politique. 

 

Nicolas GRIMALDI, Tolérance et intolérance de la raison à l'âge des lumières : la politique au rouet, Archive de philosophie du droit n°44, 2000. 

 

PHILIUS

 

Relu le 24 mai 2022

 

 

 

 

 

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3 mai 2016 2 03 /05 /mai /2016 07:36

     De même que le modèle chez de nombreux auteurs du XVIIe siècle de l'autorité politique est encore l'autorité religieuse, la réflexion sur la tolérance religieuse s'étend à la tolérance politique.

Tous les débats sur la tolérance et l'intolérance religieuses ont alors au XVIIIe siècle une traduction dans des débats sur la tolérance et l'intolérance politiques. Il n'est pas indifférent dans l'histoire que les hommes formés dans les institutions religieuses et s'orientant ensuite dans une activité politique de premier plan aient tendance à reproduire des schémas de pensée du domaine religieux au domaine politique. Il faut se méfier des historiographies qui introduisent des coupures dans la trame des événements, et ceci particulièrement de la Révolution française. A l'intolérance religieuse d'un BOSSUET correspond très bien alors à l'intolérance politique d'un SAINT-JUST. 

 

Le débat fait rage dans la sphère religieuse...

   Mais dans l'enchainement des débats philosophico-politico-religieux, c'est d'abord de la sphère religieuse que la tolérance constitue une valeur nouvelle, pour ne plus s'arrêter dans les domaines où elle peut s'appliquer.

  Comme l'écrit Barbara DE NEGRONI, "l'aspect polémique (des) arguments (du XVIIe siècle) est encore largement développé pendant tout le XVIIIe siècle. Voltaire explique que de toutes les religions, la religion chrétienne est celle qui devrait nous inspirer le plus de tolérance, que la charité et l'amour du prochain sont incompatibles avec les persécutions ; en soulignant qu'il n'y a jamais eu d'unité dans l'Eglise chrétienne, il fait de la dissidence religieuse une composante habituelle de la foi et non un écart par rapport à une unique vérité. Diderot montre comment toute religion qui prétend détenir une vérité universelle et incompréhensible se transforme nécessairement en fanatisme : les terribles ravages produits par le catholicisme ne sont pas un accident évitable mais un abus constitutif de la structure même de l'Église ; en racontant à la Maréchale la fable d'un jeune Mexicain que Dieu ne punit pas des erreurs qu'il a commises de bonne foi, il se fait le champion ds droits de la conscience errante. Cette défense de la tolérance ecclésiastique n'a pas seulement une dimension religieuse ; elle s'articule également à un ensemble de questions sociales et politiques. Aux problèmes de la foi et du salut s'ajoutent ceux de l'organisation de la vie en société, d'une définition rigoureuse de la loi politique.

 

... avant de se propager dans la sphère politique

De très nombreux textes philosophiques polémiquent au siècle des Lumières contre l'absurdité de l'intolérance civile : non seulement elle n'a aucune justification religieuse, mais elle conduit politiquement à ds injustices et à des aberrations. Voltaire multiplie tout au long de son oeuvre les exemples de telles aberrations de façon à montrer que l'intolérance civile est incompatible avec une organisation cohérente de la vie sociale. En analysant l'affaire Calas dans le Traité sur la tolérance, Voltaire met en évidence tous les dysfonctionnements d'un procès qui a été mal instruit et qui a conduit à exécuter une meurtre judiciaire particulièrement atroce. C'est bien parce que les magistrats du parlement de Toulouse étaient animés par tous les préjugés de l'intolérance, parce qu'ils ont pu confondre es rumeurs et des présomptions, forger des preuves dénuées de toute valeur et condamner un vieillard innocent à mourir sur la roue. De plus, Voltaire montre comment les princes, pour réussir à gouverner leurs États doivent nécessairement transgresser les principes officiels de l'intolérance civile et sont conduits à pratiquer une politique totalement contradictoire : "François 1er donnera de l'argent aux luthériens d'Allemagne pour les soutenir dans leur révolte contre l'Empereur ; mais il commencera selon l'usage, par faire brûler les luthériens chez lui" (Tolérance, Dictionnaire philosophique). L'emploi du futur sert à souligner le caractère inévitable de cette contradiction et à montrer qu'un prince, quelles que soient sa piété et les appellations officielles qu'il a pu recevoir de l'Église, ne peut pas respecter en pratique les règles de l'intolérance civile.

Il reste que les problèmes posés par la liberté de la religion ne sont pas uniquement de l'ordre de la liberté de penser. Polémiquer contre des formes d'intolérances pratiquées dans bien des monarchies absolues du XVIIIe siècle ne signifie pas autoriser  l'instauration de n'importe quel culte dans un Etat. Les philosophes du siècle des Lumières connaissent bien le traité théologico-politique ; Spinoza y montre que si les opinions ne sont jamais dangereuses dans un État, les actions doivent être limitées par les lois ; que la véritable religion consiste en une foi intérieure qui ne peut jamais être interdite et non dans les manifestations d'un cule extérieur qui ne peuvent être autorisées lorsqu'elles troublent la société. le rédacteur de l'article "Tolérance" dans l'Encyclopédie explique à la fois que le droit du souverain "expire où règne celui de la conscience" et que les souverains ne doivent tolérer ni les dogmes opposés à la société civile, ni les entreprises de ceux qui couvrent leur avidité du prétexte de la religion.

On aboutit ainsi à un renversement total de perspective par rapport à Bossuet : alors que d'un point de vue catholique la pratique de l'intolérance civile était une simple conséquence de l'intolérance théologique, des philosophes comme Rousseau, tout en défendant la tolérance théologique et les droits de la conscience, ne réprouvent pas toutes les formes d'intolérance civile. La problématique est ici à la fois culturelle et politique. Si, en droit, un État doit admettre toute forme de religion qui ne prône pas le fanatisme, en fait dans certains pays la mise en place trop rapide d'une liberté religieuse peut produire des explosions sociales. En travaillant sur la réforme de la constitution polonaise, Rousseau montre comment les partisans d'une plus grande tolérance religieuse en Pologne font en réalité le jeu de Frédéric II et de Catherine II : la guerre civile qui se développe en Pologne ne peut que faciliter l'invasion et le démembrement du pays. Le combat pour la tolérance peut également être ambigu : les despotes éclairés réussissent à masquer une conquête inique sous l'apparence d'une défense de la liberté religieuse et faire passer les meilleurs patriotes polonais pour des fanatiques obscurantistes.

A cela s'ajoute un problème spécifiquement politique posé dans Du contrat social à propos de la religion civile : si Rousseau ne veut pas réinstaurer un État théocratique, il montre comment la religion civile est la garante de la sainteté du contrat social. Polémiquant contre Bayle, considérant qu'une société d'athées ne saurait subsister, Rousseau fait d'une croyance religieuse minimale la base même d'une organisation sociale. L'intolérable - en l'occurrence l'athéisme - est ici ce qui empêche l'État de se maintenir ; lorsque Robespierre fait succéder à la phase de déchristianisation de la Révolution le culte de l'Être Suprême, il s'inspire manifestement de principes rousseauistes.

De valeur religieuse, la tolérance accède ainsi progressivement au rang de valeur politique, mais elle suppose alors la définition d'un champ autonome du politique qui peut lui assigner certaines limites."

   Catherine KINTZLER traite aussi de ce retournement de la réponse à la question de la consubstantialité ente le lien politique et le forme du lien religieux, "qui aboutit à la disjonction complète entre le modèle de la foi et la constitution de l'association politique (qui) est préparé par une forme élargie de la tolérance, notamment développé par Pierre Bayle". Disons tout de suite que cette disjonction ne se fait pas complètement partout et/ou ne se fait pas au même rythme, même en Occident. On pense notamment à la situation des États-Unis, où, suivant les États, la délimitation entre le domaine religieux et le domaine politique n'est pas, loin s'en faut, aussi tranchée dans le pays de la laïcité qu'est la France.

   "Cette forme, poursuit-elle, récuse l'exclusion des athées, mais elle ne modifie pas le problème posé par Locke : elle lui apporte une réponse de fait. Selon Bayle, on peut admettre les athées dans l'association politique parce qu'ils sont plus sensibles que d'autres à la loi civile, n'ayant pas de recours à une autorité transcendante qui les exempterait moralement de l'obéissance. Les incroyants ne peuvent alléguer la clause de conscience pour refuser d'obéir à la loi.

Mais la réponse ne remet pas en cause la relation ente le lien religieux comme forme modélisante et le lien politique : les incroyants sont contraints par le lien, qui se présente à eux comme purement extérieur. Non seulement la question de la forme du lien n'est pas abordée, non seulement cette tolérance - comme celle de Locke - est compatible avec une religion d'État, mais l'ensemble repose également sur la psychologisation de l'attitude religieuse ou non religieuse. Nous sommes donc en présence d'un énorme progrès du point de vue de la liberté, puisque les incroyants ne sont plus considérés comme indignes de confiance et qu'on les laisse libres de penser comme ils veulent sans les soupçonner de dissolution. Mais philosophiquement, on n'atteint ici qu'un concept subjectif dans le traitement du rapport entre les manifestations d'appartenance et la violence : toutes les croyances et incroyances sont admissibles, il y a liberté de conscience sur le plan subjectif. En revanche, cela n'affecte pas la représentation même qu'on se fait de la loi, ni la représentation même qu'on se fait du phénomène religieux : la radicalité de l'étrangeté entre foi et loi du point de vue de la constitution d'une association politique n'est pas conceptualisée de manière distincte.

 

De la laïcité...

Le retournement complet de la réponse à la question lockienne, avant d'être installé institutionnellement par la IIIe République en France, est philosophiquement effectué par un courant de la révolution française, notamment porté par Condorcet, alors même que le mot laïcité n'existait pas encore. Le régime de laïcité considère en effet que, non seulement le pouvoir civil et le pouvoir religieux sont disjoints dans leurs propriétés mais qu'ils sont entièrement disjoints dans leur forme et dans leurs motifs. Les positions professées par les individus et les groupes s'inscrivent dans un espace qui rend possible leur coexistence et, pour construire cet espace, il faut supposer que le lien politique est étranger à tout autre lien, qu'il n'a pas besoin d'un modèle préalable de type religieux. En conséquence les deux fonctionnements avec un système de numération, on pourrait dire que la tolérance commence par 1 et la laïcité par zéro.

Commencer par 1, c'est considérer que les libertés doivent se régler sur les personnes et les communautés existantes, ce qui conduit à penser que le lien politique s'inspire du lien religieux, que la loi peut avoir la foi comme modèle ou même préalable. En revanche, commencer par zéro c'est avoir pour principe qu'aucun lien préalable ne peut inspirer le lien politique ; c'est penser que, dans la perspective laïque, la liberté est pensée de manière plus large : toutes les positions, croyances et incroyances, sont licites dans le cadre du droit commun, y compris celles qui n'existent pas.

L'exemple de la distinction entre liberté religieuse et liberté de conscience permet de souligner la différence. La loi de 1905 sur la séparation de l'Église et de l'État installe un régime laïque, non pas parce qu'elle garantit la liberté des cultes, mais parce qu'elle fait de cette liberté des cultes un cas particulier d'une liberté plus large : la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire et de le dire, la liberté de suivre un culte, de changer de culte, ou de n'en suivre aucun et de le dire, de l'afficher."  

Dans cette argumentation, il semble manquer un élément, et de taille. De même que partir le lien religieux revient à la référence à Dieu en dernier ressort, de même le lien politique fait référence à autre chose, aspect révolutionnaire bien compris comme tel. Il fait référence au peuple et à sa souveraineté. La substitution plus tard des obligations religieuses par des obligations civiques repose sur cette nouvelle notion. Le lien politique qui ne s'inspire pas du lien religieux part d'une autre source de légitimité, pas de zéro. Comme l'écrit ensuite Catherine KINTZLER, "La laïcité n'est pas contraire aux religions ni aux formations communautaires : elle s'oppose seulement aux religions et aux communautés lorsqu'elles veulent faire la loi." La laïcité est un système qui repose sur la légitimité du peuple et non de la légitimité de Dieu. Ce n'est plus aux "représentants" de Dieu sur terre qu'est dévolue la tâche de faire la loi. C'est aux représentants du peuple. Et ces représentants du peuple peuvent a leur tour se prévaloir ou non d'une autorité divine. Nous ne sommes plus alors dans le régime de la laïcité, mais dans une zone intermédiaire entre la foi et la loi, conçues toutefois comme distinctes.

La laïcité est contraire également à la religion civile (religion d'État ou religion de la loi), à toute substitution simple de la religion civile à une religion instituée par une communauté religieuse. 

  Elle pose ensuite la question de savoir "en quoi les exigences et les contraintes d'un régime laïque - plus fortes que celles qui pratique un régime de tolérance - sont-elles plus efficaces face à la violence issue des appartenances particulières, notamment religieuses?"

"Le coeur politique de la différence, tente-t-elle de répondre, est la question de l'accès des communautés en tant que telles à l'autorité politique. Le régime de laïcité accorde des droits étendus à toutes les communautés, pourvu que cela ne contrarie pas le droit commun, mais ces droits sont civils : aucune communauté en tant que telle ne peut se voir reconnaitre un statut politique.

Le coeur philosophique de la différence entre les deux régimes nous intéresse davantage ici. On a vu que la question de la forme du lien politique (a-t-il besoin du modèle du lien religieux?) y est centrale, et qu'elle s'accompagne d'un élément philosophique fondamental, la psychologisation du régime des "vérités" d'opinion, notamment religieuses. On a vu que la tolérance, sous ces deux formes, suppose que les religions soient pensées comme convictions, ce qui les qualifie comme croyances.

Le régime de tolérance fonctionne à condition qu'existe un consensus socio-politique dans lequel les communautés acceptent de ne pas imposer leur loi comme exclusive et acceptent de laisser leurs prétendus membres libres de dire et de faire ce qui est réprouvé par la communauté mais permis par la loi (...). Cette acceptation suppose qu'un changement philosophique soit effectué préalablement sous la forme d'un travail critique : que chaque religion, chaque appartenance, accepte de se penser elle-même comme une position parmi d'autres, et que d'autres puissent avoir une vision différente (contingence des religions), et que la critique puisse se déployer pourvu qu'elle ne ni pas les droits d'autrui. C'est à cette condition philosophique que la tolérance abolit la violence.

