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8 décembre 2016 4 08 /12 /décembre /2016 12:32

   Héritier du judaïsme et du christianisme par le fait même de leurs coexistences en terre arabe, l'islam, par le Coran a sa propre conception du péché originel et du péché. Si le Coran reprend des passages de la Bible pour fonder cette conception, les pratiques musulmanes, rites notamment, doivent beaucoup aux croyances antérieures. 

  Pour le Coran, avant même son apparition sur la terre, le destin de l'humanité pécheresse est déjà tracé. Comme l'écrit Denis GRIL, professeur d'études arabes et islamiques à l'université de Provence, "Dieu en révèle partiellement le sens aux anges quand il les invite à se prosterner devant Adam à qui il a enseigné tous les noms. Iblis (l'un des anges) refuse de sa prosterner, devant ainsi le premier pêcheur et l'ennemi de l'homme : appelé désormais Satan, il tente Adam et son épouse qui désobéissent à Dieu et sont chassés du paradis, accompagnés par Satan dans leur chute. Mais Dieu accepte le repentir d'Adam et lui fait don de "paroles" qui sont pour l'homme le moyen de revenir à lui. L'humanité se partage dès lors entre celle qui se repend après sa chute et celle qui ne croit ni à Dieu ni à son pardon. 

L'importance de la notion de péché dans le Coran se mesure à l'étendue de son champ sémiotique. Le péché est désigné par de nombreux termes dont les sens semblent souvent interchangeables et dont les nuances sont à préciser. Toutes les fautes n'ont pas la même gravité et le Coran, explicité par les exégètes, en établit le degré. Si tous les êtres, à deux exceptions près, sont marqués par le péché, c'est que celui-ci est le principal moteur d'une dynamique qui ne cesse d'éloigner ou de rapprocher l'homme de Dieu." 

L'auteur détaille ce champ sémantique que l'on retrouve, avec des variantes, sur les sites Internet des différentes confessions musulmanes. En tout cas, la désignation du péché par le "méfait" s'opposant au "bienfait", au sens de chose mauvaise ou bonne, participe de la comptabilité divine des actes "acquis" par l'homme et rétribués de manière précise. C'est sans doute dans la rétribution plus que dans la définition de chaque péché que ces confessions se font les plus précises, même si comme le rappelle Denis GRIL, "la notion de péché reste (...) relativement imprécise et embrasse toutes les fautes que l'homme est capable de commettre, avec des conséquences plus ou moins graves. Une certaine catégorisations des fautes n'est toutefois pas totalement absente du Coran. On y retrouve des commandements dont les exégètes soulignent le rapport avec les Tables de la Loi (...). (...). Certains de ces péchés, comme le meurtre, l'adultère ou le vol, sont passibles de peine capitale ou du châtiment corporel sévère à partir du moment où ils sont patents et reconnus, mais le Coran s'adresse à l'homme aussi bien dans sa relation à Dieu qu'avec autrui et l'ensemble de la communauté. C'est pourquoi les turpitudes ne sont pas moins graves qu'elles soient visibles ou cachées. (...).

La notion de turpitude, poursuit notre auteur, concerne le caractère patent et scandaleux du péché. Il est question de "ceux qui lorsqu'ils ont commis une turpitude ou se sont fait injustice à eux-mêmes se souviennent de Dieu et demandent pardon pour leurs péchés. (...)". Les commentaires donnent des interprétations plus ou moins larges des turpitudes, qui sont regardées, comptabilisées, dans un système d'auto-surveillance et de surveillance, pour être sanctionnées par une peine plus ou moins grave, en fonction de leurs conséquence sur les relations avec Dieu et avec les autres. Le pardon de l'un et des autres restant largement ouvert pour les péchés véniels. C'est d'ailleurs un véritable cycle du pardon qui est mis en scène par le Coran et encore plus dans les commentaires.

"Le Coran, poursuit notre auteur, conte l'histoire des peuples d'autrefois punis et anéantis pour leurs péchés. Des "Gens du Livre", les juifs de Médine, avec lesquels les relation sont de plus en plus tendues, il est dit qu'un malheur les atteindra en raison de certains de leurs péchés. Mais ceci concerne également tous les hommes. (...). Les malheurs de l'homme sont donc la conséquence directe de ses péchés, bien que sur cette terre Dieu lui accorde une plus grande latitude. (...) En somme, l'existence terrestre est le lieu où l'homme accomplit un certain nombre d'actes qui sont mis à son actif ou à son passif dans le livre de ses oeuvres et dont il devra rendre compte devant Dieu. Hormis Jésus et Marie, qui lors de la naissance de cette dernières ont été protégés contre la touche de Satan. Le Prophète lui-même, qui dans sa petite enfance et avant l'ascension céleste est lavé et purifié par les anges, selon certaines traditions, ne continues pas moins de s'entendre dit (qu'il doit attendre la réalisation de la promesse du Seigneur)." Pour celui-ci, et du coup encore plus pour tous les autres hommes, la reconnaissance de la faute et l'attente du pardon, qui débouche sur une véritable victoire, doit être constamment renouvelée, pour que ce pardon se réalise. Qu'il s'agisse de fautes graves ou vénielles, ou de tout autre forme de voile entre Dieu et l'homme, le péché est inhérent à la nature humaine et nécessaire pour maintenir le lien entre l'homme et Dieu par l'intermédiaire de la demande de pardon. En revanche, rien ne limite le pardon divin à une exception : Dieu ne pardonne pas qu'on Lui associe (la faute) . "L'association abolit le lien qui unit le serviteur à Dieu. Il en va de même de celui qui s'enfonce dans le péché et refuse de revenir à Dieu, comme le peuple de Noé qui repousse le pardon de Dieu lui garantissant non seulement l'effacement des fautes mais aussi les dons terrestres. (...) Quand l'homme néglige ce commerce, il ne lui reste plus qu'à revenir à Dieu malgré lui, ses péchés ne lui étant plus d'aucune utilité. En refusant d'entendre le message de l'Envoyé, il abolit l'une de ces principales fonctions : "Si, lorsqu'ils se sont fait du tort à eux-mêmes, ils venaient à toi et demandaient pardon à Dieu et que l'Envoyé demandait pardon pour eux, ils trouveraient Dieu acceptant leur repentir, très miséricordieux." (4,64)."

Ajoutons que le peines coraniques fixes ne sont pas négociables. Tous les droits éthique-religieux connaissent cette notion, bâtarde d'un point de vue strictement légale, de dépassement d'une "limite" (...° établie par un "directeur" non présent au sein de la communauté qui se réclame de lui. En droit musulman, les huddud sont les peines légales mentionnées dans le Coran et qu'il détermine pour certains crimes (...). Il s'agit de châtiments corporels sévères et qui ne sont pas négociables, à l'inverse des autres châtiments de droit pénal musulman, qui sont à la discrétion du juge et ne peuvent pas en principe être plus sévères que les huddud. Ces peines non négociables concernent la fornication, l'accsation de fornication calomnieuse, le vol, le vol à main armée,  la consommation d'alcool. L'application de ces dispositions est plus moins grande suivant les périodes historiques et les confessions pratiquées, certaines donnant un aspect rigide à la morale et à la vie sociale. Si auparavant, précise Eric CHAUMONT, spécialiste du droit musulman, leur application rigoureuse apparait cyclique, les périodes de réaffirmation de l'identité musulmane va de pair avec le rigorisme. Rigorisme qui revient de nos jours par anti-occidentalisme. Mais subsiste surtout un "noyau dur" d'application rigoureuse des châtiments qui concerne l'adultère, la prostitution et parfois l'homosexualité. 

Pour ce qui est des fautes considérées comme péché, l'islam ne se distingue pas des autres religions. Ainsi, le meurtre, l'adultère, l'absorption de nourriture impure comme le porc, le gain non acquis par le travail (jeux de hasard), l'hérésie, l'idolâtrie confondue avec le polythéisme (péché impardonnable) sont considérées par toutes les confessions comme péchés. Auquel il faut ajouter celui qui enfreint l'interdiction de représenter des êtres animés et plus encore Dieu ou Mahomet. Cela n'est pas sans évoquer la querelle des icônes qui laissent encore des traces dans la religion orthodoxe. Le recensement des grands péchés varie grandement d'une confession à l'autre (de 7 à 70), même s'il et unanimement reconnu que seuls les péchés cités explicitement dans le Coran sont les plus importants. D'une manière générale, les sociétés musulmanes sont plus sévères (hormis les grands péchés déjà cités) envers les infractions à caractère sexuel, notamment envers les femmes que pour les autres. Tout ce qui dérange l'ordre social patriarcal y est sévèrement puni.

Le prophète a cité comme péchés capitaux dans un hadith rapporté dans les deux sahih de Mouslim et d'al-boukhari, l'idôlatrie, le meurtre, la sorcellerie, l'usure, la prise des biens de l'orphelin, la désertion, la fausse accusation de fornication à l'égard d'hommes et de femmes vertueux (les sept). En outre, le péché capital a l'une des caractéristiques d'être puni par l'Enfer, par la malédiction, par la colère de Dieu et par des châtiments corporels sur terre.

 

Eric CHAUMONT, Peines coraniques fixes ; Denis GRIL, Péché, dans Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, collection Bouquins, 2007.

 

RELIGIUS

 

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6 décembre 2016 2 06 /12 /décembre /2016 10:41

  Comme tout mythe fondateur, le péché originel marque une religion, la légitime, la fonde, en rend indépassables ses prescriptions morales. 

  Comme le rappelle André-Marie DUBARLE (1910-2002), dominicain et théologien français, le terme de péché originel "a été créé par saint Augustin, probablement en 397, pour désigner l'état de péché dans lequel se trouve tout homme du fait de son origine à partir d'une race pécheresse ; et, ultérieurement, il a été étendu au péché d'Adam, premier père de l'humanité. La doctrine du péché originel, dont le germe est contenu dans les Ecritures juives et chrétiennes, puis dans les oeuvres des anciens écrivains chrétiens, a provoqué de siècle en siècle d'innombrables spéculations. Il importe de noter d'abord qu'il s'agit d'un cas particulier des doctrines philosophiques ou religieuses destinées à expliquer l'origine du mal. Dans d'autres systèmes de pensée, qu'il s'agisse de mythes, comme chez les primitifs, ou de philosophies élaborées, le mal est antérieur à l'homme ; il vient d'un principe mauvais s'opposant à un dieu bon, d'une faute commise par un dieu et perturbant l'oeuvre des autres dieux, ou de l'intervention d'anges pécheurs enseignant aux hommes les arts pervers de la civilisation, ou encore de la chute des âmes, ayant péché avant leur existence dans le monde et étant "tombées" dans le corps par l'effet du châtiment ou par libre choix. Dans la pensée existentialiste, l'absence de transcendance fonde la tragédie de l'existence. Dans les systèmes idéalistes allemands, le mal est un moment dialectique dans le développement du bien."

On notera que, bien entendu de la part d'un occidental chrétien, on ne peut mettre dans la même catégorie le mythe des primitif et les élaborations religieuses des religions révélées. A contrario, on peut penser que les Grecs anciens ne voyaient pas les dieux comme des mythes, mais comme une réalité dont les éléments existent bien concrètement sur terre et qu'il fallait au moins se sauvegarder de leurs colères avec tout un cortège de rites variés selon les circonstances. Le mythe du péché originel ne procède pas autrement. Ce qui s'est passé chez les premiers hommes, chez le premier homme, jaillit bien concrètement dans la vie quotidienne des pêcheurs et tout une série de rites et de cérémonies, là aussi, sont réalisés pour s'attirer la bienveillance, le pardon, de Dieu...

  "Se distinguant de ces doctrines, poursuit notre auteur, la doctrine biblique et chrétienne affirme que le monde et l'homme ont été créé bons, bien que limités, qu'en particulier la vie sexuelle et le développement culturel sont choses bonnes et ne résultent nullement d'un défaut ou d'un péché antérieurs à l'homme. S'il y a du mal dans l'humanité, c'est par suite du libre péché de l'homme. Le péché remonte aux origines de l'humanité. Les générations actuelles pâtissent des conséquence du passé par diverses souffrances et aussi (tel est le point spécifique de la doctrine du péché originel) par une certaine solidarité dans le péché. Cet état présent n'exclut pas toute possibilité de bien dans l(humanité. Il n'exclut pas davantage l'éventualité que les nouveaux venus à l'existence pèchent à leur tour, ajoutant ainsi au mal déjà existant. Simplement la vie religieuse et morale de chacun, avec ses libres fautes toujours possibles, est prévenue par un péché déjà présent au plus profond d'elle-même, avant même de s'éveiller à une exercice personnel.

Dans cette perspective biblique et chrétienne, l'objet principal de la doctrine du péché originel tend à se déplacer de la réponse théorique au problème du mal vers le diagnostic de ce mélange de bien et de mal qu'est la conscience individuelle. Cela doit finalement conduire à mettre l'accent sur le remède préparé au péché originel par un Dieu qui a créé l'homme bon et veut aboutir à ses fins malgré les déficiences de la créature."

André-Marie DUBARLE explique que cette doctrine du péché originel s'est surtout développée dans le christianisme ; seuls quelques écrits juifs canoniques font remonter à Adam les peines qui pèsent sur l'humanité et la transmission d'un état de péché du premier père à sa descendance est moins claire. Les écrivains chrétiens font souvent référence au livre de la Genèse pour le récit de la chute et du châtiment perpétuel, mais les docteurs juifs n'ont font pas autant cas. Successivement, Paul (Romains), Irénée, Augustin, Thomas d'Equin, Luther, font des développements qui suivent cette idée de transmission du péché originel. Mais l'unanimité est loin d'être faite parmi les auteurs religieux chrétiens sur la portée de celui-ci et singulièrement lorsqu'on se rapproche des Temps Modernes, même si dans la doctrine catholique notamment, on en fait un point très important du "roman" religieux. Il faut encore distinguer de plus la doxa religieuse des différentes exploitations philosophiques : Kant, Hegel, Ricoeur offrent des perspectives différentes.