Un dogmatisme traversé par les Lumières, prises au sens de ce travail critique, est compatible avec le régime de tolérance. En revanche, un dogmatisme intégriste ne l'est pas : c'est-à-dire un dogmatisme qui refuse d'entrer sous le régime psychologique de la conviction intérieure et qui persiste à présenter sa "vérité" sous régime ontologique. Un tel dogmatisme non seulement entend s'imposer comme vérité exclusive mais aussi comme loi civile et politique : placé en position de pouvoir, il éradique toute autre position ; dessaisi du pouvoir, il s'évertue à le conquérir sous forme de guerre sainte. Sa relation à la violence est constitutive.

De ce point de vue, un régime de laïcité sera mieux armé du fait même de son indifférence politique aux religions et de son indifférence philosophique au régime sous lequel elles se pensent : il ne propose à aucun groupe d'avoir accès à l'autorité politique, il n'en sacralise aucun ; il impose à toutes les communautés l'amputation de leurs prétentions à faire la loi, à diriger les moeurs, sans préjuger de la façon dont elles se perçoivent elles-mêmes. Le travail critique lui est cependant nécessaire mais ce travail n'est pas l'objet d'un consensus implicite et préalable, il est inclus dans le concept même de laïcité qui, du fait même de son immanence, requiert un rapport réflexif de la pensée avec elle-même. C'est une des raisons qui expliquent la forte relation entre la laïcité et les savoirs, au travers notamment de l'institution scolaire qui l'accompagne.

On peut penser que l'expérience historique joue un rôle non négligeable ici. La France de la fin du XIXe et du début du XXe siècle a dû réfléchir à la question de la violence religieuse et à la nécessité du travail critique susceptible de la traiter face, non pas à un fort pluralisme religieux comme dans les pays anglo-saxons, mais à une religion hégémonique. (...)"

 

Le sens de la tolérance

     Brian LEITER, dans sa réflexion sur le sens de la tolérance, après avoir examiné les arguments moraux, rattachés au droit de la liberté religieuse, abordent ce qu'il appelle les arguments épistémologiques. La liaison forte entre développement de l'esprit scientifique et déclin du dogmatisme religieux constitue la base des arguments tels qu'ils sont exposés par exemple par John Stuart MILL. Ces arguments épistémologiques en faveur de la tolérance mettent l'accent sur la contribution qu'elle apporte à la connaissance. Pour l'auteur de De la liberté, la tolérance est nécessaire

1 - parce que découvrir la vérité (ou croire ce qui est vrai de la bonne façon)contribue à l'utilité globale et

2 - parce que nous ne pouvons découvrir la vérité (ou croire ce qui est vrai de la bonne façon également) que dans des circonstances grâce auxquelles différentes croyances et pratiques peuvent prospérer. 

Le premier argument est une prémisse morale : nous devons nous soucier de la vérité parce que cela profite à la partie morale de l'utilité. Friedrich NIETZSCHE, entre autres, rejette cette prémisse morale, car pour lui la vérité est terrible, parfois incompatible avec la vie, et, a fortiori, avec l'utilité (laquelle n'est pas il est vrai sa préoccupation particulière...).

Le second argument est clairement épistémologique car la tolérance de croyances et de pratiques divergentes contribue à la connaissance de la vérité (les faits comme les valeurs). "(...) les vérités factuelles et morales ont plusieurs caractéristiques en commun. Tout d'abord, dans aucun cas nous n'avons raison de supposer que nous sommes infaillibles", élément que retient d'ailleurs une certaine mouvance catholique, notamment celle de la Curie Romaine, qui, pour parer à la déliquescence religieuse, déclare au XIXe siècle que le Pape ... est infaillible! "Deuxièmement, même si nos croyances sont partiellement vraies, il est plus probable que nous nous rendions compte de toute la vérité si nous sommes exposés à des croyances différentes, qui, du reste, peuvent elles-mêmes contenir d'autres parties de la vérité. Troisièmement et finalement, même dans la mesure où nos croyances actuelles sont totalement vraies, il est plus probable que nous les ayons pour de bonnes raisons - et donc de manière plus fiable - si nous devons nous confronter à d'autres opinions, même fausses. Pour toutes ces raisons épistémologiques, la tolérance de l'expression d'un large éventail de croyances différentes se justifie selon Mill."

   La tolérance des pratiques religieuses différentes, publiquement et ouvertement, est à cet égard (sur l'extension des connaissances, donc sur l'utilité) plus importante que la tolérance des croyances proprement dites. Mais pas seulement de pratiques ou de croyances religieuses différentes, mais aussi de pratiques et de croyances tout court. Par ailleurs, il existe toujours des limites à la tolérance dans n'importe quelle société, et ses limites sont fixées par les intérêts à la liberté ou le bien-être des autres membres de la communauté. La liberté de conscience est affirmée le plus souvent de manière catégorie, mais la pratique ne doit pas nuire aux autres membres de la société. Et c'est là justement qu'un débat peut avoir lieu, même dans des sociétés qui s'affirment démocratiques et soucieuses du respect de la liberté de chacun et de tous. Car des pratiques peuvent être contradictoire et du coup provoqués des troubles à l'ordre public, ou être représentées comme telles. Si l'ensemble des auteurs (Rawls, Mill...) ne se contredisent pas quand des nuisances immédiates sont constatées, il n'en est pas de même de pratiques qui pourraient, selon certaines fractions ou l'ensemble de la communauté, s'avérer nuisibles.

Et ici Brian LEITER fait une distinction entre le type de croyances et de pratiques concernées, qui n'entrainent pas les mêmes conséquences : religieuses ou politiques, qui l'amène dans les deux sortes à ce poser les questions des limites de la tolérance envers les religions, la religion. Il le fait en allant au "fond des choses", sur les contradictions qui peuvent exister entre la tolérance et le bien public, notamment en ce qui concerne les religions. Philosophiquement et juridiquement parlant, pourquoi tolérer la religion? Pourquoi, aussi, question corollaire obligée, tolérer des pratiques politiques qui historiquement ont prouvé leur nuisance? 

 

Brian LEITER, Pourquoi tolérer la religion?, éditions markus haller, 2014. Catherine KINTZLER, Tolérance, dans Dictionnaire de la violence, PUF, 2011. Barbara DE NEGRONI, Tolérance, dans Dictionnaire européen des Lumières, PUF, 2010.

 

PHILIUS

 

Relu le 27 mai 2022

    

 

 

 

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1 mai 2016 7 01 /05 /mai /2016 08:34

     Philosophe et écrivain français, Pierre BAYLE est sans doute l'un des auteurs les plus lus à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Très peu d'auteurs bien plus renommés que lui aujourd'hui ne possèdent pas alors dans sa bibliothèque son Dictionnaire historique et critique (1696), qui donne à DIDEROT et d'ALEMBERT l'idée de l'Encyclopédie. Il y développe comme dans la plupart de ses oeuvres un scepticisme ravageur qui tend à séparer de manière définitive le raisonnement scientifique et la croyance religieuse. Il développe sans ses écrits des idées de tolérance non seulement religieuse mais politique. 

     Fils de pasteur calviniste, converti au catholicisme en 1669, revenu au protestantisme en 1670, grand voyageur en Europe (comme la plupart des encyclopédistes après lui), étudiant, professeur de philosophie et d'histoire à l'Académie de Sedan (en 1675, grâce notamment à Pierre JURIEU, qui le déteste encore plus par la suite...), exilé plusieurs fois, devant signer avec un pseudonyme (Bêle) dans les années 1670, professeur ensuite à l'École illustre de Rotterdam (1681), il publie en 1682 sa célèbre Lettre sur la Comète, et fonde en 1684 les Nouvelles de la République des lettres qui rencontrent dans toute l'Europe un rapide succès.

 

La Critique générale de l'histoire du calvinisme

   En 1682 toujours, sa Critique générale de l'Histoire du calvinisme de Maimbourg, par le biais de considérations sur la méthode historique, réfute un ouvrage qui dépeint les huguenots comme des rebelles en puissance. En 1685, après la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV, il commence à rédiger son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : "contrains-les d'entrer, dans lequel il dénonce l'intolérance au sens large (1686-1688).

En 1686, le véhément pamphlet Ce qu'est la France toute catholique sous le règne de Louis Le Grand lui attire, sans doute plus que tout autre ouvrage, l'ire de tous les monarchistes absolus de France. En 1690, il fait paraitre son Avis important aux réfugiés exhortant les protestants au calme et à la soumission politique (selon une argumentation bien plus politique que religieuse), ce qui provoque la colère de Pierre JURIEU.

Il rédige ensuite plusieurs textes rendus publics : Réponse aux questions d'un provincial (en 6 volumes, 1704-1706), Entretiens de Maxime et de Thémiste (1706), sans compter des Oeuvres diverses en 4 volumes publiées en 1727 par la Société d'Éditeurs à La Haye.

 

Pensées diverses sur la comète

     Avec Pensées diverses sur la comète (1682), Pierre BAYLE profite de l'émoi populaire suscité par la comète de 1680 pour dénoncer la superstition. En affirmant la constance de l'ordre de la nature, il convient aux cartésiens. En dénonçant le rôle des princes et des prêtres dans le maintien des superstitions, il convient aux gassendistes. Par l'affirmation de la vertu du société athée, il renverse l'idée du Dieu-gendarme. Il ne réfute pas le christianisme, mais le dépouille de son rôle moralisateur.

Que l'opinion courante de soit pas gage de vérité est déjà un lieu commun à son époque. Plus originale est la conjugaison de l'examen de l'expérience, héritage humaniste et de l'épreuve du doute, héritage cartésien. "Il paraît de là, écrit-il, alors qu'il vient de rapporter des opinions absurdes soutenues par des savants, qu(ils) font quelquefois une aussi méchante caution que le peuple, et qu'une tradition fortifiée de leur témoignage n'est pas pour cela exempte de fausseté. il ne faut donc pas que le nom et le titre de savant nous en imposent. Que savons-nous si ce grand docteur qui avance quelque doctrine a apportée de façon à s'en convaincre, qu'un ignorant qui l'a crue sans l'examiner. Si le docteur en a fait autant, sa voix n'a pas plus d'autorité que celle d'un autre, puisqu'il est certain que le témoignage d'un homme ne doit avoir de force, qu'à proportion du degré de certitude qu'il s'est acquis en s'instruisant pleinement du fait.

Je vous l'ai déjà dit, et je le répète encore : un sentiment ne peut devenir probable par la multitude de ceux qui le suivent, qu'autant qu'il a paru vrai à plusieurs indépendamment de toute prévention, et par la seule force d'un examen judicieux, accompagné d'exactitude, et d'une grande intelligence des choses : et comme on a fort bien dit qu'un témoin qui a vu est plus croyable que dix qui parlent par ouï-dire, on peut assurer qu'un habile homme qui ne débite que ce qu'il a extrêmement médité, et qu'il a trouvé à l'épreuve de tous ses doutes, donne plus de poids à son sentiment, que cent mille esprits vulgaires qui se suivent comme des moutons, et se reposent de tout sur la bonne foi d'autrui."

La religion n'empêche pas les crimes et la moralité ne découle pas d'elle. Pierre BAYLE rejette a contrario l'accusation d'immoralité couramment portée conte les athées. Il ne dit pas d'où vient le sens moral universel, mais à cette époque de "crise de la conscience européenne" (Paul HAZARD), il ouvre la voie à des réflexions sur la vertu laïque et civique. "(...) Qui voudra se convaincre pleinement qu'un peuple destitué de la connaissance de Dieu se ferait des règles d'honneur et une grande délicatesse pour les observer, n'a qu'à prendre garde, qu'il y a parmi les chrétiens un certain honneur du monde, qui est directement contraire à l'esprit de l'Evangile. (...)".

 

Le Commentaire philosophique sur des paroles de Jésus

      Avec le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : "contrains les d'entrer" (1686-1688), Pierre BAYLE réagit violemment dans ce pamphlet à la fois à la révocation de l'édit de Nantes et à la mort de son frère jeté en prison. La violence physique peut plier par peur des tortionnaires. elle ne tourne pas l'esprit vers Dieu, ce qui serait la voie foi.

On peut reconnaître ici un écho de la psychologie cartésienne. L'appel à la persuasion est un manifeste contre l'intolérance. Il pose la moralité non pas dans les effets de nos actes, mais dans la règle de conscience qu'ils ont ou non suivie. Le moraliste protestant inspiré ROUSSEAU et KANT. La comparaison de la faute au péché montre le maintien de l'emprise de la religion sur la conception de la morale.

"La conscience erronée, écrit-il, doit procurer à l'erreur les mêmes prérogatives, secours et caresses que la conscience orthodoxe procure à la vérité. Cela parait amené de loin, mais, voici comment je fais voir la dépendance ou la liaison de ces doctrines.

 

Mes principes avoués de tout lemonde

     Mes principes avoués de tout le monde, ou qui viennent d'être prouvés, sont:

1 - Que la volonté de désobéir à Dieu est un péché.

2 - Que la volonté de désobéir au jugement arrêté et déterminé de sa conscience est la même chose que vouloir transgresser la loi de Dieu.

3 - Par conséquent, que tout ce qui est fait contre le dictamen (la règle dictée) de la conscience est un péché.

4 - Que la plus grande turpitude du péché, toutes choses étant égales d'ailleurs, vient de la plus grande connaissance que l'on a fait un péché.

5 - Qu'une action, que serait incontestablement très bonne (donner l'aumône, par exemple), si elle se faisait par la direction de la conscience, devient plus mauvaise, quand elle se fait contre cette direction, que ne l'est un acte qui serait incontestablement très criminel (injurier un mendiant, par exemple), s'il ne se faisait pas selon cette direction.

6 - Que se conformer à une conscience qui se trompe dans le fond (le droit de la conscience errante), pour faire une chose que nous appelons mauvaise, rend l'action beaucoup moins mauvaise que ne l'est une action faite contre la direction d'une conscience conforme à la vérité, laquelle action est de celles que nous appelons très bonnes.

  Je conclus légitimement de tous ces principes, que la première et la plus indispensable de toutes nos obligations, est celle de ne point agir contre l'inspiration de la conscience, et que toute action qui est faite contre les lumières de la conscience, est essentiellement mauvaise : de sorte que, comme la loi d'aimer Dieu ne souffre jamais de dispense, à cause que la haine de Dieu est un acte mauvais essentiellement ; ainsi la loi de ne pas choquer les lumières de la conscience est telle que Dieu ne peut jamais nous en dispenser ; vu que ce serait réellement nous permettre de le mépriser ou de le haïr : acte criminel intrinsèque et par sa nature. Donc il y a une loi éternelle et immuable qui oblige l'homme à peine du plus grand péché mortel qu'il puisse commettre, de ne rien faire au mépris et malgré le dictamen de sa conscience."

 

Le Dictionnaire historique et critique

   On retrouve le même plaidoyer passionné pour les droits sacrés de la conscience dans le Dictionnaire historique et critique (1696), derrière l'ironie feutrée ou vengeresse qui stigmatise les fanatiques et les persécuteurs. De longs articles y sont consacrés aux minoritaires, calomniés de l'histoire, aux pauliciens, aux manichéens et autres hérétiques. C'est à leur propos qu'il entame la question de l'origine du mal - insoluble énigme dans la création d'un Dieu supposé à la fois tout-puissant et tout-bon - ce qui incite plus tard LEIBNIZ à tenter de lui répondre dans sa Théodicée ; Pierre BAYLE poursuit la discussion jusqu'à sa mort dans sa Réponse aux questions d'un provincial, où il défend les thèses fidéistes du Dictionnaire contre l'optimisme déiste.

L'ouvrage, dont l'entrée fut interdite en France, soulève un scandale : on reproche à BAYLE son scepticisme, sa bienveillance pour les hérétiques, son manque de respect pour l'Écriture, en la personne du roi David dont il souligne impassiblement les crimes. Mais les réponses qu'il donne au Consistoire de l'Église wallonne de Rotterdam, semblent le satisfaire.

 

Un débat ouvert sur l'interprétation de ses textes

    Le débat reste ouvert sur l'interprétation à donner aux oeuvres de Pierre BAYLE. Pour les uns, sa pensée apparait comme influencée par le calvinisme, son souci d'objectivité et de tolérance n'implique aucune mécréance, et le fidéisme abrupt qui l'oppose aux premiers déistes n'est pas une feinte précautionneuse. Selon eux, quand les écrivains des Lumières ont salué en BAYLE un précurseur, c'est qu'ils se sont attachés à certaines de ses thèses favorites - l'incompatibilité de la foi et de la raison, par exemple - mais qu'ils en ont négligé d'autres : la philosophie de l'histoire pessimiste et statique, le moralisme rigoriste. une autre interprétation, traditionnelle, rapproche BAYLE de FONTENELLE et de VOLTAIRE : il aurait masqué de formules orthodoxes ironiquement outrées et parfaitement insincères un scepticisme religieux radical. Les uns et les autres voient cependant en lui un chaînon essentiel entre le XVIIe et le XVIIIe siècle et le représentant le plus significatif de la "crise de la conscience européenne". (Elisabeth LABROUSSE)

 

   Pour Friedrich-Albert LANGE, l'influence de Pierre BAYLE fut bien plus considérable que celles de La Mothe le VAYER sur le penchant vers le matérialisme. "Né de parents calvinistes, il se laissa convertir dans sa jeunesse par les jésuites, mais il ne tarda pas à revenir au protestantisme. Les mesures rigoureuses prises par Louis XIV contre les protestants le forcèrent à se réfugier en Hollande, où les libres penseurs de toutes les nations cherchaient de préférence un asile. Bayle était cartésien, mais il tira du système de Descartes des conséquences que Descartes n'avait point déduites. Tandis que Descartes se donnaient toujours l'air de concilier la science avec la religion, Bayle s'efforça d'en faire ressortir les différences. Dans son célèbre Dictionnaire historique et critique, comme le fait remarquer Voltaire, il n'inséra pas une seule ligne qui attaquât ouvertement le christianisme ; en revanche, il n'écrivit pas une seule ligne qui n'eût pour but d'éveiller des douter. Quand la raison et la révélation étaient en désaccord, il paraissait se déclarer en faveur de cette dernière, mais la phrase était tournée de façon à laisser au lecteur une impression toute contraire. Peu de livres ont fait sensation autant que celui de Bayle. Si d'un côté, la masse des connaissances les plus variées, que l'auteur savait rendre accessibles à tous, pouvait attirer même le savant, d'un autre côté la foule des lecteurs superficiels était captivée par la manière piquante, agréable, dont il traitait les questions scientifiques et cherchait en même temps les occasions de scandale"Son style, dit Hettner (Literaturgesch.des 18.jh), a une vivacité éminemment dramatique, une fraicheur, un naturel, une hardiesse et une témérité provocatrice ; malgré cela, il est toujours clair et court droit au but : en faignant de jouer spirituellement avec son sujet, il le sonde et l'analyse jusque dans ses profondeurs les plus secrètes" - "On trouve chez Bayle le germe de la tactique employée par Voltaire et par les encyclopédistes ; il est même à remarquer que le style de Bayle influa sur celui de Lessing qui dans sa jeunesse, avait étudié avec ardeur les écrits du philosophe français."

Dans le même esprit, Pascal CHARBONNAT joint Gabriel NAUDÉ (1600-1653) et Pierre BAYLE dans le même effort "pour rendre la raison hermétique à la transcendance. Dans ses Pensées diverses sur la comète (1683), Bayle répond aux interrogations soulevées par le passage d'une comète au mois de décembre 1680. Il critique ceux qui attribuent des propriétés surnaturelles à ces objets célestes. Son idée principale est simple "(...) Ce sont des corps (les comètes) sujets aux lois ordinaires de la nature et non pas des prodiges, qui ne suivent aucune règle (...)" Tour à tour, les superstitions populaires, l'astrologie, l'intervention divine, les manipulations politiques sont démasquées dans leur entreprise de tromperie. L'idôlatrie et l'athéisme, que l'on rencontre dans ces croyances, sont renvoyées dos à dos. Ils proviennent des habitudes, des tempéraments et des inclinaisons, en somme des moeurs au sens large, non d'un esprit malfaisant.". Pierre BAYLE contribue à ce que "à la fin du XVIIe siècle, le combat engagé par les premiers matérialistes méthodologiques est en partie gagnée".

 

Pierre BAYLE, Dictionnaire historique et critique, Editions Emmanuel Laumonnier, Dijon, Les Presse du réel, 2003 ; Pensées diverses sur la comète, GF, 2007 ; Oeuvres diverses en 4 volumes, Hildesheim, 1964 ; Ce que c'est que la France toute catholique, sous le règne de Louis Le Grand, Vrin, 1973.

Pascal CHARBONNAT, Histoire des philosophies matérialistes, Éditions Syllepse, 2007. Friedrich-Albert LANGE, Histoire du Matérialisme, Coda, 2004, réédition. Bernard MICHAUX, Pierre Bayle, dans Philosophes et Philosophie, Des origines à Leibniz, tome 1, Nathan, 1992. Élisabeth LABROUSSE, Pierre Bayle, dans Encyclopedia Universalis (auteure de Pierre Bayle, en deux volumes, La Haye, 1964-1965 et de Notes sur Bayle, Vrin, 1987).

     

Relu le 29 mai 2022

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29 avril 2016 5 29 /04 /avril /2016 09:53

   Les premières polémiques et les premières répressions des différents protestantismes continentaux, le cas de l'Église anglicane, d'abord sorte d'Église catholique à la convenance de la monarchie anglaise étant un cas à part (de très grand poids bien entendu) constituent les manifestations d'intolérances originelles de part et d'autre de la Chrétienté. Au XVIIe siècle, aux diatribes de BOSSUET répondent les arguments de JURIEU. 

 

Le théoricien calviniste

   Pierre JURIEU (1637-1713), théologien calviniste français, dont les écrits se heurtent très tôt à la censure (synode de Saintonge), est connu à la fois pour ses dénonciations des exactions catholiques (Histoire du calvinisme et celle du papisme mises en parallèle, 1682, par exemple) et pour son Traité de la dévotion (1674) ou La Pratique de la dévotion ou Traité de l'amour divin (1700) qui préfigure le piétisme. Luttant contre l'absolutisme, pour le rétablissement de l'édit de Nantes supprimé par Louis XIV, pour le rapprochement entre luthériens et calvinistes, il s'oppose à la fois à BOSSUET et à BAYLE (Des droits des deux souverains en matière de religion, la conscience et le prince, 1687 où il traite des limites des pouvoirs et du droit de résistance, il n'est pas le plus intolérant penseur du camp calviniste. Mais l'hostilité dont il souffre de la part de certains protestants et des catholiques est à la mesure de sa notoriété et de son influence dans les synodes et sur les esprits (Bernard ROUSSEL).

 

Le polémiste catholique

Pour Debora SPINI, la figure de Pierre JURIEU est celle d'une intolérance modérée. Compte tenu du contexte historique, "il s'agirait de résumer une querelle bien connue : celle qui voit les polémistes catholiques, premièrement Pierre Nicole, fait face à leurs opposants protestants. La thèse catholique pourrait être résumée dans ces termes : si vraiment on veut soutenir l'examen individuel de l'Écriture, il faudra bien en exclure les simples ; jamais ils ne pourront atteindre la nécessaire préparation, il y a trop à connaitre, trop à savoir ; c'est pour ça qu'ils devraient se confier à l'autorité et au magistère de l'Église" Rappelons ici qu'une des thèses des protestants est l'accès direct des Écritures à tout chrétien, sans passer par des autorités dont la valeur des arguments se résument à celle des arguments d'autorité!. "La réponse protestante est très bien exemplifiée par Jurieu, qui soutient qu'il y a en effet deux voies pour arriver à la foi ; soit par la voie d'examen que par voie du sentiment. Selon Jurieu, le seigneur a donné même aux derniers, aux plus petits du monde, la possibilité d'entendre l'Écriture, en leur baillant ce que Jurieu appelle, avec une expression pleine de charme, le "gout de la vérité". Le Seigneur n'abandonne pas les simples qui lisent l'Ecriture avec un esprit humble, et les laisse arriver à la vérité à travers le sentiment. La foi est compréhensible, pour tous, même pour les plus simples et - dans certaines limites, bien entendu - même aux femmes. Conception qui a évidemment des conséquences de grande importance au niveau ecclésiologique et même politique, en justifiant une structure de l'Église qu'on peut, à juste titre, définir comme démocratique."

    Debora SPINI se fonde sur la lecture du traité du second Les prétendus Réformés convaincu de Schisme, pour servir de réponse tant à un écrit intitulé Considérations sur les lettres circulaires de la Réforme contre les Préjugés légitimes, de M Claude ministre de Charenton, Paris, 1684. L'oeuvre avec laquelle Jurieu répond à Nicole est aussi celle où il explique plus clairement sa théorie sur la connaissance ouverte aux simples : Le vrai système de l'Église, et la véritable analyse de la foi. Où sont dissipés toutes les illusions que les controverses modernes, prétendus catholiques, ont voulu faire au public sur la nature de l'Église, son infaillibilité et le juge des controverses, pour servir principalement de réponse au livre de M Nicole intitulé etc, Dordrecht, 1686. Le thème de la compréhension de la foi par les humbles est centrale dans le Vrai système de l'Église, mais présente aussi dans beaucoup d'oeuvres. On la retrouve par exemple dans les Lettres pastorales, octobre 1687. Dix ans plus tard, Pierre Jurieu garde la même position (Le Philosophe de Rotterdam atteint et convaincu. Sur les aspects "démocratiques", l'auteure s'explique dans son ouvrage Diritti di Dio Dirriti dei Popoli, Pierre Jurieu e il problema della Sovranità, Torino, Claudiana, 1997.

"Jurieu est aussi très prêt à souligner le rôle de la grâce efficace qui dirige l'analyse du croyant. Mais si la grâce nous assiste dans l'examen d'attention et dans la connaissance par sentiment, donc la vérité est connaissable ; et c'est pour cette raison que l'erreur n'est pas tolérable. c'est pour ça que la conscience errante n'a plus de droits.

S'il a été nécessaire d'identifier la racine théologique de l'intolérance chez Jurieu dans sa conception de la compréhensibilité de la foi, il nous reste à considérer quelles sont en effet ses vues sur les problèmes de la liberté de conscience, de la tolérance en tant qu'attitude d'abord intellectuelle et finalement politique. Un des problèmes fondamentaux  qui se posent au sein du débat du XVIIe siècle est d'établir si l'intolérance peut se pousser jusqu'au coeur - l'intériorité - ou bien si l'uniformité religieuse se borne aux mains et à la langue - l'espace public. (...)". 

Pierre JURIEU, même s'il clame qu'il n'y a pas de sujets plus fidèles à la monarchie que les Huguenots, s'il écrit que en fin de compte le calvinisme l'emportera à terme en tant que religion en France, n'est, selon Debora SPINI, l'intolérant protestant que ses ennemis et une partie de la postérité ont décrit. Il a beaucoup plus argumenté sur la compatibilité entre pouvoir absolu et la présence de plusieurs religions parmi ses sujet. Il se positionne même contre HOBBES et SPINOZA sur le pouvoir absolu en matière de religion du Souverain. Sa position sur les hérétiques et les autres religieux est que tant qu'ils en restent à la sphère privée, sans faire de prosélytisme, il n'est pas constructif de les persécuter. Par contre il condamne l'idée d'une tolérance universelle, du point de vue de la recherche intellectuelle et spirituelle : le Magistrat a devoir/droit de conserver la paix de l'Église et donc il prohibera à l'hérétique de "dogmatiser", c'est-à-dire de proclamer publiquement ses idées. Même s'il y a parfois de l'opportunisme dans ses écrits - et comment faire autrement dans cette période de persécutions? - il y a chez  lui l'ouverture vers la liberté de conscience. Mais contrairement à son ancien disciple Pierre BAYLE - avec lequel les relations sont devenues orageuses - il reste que JURIEU préserve les droits de la conscience errante, mais refuse l'indifférence aux religions.

 

Une vraie tolérance...