Quant à la signification actuelle de la doctrine, André DUMAS (1918-1996), pasteur protestant et professeur de philosophie et d'éthique français, très influencé par la pensée de Karl BARTH,  écrit que "la notion de péché, à plus forte raison de péché originel, apparait à de nombreux contemporains comme une illégitime flétrissure théologique de la vie. Nietzsche a su, avec la plus grande violence, en démasquer la source perverse dans la Généalogie de la morale (...). Autant dire que le péché originel apparait à beaucoup comme une scène primitive, fantasmatique et obsédante, destinée à rendre indispensable le recours à la grâce divine, voire aux pénitences infligées par des prêtres et aux sacrements administrés par eux. On conçoit que, dans ces conditions, cette doctrine théologique apparaisse comme étant le fardeau héréditaire dont il fait libérer l'humanité pour la rendre libre et heureuse, à tout le moins émancipée et responsable devant elle-même. Depuis au moins trois siècles, la culture moderne s'emploie à reléguer le péché originel parmi les archaïsmes encombrants et malfaisants.

Il convient, poursuit-il, alors d'observer ce que devient l'humanité purgée de la confession du péché originel, si "originel" ne veut pas dire chronologiquement archaïque, mais ontologiquement universel, selon le passage du Psaume 14 repris par saint Paul dans l'Epître aux Romains : "il n'y a pas de juste, pas même un seul. Il n'y a pas d'homme censé, pas un qui cherche Dieu, ils sont tous dévoyés, ensemble pervertis, pas un qui fasse le bien, pas même un seul"(III, 10-11). Sans péché, mais évidemment pas sans expérience du mal, commis et subi, l'homme moderne a eu recours à trois conduites possibles. La première consiste à reporter le mal sur un autre que soi,un autre qui en est le coupable unique et, par conséquent, le bouc émissaire légitime du châtiment. Ici, la suppression de l'universalité du péché aboutit à un manichéisme dénonciateur. C'est au moment où la confession du péché originel a disparu que se sont développés les inquisitions séculières et les terrorisme idéologiques. L'homme peut aussi proclamer, à l'inverse, l'innocence universelle, mais il est remarquable que cela prélude généralement à l'irresponsabilité de chacun et souvent au malheur de tous. Car l'innocence actuelle est encore bien plus une fiction que la connaissance et la reconnaissance du péché originel. Faisant justement l'objet de la confession passionnée de Nietzsche, elle parait relever plus de l'ordre du désir que de celui du réel. Elle est elle-même une revanche idéologique contre l'emprise théologique, mais elle n'est pas un constat aisé à généraliser, en un siècle où l'homme s'est révélé à un tel point capable de calomnier, de torturer et d'exterminer. C'est pourquoi c'est la troisième conduite qui est la plus commune à l'homme moderne et qui rejoint étrangement celle de l'homme de l'antiquité, une conduite antérieure à toute l'histoire biblique de la création, du péché et du pardon : le destin a remplacé le péché originel, comme véritable clef inconnue de notre situation d'êtres jetés dans le monde. C'est le destin, et non pas la liberté, qui est le grand bénéficiaire idéologique de la suppression du péché théologique. Adam est remplacé d'abord par Prométhée, parfois par Dionysos et le plus souvent pas Sisyphe. Il n'est donc pas certain que la suppression du péché originel ait rendu l'homme plus fort, plus heureux et surtout plus libre." Nous laisserons bien entendu à André DUMAS cette réflexion, qui n'est pas la nôtre, mais qui est souvent communément partagée par toute une population même érudite, qui ne fait pas le partage des responsabilités des situations de toutes sortes, et de plus qui ne se livre pas à une analyse structurale de la société en général... Et de surcroit qui ne fait pas de retour sur l'Histoire : si les tortures et l'extermination de masse rend très impressionnant, il ne faudrait pas oublier toutes les répressions sanglantes des périodes où le péché originel était au goût du jour... La banalité de la violence n'appartient pas seulement à certaines périodes contemporaines, elle existait surtout dans ces temps de religiosité extrême...Seulement aujourd'hui, ce qui change, et le combat contre le mythe du péché originel n'en est pas étranger, c'est la perception de cette violence... Et si le XXème siècle est bien le siècle des massacres de masse, c'est parce qu'auparavant, il n'y avait guère de masse tout simplement, au sens de concentration sur un espace réduit de millions de personnes.

"C'est ici, écrit-il encore, qu'il faut reprendre les éléments essentiels d'une doctrine du péché originel dans la situation de la culture. Fondamentalement, le péché est méfiance à l'égard de la parole de vérité et d'amour que le Créateur propose à la créature. Adam et Ève redoute que Dieu ne les trompe et décident donc de préférer la voix triomphante, innocente et illusoire du serpent à la parole confiante, exigeante et réaliste de Dieu. Caïn se méfie ses avantage qu'il suppose à Abel son frère et il le tue. Le péché, primordialement, ne consiste ni dans l'orgueil et l'arrogance, ni dans le désir et la concupiscence, mais dans la méfiance. C'est pourquoi il a bibliquement pour effet non pas tant de transformer la nature de l'homme ou de constituer en animal déchu un ange supposé que de changer radicalement la situation relationnelle de la créature. A la confiance originaire, qui caractérise la création, succède la méfiance originelle, qui qualifie désormais l'histoire. Le péché est de nature relationnelle et non pas substantielle. Il est l'acte par lequel l'homme veut attrister Dieu et infliger la mort aux autres hommes. Connaitre l'universelle réalité de ce péché, c'est se prémunir contre toute vision illusoire de l'humanité, vision qui la fait tantôt s'endormir dans le mensonge, tantôt se réveiller dans l'amertume et le désespoir. La doctrine du péché originel est ainsi d'abord destinée à combattre l'opium de la présente harmonie naturelle du capitalisme comme l'opium de la future société sans classes du socialisme. Les hommes n'héritent pas d'une détermination théologique à mal faire à cause d'Adam, mais, comme Adam et comme Caïn, chacun d'eux se replonge dans la méfiance destructrice qui enténèbre la culture et aussi, à partir d'elle, la nature.

Pourtant, la doctrine du péché n'aboutit pas au cynisme des constats ni au pessimisme du destin et du malheur. Le péché, dans la mesure où il est vaincu par la rédemption (même quand l'homme s'enferme dans la triple captivité de sa propre justification, de sa prétendue innocence et de son déterminisme par le hasard), est une entreprise de nomination combative et de pardon accepté, alors que, sans péché, l'homme erre au milieu de malheurs déculpabilisés, de vengeances et d'offenses sans retenue. le péché a ainsi comme office de porter à la lumière l'aveu qui s'ignore et qui s'enfouit. Il a aussi comme fin le pardon, car le chrétien ne croit pas au péché mais à la proclamation de son enlèvement, à la réconciliation, au lieu même où la relation était brisée.

Enfin, la doctrine du péché, originel ou universel, est l'ombre portée par l'espérance et l'attente du salut, de la réintégration, eschatologique ou universelle, elle aussi. (...). 

Certes, la doctrine du péché originel s'est exprimée culturellement au cours des siècles de manière équivoque (c'est le moins qu'on puisse écrire!, dirions-nous-mêmes). Il a semblé  (le mot nous semble faible...) parfois qu'elle affirmait péremptoirement un biologiste théologique, selon lequel nous était transmis héréditairement un destin étranger et injuste. Mais, avant de renoncer à cette doctrine, il convient de réfléchir aux dégâts qu'a engendrés dans la modernité sa suppression ainsi qu'au triple sens que lui reconnait la foi selon la Bible : inviter à la liberté des aveux ; enlever à la permanence des offenses ; enfin annoncer, par sa négativité même, le Royaume qui en est l'horizon ultime."

  Ce plaidoyer en faveur de la doctrine du péché originel est déjà un plaidoyer moderne, au sens où il se situe à de très longues distances idéologiques de ce qui a été admis par les autorités religieuses depuis des siècles. Malgré des réflexions avancées sur la nature du péché, le mythe du péché originel perdure dans beaucoup d'esprit, notamment chez les pratiquants religieux (de toutes les branches de la chrétienté) selon sa forme ancestrale (même si elle varie d'une confession à l'autre). Très liée à la notion de culpabilité personnelle, le péché est aussi perçu comme faisant partie d'une trame de générations qui remontent aux origines. l'analyse théologique elle-même, écrit Laurent SENTIS, participant du Séminaire du diocèse de Toulon, est toujours liée "à une réflexion sur le libre arbitre, la grâce et la concupiscence (ou convoitise)".

Il retrace l'élaboration de la notion à partir du récit de la Genèse dans la Bible qui "évoque plus les conséquences malheureuses du péché d'Adam que la transmission de ce péché. 

Plusieurs textes, explique-t-il, soulignent que l'homme est pêcheur dès sa naissance et que le péché est universel. 

Jésus souligne l'illusion de ceux qui se flattent d'être justes et affirme que tous les hommes ont besoin du salut. Et c'est du coeur humain que sort, selon lui, tout ce qui rend l'homme impur. Mais le vrai fondement scripturaire de la doctrine du péché originel se trouve dans le parallèle établi par Paul entre Adam et le Christ. A Jésus, source de vie et de justice s'oppose Adam qui a plongé l'humanité dans le péché et la mort."

Les Pères fondateurs de l'Eglise, durant les quatre premiers siècles ne s'interrogent guère sur l'historicité du récit de la Genèse ni sur le lien entre la chute d'Adam et la condition de l'humanité. Ils sont tous d'accord sur l'état de déchéance où nous sommes, mais ils divergent sur l'analyse de cette déchéance. Irénée (de Lyon, vers 130-202) y voit une désobéissance, mais d'autres l'identifient à la faiblesse et à l'ignorance propres à la condition mortelle et n'envisagent pas une véritable participation au péché d'Adam. Grégoire de Narzianze (329-390) par exemple juge possible que celui qui n'est pas baptisé puisse n'avoir pas mal agi et ne mérite ni gloire ni châtiment et, pour Jean Chrysostone (vers 344-407), le passage Romains 5 de la théologie paulinienne signifie non pas que l'homme est pêcheur,  mais qu'il est condamné au supplice et à la mort.

"En 397, poursuit-il, quinze ans avant la polémique antipélagienne, Augustin (d'Hippone, 354-430) est déjà en pleine possession de sa doctrine. En raison de la transgression d'Adam, tout homme est marqué par le péché originel. Celui-ci est un véritable péché qui nous vaut un châtiment temporel (la mort et la convoitise) mais aussi éternel (la séparation d'avec Dieu). Le péché originel se propage par la génération charnelle et la convoitise qui l'accompagne.

En raison de la confiance qu'il accorde au libre arbitre, Pélage (ou Pelagius, vers 350-420) minimise la différence entre l'état primitif et l'état présent de l'humanité. D'un côté il affirme que le premier homme a été créé mortel et de l'autre, il rejette l'idée d'un affaiblissement du libre arbitre consécutif au péché d'Adam. Pour combattre cette doctrine, Augustin invoque la pratique du baptême des petits enfants. Puisqu'on baptise pour la rémission des péchés, il faut bien que ces enfants portent en eux un péché qu'ils n'ont pourtant pas commis mais qui leur a été transmis, le péché originel précisément. Contre Pélage, le concile de Carthage (418) affirme que la mort d'Adam est la conséquence de son péché et que le péché originel chez les petits enfants est un véritable péché. Le concile d'Orange (529) précise qu'Adam a transmis à sa descendance un véritable péché et un esclavage spirituel. L'influence d'Augustin sur ces conciles et sur l'enseignement officiel de l'Eglise catholique est indéniable. Toutefois, il convient de distinguer les définitions de cette Eglise et les nombreux éléments de la doctrine augustinienne qui font l'objet d'un libre débat dans la théologie catholique : le sort des enfants morts sans baptème, avec le problème des limbes, la manière dont se transmet le péché originel, le rapport entre péché originel et sexualité, la grandeur du désordre introduit par le péché originel, l'immortalité éventuelle du premier homme, s'il n'avait pas péché, etc."

Dans l'ensemble, la pensée scolastique du péché originel durant tout ce qu'on appelle le Moyen-Age (vaste période...) constitue un effort pour interpréter et nuancer la doctrine d'Augustin.

En définissant le péché originel comme privation de la justice originelle, Anselme permet de comprendre comment il se propage : si Adam avait gardé la justice, il l'aurait transmise à sa descendance, mais il ne pouvait transmettre ce qu'il avait perdu. P. Lombard (vers 1100-1160) reprend une exégèse traditionnelle de Luc 19,30 (des Evangiles) pour marquer la différence entre les dons gratuits dont l'homme a été dépouillé et la nature qui a été blessée. A. de Halès (vers 1186-1245) introduit une distinction appelée à devenir classique : sous son aspect formel, le péché originel est la privation de la justice; et c'est donc un vrai péché ; sous son aspect matériel, c'est la convoitise, qui n'est pas un péché, mais le châtiment du péché. Cette analyse sera tapotée aussi bien par Bonaventure (de Bagnoregio, vers 1217-1274)  que par Thomas d'Aquin (vers 1224-1274) et leurs écoles respectives. Pour Thomas, il y a dans l'homme une participation à la lumière divine qui ne peut être détruite par le péché originel. Cette idée de la lumière naturelle de la raison entraine une perception moins pessimiste de la déchéance de l'humanité, même si la nature humaine est corrompue par le péché et si, sans la grâce, l'homme ne peut durablement résister à la convoitise (il peut quand même le faire un certain temps). Il faut noter que sur ce point, (Jean) Duns Scot (1266-1308) s'accorde avec Thomas."

il fait noter que derrière toute  cette exégèse se trouve l'instauration de tout un système de diagnostic du péché et tout un système de confessions. C'est la vénalité d'ailleurs de ce système, le pardon étant accordé souvent en échange de dons matériels à l'Eglise, qui est attaqué d'abord par les tenants de la Réforme. Non seulement, la moralité des princes d'Eglise ne se distingue pas de celle des hommes d'Etat et des hommes de la finance, mais l'enrichissement constant de l'Eglise par le système confessionnal est source lui-même de... péchés!

Avec la Réforme, viennent des interprétations divergentes du péché originel. "Pour Luther, la théologie n'est pas spéculation abstraite sur les relations de l'homme avec Dieu. Elle repose sur une expérience : la parole de Dieu transmise dans l'Ecriture vient libérer l'homme esclave de la convoitise. rejetant ainsi les "subtilités" de la scolastique, Luther fait du péché originel une "privation totale de toute la rectitude et de toute la puissance de toutes les forces tant du corps que de l'âme de l'homme tout entier, intérieur et extérieur". Par opposition à l'humanisme d'un Erasme (vers 1469-1536), il affirme ainsi la corruption radicale de l'homme déchu et l'impuissance du libre arbitre. Calvin nie également que l'homme pêcheur ait par son libre arbitre le pouvoir de bien agir. La confession d'Augsbourg affirme que le péché originel est un vrai péché, mais sans distinguer la privation de justice de la convoitise. Il en résulte que Melanchthon (1497-1560) réduit la grâce du baptême à la non-imputation du péché originel, ce que la théologie catholique ne pouvait accepter."

Le Concile de Trente "reprend l'enseignement des anciens conciles et réaffirme, contre les réformateurs, la distinction entre convoitise et péché proprement dit : seule la privation de justice est un véritable péché que le baptême efface. 

A partir de cette époque, le débat sur le péché originel est lié, dans l'Eglise catholique, au problème de la nature humaine : qu'entend-on exactement par là? Baius (ou Michel De Bay, 1513-1589) rejette la notion thomiste de la grâce surajoutée à la nature et voit dans le péché originel une corruption radicale de la nature humaine ; au nom du retour à l'augustinisme, il rejoint donc la conception luthérienne du péché originel. Pour s'opposer à cette conception pessimiste de la nature déchue, la plupart des théologiens catholiques va radicaliser la doctrine thomiste de la grâce créée et défendre l'idée, que, sans la grâce, la nature humaine est préservée dans ses principes essentiels et en particulier dans son libre arbitre. On voit ainsi se développer l'hypothèse d'une nature pure dotée d'une finalité naturelle distincte de la vision béatifique. Ses partisans  pensent en général que l'homme a été élevé à l'ordre surnaturel au moment de sa création, et que le péché a eu la double conséquence de lui faire perdre la grâce  et d'entrainer un désordre dans sa sensibilité. Cette hypothèse, qui facilite  l'intelligence de la doctrine  de Trente, fut adoptée par la majorité  des théologiens catholiques après les condamnation de Baius (1567) et de Jansénius (1653). Elle ne fit pourtant jamais l'unanimité. Certains augustiniens comme H. Noris (1631-1704) la rejetèrent sans être condamner pour autant. H. de Lubac (1946) a montré qu'elle n'est pas en harmonie avec la doctrine thomiste du désir naturel de voir Dieu."

Il y aurait tout un développement plus poussé que ne fait l'auteur sur la théologie orientale, qui n'a pas connu la crise pélagienne et qui demeure fidèle à l'ancienne conception de la nature humaine orientée vers la divinisation. "De ce fait, la théologie orientale ne pense pas le péché d'Adam comme perte de la grâce créée, mais comme perversion de la nature. Tout homme est solidaire d'Adam et vient au monde avec cette nature déchue."

Dans la réflexion moderne et contemporaine, approches proprement philosophiques à part, Laurent SENTIS s'étend surtout sur la réflexion de P. Ricoeur. "(Il) a formulé avec vigueur ce qui peut faire reculer devant certains aspects de l'enseignement augustinien sur le péché originel (qu'il qualifie) de "Spéculations pseudo-rationnelles sur la transmission quasi biologique d'une culpabilité quasi juridique de la faute d'un autre homme repoussé dans la nuit des temps, quelque part entre le pithécanthrope et l'homme de Neandertal". Cette formulation vient tout droit de la grande remise en cause par les théories de l'évolution de la généalogie chrétienne traditionnelle. Notre auteur note que le malaise induit par la poussée des réflexions scientifiques sur les dogmes de l'Eglise provoque dans la théologie contemporaine la recherche d'une présentation renouvelée qu'il situe sur trois plans : celui de l'exégèse, celui de la patristique et celui de la théologie systématique.

Pour l'exégèse, "pour bien lire Gn 2-3, il faut prendre en considération le genre littéraire de ce récit. Il s'agit d'une légende étiologique (Dubarle, Le péché originel dans l'Ecriture, 1958). A travers une représentation imagée des origines, l'auteur cherche à décrire la psychologie de l'homme pêcheur et à montrer que le mal moral est antérieur au malheur humain. Par ailleurs, le thème de la solidarité dans le péché est, comme l'a montré Ligier (Péché d'Adam, péché du monde, 1959), une perspective familière aux auteurs de la Bible. Quant au sens de l'expression (si commentée dans Romains), sur laquelle on a beaucoup discuté, il semble qu'elle signifie "moyennant le fait que" ("la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché (Lyonnet, 1966)."

Du point de vue de la patristique, "étude des Pères (fondateurs de l'Eglise) permet de redécouvrir des perspectives oubliées. Irénée par exemple souligne que l'homme n'a pas été créé parfait dès le commencement. Plusieurs Pères, y compris Augustin, n'hésitent pas à voir en Adam, au-delà de l'individu, la communauté humaine dans son ensemble, disloquée par le péché (Lubac, catholicisme, 1938). On comprend mieux, de ce point de vue, la transmission du péché originel : l'homme vient au monde dans une communauté déchirée depuis l'origine, et il ne peut que participer à ce déchirement."

Enfin en matière de théologie systématique, "au-delà des clivages confessionnels, les théologiens contemporains peuvent, systématiquement, se répartir en 3 groupes.
Il y a ceux qui, comme Villalmonte (1978), estiment qu'un péché hérité est une contradiction, tout péché étant nécessairement personnel. D'autres s'efforcent de penser le péché originel dans le cadre du péché du monde mis en lumière par Ligier. Le péché n'est pas seulement  l'acte de celui qui se détourne de Dieu, c'est aussi l'influence exercée par cet acte sur une autre liberté. Schoonenberg (1967) parle à ce propos de situation et précise que cette situation peut concerner un être humain avant que celui-ci ne soit engagé dans l'existence. Il propose de parler dans ce cas de situation existentiale (par opposition à la situation existentielle face à laquelle ma liberté peut réagir). Le péché originel est une telle situation existentiale, qui vient peser sur tout enfant né dans un monde marqué par le péché. Enfin, le CEC par exemple estime que la privation de justice originelle doit être soigneusement distingué du péché du monde, conséquence du péché originel, et de tous les péchés personnels. c'est par rapport à cette position que certains ont défendu un strict monogénisme. Rainer (1967) a pourtant montré que le dogme catholique du péché originel n'exige pas le monogénisme mais demande que soit affirmée une unité réelle de l'humanité originante. D'autres, comme Fressard (1966), pensent qu'il faut distinguer nettement de l'historicité naturelle. Des vues audacieuses et qui vont dans le même sens ont été proposées par Léonard (1987) qui place Adam et eve dans "un monde préternaturel réel mais ne coïncidant pas avec l'univers actuel".

Le péché originel n'est pas le premier objet de la foi chrétienne, qui est espérance en Dieu et non désespoir de la faute. Mais si tous les hommes sont solidaires dans le péché, cela signifie deux choses : une unité du genre humain plus ancienne et plus fondamentale que toutes ses divisions ; et l'extension du salut à tous ceux qui le veulent : "Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire face à tous miséricorde" (Romains)."

 

Laurent SENTIS, Péché originel, dans Dictionnaire critique de théologie, PUF, 1998. André-Marie DUBARLE, André DUMAS, Péché originel, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

RELIGIOUS

 

 

 

 

 

 

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1 décembre 2016 4 01 /12 /décembre /2016 07:29

  Entre la plus ou moins grande continuité avec le judaïsme de l'Ancien Testament et le profond remaniement de la révélation chrétienne, les conceptions du christianisme changent également avec le temps, même si la tendance forte est à l'individualisation du péché et à la responsabilisation intime du pécheur. Par ailleurs, s'élabore un mythe profond du péché originel qui marque l'humanité pratiquement une fois pour toutes : la nature humaine, et singulièrement ses manifestations sociales (sexuelles) est conçue comme plus ou moins radicalement mauvaises suivant les confessions.

   Jacques POHIER explique que dans la conception chrétienne, la "qualification de péché désigne le fait qu'un acte est nuisible à la vie dont Dieu veut faire vivre les hommes au sein de l'Alliance selon laquelle il désire les rassembler en communion avec lui et entre eux. C'est donc le dessein de salut de Dieu qui est mis à mal par le péché, et, en ce sens, il serait légitime de dire que Dieu est la principale et la première victime du péché. En tout ça, cela explique que dans le christianisme le péché soit l'objet d'une révélation par Dieu et ne puisse être connu que par elle : de même que l'Alliance ne peut être connue de l'homme que si Dieu la lui révèle, ce même le péché, qui met à mal l'Alliance, ne peut être connu que si Dieu le révèle. Plus même, puisque c'est Dieu qui a l'initiative de l'Alliance et qui sait ce qu'elle représente pour lui et pour ce qu'il désire faire vivre à l'homme, c'est lui, et lui seul, qui peut juger qu'un acte est nuisible à la vie selon l'Alliance. C'est pourquoi, dans le Nouveau comme dans l'Ancien Testament, il n'y a jamais révélation par Dieu de l'Alliance sans qu'il y ait également révélation par lui ce qui permet à l'Alliance de porter ses fruits ou de ce qui peut au contraire l'entraver. Et de même que, par la foi, l'homme donne son assentiment à ce que Dieu lui révèle de l'Alliance, ce même est-ce par la foi que l'homme donne son assentiment à ce que Dieu lui révèle de l'Alliance, à ce que Dieu lui dit être péché. Il en résulte que la source première de l'expérience chrétienne du péché n'est pas ce que l'homme peut expérimenter par lui-même en matière de honte, de culpabilité, d'impureté, de transgression de la loi ou d'infidélité à sa conscience, si valables que puissent être par ailleurs toutes ces expériences, mais la parole de Dieu sur le péché et la foi en cette parole." Tout ceci entraine une conception particulière des relations entre péché et salut, entre péché et valeurs humaines, et surtout entre péché, liberté et responsabilité.

Jacques POHIER souligne bien la série de paradoxes contenue dans la révélation vétéro et surtout néo-testamentaire : "d'une part, le péché est une réalité individuelle résultant de l'agir de chacun : d'autre part, il est une réalité qui englobe et conditionne l'agir de chacun et de tous, ayant presque une consistance autonome et pesant sur l'homme préalablement à toute détermination concrète de son agir ; le dogme du péché originel situe même le péché à la source de l'existence humaine e de toute l'histoire humaine, en deçà de toute activité de l'homme mais pesant sur toute son histoire. Autre paradoxe : on insiste fortement sur la liberté et la responsabilité, ce que reprendra la tradition chrétienne en disant que le péché ne saurait être grave s'il n'y a pas entière connaissance et plein consentement ; mais d'autre part, comme en témoignent maints enseignements du Christ lui-même, on peut être pécheur et déclaré tel par Dieu ou par la communauté des croyants alors même qu'on ne savait pas que l'acte en cause était un péché §voit par exemple la parabole du jugement dernier dans Mathieu, XXV, 31-46). Enfin, on constate que, si le Nouveau Testament est riche en enseignement sur le péché comme donnée générale de l'existe,ce de l'homme et du salut, ainsi  qu'en enseignements précis et formels sur le fait que telle conduite humaine est un péché aux yeux de Dieu, il semble en revanche n'avoir accordé pratiquement aucun attention à ce qui parait pourtant préoccuper si fort les croyants et à quoi la tradition chrétienne a consacré tant de labeur théorique et pratique : comment déterminer exactement le degré de gravité objective d'une faute, et surtout comment déterminer exactement le degré de responsabilité de celui qui s'en serait rendu coupable. La révélation chrétienne se préoccupe en effet bien plus de manifester au pécheur que Dieu se veut sauveur du péché, que de lui fournir de quoi peser exactement le degré de sa responsabilité. Et, si elle parle souvent au chrétien de sa liberté, elle est moins occupée de lui fournit de quoi juger comment sa liberté a joué par rapport à son péché en tant qu'il est du passé, que de l'inviter à user de sa liberté, rénovée par le pardon de Dieu, pour désormais mieux vivre selon l'Alliance et pour éventuellement prendre en charge les effets présents et à venir de ce qu'il a fait. Car la réparation à quoi le chrétien est invité par rapport à son péché est moins de savoir à quel degré sa liberté a joué dans son acte passé que de savoir à quel degré elle s'engage dans l'avenir résultant de ce passé.