   Pour que la tolérance, écrit Barbara DE NEGRONI, "puisse apparaitre comme une valeur, il faut que soit radicalement remise en cause cette conception catholique de la religion - dont on retrouve certains aspects dans le calvinisme - et qu'ils n'apparaisse plus nécessaire d'adhérer à une certaine vérité pour être sauvé. Un tel travail est effectué au tout début du XVIIIe siècle par des auteurs comme Bayle (1647-1706), ou Henri (1657-1710) et Jacques Basnage de Beauval !1653-1723), qui, du sein de la Réforme, sont amenés à définir une toute autre conception de l'Église. Ils soulignent d'abord la cruauté des persécutions opérées au nom de l'intolérance civile : on traite les hommes d'une autre religion comme des meurtriers alors qu'ils n'ont commis aucun crime temporel. En décrivant ce qu'est la France toute catholique sous le signe de Louis Le Grand, Bayle montre ironiquement qu'un honnête homme devrait regarder comme une injure d'être appelé catholique, que "ce devrait être désormais la même chose que de dire la religion catholique et de dire la religion des malhonnêtes gens" (Ce que c'est que la France toute catholique sous le règne de Louis Le Grand, 1686). Comment peut-on prétendre défendre la vérité lorsqu'on utilise comme armes la fourberie et la violence? Comment peut-on prétendre également que des gens à qui l'éclat de l'or ou la crainte de perdre un emploi ont fait ouvrir les yeux sur la religion romaine, l'aient embrassée avec une piété et une sincérité chrétienne? On est conduit en réalité à une conception purement extérieure de la religion : "Pourvu qu'on signe et qu'on aille à la messe, vous laissez croire à vos convertis tout ce qu'il leur plaît, et vous vous consolez sur ce qu'au moins leurs petits enfants seront par l'instruction machinale dans l'état où vous souhaitez les gens." (Ibid) 

Ce que les catholiques appellent vérité est ici défini comme une pure croyance extérieure, comme des gestes machinaux, qui réduisent l'homme à des pratiques d'imitateur, de marionnette, de singe, autant de métaphores montrant qu'il a perdu ses capacités rationnelles. Il faut donc déplacer le critère de la religion : il ne consiste pas à répéter automatiquement un catéchisme mais à croire sincèrement en ce qui nous semble être vrai : contre l'autorité de l'Église apparait le rôle de la subjectivité de l'individu : "Sil ne faut pas demeurer dans l'incertitude il ne faut pas se faire de sa certitude un principe d'injustice et tout ce qu'on peut faire de plus sûr dans quelque parti que l'on se trouve engagé par l'amour et par l'intérêt de la vérité, c'est de garder l'équité à l'égard de tous les autres, et ne pas leur faire de violence parce qu'ils ne peuvent pas penser les choses ni les envisager comme nous" (Tolérance des religions, 1684). Au péché d'orgueil et d'insoumission est substituée une divergence d'opinions dont l'homme ne peut être tenu pour responsable : si l'hérétique est pour Bossuet un rebelle qui ne veut pas se soumettre à l'Eglise, il devient pour Basnage un croyant sincère qui ne peut pas penser les choses comme nous.

Et cela conduit Jacques Basnage dans son Histoire des Juifs à donner une nouvelle analyse des renégats : alors qu'ils sont considérés à l'époque comme des pécheurs invétérés qui retournent à la crasse de leur fausse religion comme les chiens retournent à leur vomi, ils apparaissent comme des croyants sincères qui mettent la pureté de leur foi au-dessus des avantages matériels, qui refusent de sacrifier leurs idées ou de pratiquer la dissimulation et l'hypocrisie. Cette nouvelle conception de la foi repose sur deux arguments : Dieu a donné la raison à l'homme pour qu'il puisse se sauver par la connaissance et il est possible de connaitre les vérités les plus importantes du christianisme par la méditation de la parole de Dieu sans qu'il soit nécessaire de passer par la médiation d'une Église ; la conscience a des droits inviolables, même lorsqu'elle se trompe et s'égare, c'est un crime de l'outrager, et Dieu punira plus sévèrement l'injustice que l'erreur. L'Église romaine cesse alors d'être perçue comme la gardienne nécessaire de l'orthodoxie qui doit conserver la pureté des traditions contre les fantaisies des novateurs ; elle devient au contraire l'instigatrice de l'ignorance et de l'aveuglement, un instrument politique pour maintenir les peuples dans la crainte et l'esclavage et s'assurer impunément le pouvoir en monopolisant l'interprétation des textes. Ce ne sont pas la charité et l'amour du prochain qui animent les persécuteurs, mais l'orgueil et l'amour du pouvoir ; la religion fournit un alibi à la cruauté et à l'ambition. C'est donc seulement l'intérêt qui encourage l'Eglise romaine à décrier la voie d'examen : elle craint qu'on ne s'aperçoive de ses erreurs et de ses superstitions en les examinant de près." De SPINOZA à HUME, en passant par BAYLE et FONTENELLE, on trouve alors d'innombrables descriptions de machinations et d'illusions religieuses : les prêtres se jouent avec fourberie de l'imagination terrifiée des peuples, flattent la paresse de l'homme et de son amour des dévotions sensibles et fabriquent de faux miracles pour mieux assurer leur domination. Jean BASNAGE, comme ERASME et les remontrants voient dans l'Église un système de moeurs sociales et non comme un système de pouvoir. Ils montrent la nécessité de reconnaitre un pluralisme religieux, même s'il y a une structure institutionnelle dont peu contestent en fin de compte la légitimité. 

 

Une conjonction des critiques contre l'Église catholique

   De multiples auteurs, grands et petits, dénoncent l'emprise de l'Église catholique, en insistant plus souvent sur les moeurs d'une hiérarchie ecclésiastique à la fois trop proche du pouvoir politique et trop peu soucieuse de suivre les enseignements du Seigneur, en passant plus de temps à gérer des "affaires" qu'à servir une véritable prédication chrétienne. C"est la conjonction de critiques radicales et de critiques plus conjoncturelles qui met en danger le pouvoir spirituel romain. Certains mettent sur le compte d'une certaine corruption morale et intellectuelle de l'Église les manifestations d'indépendance de multiples fidèles. D'autres mettent plutôt l'accent sur la vraie foi qui ne peut être recherchée que par le libre examen des textes sacrés. Si peu d'auteurs mettent en avant l'accaparement des richesses par l'Église, ce qui est plutôt l'apanage de la génération suivante, DIDEROT, VOLTAIRE, ROUSSEAU et surtout après les futurs acteurs de la Révolution française, c'est parce qu'au sein de tous ceux qui appellent à la tolérance religieuse, beaucoup entendent s'appuyer sur des puissances économiques et politiques. A l'intérieur du calvinisme et du luthéranisme se font jour des forces qui s'expriment par des intolérance religieuses, dans maints pays qui en font leur religion officielle. Ces forces-là  reproduisent au sein des nouvelles Églises officielles protestantes les mêmes mécanismes sociaux, économiques et politiques qui ont fait la puissance pendant longtemps de l'Église catholique. L'obligation de l'observance religieuse - aller au temple plutôt qu'à l'église - l'accomplissement de devoirs civiques envers des institutions religieuses - plutôt l'impôt que les indulgences - la surveillance des moeurs des fidèles - on ne change pas les fonctions, mais les classes qui en bénéficient - tout cela permet l'émergence, à côté d'Etats qui se réaffirment - et parfois s'y crispent - comme catholiques (Espagne, France, Italie), d'États protestants (parmi la poussière de principaux germaniques, aux Pays-Bas, et cas encore plus typique, la Grande Bretagne avec l'anglicanisme).

 

L'intolérance dans chaque camp

   L'intolérance se trouve du coup des alliés objectifs dans tous les camps. N'empêche que dans le monde intellectuel, celui qui va tisser le siècle des Lumières, la tolérance commence à être une valeur en soi, étendue aux agnostiques et aux athées pour certains. Tout un faisceau de réflexions, de textes, de revendications s'appuie sur une sorte d'acquis moral de ces hommes du XVIIe siècle pour ouvrir la voie à des contestations de plus en plus radicales, elles-mêmes s'alimentant de politiques religieuses agressives arc-boutées sur la défense des privilèges. Si c'est dans le monde protestant que viennent les attaques,  dans le monde catholique (et pas seulement, que l'on songe à l'effervescence intellectuelle dans le monde juif) lui aussi émergent des réflexions politiques décisives. 

 

Barbara DE NEGRONI, Tolérance, dans Dictionnaire européen des Lumière, PUF, 2010. Debora SPINI, Jurieu ou l'intolérance modérée, www.academia.edu. 

 

PHILIUS

 

Relu le 4 avril 2022

 

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28 avril 2016 4 28 /04 /avril /2016 06:44

  L'histoire de la tolérance et de l'intolérance dans le catholicisme revient à visiter l'histoire de l'Église chrétienne depuis les Pères Fondateurs jusqu'à la Réforme. Il s'agit d'ailleurs plus d'une histoire de l'intolérance, de ses arguments comme de ses pratiques.

Ce n'est qu'en plein XVIIe siècle européen que s'élève le débat sur les vertus de la tolérance chez les Catholiques, suite aux guerres de religion, mais reprenant aussi les arguments d'un certain nombre de figures chrétiennes dans l'histoire qui refusent  cette intolérance. Le nombre de schismes, d'hérésies générées dans le sillage ou à l'intérieur même de la Chrétienté témoigne de l'importance des dissensions sur le fond du message de l'Évangile. L'Église de Rome, toujours étroitement liée à des pouvoirs temporels (l'Église est d'ailleurs dans la majeure partie de l'histoire une puissance temporelle), doit faire face de manière pratiquement ininterrompue à des dissidences multiples, bien plus d'ailleurs (et bien plus radicales) que dans maintes autres religions. Cela explique sans doute l'aspect de citadelle assiégée donnée par cette Église, cause et effet sans doute de son intolérance doctrinale. Passé le siècle des Lumières, et sans doute parce que l'Église catholique n'a plus les moyens de coercition d'autrefois pas plus que l'adhésion de toutes les masses chrétiennes, de nouvelles doctrines de tolérance s'affirment, jusqu'à l'oecuménisme d'aujourd'hui, dans un monde où toute la Chrétienté justement fait figure de citadelle assiégée, entre, ceci cité sans souci de chronologie, les nouvelles influences des spiritualités orientales, la poussée socio-politique de l'Islam, l'existence d'un fort courant areligieux ou antireligieux. Il reste sur le plan des moeurs beaucoup de rigidités doctrinales dans l'Eglise catholique, bien plus que dans le monde des religions réformées, des intolérances qui apparaissent, en regard des connaissances de la réalité terrestre, assez incompréhensibles à la majorité même des fidèles... 

   Il faut remonter, et d'ailleurs beaucoup de théologiens catholiques y remontent, à Saint Augustin pour trouver les racines de l'intolérance de l'Église de Rome. Les premières doctrines de l'intolérance datent de la fin de l'Empire Romain d'Occident, où se mêlent les conflits entre donatiens, catholiques et païens, entre anciennes et nouvelles classes dominantes dans l'aristocratie terrienne, entre pouvoirs politiques émergents qui mènent plus tard au système féodal, ces derniers jouant tantôt les uns contre les autres, tantôt tentant de faire prévaloir des idées de tolérance. Si l'Église catholique vainc, ce n'est pas vraiment dû à la force de conviction de ses prêcheurs, mais plus à des conjonctures politiques, économiques et sociales. Il faut écouter les vainqueurs catholiques se vanter d'interventions divines en leur faveur pour croire que de tels arguments avaient plutôt bien cours tout au long du Moyen-Age, de la Renaissance, et même dans les temps Modernes. 

 

Selon Augustin...

     Augustin, auteur sans doute le plus cité dans la littérature catholique en général et sur l'intolérance catholique en particulier. Les arguments dont Augustin se sert pour défendre sa cause sont de deux sortes : des arguments à contingences historique, valables essentiellement à l'égard des Donatistes et des arguments doctrinaux.

Comme le rapporte Robert JOLY, Augustin reproche aux Donatistes d'avoir fait appel à l'empereur Constantin contre Cécilien. "Il y a cependant quelque différence à demande l'arbitrage impérial et à justifier des mesures répressives qui ne viennent qu'ensuite. Dans le même ordre d'idées, Augustin leur reproche aussi d'avoir provoqué et admis les mesures de Julien l'Apostat. Quel scandale de protester contre les décrets d'empereurs chrétiens et d'applaudir à ceux d'un païen! Mais Athanase lui-même était revenu d'exil en bénéficiant de la tolérance de l'Apostat. P Monceaux écrit que les Donatistes obtinrent de Julien toutes les libertés, "y compris celle de persécuter les catholiques". On ne voit aucunement que ce bout de phrase corresponde à la réalité. La restitution aux Donatistes des églises confisquées auparavant au profit des catholiques n'alla certes pas sans escès, ni sans meurtres. C'est le contraire qui serait étonnant en Afrique. Que l'on pense surtout que depuis très longtemps à cette époque, le donatisme est brimé, qu'il a souffert deux persécutions sanglantes, l'une sous Constantin, l'autre au temps de Macaire. Il dénie aussi aux Donatistes le droit de protester contre les persécutions, puisqu'ils ont eux aussi persécuté les Maximianistes. (...) L'argument historique le plus répandu dans les oeuvres d'Augustin concerne les crimes des Circoncellions. Les mesures répressives ne sont de la part des catholiques qu'une réaction de légitime défense devant les horreurs perpétrées par les Circoncellions. Loin de nous la pensée de minimiser ces dernières. Il suffit de remarquer que les doctrinaires donatistes rejetaient la responsabilité de ces violences, que les Circoncellions formaient plutôt à à-côté du donatisme, réprouvé par une majorité de modérés et enfin, que les empereurs catholiques avaient eu l'initiative des mesures violentes. D'ailleurs, l'évêque d'Hippone lui-même sait qu'il entre beaucoup de rhétorique dans ses développements sur ce sujet. (...).