D'autre part, il faut remarquer que le but premier de cette révélation n'est pas tant de mettre le pécheur face à son propre péché que de le mettre en face du tort que celui-ci représente pour l'Alliance et pour tout ce qu'elle engage : Dieu lui-même, la communauté des croyants, l'existence historique concrète de l'homme, etc. Répondre à une telle révélation par une démarche qui serait surtout préoccupée d'établir le degré de sa responsabilité, ce serait évidemment déplacer le problème en le posant davantage en fonction de soi-même qu'en fonction de celui ou de ceux à qui l'on apprendrait ainsi avoir fait tort. Si quelqu'un ou quelque chose a été mis à mal de par son acte, l'important n'est pas d'abord ce que le sujet peut et doit penser de lui-même, mais le fait objectif du mal éprouvé par l'autre, et il est mieux de le regretter par amour de l'autre et de le réparer au sens précisé ci-dessus, que de commencer par raisonner sur le degré réel de sa propre responsabilité.

Cette réflexion sur le péché est déjà d'une grande élaboration par rapport à celles historiquement établies par les Pères de l'Eglise sur la base (parfois remaniée) des Ecritures, et les problèmes actuels abordés ensuite dans le même texte par Jacques POHIER, sur l'existence même d'une Alliance entre les hommes et Dieu, sur la validité théorique et pratique des sentiments de culpabilité induits par la conscience du péché, sur les dimensions collectives de la morale et les modifications de l'éthique relèvent eux-aussi de problématiques modernes étrangères par beaucoup d'égards aux élaborations théologiques antérieures...

  Le Dictionnaire critique de théologie nous invite à reparcourir ces élaborations et de prendre la mesure des interrogations suscitées par les pratiques de la réparation du péché.

Des étapes bien différentes de ce réflexion sont exprimées dans le regard chrétien sur l'Ancien Testament, les interprétations du Nouveau... et les réflexions dans l'Eglise primitive, d'Augustin à la Réforme, dans les Temps modernes relèvent de visions variables parfois du tout au tout.

 La lecture de l'Ancien Testament par le christianisme peut différer de celle du judaïsme, notamment parce qu'est mis en exergue l'annonce d'une Nouvelle Alliance. Pour ce qui est du péché, il s'agit notamment de la désobéissance au Décalogue (les Dix commandements), nonobstant l'intention de désobéir : il s'agit de l'acte objectif sans recherche des motivations psychologiques. Il faut distinguer une tradition habituellement observée où le péché est vu sous l'angle de la responsabilité/culpabilité individuelle du pêcheur d'une tradition plus ancienne, plus "dure" pour laquelle le péché contamine toute une parenté, voire le peuple tout entier. Des textes plus souvent évoqués (invoqués) mettent en avant un climat moral de péché. On peut y baigner depuis son premier jour, toute l'histoire d'une nation peut en être marquée. Quels que soient les niveaux de responsabilité personnelle, tous les hommes vivent dans un climat moral d'impuissance. Même si nous de devons pas à nos ancêtres une vraie culpabilité, ils nous ont légué le fardeau d'une telle faillite morale que nous ne pouvons qu'aspirer à une intervention divine qui nous en délivre. Le christianisme voit dans des textes de l'Ancien Testament, l'idée d'une intercession des justes en faveur des pêcheurs, idée partagée en partie par le judaïsme. L'attente d'un Messie, dans l'occupation romaine par exemple, se confond avec la libération politique et religieuse du peuple d'Israël, alors que pour les chrétiens, il s'agit de la libération de tous les hommes et d'une libération morale.

  L'interprétation du Nouveau Testament par PAUL, chez qui domine le sentiment le plus vif de l'impuissance due au péché et l'implication de tous les hommes dans ce péché, détermine pour beaucoup l'orientation du christianisme, et ce en partie contre le climat des Evangiles. Le péché possède une force personnifiée (Epître aux Romains). "Le péché, écrit Rowan WILLIAMS, est avant tout un esclavage : nous sommes liés par le péché, nos choix sont hypothéqués par le péché, le péché "habite" en nous, c'est par la mort  que le péché nous récompense de notre soumission. On est ici dans un tout autre ordre d'idées que celui où le péché est une souillure (dont on peut se laver), ou même un manquement ou une erreur coupables : pour Paul, le péché n'est pas une faiblesse délibérée de la volonté ou une mauvaise appréciation des choses, c'est ce qui rend impuissants aussi bien volonté que jugement. Si le péché mène à la mort, ce n'est pas qu'un Dieu injuste ou hostile nous rende responsable d'actes que nous n'avons jamais choisi de poser, c'est que notre condition est telle qu'elle détruit notre capacité de vivre avec Dieu.

Tout cela semble, poursuit justement notre auteur, évêque de Monmouth, à première vue, en désaccord avec le climat des Evangiles ; et il est vrai que le point de vue de Paul est plus profondément et plus consciemment tragique. mais à y regarder de plus près, la prédication de Jésus dans les synoptiques a bien le même contexte oppressant. Les auditeurs de Jésus n'ont aucune chance non plus de pouvoir satisfaire ce qui est requis pour expier leur culpabilité ou leur impureté ; et, puisqu'il ne reste que peu de temps avant que Dieu n'intervienne pour rétablir son règne, Jésus offre à ces "pécheurs" la possibilité du pardon s'ils acceptent de le suivre. Il suffit d'admettre la gravité de son état - comme c'est le cas du publicain dans la parabole de Lc 18-9-14, ou de Pierre quand il constate l'autorité miraculeuse de Jésus. L'amour qui se manifeste dans l'amitié du pécheur et de Jésus est le signe du pardon, et peut-être aussi ce qui rend possible le pardon. Ainsi dans les Evangiles, spécialement chez Luc, ce n'est pas un sacrifice de réparation, ni même un repentir personnel qui triomphent du péché, c'est l'entrée dans la communauté de ceux qui sont reçus par Jésus. Il n'y a donc pas si loin de cette vision à celle de Paul. Paul toutefois en dit plus lorsqu'il assimile la mort de Jésus à un sacrifice d'expiation offert pour tous, une idée qui apparait certes dans les synoptiques, mais qui n'est centrale que dans le corpus paulinien. l'origine de cette idée vient peut-être de la parole attribuée à Jésus au moment de l'institution de l'eucharistie, quand il parle de son sang répandu comme établissant une nouvelle alliance, c'est-à-dire scellant la cohésion et l'identité devant Dieu de la nouvelle communauté."

Mais dans l'Eglise primitive, les premiers théologiens "ont en général du péché une vue moins collective et plus prosaïque. Les péchés sont des actes de désobéissance à Dieu et ce qui montre qu'on est sauvé, c'est qu'on est capable d'observer ses commandements. Une bonne partie de la littérature du IIème siècle est consacrée au problème du péché commis après le baptême : peuvent-ils être remis, ou faut-il s'en tenir à un idéal du baptême qui délivrerait du péché une fois pour toutes? Il y eut des débats particulièrement vifs à ce sujet dans l'Eglise de Rome. Le Pasteur d'Hermas, au début du IIème siècle admet la légitimité de la pénitence postbaptismale, mais une fois seulement, ce qui lui valut le mépris de rigoristes comme Tertullien. L'adultère, l'apostasie et le meurtre étaient la plupart du temps considérés comme ne pouvant être absous par l'Eglise (même si Dieu pouvait les pardonner dans le monde à venir). Dans la première moitié du IIIème siècle, Origène considère encore que pécher après le baptême est un rejet du Christ aussi grave que de demander à grands cris sa crucifixion (Contre Celse) (...) ; d'autres passages suggèrent cependant qu'il a changé d'avis sur ce point ou du moins qu'il ne le pense plus que pour l'apostasie après le baptême.

Athanase rapporte les vues d'Origine sur la question comme si ce dernier faisait de tout péché commis après le baptême le péché contre l'Esprit ; à cette époque, une telle position n'était plus guère soutenue et Athanase entreprend de la réfuter. Les différentes crises dues aux apostasies causées par les persécutions eurent finalement deux résultats : d'une part l'Eglise fur obligée d'adoucir sa discipline en cas d'urgence pastorale ; de l'autre, il y eut des schismes religieux rigoristes, partisans de la vieille sévérité (pas d'absolution de l'Eglise pour l'apostasie, ou au moins pas de réhabilitation complète), pour défendre la pureté de l'Eglise.

On voit ainsi réapparaitre au début du christianisme (surtout dans les groupes schismatiques comme les novatiens ou les donatistes) le thème du péché comme souillure. Mais c'est toute la communauté qui est atteinte, et non tel individu (ce qui fait écho à des textes de l'Ancien Testament comm Jos 7). Bien que tous les péchés graves ne soient pas d'ordre sexuel, les métaphores dont on se sert pour en parler sont souvent fortement sexualisées : le péché postbaptismal souille l'innocence virginale de la communauté. Dans tous ces débats, on commence aussi à distinguer entre les péchés, ce qui donnera plus tard la distinction entre péché "mortel" et péché "véniel". La notion de péché "mortel", c'est-à-dire de péché qui détruit la substance morale de l'agent, remonte (loin). Origine distingue entre le péché qui est la mort de l'âme et le péché qui est une faiblesse de l'âme : pour lui, il y a des péchés qui ne sont pas dus à une révolte délibérée contre Dieu et ne sont donc pas des perversions mortelles de la volonté. Cette distinction fut développée dans la tradition latine à partir d'Augustin (pour ce dernier, on ne peut vivre sans tomber dans certains péchés mineurs, dus à la faiblesse congénitale de notre volonté et non à une volonté délibérée du mal ; le caractère inévitable de ces péchés "véniels" est lui-même une conséquence du péché originel.)

C'est avec Augustin (jusqu'à la Réforme) que la réflexion théologique retrouva quelque chose du sentiment tragique de Paul et considéra à nouveau le péché comme un état existentiel ou un esclavage qui nous tient. Son opposition au manichéisme l'empêcha d'aller jusqu'à l'idée d'un péché absolument inévitable, un péché où le libre arbitre ne jouerait aucun rôle, mais il fut de plus en plus convaincu qu'on ne pouvait comprendre le péché sur un plan purement individuel ; notre liberté n'est pas pleine et entière, et notre esprit, dans sa condition déchue, est incapable de percevoir le vrai bien. La volonté mauvaise reste à ses yeux la cause ultime du péché (De libéro arbitres) ; mais cette volonté mauvaise consiste à désirer en fait ce qui n'est pas bon pour nous, et cette erreur radicale sur le bien n'est du choix de personne. C'est l'effet du péché originel (De agone christiano). C'est le thème qu'il traite avec un pessimisme de plus en plus grand dans ses traités contre Pélage et ses partisans - pour lesquels on pouvait réduire le péché (comme on le faisait au IIème siècle) à des actes de rébellion spécifiques que de bonnes habitudes étaient capables de surmonter.

Bien que la théologie protestante du XVIème siècle ait souvent accusé la théologie catholique de la fin du Moyen Age de tendances pélagiennes, la tradition latine fut toujours formellement fidèle à Augustin : pour elle, le péché devait être volontaire pour être condamnable, la situation de péché pouvait exister objectivement sans aucun acte individuel spécifique de désobéissance à Dieu et on ne pouvait être délivré du péché que par la grâce (voir Thomas d'Aquin).

Là où la Réforme l'emporta, les structures du système pénitentiel furent en bonne partie démantelées, mais beaucoup de groupes s'inspirèrent de modèles primitifs pour rétablir une forte discipline ecclésiale. La radicalité de la version luthérienne du pessimisme augustinien eut l'effet de rendre inutiles aux yeux de certains les moyens de "diagnostiquer" les péchés ; on se demanda même dans certains milieux protestants si tous n'étaient pas également graves aux yeux de Dieu, ce qui causa de grandes inquiétudes chez ceux qui voulaient identifier les péchés impardonnables contre l'Esprit Saint. Cela n'empêcha pas le calvinisme et l'anglicanisme d'avoir une théologie morale et pastorale de plus en plus complexe, où le "diagnostic" jouaient un rôle crucial (voir les oeuvres de Jeremy Taylor (1613-1667), surtout l'Unum Necessarium et le Ductor Dubitantium).

La liste des sept péchés capitaux (orgueil, luxure, colère, gourmandise, avarice, envie et paresse) est essentiellement, quoique non exclusivement, catholique et semble ne pas exister dans la tradition orientale, sauf là où il y a une influence latine. Elle doit pourtant son origine au monachisme grec et à ses moyens de diagnostiquer les principales sources de la conduite pécheresse. Au Vème siècle, Cassien parle dans ses Institutions monastiques de huit "vices". Un bref résumé de son enseignement à ce sujet circulait  dans les monastères orientaux, et finit par figurer dans la Philocalie, l'anthologie classique publiée au XVIIIème siècle, qui répertorie la gourmandise, la luxure, l'avarice, la colère, la tristesse, l'acide, la vanité et l'orgueil). le but de cette liste est non pas de servir à l'examen de conscience avant la confession, comme c'est généralement le cas dans la tradition occidentale, mais de donner le moyen de combattre spirituellement chacun de ces vices."