Ce n'est pas sur des considérations historiques que saint Augustin fondait véritablement la légitimité de la coercition, mais bien sur des affirmations doctrinales. Son idée essentielle me parait être la suivante : il faut forcer les schismatiques et les hérétiques à rejoindre l'unité catholique parce que c'est objectivement leur seul salut possible. C'est par amour, par charité qu'il faut les faire souffrir : les souffrances qu'on leur impose de la sorte sont des bagatelles à côté des châtiments éternels qui les attendent infailliblement dans la vie future s'ils ne se convertissent pas. La même charité qui le pousse à exhorter, à harceler les non-catholiques, à leur proposer des discussions le pousse également, si l'apostolat ne réussit pas, à recourir à des méthodes plus fortes. Augustin ne fait ainsi qu'exprimer le raisonnement même de Dieu : "Si donc, dans sa miséricorde, Dieu nous avertit maintenant par l'organe des puissances humaines, c'est afin de n'avoir pas à nous frapper au dernier jour, et de ne pas laisser aux orgueilleux (la triste ressource) de se vanter de leur condamnation" (Contra ef Parmen). Bien entendu, puisque les catholiques sont seuls à détenir la vérité, seuls ils ont droit de recourir à une certaine violence. C'est la charité qui s'oppose invinciblement à ce qu'Augustin accepte la mort comme châtiment de l'hérésie ou du schisme : faire périr des gens non convertis, c'est les précipiter en Enfer, c'est donc obtenir le résultat opposé à celui qu'on souhaitait. Une charité plus humaine lui fait rejeter aussi la torture : Augustin se contente d'amende, de flagellations, de confiscation, d'exil. (...) Il ne s'agit pas de punir, mais de corriger. Ce n'est pas la personne humaine que l'on attaque par ces méthodes, c'est le vice qui est en elle et Augustin insiste lourdement (...). 

Quand on lui demande ce qu'il fait du libre arbitre, Augustin proteste. On ne force personne à la foi. Seulement, la tribulation fait réfléchir celui qui souffre, elle fait disparaitre la perfidia ; après quoi, l'adhésion à la vraie foi devient sincère, spontanée." Augustin réfute par des arguments scripturaires la thèses que les hommes ne doivent pas être amenés malgré eux à la vérité.

"Un second thème de la pensée augustinienne a un aspects plus juridique. L'hérésie est un crime contre Dieu, contre la vraie Eglise ; c'est au fond le pire crime qui soit. Il est donc absolument naturel que les lois l'interdisent et prévoient le châtiment des coupables. Et le schisme est un crime parce que dans ce monde il ne faut pas séparer les méchants des bons (les Donatistes prétendaient être obligés en conscience de se séparer des infâmes traditores). Cette séparation n'aura lieu que dans l'au-delà. L'Église ici-bas est forcément mélangée, sans que se sainteté en souffre. Chez saint Augustin, cette doctrine est un véritable leit-motiv, mais il la devait au donatiste schismatique Tyconius. (...)" Les empereurs chrétiens ont raison de recourir à la force et notamment celle d'invalider leurs testaments. Ce crime contre l'Église fait de l'Église la vraie persécutée, la vraie martyre. 

Les arguments scripturaires d'Augustin sont repris très souvent et Pierre BAYLE part d'eux pour réfuter les arguments doctrinaux en faveur de l'intolérance. 

Augustin lui-même a décrit l'évolution qui l'a conduit de la tolérance à l'intolérance (Lettres, XCIII, 17) : deux faits essentiellement, les crimes des Donatistes et les effets heureux de la contrainte, qui en peu de temps amène les anciens hérétiques à la plus grande reconnaissance à l'égard de ceux qui les ont d'abord forcés au catholicisme. Il y revient souvent et s'en extasie. Mais selon lui, la contrainte seule ne suffit pas, l'enseignement doit la suivre. Plus tard, les leaders de l'Inquisition se prévalent de ses écrits,  de même que les responsables des multiples dragonnades durant les guerres de religion. Mais c'est le trahir en partie, car il limite toujours la nature des sévices permis. Cette limitation est dans l'histoire de l'Église catholique largement ignorée, et on ajoute à la liste d'Augustin des châtiments autrement plus durs. 

  Pourquoi donc Augustin, qui n'ignore pas que de leur côté les Donatistes obtiennent des conversions par les mêmes moyens, pense-t-il que ses efforts donnent des fruits si "exaltants". Il y a comme des non-dits dans ses écrits, des non-dits qui deviennent ceux de l'Église catholique toute entière et qui sont d'ailleurs une des causes de sa chute au XVIIe siècle. C'est que la preuve de cette conversion réside non seulement dans l'observance des rites chrétiens par les anciens hérétiques mais aussi dans la scrupule obéissance matérielle : paiement d'un impôt à l'Église, participation à la construction des édifices religieux, acceptation de recevoir cet enseignement qu'Augustin juge si nécessaire... Plus tard, l'Église augmente ses exigences fiscales, s'appuie sur le système féodal pour en obtenir le paiement régulier, et multiplie les sources de revenus directement liées à la pratique religieuse. C'est ainsi que la pénitence est accordée contre, notamment pour les classes les plus riches, espèces sonnantes et trébuchantes. C'est cette fameuse question des indulgences qui est le prétexte pour les premiers protestants de remettre en cause les prérogatives religieuse de l'&glise catholique, indulgences qui sont liées à toute une collection de ressources et d'agents séculiers chargés de les recouvrir... A l'époque d'Augustin, même si les voeux de pauvreté restent courants, il est nécessaire, tout de même, pour subvenir aux besoins des prêcheurs, de leur assurer des minimum assez larges pour vivre... Ainsi les dépenses à la gloire de Dieu constituent de tout temps les meilleures preuve de foi.

 

Le monachisme et les Universités, vecteurs de tolérance...

   L'accroissement de la richesse matérielle de l'Église au Moyen-Age, parallèle d'ailleurs à un affaiblissement des compétences spirituelles (et parfois tout simplement, intellectuelle...) constitue une des causes du développement, avec les guerres incessantes, du monachisme. La multiplication des monastères est contenue alors par l'Église, forcée de se réformer et de se ressourcer sur le plan théologique, en accordant des statuts d'ordres religieux. On voit se déployer alors plusieurs ordres monastiques concurrents, caractérisés par une plus ou moins grande tolérance. Si l'intolérance reste très valorisée dans la hiérarchie catholique, gardienne de la foi, qui peut parfois déléguer des tâches d'Inquisition (Ordre des dominicains...), les débats sur la tolérance et l'intolérance, surtout par rapport à l'Islam - les croisades sonnant une certaine défaite de la première, mais aussi par rapport à certaines hérésies, traversent l'Église à sa "marge" (qui constitue tout de même une grande proportion des "savants"). C'est surtout dans ces ordres, dont beaucoup mettent en avant des valeurs de pauvreté, des voeux de charité et des approches de paix, que se développent (Saint François, et certains Ordres franciscains à sa suite) une certaine tolérance au sein de l'Église catholique. Avec difficulté, tant les représentants de la hiérarchie veillent au sein même de ces Ordres. Ces représentants veillent également sur tout le système d'enseignement et à la conformité de toute la scolastique qui s'élabore et s'affine dans des Universités pourtant jalouses de leur indépendance (1200-1500).

Tant les Universités que les Ordres religions sont bon an mal an les réceptacles et les moteurs de réflexions théologiques et philosophiques de plus en plus diverses, sous le coup de redécouvertes d'ouvrages longtemps disparus (de Platon et d'Aristote) et sous le coup de découvertes de nouvelles contrées et d'autres moeurs... Des penseurs comme Thomas d'AQUIN (1225-1274), Siger de BRABANT (1240-1284), Dietrich de FREIBERG (1250), Dante ALIGHERI  (1265-1321), Maitre ECKART (1260-1328), Jean Duns SCOT (1265-1308), Guillaume d'OCKHAM (1285-1349), Grégore de RIMINI, Jean BURIDAN, Albert de SAXE, Nicolas de CUES (1401-1464), par l'effervescence intellectuelle et politique que leurs réflexions et leurs textes suscitent, malgré le contrôle intellectuel que l'Église tente d'exercer, permettent à d'autres à la Renaissance d'approfondir des questionnements philosophiques, moraux et politiques qui mettent de plus en plus à vif les vérités sur lesquelles toute une classe religieuse assoit à la fois sa prospérité spirituelle et sa réussite matérielle. 

 

Schismes religieux et intolérance...

     Les liaisons de plus en plus fortes entre les monarchies (absolues) et l'Église ont raison de ces velléités de tolérance, et domine alors jusqu'au XVIIe siècle les figures des grands prêcheurs comme BOSSUET. C'est au sein même de l'Église que naissent les plus grands schismes dont l'Église ne se relèvera pas : anglicanisme, calvinisme et luthérianisme creusent les divergences et les destins politiques des nations dans lesquelles ils naissent. L'intolérance nourrit d'abord l'intolérance : ce n'est pas avec la répression de la justice ecclésiastique que les nouvelles figures religieuses peuvent faire preuve de tolérance. Même se elles le voulaient, elles ne seraient même pas entendues de leurs partisans religieux et politiques. A l'intolérance de BOSSUET répond celle de JURIEU et, faute de s'éclore en milieu catholique, les théories politiques et philosophique sur lesquelles peuvent se fonder la tolérance se développent surtout en milieu protestant. 

     Même au XIXe et au XXe siècle, les figures de l'intolérance dominent encore l'Église catholique où le dialogue interreligieux se fait freiner ou se révèle sélectif (d'abord avec les religions non chrétiennes, plus difficilement avec le protestantisme et avec les Orthodoxes). Et où l'oecuménisme, même en plein milieu de la participation de nombreuses organisations catholiques dans le domaine de la paix, de la coopération économique et de la justice sociale, fait débat.

    La Papauté et la Curie romaine sont encore longtemps des gardiens intolérants de la "vérité chrétienne". Encore en 1841, le cardinal Pie peut écrire une défense de l'intolérance religieuse, sur le thème qu'il n'y a qu'un seul Dieu, un seul Seigneur, une seule foi et un seul baptême.

 

Cardinal Pie, Sermon prêché à la cathédrale de Chartres : sur l'intolérance doctrinale, 1841 et 1847, dans Oeuvres sacerdotales du Cardinal Pie, Librairie religieuse H. Oudin, 1901. Robert JOLY, Saint Augustin et l'intolérance religieuse, dans Revue belge de philologie et d'histoire, tome 33, fascicule 2, 1955 ; L'intolérance catholique, Origine, développement, évolution, Espace de libertés, 1995.

 

PHILIUS

 

Relu le 5 avril 2022

 

 

 

 

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26 avril 2016 2 26 /04 /avril /2016 08:51

      La tolérance fait partie du système de pensée de nombreux libéraux, surtout anglo-saxons. Les figures de John LOCKE et de John RAWLS, y sont associées de façon différente mais convergente.

 

Le sens du terme tolérance

  Catherine KINTZLER, philosophe et professeur émérite à l'Université de Lille III, explique que "le terme "tolérance" présente en français deux sens susceptibles de rencontrer la question de la violence. Le sens subjectif désigne une attitude consistant à accepter l'expression de la pensée ou de la position d'autrui lorsqu'on la désapprouve ou qu'on n'y adhère ps - il est un cas particulier du sens général du terme tolérance qui désigne le fait de supporter quelque chose sans réaction particulière ou sans lui opposer de résistance ou d'obstacle.

Le sens objectif du terme désigne un principe politique mis en place au XVIIe siècle et théorisé par la Lettre sur la tolérance (1689) de John Locke initialement publiée en latin, ainsi qu'un régime démocratique en vigueur dans de nombreux États de droit, notamment anglo-saxons. La langue anglaise classique distingue ces deux sens, le mot toleration étant plutôt utilisé dans le second cas comme l'indique la traduction anglaise du titre de la Lettre de Locke."

C'est de ce sens objectif et politique que l'auteure traite, "d'abord parce qu'il est le plus riche, ensuite parce qu'il reprend et relève le sens subjectif dans la mesure où il engage les religions sous le régime psychologique moderne de la croyance.

Le fait que la distinction lexicale entre tolérance et toleration soit inconnue dans la langue française ne tient probablement pas à des motifs linguistiques puisque le terme toleration serait facilement admissible en français. On peut avancer un motif historique : pour émanciper l'État de la tutelle religieuse et abolir les violences inter-religieuses ou inter-communautaires, la France n'a pas installé un régime correspondant à la toleration de Locke, mais elle s'est tournée vers le régime de laïcité du fait qu'elle a été longtemps soumise à l'hégémonie politique d'une religion. Cette bifurcation et cette concurrence entre les deux modèles rendent leur examen parallèle éclairant. On y relèvera des rapports à la violence analogues dans leur problématique mais différents dans leurs dispositifs philosophiques et dans leurs effets politiques."

Elle examine la tolérance liée à la psychologisation du phénomène religieux et la conjonction et la disjonction entre foi et loi.

"Le régime de la tolérance est un progrès considérable dans la conquête des libertés. (...) (La tolérance) se fonde sur le principe de l'incompétence du domaine religieux en matière civile et politique et sur sa réciproque, l'incompétence du domaine civil et politique en matière de conviction religieuse. L'un des arguments utilisés par Locke pour soutenir la thèse de la stricte séparation entre les deux domaines est l'hétérogénéité ds moyens auxquels chacun d'eux peut recourir efficacement.

 

Société civile et société religion devant la tolérance

    La preuve que la société civile et la société religieuse sont disjointes c'est que, lorsque l'une prétend utiliser les moyens de l'autre pour les exercer sur son objet ou pour s'emparer de l'objet de l'autre, elle le fait en vain. Les moyens du pouvoir civil sont matériels, en dernière analyse, il recourt à la contrainte sur les corps et les biens. Le pouvoir religieux de son côté ne peut recourir qu'à la persuasion. On ne peut confondre les deux types de moyens. Si quelqu'un s'obstine à ne pas respecter la loi civile, il est inutile de l'exhorter ou d'essayer de le convaincre, il faut le menacer et le punir des peines prévues. En revanche, si quelqu'un refuse de reconnaître la "vérité" d'une religion, aucune contrainte matérielle ne pourra le faire changer d'avis au fond de lui-même car cela relève de la "lumière intérieure" : on n'obtiendra par contrainte matérielle que des déclarations de façade. Ce serait même un péché contre une religion que l'on croit vraie que de la faire pratiquer des moyens extérieurs sous la contrainte. Certes, le brouillage des moyens est possible, on le voir même tous les jours : il est au coeur de la persécution religieuse sous sa forme politique d'État, mais aussi sous la forme de l'intolérance mutuelle entre religions dans la société civile. Mais il appartient à l'analyse philosophique de la révéler comme inepte en le ramenant à l'impossibilité de son concept.