Dans les Temps Modernes, les perspectives changent encore. "Pour beaucoup de modernes, poursuit notre auteur, qui reviennent ainsi à Paul, ce n'est pas le choix personnel du mal qui est premier, mais une atmosphère dominante qui pervertit nécessairement les choix. cela se voit déjà chez Schleiermacher, mais c'est surtout le point de vue de théologies du XXème siècle, influencées d'une manière ou d'une autre par l'existentialisme. Pour Sartre ou pour Camus, nous sommes prisonniers d'une condition sans "authenticité", qui  nous met en désaccord avec nous-mêmes en nous empêchant de faire des choix qui soient vraiment les nôtres ; pour Heidegger et son école, notre état habituel est l'"éloignement" de l'être. C'est ainsi que pour Tillich et pour Bultmann d'une façon un peu différente, le péché est essentiellement la condition aliénée d'hommes qui n'ont pas encore entendus la parole libératrice de Dieu. Dans le second volume de sa Théologie systématique, Tillich essaie de rendre cela plus clair en définissant les péchés, choix de "se détourner de ce qui vous est propre", comme l'expression du péché, état d'éloignement de Dieu, de soi et des autres. Pour Ramer, dont Heidegger est également l'horizon, le péché est l'état où nous ne savons plus ce que nous sommes parce que nous sommes coupés de la communication que Dieu fait de lui-même. De ce point de vue, le péché est une frustration fondamentale avant d'être un rejet délibéré de Dieu."

Il y a pourtant des théologiens de notre époque, écrit néanmoins notre auteur, qui sont loin d'être de cet avis, "Barth et Balthasar essentiellement". Notre drame n'est pas d'être des victimes avant d'être des coupables. Notre condition a certainement un côté tragique, mais notre refus du sens ou de l'amour n'y est pas pour rien. dire que nous ne sommes pas ce que nous pourrions être, c'est suggérer que le salut est en fin de compte une affaire de retour à notre être véritable, ce qui est inadmissible, surtout pour Barth. On ne se reconnait pécheur qu'à la lumière de la victoire de la grâce, en se sachant à la fois pécheur et pécheur racheté. On ne peut parler du péché que d'un point de vue sotériologique et christologique : le sujet qui se reconnait comme pêcheur, capable d'être pardonné et de se dépasser lui-même, est un sujet déjà recréé par l'écoute de la Parole. Pour Balthasar comme pour Barth, le péché reste un mystère, une rage d'autodestruction qui ruine notre identité morale, loin de lui faire simplement obstacle."

Rowan WILLIAMS termine ce survol par l'évocation d'autres théologies, contemporaines, la théologie politique en Europe et les différentes écoles de théologie de la libération, "y compris la théologie féministe". "(Elles) ont volontiers recours au concept de péché "structurel". Ce péché se situerait à peu près à mi-chemin entre les actes mauvais individuels et l'état général de l'humanité ; nous sommes moralement et spirituellement prisonniers d'injustices spécifiques, inhérentes à la manière dont le pouvoir et la liberté économique sont répartis dans la société, et l'oeuvre du salut suppose le refus de cet état des choses, et l'injonction d'avoir à le transformer. Cela veut dire qu'il faut éventuellement changer de langage : on ne s'est pas privé, par exemple, de remarquer que faire de l'orgueil le plus grand des péchés mortels empêche d'acquérir l'autorité et l'estime de soi. Le péché essentiel des opprimés n'est pas l'orgueil, c'est le manque d'amour de soi et de confiance en soi.

Il y a toujours urgence, termine-t-il, pour la théologie à voir que le péché se fait partout sentir, qu'il nuit à notre être moral et spirituel (et donc social), et qu'il n'est pas seulement un acte qui entraine une "dette" à payer. L'absolution n'est pas la remise d'une dette, elle contribue à une guérison active, au rétablissement de la relation avec Dieu et avec son peuple. Cela n'exclut pas la nécessité d'un "diagnostic" du péché du même genre que celui qu'on trouve chez Cassien. On n'a jamais fini de repérer les comportements qui, quel que soit le degré de conscience avec lequel on les choisit, rendent incapables d'une relation vivifiante avec la vérité, c'est-à-dire avec Dieu."

Rowan WILLIAMS, Péché, dans Dictionnaire critique de théologie, PUF, 2002. Jacques POHIER, Péché dans Encyclopedia Universalis, 2014.

RELIGIUS

 

 

 

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16 novembre 2016 3 16 /11 /novembre /2016 13:51

     Le péché, acte qui a pour effet la transgression d'un commandement négatif ou la non-observance d'un commandement positif, trouve le début de ses diverses spéculations religieuses dans le judaïsme. Nulle part ailleurs dans l'Antiquité, on ne trouve cette élaboration sur le péché, non pas tant au point de vue théologique qu'au point de vue de l'action (ou de l'omission) en infraction à la Loi divine. Dans tous les cas, dans le judaïsme, la responsabilité du pêcheur est engagée devant Dieu, que ce soit pour des fautes commises envers son prochain, ou pour des manquements aux devoirs envers le Créateur.

  Dans le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, on peut lire que "La Bible compte une trentaine de termes pour désigner les différents péchés, mais ils peuvent être classés dans trois grandes catégories. le terme le plus important est het qui apparait plus de six cent fois dans la Bible hébraïque ; la racine sur laquelle il est formé signifie "manquer le (passer à côté du) bien". Ce terme lui-même, ainsi que tous ceux qui en dérivent, sont appliqués à tous les types de péchés (social ou rituel, volontaire ou involontaire). C'est toutefois le seul qui désigne la catégorie la moins grave de péché : la transgression involontaire d'une loi rituelle.

Le second terme, par ordre ascendant de gravité, est avon. Traduit généralement pas "iniquité", il fait intervenir l'idée d'acte délibéré, et est donc beaucoup plus grave que le het. Bien qu'il puisse correspondre parfois à la transgression d'une loi rituelle, il désigne généralement la faute commise envers son prochain, en infraction aux lois étique-sociales, par exemple : les actes impliquant l'injustice, le dérèglement ou la perversion.

Le troisième terme qui désigne le péché est pècha. Traduit généralement par "transgression", il renvoie, plus exactement, à l'idée de "rébellion". C'est le type de péché affecté du plus fort coefficient de gravité. (...). Le pacha ne fait jamais explicitement référence à la transgression de la loi rituelle. Rabbi David "Qimhi" (Radaq) note que le concept de pacha implique "un refus conscient et délibéré de reconnaitre l'autorité du maitre, ou d'obéir à celui de qui émane un commandement". En terme religieux, le pacha est un acte délibéré de rébellion contre Dieu par la transgression de Sa Loi.

Dans la littérature rabbinique, les trois concepts ainsi distingués interviennent dans la définition unique du péché, dont ils sont, en quelque sorte, la triple dimension. C'est ainsi que dans l'acte répréhensible apparait la dimension du het, par lequel "l'on manque le but", échec par rapport à l'idéal le plus haut ; la dimension du avon, par lequel on quitte le "sentier de rectitude", de la justice et du droit ; la dimension du pacha, par lequel on se rebelle, en pleine connaissance de cause, contre la Loi et le divin Législateur. Dans la théologie rabbinique, certains péchés sont toutefois plus réprouvés que d'autres. Par exemple, un acte positif de transgression est plus répréhenible que l'acte négatif d'abstention d'une acte prescrite. De même, un péché commis en infraction d'une loi de la Torah est lus grave qu'un péché commis en infraction à une règle d'origine rabbinique. Les trois péchés les plus graves sont l'idolâtrie, le meurtre, l'inceste ; la mort doit être préférée, et acceptée, plutôt que de commettre l'un de ces trois péchés (nonobstant, par conséquent, le principe de piqqouah néfech selon lequel toute obligation religieuse s'annule devant un danger même indirect d'atteinte à l'intégrité de la personne).

La littérature rabbinique connait également le terme avérah pour désigner le péché. Au sens étymologique, il signifie "transgression", et correspond à tout acte positif de transgression d'une loi rituelle éthico-sociale.

La réparation du péché ou d'une infraction à la Loi consiste en l'offrande d'un sacrifice expiatoire, la restitution, ou le retour au statu quo ante, et souvent le repentir, ce qui dénote l'attitude pragmatique du judaïsme face aux faiblesses et manquements de l'être humain. La morale religieuse pratique s'étend peu sur les questions de l'origine du péché et sur la condition humaine d'avant ou d'après le péché d'Adam ; rares sont aussi les considérations sur les conséquences du péché du premier homme sur ses descendants. Sauf quelques références, formulées de manière plus ou moins ambigüe, dans la littérature hassidique et dans la kabbale, le judaïsme normatif rejette  résolument l'idée d'une nature humaine irrémédiablement corrompue depuis le "péché originel" adamique. C'est ainsi que le verset biblique selon lequel Dieu fait retomber "le crime des pères sur les enfants" ne doit pas s'entendre au sens théologique de l'inévitable transmission du statut de pécheur de génération en génération. Le verset ne signifie pas que les enfants seront châtiés pour le crime commis par leurs pères ; il ne concerne que ceux qui, libres de leur choix, sont "ceux qui m'offensent" en suivant leurs pères sur la voie du péché. La doctrine de la responsabilité individuelles, telle que l'expose la Bible, est au coeur de toute la pensée religieuse juive.

Sur le plan psychologique, les rabbins rapportent le péché au yètser ha-ra, le "mauvais penchant" qui fait partie de la nature humaine. Cette approche psychologique du péché constitue un des thèmes importants de la tradition de la kabbale et de la littérature hassidisme. Elle est clairement formulée dans le livre de l'Ecclésiaste : "Car il n'est pas homme juste sur terre qui fasse le bien sans jamais faillir". Les rabbins opposent au chester ha-ra, le yètser tov, le "bon penchant". L'homme est surtout un être doué de lire arbitre.

L'homme peut être dominé, fût-ce momentanément, par son mauvais penchant ; il peut toujours choisir d'en maitriser le cours. Il est libre d'obéir et de désobéir, d'agir conformément aux prescriptions divines ou de les rejeter ; c'est cette liberté qui, au regard du judaïsme, constitue la grandeur de l'être humain, et le rend capable d'un choix moral.

Le concept juif du péché apparait souvent sous son aspect purement légaliste. Cependant, le judaïsme n'ignore pas,tant s'en faut, la dimension métaphysique et spirituelle de la faute et du sentiment de culpabilité qui affecte la conscience morale de l'homme. Cet aspect apparait dans les derniers livres de la Bible. Le prophète Habacuc décrit le péché comme une "blessure de l'âme", comme une atteinte à l'équilibre spirituel de la personne humaine, qui brise sa relation à Dieu. (...) Le péché atteint ce que la créature recèle de sainteté, la détache et l'éloigne de son Créateur.

Les philosophes juifs du Moyen-Âge ou de l'époque moderne tentèrent eux aussi de rendre compte des conceptions bibliques et rabbiniques du péché, mais leur réflexion vise moins le concept rabbinique de avérah qu'à montrer que l'homme qui pèche dérobe à son idéal le plus noble en se refusant, consciemment ou non, à l'actualisation pleine et entière de ses plus hautes potentialités.

L'idée de réparation de la faute, qui rétablit la relation de l'homme à Dieu et qui parcourt toute la littérature religieuse juive, a son fondement dans le pouvoir et le devoir de sincère repentir qui seul restaure l'être humain dans la plénitude de son être. "

  Thomas RÖMER, professeur d'Ancien Testament à l'Université de Lausanne et titulaire de la chaire "Milieux bibliques" du Collège de France depuis 2007, nous explique que la Bible est déjà la "synthèse" de nombreuses influences de plusieurs groupes religieux. Le texte même de la Bible relate les pérégrinations d'un peuple confronté à de nombreuses influences et s'il semble vouloir faire des croyances de ce peuple quelque chose de très original (un monothéisme sourcilleux) venant directement de Dieu, reprend un certain nombre de thèmes très répandus dans l'Antiquité. C'est le traitement original de ces thèmes qui donne au peuple "juif" sa cohésion et sa culture propre. 

Par ailleurs, la pratique religieuse est beaucoup plus révélatrice de la morale que les textes. Chaque variante du judaïsme édicte et surveille l'application d'un réseau plus ou moins serré de prescriptions sexuelles, alimentaires, vestimentaires, relationnelles (dominants/dominés) qui insère le fidèle quotidiennement. Est péché toute transgression de la loi, et ce péché s'intègre dans la nature du pécheur. 

Pour revenir à ce que nous dit Thomas RÖMER de la Bible qui est aussi un récit des origines de l'humanité, même si le thème du péché originel apparait peu comme tel dans le judaïsme, "la question des origines préoccupe les religions, les systèmes philosophiques et bien sûr la science. Le Proche-Orient connait un certain nombre de récits de création qui combinent la question de de l'origine du monde et celle de l'homme, d'autres textes sont davantage centrés sur l'homme et la question de sa relations avec les dieux mais aussi avec les animaux." L'auteur explique que "il y a plusieurs modèles pour décrire les origines. En Egypte, on trouve souvent l'idée que les dieux enfantent le monde, ce qui est aussi le cas dans le psaume 90 (de la Bible) (...). Dans ce psaume, Yhwh est décrit à la manière d'Atoum, un dieu préexistant, qui donne naissance à la terre, mais à la manière d'une femme, en l'enfantant.

L'idée que l'univers est le résultat de la victoire contre le chaos est largement répandue, en Egypte, en Mésopotamie et dans le Levant. Dans la Bible, on trouve un certain nombre de psaumes, où le dieu d'Israël combat la Mer pour ensuite mettre en place le monde créé. Dans les épopées d'Enuma-Elish et d'Anthra-Hasis, la création des hommes se fait par le mélange de l'argile et du sang d'un dieu mis à mort. L'insistance est mise sur un lien étroite entre les humains et le monde des dieux, les hommes ont en eux quelque chose de l'"essence divine". Qu'en est-il dans la Bible hébraïque?