Dans le raisonnement de Locke, un point doit retenir notre attention car il conditionne l'opération de la tolérance dans son rapport à la violence. Le cycle de la violence est rompu par la séparation entre le domaine civil et le domaine religieux, mais cette séparation elle-même suppose que les religions soient placées sous le régime psychologique d'une conscience croyante. Lorsque Locke, paradoxalement, par le religion "vraie", pour exposer le concept de tolérance, il entend par là que la "vérité" d'une religion relève non pas de la logique naturelle ni de l'expérience, pas davantage d'une ontologie absolue, mais bien de la persuasion intime qu'il appelle "lumière intérieure". Le régime de toute "vérité" religieuse n'est donc ici ni ontologique ni logique ni expérimental, mais psychologique, et cela vaut aussi pour les religions révélées - la révélation ayant un effet de vérité sur des consciences au sens moderne du terme, effet de vérité qui se traduit en un credo, en une foi.

Le régime de tolérance est pensable et possible sous la condition d'une psychologisation des religions, autrement dit sous la condition que toute religion soit appréhendée, y compris par ses fidèles, sous la forme de la croyance. On voit ici pourquoi le concept de tolérance est étroitement lié à la philosophie moderne du sujet, ce qui pourrait expliquer en partie sa diffusion au cours du XVIIIe siècle, ainsi que le succès du modèle politique qu'il inspire, jusqu'aux dernières années du XXe siècle. Mais on peut en conclure, parallèlement, que ce succès repose sur un consensus par lequel les religions qui se soumettent à ce modèle (et entrent ainsi dans des rapports de tolérance mutuelle) acceptent pour elles-mêmes de placer ou de déplacer leurs dogmes sous régime psychologique. Ce mouvement de déplacement de la notion de "vérité" religieuse a semblé aller de soi pendant de longues années, on pourrait le caractériser comme un travail de l'esprit des Lumières, mais on peut se demander s'il est définitif."

 

La laïcité à la française

     Poursuivant son raisonnement et son analyse du système de Locke, Catherine KINTZLER compare cette évolution à celle de la laïcité à la française, qui intervient plus tardivement dans sa théorisation et dans son application. Cette laïcité qui instaure également une séparation nette entre pouvoir civil et pouvoir religieux, "le fait avec des principes différents, avec des effets différents, et selon un dispositif de pensée différent.

"Le régime de la tolérance s'interroge à partir de l'existant, écrit-elle, : il y a différentes religions, différentes communautés et on les fait coexister en abolissant la violence qui les oppose. Cette coexistence s'appuie sur l'idée commune que tous croient à quelque chose, ou du moins à des valeurs et que, sans ces valeurs, le llien politique ne peut pas être construit valablement. Au-delà de la séparation entre le civil et le religieux, le modèle de la foi, pensé non plus comme un ensemble de croyances particulières mais comme une forme générale, est à la racine de l'association politique. Ainsi, dans le régime de tolérance pensé par Locke, le religieux est certes disjoint du pouvoir civil stricto-sensu, maus la forme du religieux fonde toute société, qu'elle soit civile ou religieuse.

Locke sépare en effet pouvoir civil et pouvoir religieux en examinant leurs propriétés ; leurs objets, leurs finalités et leurs moyens sont disjoints. La disjonction, en revanche, ne porte pas sur les motifs ni surtout sur la forme en tant que tels. Du reste, la tolérance n'est pas incompatible avec une religion d'Etat, il suffit que ce dernier ne recoure pas à la contrainte en la matière.

Le motif est la peur de perdre quelque chose ou de se perdre soi-même, la peur de la perte (domaine civil) et de la perdition (domaine religieux). La forme c'est le rassemblement, l'association. Les hommes veulent sauver leurs biens civils (leur liberté, leur sûreté, leurs biens), et s'associent pour cela en sociétés politiques. Parallèlement, ils veulent se sauver, sauver leurs âmes, et s'associent pour cela en sociétés religieuses. Ces sociétés sont enracinées dans l'adhésion à un lien, ce qui fait que le lien religieux et le lieu politique ont une forme radicalement commune, alors qu'ils ont des propriétés disjointes.

Aussi, dans sa Lettre sur la tolérance, Locke écrit qu'on ne peut pas admettre les incroyants et les athées dans une association politique parce qu'ils ne peuvent pas former de lien, ils ne sont pas fiables. Cette xclusion des athées repose sur la nature fiduciaire supposée de l'association. Elle a l'intérêt de rendre possible la formulation d'une question fondamentale : le lien politique a-t-il besoin du lien religieux comme modèle?

A cette question, Locke répond positivement. Il faut retourner la réponse pour obtenir la laïcité : pour construire l'association politique, la référence à la forme religieuse (et a fortiori à tout contenu religieux) n'est pas nécessaire. Cela signifie notamment que l'adhésion à l'association politique ne requiert pas non plus la forme psychologique sous laquelle la tolérance pense l'appartenance religieuse (par exemple, la croyance à des valeurs), bien qu'elle ne l'exclue pas. Cela signifie en outre qu'il n'est pas non plus nécessaire, pour penser un régime laïque, de placer les religieux particulières sous régime psychologique. La laïcité prétend se donner les moyens d'abolie la violence inter-religieuse quelque soit la nature de l'adhésion des fidèles, qu'elle soit perçue par eux sous le régime psychologique de la croyance ou sous le régime objectif de la nécessité absolue. Cette indifférence au régime de l'appartenance religieuse n'a pas toujours été mesurée à sa juste dimension, et n'apparait clairement que lorsque le consensus "psychologique" requis par le régime de tolérance est remis en question, notamment par une ou des religions qui ne consentent pas au déplacement sous régime psychologique et qui entendent maintenir leurs dogmes comme des vérités au sens ontologique." Elle indique que "le retournement de la réponse à la question de la consubstantialité entre le lien politique et la forme du lien religieux, qui aboutit à la disjonction complète entre le modèle de la foi et la constitution de l'association politique, est cependant préparé par une forme élargie de la tolérance, notamment développée par Pierre Bayle."

 

Pluralité des croyances et paix civile

    La thèse de John LOCKE se fonde à la fois sur l'analyse politique du pouvoir civil, qui convainc que la pluralité des croyances religieuses n'est pas un obstacle à la paix civile, et sur l'analyse des bornes de nos facultés de connaissance menée dans l'Essai sur l'Entendement Humain. Ses deux principes limitatifs et réciproques ont pour origine également l'analyse politique du type de société que constitue une Église et des lois qu'elle est en mesure d'édicter. Le principe de la persuasion du coeur est le nerf de l'argumentation. Contraindre un homme à professer des articles de foi ou à pratiquer un culte que sa conscience réprouve et que son esprit rejette, ce n'est pas oeuvrer à son salut mais l'en éloigner, car c'est lui faire commettre une hypocrisie. Notons que l'habitude dans de nombreuses contrées de contraindre à la conversion révèle bien l'hypocrisie de maintes religions entretenue par ses représentants eux-mêmes, qui se satisfont souvent d'une apparence d'acceptation et d'adhésion. John LOCKE parvient à préserver les prérogatives de la conscience individuelle, sans que celle-ci puisse menacer l'autorité du pouvoir civil et servir de prétexte à la désobéissance civile. 

Mais son principe de tolérance n'est pas universel. S'il s'applique aux sectes, dans la mesure où rien ne les distinguent des Églises instituées, sa limite d'applicabilité réside d'une part dans les Églises qui prêchent elles-mêmes l'intolérance, ou dont la doctrine menace l'autorité politique (c'est le cas de l'Église catholique pour cet auteur), d'autre part dans l'athéisme. La position de John LOCKE révèle sur ce point le fondement théologique de sa philosophie politique : seule l'obéissance à la loi naturelle, et donc la croyance en Dieu, peuvent garantir "les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile" (Lettre sur la tolérance). Contrairement à la doctrine de l'athée vertueux, qui se répand au XVIIIe siècle (notamment face à la figure du fanatique religieux), pour lui, on ne peut vivre en paix avec les athées.

Son principe de tolérance ne signifie donc nullement une totale autonomie des sphères civiles et religieuses. Il reconnait au magistrat civil un pouvoir d'intervention dans les questions cultuelles, lorsque certains rites sont de nature à menace la paix civile. Tout risque de conflit entre le devoir d'obéissance au magistrat et le devoir d'obéissance à sa conscience n'est donc pas exclu. En ce cas (et c'est un aspect curieux de la doctrine lockienne) l'homme doit en quelque sorte se soumettre simultanément aux deux autorités, en obéissant à sa conscience, tout en acceptant les sanctions de sa désobéissance civile : "Car le jugement que chacun porte d'une loi politique, faire pour le bien du public, ne dispense pas de l'obligation où l'on est de lui obéir" (Lettre sur la tolérance). C'est seulement dans le cas où le magistrat outrepasse les limites de son pouvoir légitime que les sujets ne sont plus tenus de lui obéir. En ce cas il fait s'en remettre à Dieu pour juger le différend. (Marc PARMENTIER).

 

Pratique et principe de tolérance

   Il faut distinguer la pratique de tolérance (définie par exemple par le philosophe Bernard WILLIAMS) du principe de tolérance. La tolérance peut se faire par indifférence aux croyances d'un groupe, et la tolérance comme idéal n'est en jeu que lorsqu'un groupe se préoccupe activement de ce que font, pensent ou "sont" les autres.

Brian LEITER ne veut pas limiter le débat sur la tolérance à des croyances religieuses différentes, mais veut au contraire l'élargir à toutes les croyances et comportements différents, chose qui ne se fait que tardivement historiquement, notamment sur le plan des moeurs (orientation sexuelle notamment). Dans tous les domaines pratiquer la tolérance est une chose, avoir une raison de principe de tolérance en est une autre. La pratique de tolérance n'implique pas ce que WILLIAMS appelle une "vertu" de tolérance. Bernard WILLIAMS fait partie de ceux qu'on appellent hobbesiens (par référence aux réflexions de Thomas HOBBES). Ils partagent avec les lockiens ce que Brian LEITER appelle l'imitation du dévouement au principe de tolérance. "A la première lecture de John Locke, son principal argument en faveur de la tolérance religieuse qui n'est pas spécifique à la doctrine anglicane est que les mécanismes coercitifs de l'Etat sont inadaptés pour produire un réel changement dans la croyance en une religion ou en d'autres choses. (...). Par conséquent, disent les lockiens, nous ferions mieux de nous habituer à tolérer en pratique - non parce qu'il y aurait une raison de principe ou une raison morale de permettre aux hérétiques de prospérer, mais juste parce qu'il manque à l'État les outils pour les soigner de leur hérésie, pour leur inculquer les croyances supposées correctes." Ceci n'est pas exactement juste car dans son argumentation, LOCKE se réfère aussi aux fondements moraux (hypocrisie, retournement contre les valeurs que l'Église défend officiellement, et in fine, sur lesquelles, dans sa conception, le pouvoir civil se fonde ) sur l'impossibilité de le faire.

        Brian LEITER, par contre, écrit fort justement que LOCKE ne s'est pas totalement rendu compte de la mesure dans laquelle "les États - et dans les sociétés capitalistes - les entités privées peuvent employer des moyens sophistiqués pour contraindre effectivement les gens à adopter certaines croyances, moyens qui sont à la fois plus subtils et plus efficaces qu'il ne l'imaginait." L'argument "instrumental" de John LOCKE en faveur de la tolérance ne devrait finalement pas d'être un grand secours pour le défenseur de la tolérance, "en raison de son incapacité (compréhensible) à rendre compte de toute la complexité de la psychologie et de la sociologie de l'inculcation de croyances." Pour le professeur de droit et directeur du Centre pour le droit, la philosophie et les valeurs humaines à l'Université de Chicago, les hobbesiens et les lockiens partagent avec beaucoup d'autres cette imitation de la tolérance par principe. Il cite notamment Frédéric SCHAUER (largement de l'incompétence gouvernementale) avant d'en arriver à la distinction pour lui des deux classes d'arguments de principe en faveur de la tolérance : les arguments moraux, exprimés comme tels et les arguments épistémiques (qui reposent également sur des considérations morales). Les arguments strictement moraux affirment soit qu'il y a un droit à la liberté d'adopter des croyances et de se livrer aux pratiques dont la tolérance est requise, soit que la tolérance de ces croyances et pratiques est essentielle à la réalisation de biens moralement importants. Brian LEITER subdivise ces arguments moraux en arguments kantiens et utilitaristes. Il considère d'abord les arguments kantiens de John RAWLS et les arguments utilitaristes de John Stuart MILL. 

  "Comme paradigme des arguments kantiens au sens large, considérons la théorie de la justice de John Rawls selon laquelle "la tolérance... est la conséquence du principe de la liberté égale pour tous" (Théorie de la justice), l'un des deux principes fondamentaux de justice que toutes les personnes rationnelles choisiraient dans ce que Rawls appelle la "position originelle". Les personnes y choisissent en effet les principes élémentaires de justice pour gouverner leurs sociétés et y opèrent sans la moindre information concernant leur place future dans la société ; information qui rendrait autrement leurs jugements partiaux et intéressés." Citant un passage du livre de John Rawls, l'auteur remarque que rien dans son argumentaire n'est spécifique à la religion : l'argument, comme Rawls le dit assez clairement, plaide en faveur des droits garantissant "la liberté de conscience", ce qui peut inclure, bien sûr, des cas de conscience ayant un caractère distinctement religieux, mais ne se limite pas à ceux-ci. l'argument dépend de la seule pensée que les personnes se trouvant dans la "position originelle" savent qu'elles auront certaines convictions sur la manière dont elles doivent agir dans certaines circonstances. Il existe de nombreuses variantes différentes de ces arguments, mais tous contiennent, sous une forme ou l'autre, l'idée centrale que protéger la liberté de conscience des ingérences de l'Etat maximise le bien-être humain - peu importe comment il faut exactement comprendre ce bien-être.