On trouve deux idées assez différentes dans les récits (de la Genèse). Le récit de Genèse 1 présente ainsi l'oeuvre créatrice d'une manière très ordonnée et harmonieuse. Le langage, la vision du monde et les préoccupations exprimées par le texte de Genèse 1 indiquent qu'il provient de prêtres judéens exilés à Babylone à la suite de la destruction de Jérusalem en 587 avant notre ère ou revenus de Babylone, probablement vers la fin du VIème siècle ou le début du Vé siècle (...). Ces prêtres ont eu connaissance, lors de leur séjour à Babylone, des cosmogonies babyloniennes ainsi que de leurs réflexions mathématiques et astrologiques. Ils ont donc repris le savoir et les concepts de la civilisation babylonienne tout en les adaptant à la théologie du judaïsme naissant. Gn 1 relate, tout comme Enuma Elish, la création comme une "victoire" du bien créateur sur le chaos aquatique. Mais contrairement au mythe babylonien, en Gn 1, il n'y a plus trace de combat. Lors de la création du premier couple humain, Dieu (Elohim) dit : "Faisons l'homme à notre image". Pourquoi ce pluriel? On a parfois postulé qu'il s'agit d'un plusieurs de majesté, mais un telle figure de style n'est pas plausible. On a par conséquent pensé que nous avons ici un résidu de l'idée d'une cour céleste au milieu de laquelle Dieu trône entouré de ses conseillers.

Peut-être pouvons-nous aller un pas plus loin : comment Dieu crée-t-il l'être humain "à son image" : mâle et femelle. Donc, il peut s'agir d'un résidu du couple divin (le dieu créateur avec sa parèdre) qui crée le couple humain à son image, comme le dit aussi Enuma Elish. (...) L'idée que tout être humain soit 'image de dieu peut se comprendre comme une démocratisation de l'idéologie royale.

Les chapitres 2-3 de la Genèse présentent une version très différente de la création des hommes et de leur séparation avec dieu.le récit ouvre par un manque : il n'y a pas encore de pluie, et il manque l'homme pour cultiver le sol. Pour remédier à ce manque, Yhwh crée alors l'homme à la manière d'un potier (...). Yhwh forme Adam avec de la terre (...) mais pour qu'il devienne vivant, il lui faut également, comme dans les mythes mésopotamiens, un élément divin. Cependant la Genèse évite l'idée du sang divin dans l'homme, le sang est remplacé dans la Genèse par le souffle divin que Yahvé insuffle à l'homme dans ses narines et qui le rend vivant. L'allusion au sang n'est peut-être pas totalement absente à cause du jeu de mot entre le sang (dam) et l'homme ('adam) pris de la terre rougeâtre ('adamah).

Gn 2,18 fait un constat anthropologique : l'homme a besoin d'un vis-à-vis, quelqu'un qui lui soit une aide, mais dans lequel il se retrouve ou se reflète. Le même constat sous-tend l'épopée de Gilgamesh. Yhwh curieusement crée l'homme et l'animal, parenté qui est évidente dans un contexte rural du premier millénaire avant notre ère, où les hommes et les animaux sont en contact permanent. Apparemment, Yhwh expérimente pour trouver le vis-à-vis adéquat pour l'homme. Il y a, comme dans le premier récit de la création en Gn 1, l'idée d'une cohabitions pacifique entre hommes et animaux qui prendra fin au moment où l'ordre du jardinet perturbé par la transgression de la femme et de l'homme. La femme qui est créée ensuite par une sorte de dédoublement de l'homme primordial représente ainsi un véritable vis-à-vis pour l'homme, mais leur relation reste néanmoins inégale, puisque c'est l'homme qui nomme la femme, comme il a nommé les animaux.

Leur premier état dans le jardin ressemble à celui d'Enkidu après sa création : ils sont nus, n'ont pas l'expérience de la sexualité (...), et ne sont pas encore entièrement différenciés des animaux (...).

L'idée de l'expulsion du jardin qui se trouve en Gn3 reprend le motif de l'expulsion d'un être primordial qui a laissé une trace (...). En Gn3, l'agent provocateur de la transgression est le serpent, animal qui tient un rôle important dans les mythologies en général. Dans le récit de la Genèse, le serpent n'a pas d'autonomie car il fait partie des créatures de Dieu, mais joue le rôle d'agent provocateur, il a un côté prométhéen. Par les sanctions que Yhwh inflige au serpent, à la femme, à l'homme, le texte expliquer comment la souffrance et la mort  sont arrivés dans la création, tout en insistant sur le fait que, malgré la sanction divine, la vie reste possible. C'est seulement après la transgression que l'homme donne un nom à la femme, qu'il y a unes individualisation. Le nom de Hawwa (Eve) explique que malgré la mort qui est le destin de tous les hommes, la vie reste possible, via la descendance, la femme pouvant enfanter, donner la vie, et ainsi faire face à la mort. L'expulsion du jardin est une réflexion sur l'autonomie de l'homme face au monde des dieux. L'homme a une certaine liberté face à dieu, mais il faut aussi en assumer les conséquences. En même temps cette liberté est quelque peu limitée, car si le serpent est un agent provocateur, on peut se poser la question de savoir si ce n'est pas Yhwh lui-même qui pousse l'homme à la transgression, pour qu'il occupe son espace à lui."

Notre auteur poursuit sur les violences divines/violences humaines, la diversité des cultures et des langues, les amitiés, amours, sexualités, les interdits sexuels, l'homme face à la mort, la pensée sur une fin absolue, la colère et le politique, la maladie, résultat de la colère divine... Mais ce qui nous intéresse surtout dans ce blog sur le conflit, c'est ce que le récit biblique nous dit des violences divines et des violences humaines. Par delà les diversités culturelles, les mêmes thèmes reviennent dans les récits mythologique mésopotamiens, babyloniens, sans compter ceux d'Egypte. Et parmi ces thèmes, celui de la violence n'est pas traité en tant que tel. Dans un univers à la vie brève et souvent interrompue de manière violente, ceci ne peut nous étonner. Et pourtant cette question de la violence, si souvent posées de nos jours (souvent d'une manière critique), se relie à celle du mal, qui lui est très évoqué partout. La Bible se centre souvent pour dénoncer la responsabilité (culpabilité) de l'homme dans l'origine du mal, même si elle le fait de manière éminemment plus subtiles que les cohortes de prédicateurs des religions monothéistes. 

"Alors que, explique Thomas RÖMER, dans la plupart des religions, on trouve des réflexions sur la question des origines du monde et de l'homme, ainsi que sur la question de la mort, la question de la violence, qui est devenue une question centrale, n'est guère traitée sur le plan des mythes étiologiques racontant l'origine de la violence. Dans beaucoup de système d'origines, la violence semble aller de soi.

Dans la Bible, c'est le mal (selon non-P) et la violence (selon P) des hommes qui sont à l'origine du déluge. Mais d'où vient cette violence? Contrairement au diptyque de Athas-Hasis, les rédacteurs bibliques ont inséré entre la création de l'homme et le déluge un mythe expliquant l'origine de la violence et qui, à ce jour, ne possède pas d'équivalent dans les mythes du POA, c'est l'histoire de Caïn et Abel. La première partie du récit (verset 1 à 16) met en scène le fratricide et ses conséquences et comporte un certain nombre de parallèles avec le récit de la transgression en Gn3. (...).

Les deux frères Caïn et Abel offrent spontanément des dons sans que Dieu leur ait demandé un tel acte. le mobile qui les pousse n'est pas précisé. Mais Yhwh ne se comporte pas comme attendu. Il accepte le sacrifice d'Abel mais pas celui de Caïn (...). Derrière l'épisode des frères se cache une expérience humaine quotidienne : la vie n'est pas toujours prévisible et elle est faite d'inégalités qui ne sont pas toujours explicables. En Genèse 4, Yhwh conforte Caïn à cette expérience que tout homme doit faire dans sa vie, expérience qui n'est pas toujours facile à supporter.

Malgré l'exhortation divine, Caïn ne parvient pas à surmonter sa frustration. Le verset 8 s'ouvre par "Caïn dit à son frère Abel", mais il n'existe pas de discours. Les anciennes traditions ont rajouté : "Allons aux champs". Mais il faut prendre au sérieux cette absence de parole. Le narrateur a sans doute voulu signifier que Caïn, à la suite de l'exhortation divine, a voulu parler à son frère, mais que, finalement, il n'y est pas parvenu. le premier meurtre et l'éclatement de la violence sont liés à l'incapacité de communiquer. Comme en Gn 3, Yhwh sanctionne Caïn qui, comme les acteurs de la transgression en Gn3, veut d'abord se soustraire à sa responsabilité. Pour Caïn, la sanction divine change son rapport à la terre.

Caïn a compris qu'il a déclenché la spirale de la violence : lui, qui a tué, craint maintenant d'être tué à son tour. Yhwh intervient alors pour protéger le meurtrier et, comme en Gn3, deux fois. D'abord il annonce une vengeance totale (sept fois) pour celui qui tirait Caïn - mais on reste dans la logique de la vendetta : à la violence répond ne violence accrue. C'est pourquoi Yhwh change d'idée et protège Caïn par un signe qui empêche de le tuer. Le texte ne précise pas la nature du signe ; ce qui importe au narrateur, c'est l'insistance sur le fait que la vie humaine, même celle d'un meurtrier, est sacrée.

L'installation de Caïn à l'Est d'Eden va permettre la naissance de la civilisation, comme le montre la deuxième partie du récit (v. 17-24). La culture et l'avancement technique viennent des descendants de Caïn. Caïn bâtit la première ville et ses descendants inventent la musique et la métallurgie. Le fait qu'un agriculteur devienne fondateur d'une ville se trouve aussi dans l'histoire de la Phénicie de Philon de Byblos, transmise en extraits par Eusèbe, Praeparutio evangelicua (...).

Malgré la violence, la vie demeure donc possible. Mais elle reste fragile et menacée, comme le montrent les versets 23 et 24, qui rapportent un chant de vantardise d'un descendant de Caïn qui annule le signe qui protégeait Caïn. Lamek se vante d'avoir tué pour une simple blessure et d'avoir déclenché à nouveau la spirale de la violence. Ainsi ce récit primitif se terminait-il par le rappel de l'omniprésence de la violence et désir de vengeance.

C'est pourquoi la troisième partie (v. 25-26) du récit retourne à Adam (...) et Ève qui procréent une descendance à la place d'Abel. C'est (...) l'oeuvre d'un rédacteur qui veut faire le lien entre Gn4 et la généalogie de Gn5. Le nom de Seth est le seul avec celui d'e Caïn au début de l'histoire à recevoir une explication étiologique. Dans le contexte actuel, ce nom est un "Ersatzname". Le narrateur nous dit que c'est sous Enosh qu'on commence à invoquer le nom de Yhwh. Cette idée est en contradiction avec Ex 3 et 6 où le nom de Yhwh est seulement révélé à l'époque de Moïse. Le rédacteur sait peut-être aussi que l'idée selon laquelle Yhwh ne révèle son nom qu'en Egypte n'est pas partagé par tous les textes de la Torah (...). et veut ainsi affirmer que celle révélation s'est déjà faite (pour la première fois) aux origines.

Dans la version sacerdotale du déluge où Dieu redéfinit ses relations avec les hommes (Gn9), la nouvelle réalité inclut maintenant la possibilité de consommer de la viande, à l'exception du sang. Donc on peut faire violence aux animaux pour qu'ils servent de nourriture. En même temps, on trouve l'ébauche de la loi, plus précisément de la loi du talion. La violence commise sera sanctionnée par la violence, c'est-à-dire par la peine de mort pour un meurtrier."

Sur les interdits sexuels, sans doute les plus forts dans les lois successives du judaïsme, ils forment un catalogue d'interdits assortis des sanctions en cas de transgression. C'est une véritable collection d'interdits qui resserrent l'éventail des possibilités d'alliances entre hommes et femmes, qui précisent parfois comment ne doivent pas se faire les rapports sexuels, avec des "explications" qui doivent plus à l'ignorance du corps qu'à autre chose. La difficulté de faire respecter le tabou de inceste, soit volontairement, soit involontairement explique la sévérité des sanctions encourues. L'éventail de ce qui est autorisé inclut parfois des relations sexuelles qui n'ont pas de conséquences directes sur ces alliances. Ce n'est que tardivement dans l'histoire qu'apparait la notion de jugement dernier et de possible résurrection des morts. Très longtemps, il n'est question que de la relation (l'alliance) entre le peuple et son Dieu, relation soumise à l'observance de tout un réseau de rites qui couvrent tous les actes de la vis quotidienne. Transgresser les interdits, c'est d'abord, dans la majeure partie de l'histoire du judaïsme, mais des variantes apparaissent sur le tard, variations parfois très loin des textes d'origine, s'attirer la colère de Dieu, soit sur tout le peuple, soit sur un individu. Cette colère divine s'exprime souvent sous forme de maladies - soit individuelle soit collectives sous forme d'épidémies - qui, comme dans beaucoup de civilisations anciennes sont le résultat de péchés.  Les formes de repentir pour éviter cette colère sont elles aussi variables et au cours des siècles les dieux semblent bien changer d'avis. Mais ces changements - que des variantes du judaïsme mettent en valeur - se font dans la ligne directe de la Genèse, où Dieu change de stratégie quant au futur de l'homme.

 

Thomas RÖMER, cours La condition humaine : Proche-Orient ancien et Bible hébraïque, Collège de France (http://www.college-de-france.fr), 2012-2013. Péché, dans Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Robert Laffont-Cerf, collection Bouquins, 1996.

 

RELIGIUS

 

 

 

 

 

 

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30 octobre 2016 7 30 /10 /octobre /2016 16:13

    La notion de péché est une notion qui vient de loin, dans la nuit des temps historiques. Transgression volontaire ou non de la loi divine, désobéissance, refus, obstacle au salut, cause de mort de l'âme, elle provient de ces temps où se confondent dans l'esprit des hommes malheurs sociaux et malheurs naturels. Époques où pour s'assurer de ne pas sombrer dans la folie et la mort, il fallait trouver des coupables à tout : la maladie, les incendies, les morts subites, les mauvaises récoltes, les animaux à manger introuvables, tout avait une cause, une faute et un ou des coupables... Coupables qu'il fallait trouver, emprisonner, et sacrifier, afin que cela ne se renouvelle pas. Et parfois, cela marche, au grand hasard, et parfois le mal s'arrête, souvent d'ailleurs par épuisement de sa dynamique interne... et pour reproduire ces effets, on reproduisait cérémonies sacrificielles... Pendant des siècles, se sédimentent les "expériences" qui donnent ensuite des religions qui précisent davantage les fautes et les châtiments, dans un effort intellectuel et moral (très segmenté et très intermittent) pour dégager des concepts suffisamment opérationnels pour recueillir l'assentiment des fidèles. Ces concepts s'insèrent dans des histoires, des contes, des mythes, des épopées qui leur donnent chair, consistance et  puissance. 

 

Des origines très diverses...

   Jacques POHIER (1926-2007) écrit que "les expériences et les notions ayant trait à l'ordre du mal sont très diverses : depuis les sentiments plus ou moins conscients de honte, d'impureté ou de culpabilité, jusqu'au jugement moral le plus élaboré de la conscience, en passant par la transgression d'une loi (loi d'un groupe social, lois de la raison ou de la nature) ou par la conviction qu'un acte entraîne quelque désordre ou cause un tort à une personne, à un groupe, ou même à l'ordre des choses ou monde." Le théologien catholique dominicain, (atypique il faut le dire, à la critique décapante, répudié par l'Église de Rome en 1989), poursuit : "L'expérience du péché aussi bien que la notion de péché sont spécifiquement religieuses ; elles peuvent coïncider avec toutes ces expériences ou notions, mais elles désignent alors leur référence à un principe divin ou à un dieu, et font passer au premier plan la signification que revêtent ces actes, dès lors que cette référence devient la plus importante de toutes celles pouvant servir à qualifier leur valeur morale.

On peut donc dire qu'il n'y a pas de place pour l'expérience ni pour la notion de péché là où il n'y a pas de référence à un principe divin, que leur contenu varie d'une religion à l'autre suivant la conception qu'on a de la divinité et de la situation de chaque homme et de l'humanité en général par rapport à la divinité, et que tout changement dans ces conceptions entraine un changement de ce qu'on met sous le mot péché.

Cette extrême diversité, identique à celle des représentations de la divinité et de ses rapports avec les hommes, rend impossible de présenter (...) l'ensemble des conceptions religieuses du péché, même en se limitant aux conceptions chrétiennes ayant imprégné la culture occidentale, il est tout aussi impossible de présenter les différentes conceptions du péché qu'on peut actuellement rencontrer dans le catholicisme et dans les Églises orthodoxes ou protestantes, ou celles qu'on peut distinguer au cours des différents âges du christianisme." On peut au moins repérer des filiations au cours des siècles, de la notion de péché, en ce qui concerne les religions monothéistes, judaïsme, chrétienté et islam, et indiquer par ailleurs ce qu'implique ces diverses notions du péché, dans l'esprit des fidèles et de ceux qui ne le sont pas. Comment la notion de péché imprègne-t-elle une partie des relations sociales? Comment le sentiment du péché s'insinue dans les consciences individuelles? Quels sont les ressorts psychologiques du péché? Questions essentielles dans la représentation même des relations sociales, des relations inter-individuelles. Dans nombre de religions, derrière leurs prescriptions et leurs interdictions se profilent toujours le péché, la crainte de le commettre comme le châtiment attendu lorsqu'on pense le commettre... Derrière l'application plus ou moins savante de la loi religieuse, le péché est là pour rappeler ce qui sépare le bien et le mal, le pécheur impénitent du pénitent...

    Les expressions péché véniel, péché mortel, doux péché, mea culpa, péché de chair, péché mignon... pullulent et parfois polluent les relations sociales et leurs représentations. A partir de quelle intensité et de quelle nature passe-ton de l'erreur involontaire à l'acte (ou même à la pensée) répréhensible? Il faut aussi relier cette problématique du péché à l'ensemble des rites d'une religion donnée, de leur importance, de leur omniprésence parfois, de leur intensité, de leur régularité.

L'observance du plus de rites possibles dans certaines contrées et dans certains temps sauvegarde de la faute et protège l'âme (et aussi le corps...)... Cette observance, individuelles et collective, frise parfois la compulsion de répétition et l'obsession maniaque. Il y a bien un monde entre des sociétés qui ne se posent pas la question de la légitimité des rites et des qualifications de péché et celles qui refusent désormais de laisser l'esprit des hommes se laisser guider par de multiples craintes. Sans doute un des aspects de la modernité est le détachement de la religion et de la morale, ce détachement qui coupe le lien entre faute morale et référence à une divinité ou même à un monde en dehors de la matière...Pour ce mouvement, des sociétés qui se disent modernes entendent lier consciemment la culpabilité, individuelle ou sociale, à des faits tangibles et des causalités dûment prouvées et expérimentées, et non pas soumettre cette culpabilité au jugement de textes par ailleurs dévalorisés de manières multiples.

Enfin diverses religions réalisent des spéculations intellectuelles sur le péché individuel et le péché collectif (inhérent à un peuple particulier et à l'humanité toute entière). Le péché peut être également vu seulement dans le vécu personnel du... pêcheur ou être considéré comme entachant originellement l'humanité. Le péché originel est une variante (culpabilisante au possible...) créée dans l'univers mental chrétien, notamment par Saint AUGUSTIN (probablement en 397), pour désigner l'état de péché dans lequel se trouve tout homme du fait de son origine à partir d'une race pécheresse ; et ultérieurement, il a été étendu au péché d'Adam, premier père de l'humanité.

     André-Marie DUBARLE (1910-2002) et André DUMAS (1918-1996), respectivement dominicain et théologien français et pasteur et professeur de philosophie et d'éthique français, écrivent que "la doctrine du péché originel, dont le germe est contenu dans les Écritures juives et chrétiennes, puis dans les oeuvres des anciens écrivains chrétiens, a provoqué de siècle en siècle d'innombrables spéculations. Il importe de noter d'abord qu'il s'agit d'un cas particulier des doctrines philosophiques ou religieuses destinées à expliquer l'origine du mal. Dans d'autres systèmes de pensée, qu'il s'agisse de mythes; comme chez les primitifs, ou de philosophies élaborées, le mal est antérieur à l'homme ; il vient d'un principe mauvais s'opposant à un dieu bon, d'une faute commise par un dieu et perturbant l'oeuvre des autres dieux, ou de l'intervention d'anges pêcheurs enseignant aux hommes les arts pervers de la civilisation, ou encore de la chute des âmes ayant péché avant leur existence dans le monde et étant "tombées" dans le corps par l'effet d'un châtiment ou par libre choix. Dans la pensée existentialiste, l'absence de transcendance fonde la tragédie de l'existence. Dans les systèmes idéalistes allemands, le mal est un moment dialectique dans le développement du bien.

 

La perspective biblique et chrétienne

    Se distinguant de ces doctrines, la doctrine biblique et chrétienne affirme que le monde et l'homme ont été créé bons, bien que limités, qu'en particulier la vie sexuelle et le développement culturel sont choses bonnes et ne résultent nullement d'un défaut ou d'un péché antérieurs à l'homme. S'il y a du mal dans l'humanité, c'est par suite du libre péché de l'homme. Le péché remonte aux origine de l'humanité. Les générations actuelles pâtissent des conséquences du passé par diverses souffrances et aussi (tel est le point spécifique de la doctrine du péché originel) par une certaine solidarité dans le péché. Cet état présent n'exclut pas toute possibilité de bien dans l'humanité. IL n'exclut pas davantage l'éventualité que les nouveaux venus à l'existence pêchent à leur tour, ajoutant ainsi au mal déjà existant. Simplement la vie religieuse et morale de chacun, avec ses libres fautes toujours possibles, est prévenue par un péché déjà présent au plus profond d'elle-même, avant même de s'éveiller à un exercice personnel.

Dans cette perspective biblique et chrétienne, l'objet principal de la doctrine du péché originel tend à se déplacer de la réponse théorique au problème du mal vers le diagnostic de ce mélange de bien et de mal qu'est la conscience individuelle. Cela doit finalement conduire à mettre l'accent sur le remède préparé au péché originel par un Dieu qui a créé l'homme bon et veut aboutir à ses fins malgré les déficiences de sa créature."

 

André-Marie DUBARLE, André DUMAS, Péché originel, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Jacques POHIER, Péché, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

Relu le 11 juillet 2022

 

 

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28 octobre 2016 5 28 /10 /octobre /2016 12:36

     Avec cet ouvrage, sous-titré Pour un existentialisme musulman, Abdennour BIDAR (né en 1971), philosophe, essayiste et haut fonctionnaire français, théoricien de la modernité en islam, s'attaque à l'empire de la soumission qu'est l'islam pour des centaines de millions de fidèles. En fait, les nouvelles générations de musulmans de par le monde, en France comme ailleurs, qui vivent dans un monde ouvert, aspirent à vivre leur religion selon une profonde envie de liberté. Comme l'écrit l'auteur, "ils veulent se sentir libres de vivre leur islam. Ils vendent un islam de liberté et une liberté dans l'islam... Le plus souvent pour le meilleur - l'émancipation vis-à-vis des esclavages de la tradition (souvent dirions-nous, la révolte couve sous le voile...), et parfois pour le pire (facette bien plus spectaculaire même si elle est minoritaire, dirions-nous encore) - la revendication de n'importe quelle forme radicale d'expression religieuse."

    Dans ce livre écrit entre 2006 et 2008, édition en 2008 et réédité depuis, il s'agit de bien montrer que si des siècles de traditions théologiques ont enfermé l'Islam, l'assimilant à la seule soumission à un Dieu dont les hommes ne seraient que les serviteurs - on trouverait un mouvement de pensée semblable pour la Chrétienté conçue comme soumission à Dieu, également - être musulman ne signifie pas se soumettre éternellement, mais au contraire se conduire en "immortel" et assumer en soi cette part de transcendance. C'est un nouvel existentialisme qu'il tente ici d'édifier avec audace. Non plus en athée ou en chrétien, mais pleinement musulman, et pour se faire il opère un retour sur l'esprit et la lettre des textes fondateurs de l'islam. Il met en évidence la liberté de l'homme et de la femme - une revendication majeure qui s'est révélé lors des différé"dents "printemps arabes", une revendication portée réellement également durant des siècles par des tradition non soumises à des lectures très orientées du Coran. 

Prolongeant ici sa réflexion sur l'islam tel qu'il est déjà vécu aujourd'hui en Europe par la plupart des femmes et des hommes de culture musulmane, il explicite davantage sa conception d'un self-islam. Il s'agit d'un islam vécu par les musulmans libres qui prend sa distance par rapport à une tradition religieuse et une coutume sociale. "Le self-islam se définit donc, écrit-il, donc par l'adhésion de l'individu au principe fondamental de la liberté personnelle de pensée et de conscience, pour soi et pour autrui. Il caractérise des musulmans respectueux de toutes les options existentielles (diversité des croyances, athéisme). Et, sur la base de ce droit à tous pour la liberté, des musulmans spontanément d'accord avec les principes éthiques majeurs de nos sociétés : égalité entre les hommes et les femmes du droit de choisir sa vie, légitimité du souhait de changer de religion, ou de n'en pratiquer aucune, séparation entre les Églises et un État qui n'impose aucune "religion officielle". Le fait que cet "islam du choix personnel" existe bel et bien, malgré l'incrédulité ou l'ignorance persistante dont il est trop souvent entouré, et qu'il constitue même le mode d'être d'un majorité de musulmans européens est attesté par toutes les études sociologiques qui analysent les modes et les évolutions de la présence musulmane en Europe." Il cite les travaux entre autres de Jocelyne CÉSARI et d'Olivier ROY.

Ce self-islman, qui n'est pas un "islam à la carte" avec un choix libre des textes du Coran, ni un "islam individualiste", où la religion deviendrait histoire personnelle, est dans cet ouvrage approfondi de plusieurs manières, notamment à travers une réflexion existentialiste (les références étant Soren KIERKEGAARD, Gabriel MARCEL, Présence et immortalité, Flammarion, 1959). 

Refusant les interprétations usuelles des oulémas qui veulent accaparer l'interprétation du Coran qui ont immobilisé l'islam vers le IVe siècle de l'Hégire (900 après JC), BIDAR reprend à grand frais l'exégèse, entre les réflexions contradictoires de Jacques BERQUE et de Rémi BRAQUE. "La question est donc de savoir s l'on peut aujourd'hui oser une lecture existentialiste du Coran sans que cela exprime une révolte métaphysique contre la volonté et la prédestination de Dieu. Peut-on donner à l'islam les ressources théologiques nécessaires pour remplacer la soumission, non par une insoumission dont la religion fait souvent la marque d'une suggestion du diable, mais par une liberté humaine qui s'exprimerait avec le consentement même de Dieu?