Pourquoi le fait de protéger l liberté de conscience contribue-t-il au bien-être humain? De nombreux arguments exploitent, au fond, une idée simple : le fait de pouvoir choisir ses croyances et son mode de vie (dans les limites de certaines contraintes (...)) rend la vie meilleure. Le fait de se voir dicter ses croyances ou son mode de vie rend inversement la vie plus mauvaise." C'est pour Brian LEITER l'argument de l'espace privé. "Est-il vrai que le fait d'accorder aux individus un espace privé maximise leur bien-être? Serait-il possible que de nombreux individus, peut-être la plupart d'entre eux, se rendent malheureux - c'est-à-dire moins bien lotis - précisément parce qu'ils font des choix idiots quant à ce qu'ils croient et comment ils vivent? Ou peut-être parce qu'ils ne font pas de vrais choix du tout, restant ainsi les otages de leur milieux socio-économiques tout en ne jouissant que de l'illusion du choix? Ces pensées antilibérales - familières aux lecteurs de Platon, Karl Marx et Herbert Marcuse parmi tant d'autres - ont peu de prises de nos jours au sein du courant principal de la théorie morale et politique de langue anglaise. Ce n'est toutefois pas, à ma connaissance, dû au fait qu'ils auraient été réfutés systématiquement." L'auteur met ensuite entre parenthèses de telles considérations en acceptant surtout pour l'exposé des conceptions, que l'argument de l'espace privé est plausible et énonce ainsi un fondement utilitariste de la tolérance. Il note avec raison que John RAWLS se restreint aux questions de conscience.

 

Tolérance et intérêt commun

   C'est dans le cadre de cette restriction, que l'on comprend mieux l'exposé de John RAWLS sur la tolérance et l'intérêt commun. Dans une argumentation à moitié juridique, qui fait souvent référence à la Constitution des États-Unis, il développe son positionnement dans le système social par rapport à la tolérance.

"La théorie de la justice, écrit-il, comme équité fournit (...) des arguments solides en faveur de la liberté de conscience égale pour tous. Je poserai comme acquis que ces arguments peuvent être généralisés d'une manière adéquate pour appuyer le principe de la liberté égale pour tous. C'est pourquoi les partenaires ont de bonnes raisons d'adopter ce principe. Il est évident que ces considérations sont importantes aussi pour la défense de la priorité de la liberté. Dans la perspective de l'assemblée constituante, ces arguments conduisent à choisir un régime garantissant la liberté morale, la liberté de pensée et de croyance, la liberté de la pratique religieuse, bien que celles-ci puissent être réglementées comme toujours par l'État au nom de l'ordre public et de la sécurité. L'État ne peut favoriser aucune religion particulière, il ne peut y avoir aucune pénalité, aucun handicap quelconque ou, au contraire, à ne pas en faire partie. La notion d'État confessionnel est rejetée. Au lieu de cela, les associations particulières peuvent être organisées librement comme leurs membres le désirent ; elles peuvent avoir leur propre vie interne, leur propre discipline à condition que leurs membrs aient réellement le choix de continuer à être affiliés ou non. La loi protège le droit d'asile en ce sens que l'apostasie n'est pas reconnue comme un délit légal, encore mois pénalisée comme tel, pas plus que le fait de ne pas avoir de religion du tout. De cette façon, l'État fait respecter la liberté religieuse et morale.

Tout le monde est d'accord pour dire que la liberté de conscience est limitée par l'intérêt commun pour l'ordre public et la sécurité. Cette limitation elle-même peut être aisément dérivée du point de vue du contrat. Tout d'abord, l'acceptation de cette limitation n'implique pas que les intérêts publics soient, en aucun cas, supérieur aux intérêts moraux et religieux ; elle ne nécessite pas non plus que le gouvernement envisage les affaires religieuses comme étant indifférentes ou revendique le droit de réprimer des convictions philosophiques à chaque fous qu'elles sont en conflit avec les affaires de l'Etat. Le gouvernement n'a pas autorité pour rendre les associations légitimes ou illégitimes, pas plus qu'il n'a cette autorité en ce qui concerne l'art et la science. Ces domaines ne sont tout simplement pas de sa compétence telle qu'elle est définie par une juste constitution. Au contraire, étant donné les principes de la justice, l'État doit être compris comme une association composée de citoyens égaux. Il ne s'intéresse pas lui-même aux doctrines philosophiques et religieuses, mais réglemente la poursuite, par les individus, de leurs intérêts moraux et spirituels d'après des principe qu'eux-mêmes approuveraient dans une situation initiale d'égalité. En exerçant de cette façon ses pouvoirs, le gouvernement se comporte comme l'agent des citoyens et satisfait aux exigences de leur conception publique de la justice."

A ce point, il est utile de préciser - et c'est la raison d'ailleurs pourquoi l'auteur en fait souvent un combat, que les conditions législatives et réglementaires de chaque &tat des États-Unis sont parfois différentes, influencées plus ou moins par des conceptions elles-mêmes religieuses, concerne des dispositions civiles et pénales sur le mariage, l'usage de stupéfiants, l'homosexualité, voire sur des aspects qui paraitraient curieux dans d'autres pays, sur les moments et les lieux de rassemblements publics, le respect du repos dominical, les "comportements" vestimentaires, etc... Par ailleurs, par associations, l'auteur à une conception très large qui dépasse les domaines réservés souvent à ce terme en Europe : communautés à superficie parfois très grandes,  soumises à des règles très spécifiques, espaces réservés à des secteurs privés dans lesquels s'exercent des dispositions parfois très particulières... Les compétences des tribunaux varient également, de manière importante, non seulement suivant les États, mais aussi des comtés, des bourgades... Le combat de John RAWLS est surtout, comme celui de ses "collègues", de préserver la liberté contre les empiètements toujours possibles de l'État fédéral...

"C'est pourquoi on rejette également la conception de l'État laïc omni-compétent (lequel pourrait intervenir en tout temps et en tout espace de manière uniforme, précisons-le), puisqu'il découle des principes de la justice que le gouvernement n'a ni le droit ni le devoir de faire ce qui lui ou une majorité (ou quiconque) veut concernant les questions de morale et de religion. Son devoir est limité à la garantie des conditions de la liberté morale et religieuse égale pour tous.

Si on tient compte de tout ceci, il semble maintenant évident qu'en limitant la liberté au nom de l'intérêt commun pour l'ordre public et la sécurité le gouvernement agit d'après un principe qui serait choisi dans la position originelle. Car, dans cette position, chacun reconnait que la perturbation de ces conditions est un danger pour la liberté de tous. Cela découle de la compréhension que le maintien de l'ordre public est une condition nécessaire pour que chacun réalise ses fins, quelles qu'elles soient (pourvu qu'elles restent dans les limites), et remplisse ses obligations religieuses et morales telles qu'il les comprend. Restreindre la liberté de conscience à l'intérieur des limites, tout imprécises qu'elles soient, de l'intérêt de l'Etat pour l'ordre public est une contrainte dérivée du principe de l'intérêt commun, c'est-à-dire de l'intérêt du cityen représentatif égal aux autres. Le droit du gouvernement à maintenir l'ordre public et la sécurité est un droit qui donne des pouvoirs, un droit qui est nécessaire au gouvernement s'il doit remplir son devoir de faire respecter impartialement les conditions nécessaires  à la poursuite par chacun de ses intérêts et au respect de ses obligations, telles qu'il les comprend.

De plus, la liberté de conscience ne doit être limitée que s'il y a une probabilité raisonnable pour que, sinon, l'ordre public que le gouvernement devrait maintenir soit troublé. Cette probabilité doit être basée sur des données et des raisonnements acceptables par tous. Elle doit être appuyée par l'observation et les modes de pensée ordinaire (y compris les méthodes de l'enquête scientifique rationnelle quand elles ne sont pas sujettes à controverses), c'est-à-dire ceux qui sont généralement reconnus comme corrects. Or, cette confiance dans ce qui peut être établi et connu par tous est déjà elle-même fondée sur les principes de la justice. Elle n'implique aucune doctrine métaphysique particulière ni aucune théorie de la connaissance. Car ce critère fait appel à ce que tous peuvent accepter. Il représente un accord pour limiter la liberté en se référant seulement à une connaissance et à une compréhension communes du monde. Le fait d'adopter ce critère n'empiète sur la liberté de personne, liberté égale pour tous. D'autre part, le fait de s'éloigner de modes de raisonnement généralement reconnus impliquerait qu'on accorde une place privilégiée aux conceptions de certains par rapport à celles des autres, et un principe qui permet ce genre de choses ne pourrait être l'objet d'un accord dans la position originelle. De plus, poser comme condition que les conséquences pour la sécurité de l'ordre public ne doivent pas être de simples possibilités ni même, dans certains cas, des probabilités, mais des certitudes présentes ou imminentes, n'implique aucune théorie philosophique particulière. Cette exigence exprime simplement la place élevée qui doit être accordée à la liberté de conscience et de pensée."  

John LOCKE tient à se situer différemment de Saint Thomas d'Aquin bien entendu, puisqu'il accorde le primat sur la foi intolérante, mais également de John LOCKE et de Jean-Jacques ROUSSEAU. "Locke et Rousseau limitaient la liberté sur la base de ce qu'ils considéraient comme des conséquences claires et évidentes pour l'ordre public. Si les catholiques et les athées ne devaient pas être tolérés, c'était parce qu'il paraissait évident qu'on ne pouvait pas faire confiance à de telles personnes pour respecter les liens de la société civile. Il est probable qu'une plus grande expérience historique et une connaissance des possibilités plus étendues de la vie politique les auraient convaincus de leur erreur ou, du moins, que leurs affirmations n'étaient vraies que dans certaines circonstances." (Théorie de la justice, 1971)

 

John RAWLS, Théorie de la justice, Éditions Points, 2009. Brian LEITER, Pourquoi tolérer la religion, Une investigation philosophique et juridique, éditions markus haller, 2014. Marc PARMENTIER, Locke, dans Le Vocabulaire des philosophes. Catherine KINTZLER, Tolérance, dans Dictionnaire de la violence, PUF, 2011. John LOCKE, Lettre sur la tolérance, PUF, 1965.

 

PHILIUS

 

Relu le 7 avril 2022

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20 avril 2016 3 20 /04 /avril /2016 10:02

     On peut définir la tolérance suivant trois sens :

A- Manière d'agir d'une personne qui supporte sans protestation une atteinte habituelle portée à ses droits stricts, alors qu'elle pourrait la réprimer ; manière d'agir d'une autorité qui accepte ouvertement, en vertu d'une sorte de coutume, telle ou telle dérogation aux lois ou règlements qu'elle est chargée de faire appliquer. Référence au Code civil, article 2232, qui dispose que les actes de simple tolérance ne peuvent fonder ni prescription, ni possession... 

B- Écart maximum permis d'avance par la loi, ou établi par l'usage, par rapport à des mesures numériques assignées (par exemple, et spécialement, sur le titre et le poids des monnaies)...

C- Disposition d'esprit, ou règle de conduite, consistant à laisser à chacun la liberté d'exprimer ses opinions, alors même qu'on ne les partage pas (voir JACOB, Devoirs, chapitre XI, "La liberté de pensée et le devoir de tolérance". Ed GOBLOT définit très nettement l'idée moderne de la tolérance en disant qu'elle consiste "non à renoncer à ses convictions ou à s'abstenir de les manifester, de les défendre ou de les répandre, mais à s'interdire tous moyens violents, injurieux ou dolosifs ; en un mot à les imposer.

D- Quelquefois : respect sympathique des croyances d'autrui, en tant qu'on les considère comme une contribution à la vérité totale.

Comme toutes définitions d'une notion importante en philosophie, elle fait l'objet d'une critique, au sein même du Dictionnaire sous la direction d'André LALANDE qui les propose. 

"On a souvent protesté contre l'impropriété du mot tolérance au sens C, ou à plus forte raison au sens D, et contre le mélange de réprobation et de condescendance qu'il semble impliquer pour l'opinion ou la croyance tolérée.

Les auteurs citent CONDORCET (Tableau historique, VIIIe époque) : "Dans les pays où il avait été impossible à une religion d'opprimer toutes les autres, il s'établit ce que l'insolence du culte dominateur osa appeler tolérance, c'est-à-dire une permission données par des hommes à d'autres hommes de croire ce que leur raison adopte, de faire ce que leur conscience leur ordonne, etc. 

Ils citent aussi RENOUVIER (Science de la morale) : Le respect de la liberté religieuse "est très mal appelé tolérance, car il est stricte justice et obligation entière".

Mais cet import péjoratif est aujourd'hui si effacé que l'objection n'a plus guère aucun fondement. "Le mot tolérance, écrit M DUGAS (Cours de morale), a été critiqué. Höffding l'appelle une vilaine désignation d'une belle chose ; il a paru faible pour désigner le respect de droits reconnus et admis. Mais c'est assez peut-être qu'il soit consacré pour que le philosophe en use, en prenant soin seulement d'avertir du sens précis qu'il lui donne. Ce mot a d'ailleurs l'avantage d'exprimer le respect des croyances sous sa forme caractéristique et extrême, d'indiquer que ce respect doit d'étendre jusqu'aux opinions qu'on réprouve, qu'on juge fausses et dangereuses."

  Le mot et le concept de tolérance, qui apparaissent tardivement dans la civilisation occidentale, ne vient pas d'une quelconque amabilité soudaine dans les relations entre les gens... Il désigne une conception des relations sociales forgée dans les conflits les plus sanglants. Dans les conflits religieux entre catholiques et protestants, plus précisément, du XVIe siècle européen. La question de la tolérance se pose aussi à l'intérieur des deux autres religions monothéistes, le Judaïsme et l'Islam, mais en de termes différents. Elle se pose également sur les relations entre les religions monothéistes et les autres spiritualités. Et enfin à l'intérieur des religions diverses et variées, y compris celles qui se marquent comme polythéistes, dans des termes là encore différents suivant les époques. L'intolérance constitue un mode de relations finalement très partagés, nonobstant les adhésions formelles aux différentes chartes internationales. 

    Pour en revenir au contexte européen, depuis des lustres, c'était (et c'est encore dans de nombreux endroits et de nombreux temps) l'intolérance qui était valorisée. Le mot ne figure même pas dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie!. Pourtant, dans toutes les religions - surtout monothéistes ) l'intolérance est un devoir pour sauver les âmes de tous, non seulement des croyants, mais des incroyants dont il faut réduire le nombre, éradiquer la terre entière, et pourchasser jusqu'à la fin des siècles, faute de quoi l'humanité ou le peuple élu pourrait ne pas être sauvés... Cela n'est pas seulement réalisé, toutes les guerres de religion le montrent, qu'elles s'appellent guerres ou multiples inquisitions, mais aussi théorisé fermement (voir BOSSUET par exemple). Si aujourd'hui, les différents Dictionnaires ou Vocabulaires de la Théologie ne mettent plus en avant les intangibilités de dogme et leur défense absolue ou encore le combat contre les divers apostats, hérétiques, mécréants..., il n'en est pas moins vrai, qu'au cours de nombre de doctrines, se trouve une intolérance inquiète, d'autant plus inquiète dans un monde régi (au moins officiellement) par la raison scientifique que beaucoup ne reposent que sur la foi partagée. Et si elle ne l'est plus, cela pose un très grand problème dans les esprits des fidèles, d'autant que peu aujourd'hui ne peuvent pas ne pas entrer en contact, proche ou lointain, avec des cultures différentes. On reviendra plus tard sur les effets socio-psychologiques d'un tel voisinage, mais l'intolérance possède des ressorts tout à fait différents, selon qu'on a affaire à une société fermée à forte hégémonie religieuse d'une spiritualité quelconque ou à une société ouverte à faible hégémonie ou à hégémonie fortement partagée entre plusieurs spiritualités...

     C'est au moment des Lumières en Europe que s'affirme la nécessité, le devoir, la possibilité d'une tolérance religieuse, alors que le XVIIe siècle, notamment français, est dominé par une classe ecclésiastique monarchomaniaque intolérante.

C'est ce que décrit Barbara DE NEGRONI : "Si la tolérance est définie par Furetière (1619-1688) comme la "patience avec laquelle on souffre quelque chose", elle devient dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire "l'apanage de l'humanité", "le seul remède aux désordres du genre humain". Pour Furetière, le tolérable est ce qui se peut supporter, et les exemples qu'il donne - la douleur, le péché et les licences poétiques - sont tous négatifs, et ne sont bien entendu supportables que dans certaines limites ; pour Voltaire le tolérable est ce que nous devons apprendre à supporter, à savoir les caractéristiques de notre nature humaine, la faiblesse, l'inconséquence,la mutabilité et l'erreur. De condescendance, voire de lâcheté, la tolérance accède au rang des vertus fondamentales. C'est précisément cette transformation qu'il faut interroger : à quelles conditions, au siècle des Lumières, la tolérance devient-elle une valeur? Quelles sont les limites de l'exercice de la tolérance? Quelles frontières a-t-on pu assigner à l'intolérable? 

Dans l'Europe des Lumières, poursuit la professeur au lycée La Bruyère de Versailles, la problématique de la tolérance se définit dans un contexte théologico-politique marqué essentiellement par les affrontements entre les catholiques et les Églises réformées. Les guerres et les persécutions qui ont embrasé l'Europe pendant plus de deux siècles constituent la toile de fond sur laquelle se détache la question de l'intolérable : l'actualité la plus récente renforce le caractère crucial de ce problème : l'horreur des mesures qui accompagnait la révocation de l'édit de Nantes conduisent de toutes parts à s'interroger sur le bien-fondé de la politique de Louis XIV. Exils et dragonnades sont-ils un signe de l'apothéose du Roi-soleil ou d'une conception obsolète du pouvoir absolu? 

Les polémiques qui opposent constamment philosophes et théologiens mettent en jeu une distinction entre deux formes de tolérance, conduisant à deux conceptions de l'intolérable. L'intolérance théologique repose sur l'idée que la croyance en certaines vérités religieuses est uns condition indispensable du salut et que tout homme qui professe un autre credo est nécessairement damné. Laisser ses semblables croupir dans l'erreur signifie alors être lâche ou indifférent : la persécution se nomme zèle ; la contrainte est une des voies de la charité. Mais l'exercice même de ce zèle charitable suppose des instruments politiques : à l'intolérance théologique peut s'ajouter l'intolérance civile qui interdit dans un État la pratique de certains cultes, voire la croyance en certains dogmes. Il reste que si théoriquement ces deux intolérances doivent marcher de concert, le théologien définissant ce que le politique va appliquer et livrant au bras séculier les hommes qu'il faut châtier, elles ont fréquemment été dissociées et analysées dans des perspectives différentes. Se dessine alors un échiquier complexe sur lequel s'oppose toute une série de thèses."

Se croisent alors un certain nombre de positions de l'Église catholique, telles qu'elles sont présentées par exemple par BOSSUET, des interprétations de théologiens catholiques comme l'abbé BERGIER, des travaux comme ceux de Pierre BAYLE ou d'Henri et Jacques BASNAGE de BEAUVAL du sein de la Réforme, des réflexions philosophiques comme celles de VOLTAIRE, de SPINOZA et de ROUSSEAU, en l'espace de plus de deux siècles. Là les pamphlets, les édits et les prédications ont parfois plus de poids que les constructions théologiques ou philosophiques. La littérature qui vulgarise et qui diffuse les conceptions autour de la tolérance ou de l'intolérance est souvent plus virulente et plus tranchée que les écrits des autorités religieuses et intellectuelles... 

   Bien entendu, dans notre époque d'un soit disant regain de l'esprit religieux et de polémiques fortes, comme d'instrumentalisation des textes fondateurs, que ce soit dans la Chrétienté ou dans l'Islam par exemple, les diverses conceptions de la tolérance et de l'intolérance sont encore bien vivaces. Des auteurs comme Brian LEITER s'efforcent d'éclaircie, conjointement aux réflexions d'auteurs contemporains, en quoi consiste la tolérance. S'appuyer notamment, mais pas seulement sur John Sturt MILL, John RAWL, il propose une investigation philosophique et juridique sur la tolérance envers la religion, et in fine, sur l'organisation plus ou moins laïque des sociétés occidentales.

 

Brian LEITER, Pourquoi tolérer la religion?, éditions markus haller, 2014. Barbara DE NEGRONI, Tolérance, dans Dictionnaire européen des Lumières, PUF, 2010. Sous la direction d'André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 2012. 

 

PHILIUS

 

Relu le 12 avril 2022

 

   

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5 avril 2016 2 05 /04 /avril /2016 10:24

     Si le blanquisme constitue une référence, surtout au début, dans l'oeuvre de MARX et ENGELS, le marxisme s'éloigne de plus en plus dans le temps de la philosophie politique des barricades. 

  Karl MARX, qui diffuse, dans les milieux allemands de Paris, son bilan de 1848 (Avis au peuple écrit par lui, en janvier 1851), écrit dans Les luttes de classe en France : "... le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui". Il dénonce en 1861 "l'infamie de Bonaparte contre Blanqui" à l'occasion du procès intenté à de dernier (Correspondance à Lassalle du 8 et 29 mai et du 22 juillet ; à Engels du 19 juin) et il déclare à Louis WATTEAU tenir Blanqui pour "la tête et le coeur du parti prolétarien en France (lettre du 10 novembre, entre autres).

   Au moment de la Commune, Friedrich ENGELS reproche aux blanquistes leur mot d'ordre "Pas de compromis" et leur apologie inconditionnelle (Programme des communards blanquistes émigrés, apud Volskaat, n°73, du 26 juin 1874...) ; mais dans sa Question du logement, il souligne encore la communauté de vues des blanquistes et du Manifeste du parti communiste sur l'action politique du prolétariat et la dictature comme transition à l'abolition des classes et de l'Etat. Paul Lafargue, de son côté, fait grief à Blanqui et aux blanquistes de "laisser dans l'ombre la question économique" (lettre à Friedrich Engels du 24 juin 1884).

    C'est LÉNINE qui, au rythme des expériences révolutionnaires russes, qui procède aux démarcations les plus nettes entre blanquisme et marxisme. D'abord rapproché de l'idéologie de la Narodnaïa Volia, le blanquisme est défini comme méthode de conspiration, prônant le recours aux minorités agissantes, mésestimant la lutte des classes, cultivant la phrase révolutionnaire et représentant avec le proudhonisme et l'anarchisme, le point de vue du petit bourgeois et non celui du prolétaire. En septembre 1917, dans Le marxisme et l'insurrection, LÉNINE écrit : "Pour un parti, l'insurrection doit s'appuyer non pas sur un complot, no pas sur un parti, mais sur la classe d'avant-garde. Voilà un premier point. L'insurrection doit s'appuyer sur l'élan révolutionnaire des masses. Voilà le second point. L'insurrection doit agir à un tournant de l'histoire de la révolution ascendante où l'activité de l'avant-garde du peuple est la plus forte, où les hésitations sont les plus fortes dans les rangs de l'ennemi et dans ceux des amis de la révolution faibles, indécis, pleins de contradictions : voilà le troisième point. Telles sont les trois conditions qui font que, dans la façon de poser la question de l'insurrection, le marxisme se distingue du blanquisme. (Christian LAZZERI).

     Sans doute le positionnement idéologique est-il clair, mais la pratique des bolchéviks sur l'usage des violences l'est moins. Car si l'insurrection peut agir, mais sans s'assurer d'un soutien des masses (surestimé souvent), la révolution risque de trainer en guerre civile longue. Et quelle différence doit-on supposer entre l'avant-garde de LÉNINE et le groupe dirigeant de BLANQUI?

   Les partisans de Rosa LUXEMBOURG se poritionnent dans ce débat, par rapport à celles de PLEKHANOV. Elle répond à celui-ci dans un article intitulé Blanquisme et social-démocratie de juin 1906. Celui-ci pour caractériser le blanquisme prend comme référence un texte d'ENGELS, où il estime que l'idée blanquiste est que toute révolution est l'oeuvre d'une petite minorité. Il estime que les bolchéviks constitue aujourd'hui une telle minorité. En 1848, rétorque t-elle, BLANQUI n'était nullement obligé de prévoir que son club formerait une "petite minorité". De plus, même si elle ne défend pas LÉNINE, elle estime que "toute la différence entre la situation française de 1848 et l'actuelle situation dans l'empire russe réside justement dans le fait que le rapport entre la minorité organisée, c'est-à-dire le parti du prolétariat, et la masse s'est fondamentalement modifié. En 1848, les révolutionnaires, dans la mesure où ils étaient socialistes, firent des efforts désespérés pour porter les idées socialistes dans les masses (...). Aujourd'hui justement ces masses se rassemblent (en Russie) sous la bannière du socialisme." Elle explique le succès des partis socialistes (en Allemagne comme en Russie), non par la qualité des dirigeants supérieure à celle de BLANQUI, mais à la différence de nature de ces "masses". Les conditions économiques et sociales ne sont pas les mêmes. Les social-démocrates ont la tâche bien plus facile. Elle veut "rassurer" le camarade PLEKHANOV sur "l'autonomie révolutionnaire des masses". "Nous contestons, écrit-elle, que les camarades russes de l'actuelle "majorité" aient été victimes d'errements historiques blanquistes au cours de la révolution (on est en plein dans le débat sur les responsabilités de l'échec de la révolution de 1905...), comme le reproche le camarade Plekhanov. Il se peut qu'il y ait eu des traces dans le projet organisationnel que le camarade Lénine avait rédigé en 1902, mais c'est une chose qui appartient au passé (...). Ces erreurs ont été corrigées par la vie elle-même, et il n'y a pas de danger qu'elles puissent se renouveler. Et même le spectre du blanquisme n'a rien d'effrayant, car il ne peut ressusciter à l'heure actuelle." Le danger réside moins dans un blanquisme que dans la tentative de recours (de Plekhanov et de ses partisans de la "minorité") de compter plus sur des masses en dehors du prolétariat. En ce qui concerne la dictature du prolétariat, même problématique : si avec BLANQUI, c'était l'affaire de conspirateurs, aujourd'hui, il s'agit de l'organise avec "toute la classe révolutionnaire du prolétariat". A cette époque, Rosa LUXEMBOURG croit encore que le parti révolutionnaire de Russie va enfler au point de recouvrir toutes ces classes-là. Elle semble plus confiante dans le destin d'une Russie socialiste que ne l'avait été en son temps Karl MARX, plus réaliste quant au poids de la classe ouvrière dans ce pays à énorme majorité paysanne. En tout cas, ce débat montre  en tant cas que l'étiquette "blanquiste", et ce qu'elle recouvre,  constitue un enjeu idéologique important.

   

   Aujourd'hui encore dans une mouvance marxiste en plein renouvellement, des auteurs reviennent sur la figure d'Auguste BLANQUI. Ainsi Daniel BENSAÏD et Michael LÖWY dissertent-t-ils sur la véritable signification du blanquisme/ 

"Figure de transition entre le babouvisme républicain, la Charbonnerie conspiratrice et le mouvement socialiste moderne, Auguste Blanqui illustre, dès les années 1830, la prise de conscience des limites du républicanisme. Certains de ses énoncés semblent annoncer la mue de Marx lui-même, de l'humanisme libéral au socialisme de lutte des classes. Plus impitoyablement que lui, il rejette "la burlesque utopique" ds fouéristes qui faisaient leur cour à Louis-Philippe, ainsi que le cléricalisme positiviste d'Auguste Comte. Il entrevoit la trans-croissance de l'émancipation seulement politique en émancipation sociale et humaine. Il en nomme la force propulsive - le prolétariat -, bien que le mot précède encore, dans une large mesure, sur la chose telle qu'elle surgira de la grande industrie. (...)" La figure du Blanqui putschiste, le Blanqui dont faisait principalement la critique LÉNINE et a sa suite toute l'intelligentsia soviétique; laisse la place au Blanqui de Critique sociale, celui qui indique l'extrême danger des "bourgeois déguisés en tribum" populistes et qui indique ce qui selon lui sont les termes "objectifés" des conditions d'une réelle émancipation. 

 

Daniel BENSAÏD et Michaël LÖWY, Auguste Blanqui, communiste hérétique, dans Les socialismes françaises à l'épreuve du pouvoir, sous la direction de P CORCUFF et A MAILLARD, Textuel, 2006. Rosa LUXEMBURG, Blanquisme et social-démocratie, dans A propos de la scission de la social-démocratie russe... Czerwony Sstander, Cracovie, n°82 de juin 1906, disponible sur www.marxist.org. Christian LAZZERI, blanquisme, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1999.

 

PHILIUS

 

Relu le 28 avril 2022

 

 

 

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