Que s'est-il donc passé, poursuit-il, dans la genèse primitive de notre tradition pour qu'elle devienne cette religion de la soumission? Le mot même d'islâm vient en arabe d'une racine qui recèle les idées de paix (salâm), de droiture, pureté et perfection, de préservé ou protégé dans son intégrité. Et la relation à Dieu impliquée par cette racine implique davantage la confiance que la servitude - l'islam désignant ainsi la situation spirituelle de l'homme qui se fie à Dieu et s'appuie sur lui (et non pas qui se soumet à lui) pour qu'il le conduise ou le porte jusqu'à ce qu'il atteigne la perfection dont son être est capable. Dieu est là pour nous aider à libérer cet être profond, à devenir nous-mêmes.

Quelle fut donc la responsabilité exacte de toutes les premières interprétations qui, entre le VIIIe et le XIIe siècle de l'ère chrétienne, ont imposé la compréhension déformée d'un islam synonyme de soumission?". Il commence par les conditions de construction de cette représentation, une véritable mytho-histoire, pour reprendre les termes de Mohammed ARKOUN (Joseph MAÏLA, De Manhattan à Bagdad, au-delà du Bien et du Mal, Desclée de Brouwer, 2003). L'homme est conçu comme "la meilleure des créatures" de Dieu, sa favorite - mais son esclave tout de même; N'y-t-il pas une autre anthropologie possible à partir du Coran? Il s'agit dans cet ouvrage d'élaborer cette nouvelle anthropologie islamique, dans une enquête à deux temps.

D'abord en instruisant une critique philosophique, linguistique et historique de la validité des définitions de la nature humaine qui ont déjà été données par différentes lectures du texte toujours centrées sur la représentation de l'homme esclave de Dieu. Ensuite en construisant une autre anthropologie possible à partir du Coran, notamment à partir des passages, des indices qui font dans le texte l'homme l'héritier de Dieu.

 

Abdennour BIDAR, L'islam sans soumission, Pour un existentialisme musulman, Albin Michel, collection Espaces libres, 2012, 280 pages.

 

Relu le 12 juillet 2022

 

 

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27 octobre 2016 4 27 /10 /octobre /2016 12:40

     En matière d'Islam, comme d'ailleurs en matière de Chrétienté, il est nécessaire de procéder à des clarifications et d'amener si possible définitivement maintes idées reçues dans un tombeau.

    Discuter de ce qui se passe et de ce qui s'est passé dans les terres où s'est établie de manière hégémonique la religion musulmane correspond à discuter de ce qui se passe et de ce qui s'est passé en terre où la religion chrétienne l'est devenue de son côté. On ne peut rien comprendre à ce qui se passe si l'on regarde la civilisation islamique en Orient à travers les lorgnettes du Coran comme on ne peut rien comprendre à ce qui se passe en Occident si l'on regarde la civilisation chrétienne à travers les Évangiles. La culture islamique n'est pas la religion musulmane comme la culture occidentale n'est pas le dogme chrétien. C'est ce qui amène nombre d'auteurs comme Gabriel MARTINEZ-GROS et Lucette VALENSI à discuter d'Islam (la civilisation) et d'islam (la religion). De même que l'Occident n'est pas la Chrétienté, le proche Orient n'est par l'islam.

 

Nombre d'idées reçues...

Parmi nombre d'idées reçues, on peut citer notamment la confusion du politique et du religieux qui serait la marque de l'Islam, contrairement à l'Occident qui en est sorti. A remarquer pourtant que beaucoup de pays en Occident reflètent un certain entrelacement entre religion et politique, à commencer d'ailleurs par les "tats-Unis où le communautarisme domine souvent le paysage socio-politique. L'Islam ignorerait donc la distinction du politique et du religieux, que le christianisme aurait tracée d'emblée. En  Chrétienté, il existerait une répartition originelle des rôles et son histoire est émaillée d'un immémorial conflit entre "temporel" et "spirituel". C'est faire foin d'une partie de l'histoire de l'Occident où Église et système féodal s'épaulent l'un et l'autre, avec de nombreuses passerelles, c'est aussi traiter un peu légèrement toute l'histoire des conflits entre catholiques et protestants pendant quelques siècles... C'est croire aussi qu'en terre d'Islam, les responsables religieux aient eu barre constamment sur les autorités politiques et militaires. C'est croire aussi qu'actuellement, il n'y ait aucun conflit majeur entre autorités de la Mosquée et autorités du Palais, dans de nombreuses monarchies comme dans de nombreuses républiques. Même dans les pays où les régimes affichent leur conformité absolue dans une certaine lecture du Coran.

"Tout est dit, écrivent nos deux auteurs, et les conséquences en semblent claires. D'un côté un monde en deux versants, l'un religieux et l'autre politique, souvent abruptement opposés, mais dont les tensions aboutirent à la sécularisation ou à la laïcité modernes. De l'autre un monde monolithique où le pouvoir ne sut jamais se dégager de l'emprise religieuse ; ni concevoir l'indifférence de la puissance publique à la croyance de ses citoyens, l'égalité juridique et politique des musulmans et des infidèles ; ni percer le mur qui sépare les territoires musulmans du reste du monde pour construire des relations internationales fondées sur la froide logique agnostique de l'intérêt des États." On en déduit la faiblesse de l'État islamique, écrasé par les principes théocratiques de la société. Non seulement on pourrait écrire avec humour que bien des mollahs et théologiens de l'islam aimeraient bien que ce soit vrai et parfois ils diffusent insidieusement une telle vision, notamment à l'intention des populations occidentales,, mais que l'hégémonie religieuse est bien fragile en de multiples territoires de l'Islam. L'histoire est bien moins simpliste de part et d'autre. "Si la théocratie musulmane s'était imposée si facilement, écrivent-ils encore, et aussi constamment au détriment du politique, comment expliquer la splendeur des palais ottomans, la longévité d'une dynastie qui régna plus de dix siècles? Ou la curiosité religieuse de l'empereur moghol de l'Inde Akbar (1556-1605), dont l'éclectisme des croyances ne céda jamais aux remontrances des docteurs de l'islam? Où placer Averroès (1126-1198), dont le commentaire d'Aristote fut favorisé, commandé peut-être par les califes almohades de Marrakech, au grand dam des oulémas andalous et maghrébins?" 

 

Où l'oeuvre d'Ibn KHALDOUN s'avère utile pour comprendre l'Islam

     S'aidant de l'oeuvre d'Ibn KHALDOUN (1332-1406), retraçant les soubresauts de la naissance de l'islam par le texte du Coran lui-même, Gabriel MARTINEZ-GROS et Lucette VALENSI analysent les relations compliquées et conflictuelles du religion et du politique tout au long des siècles jusqu'à aujourd'hui. Il faut remonter jusqu'à la coexistence tout au long de cette histoire entre diverses populations, sédentaires ou nomades, citadines ou villageoises, qui se partagent souvent les rôles tant dans une expansion de type impérial de l'Islam que dans la "gestion" de ces relations. Les fractures originelles venues de l'histoire préexistent encore aujourd'hui et c'est par leur connaissance qu'une vision de l'islam et de l'Islam apparait plus proche de la réalité. 

Il ressort de leur étude que les grands rapports de force se jouent entre populations sédentaires, qui seules possèdent les secrets de l'écriture et populations nomades (bédouins), les premières bâtisseuses et habitantes des villes, les autres experts en maniement de la violence, les unes utilisant les autres tout en les gardant à distance pour l'équilibre des territoires conquis, les uns réclamant paiement de tributs ou d'impôts aux autres en échange de leur protection. Tribus arabes et groupements perses par exemple forment des ensembles séparés, mais liés très souvent dans la conquête et la consolidation de pouvoirs plus ou moins éphémères. Du temps d'Ibn Khaldoun, "les hommes de plume" sont andalous, les hommes d'épée berbères. Leur histoire est parfois ignorante de la distinction du temporel et du spirituel, mais trace ne ligne de partage aussi impérieuse au coeur du pouvoir.

"Ce sont les conquêtes musulmanes, écrivent-ils, qui ébauchent pour la première fois une distinction entre Etat et société, selon une double ligne de fracture" :

- Les Arabes conquérants sont une minorité au milieu des conquis. Seule la sédentarité enracinée des vaincus, accoutumés depuis des siècles à payer l'impôt à un maître étranger, a permis leur triomphe. Une prudence élémentaire conduit cependant les vainqueurs à se regrouper dans des villes-camps et ces amsars sont vite les foyers les plus vivants de l'islam.

- Parmi les Arabes eux-mêmes, jaillis de la bédouinité, la notion d'État attachée à la ville peine à s'imposer. Après la disparition du Prophète, les califes ses successeurs ne disposaient que des mêmes faibles ressources matérielles sans jouir de la même autorité spirituelle. Les rivalités familiales ancestrales prennent le dessus (la formation d'un trésor public faisant scandale chez certains) et "parmi les questions qui divisèrent les deux camps dans la première guerre civile de l'Islam (656-661), la protection ou l'avortement de l'embryon d'Etat islamique figurait en bonne place".

L'histoire des Omeyyades, des Abbasides, est l'histoire de conflits larvés et ouverts alternativement, où l'organisation du pouvoir d'Etat est sans cesse menacés par les rivalités tribales et/ou ethniques (perses, arabes notamment, mais pas seulement) où il est courant d'utiliser des mercenaires étrangers pour combattre des rivaux possédant la même référence musulmane. Il existe en terre d'islam - mais ce n'est pas forcément lié à la religion - la problématique en Inde par exemple étant différente - une ségrégation forte du pouvoir et de la société, du militaire et du "civil", du sédentaire et du bédouin, du Turc, "sabre de l'Islam", et du reste. Ce n'est qu'avec les Mamelouks d'Egypte et de Syrie que le pouvoir militaire passe des hommes libres aux esclaves, des musulmans aux "étrangers". "Si les nouveaux prétoriens des califes sont esclaves, et non mercenaires, c'est qu'ils ne sont pas  nés musulmans - la charia défend de réduire un musulman à la servitude. La sécurité du souverain est abandonnée à des inconnus, dont nul ne sait rien de la naissance ni de la famille ; le bras armé de l'Islam est confié à des infidèles."

Pour nos auteurs, les raisons en sont multiples, et leur explication n'invoque même pas le rôle de la religion. "Né dans un milieu bédouin ignorant pleinement la monarchie, le pouvoir islamique ne réussit jamais à en imposer pleinement le principe. La puissance du roi n'y fut pas séparable de la violence qu'il pouvait exercer, et de l'appareil de violence dont il savait faire montre. Aveuglément dévoués, murés dans le silence - peut-être parce qu'ils pratiquaient mal la langue de la cour : les pages des émirs de Cordoue au IXe siècle se nommaient les Khurs, les "muets" - les mamelouks sont de ceux qui inspirent la terreur et soulignent l'éloignement du pouvoir. Terreur nécessaire : à la différence des royautés d'Occident, les régimes islamiques ne se plièrent jamais à la règle de primogéniture - de succession de père en fils. S'il arriva fréquemment que la légitimité d'une lignée soit reconnue, que le souverain dû être choisi parmi les Qurays, les Omeyyades, les Abbassides... n'importe quel membre de ces immenses groupes familiaux, grossis par leur descendance de nombreuses concubines des monarques, pouvait prétendre à régner. Le souverain vivait aux côtés de plusieurs frères, de dizaines, voire de centaines d'oncles, cousins ou neveux qui avaient autant de droits que lui au trône, et dont il était de son intérêt vital qu'ils soient empêchés de l'approcher. La simple transmission du pouvoir d'un père à son fils, au détriment des frères du défunt souvent dans la force de l'âge, est l'un des signes les plus sûrs de la sédentarisation, et de l'assurance accrue de la monarchie. Héritier d'une tradition déjà séculaire, l'Empire ottoman définit des règles complexes, comme la limitation à un seul garçon de la descendance d'une concubine du sultan, ou l'exécution des frères du souverain à son avènement, précaution qui horrifia l'Europe et offrit à Racine la toile de fond de son Bajazet."

La force d'un pouvoir d'État dans la civilisation musulmane dépend essentiellement de sa capacité à mobiliser la force bédouine querelleuse, tout en la maintenant à l'écart de l'exercice de ce pouvoir. C'est au point d'équilibre des forces entre sédentarité et bédouinité, quand il contrôle au mieux le désordre qui fait aussi sa force, que l'État islamique marque son apogée. Au-delà, le calme de la paix masque les déficiences militaires ; en-deçà, l'instabilité politique, la faiblesse de l'État, manifestent au contraire pléthore de ressources guerrières et fortes capacités de résistance. Toute l'histoire originale de l'Empire musulman ne doit presque rien au message coranique.

Dans l'histoire originelle, la confusion du chef politique et du guide religieux dans la même personne du Prophète, est radicalement inversée. Ce ne sont pas les docteurs de la Loi coranique qui enveloppe l'action politique, c'est le chef militaire qui prétend utiliser les préceptes religieux. Si dans le monde bédouin, ce sont les appels religieux qui mobilise la masse guerrière, la volonté des sédentaires urbains est de les garder à l'écart du vrai pouvoir politique, et les docteurs de la Loi religieuse avec, quitte à leur verser des tributs plus ou moins voilés et à garantir leur prééminence sur le plan de l'enseignement. Au fil des siècles, la ville forge une identité distincte du pouvoir qu'elle abrite et qui fait sa prospérité et son hégémonie - mais qu'éloignent ses origines bédouines et sa domesticité mamelouk. Il n'y a pas de pouvoir qui pu s'établir sans l'aval, ou du moins le consentement des hommes de religion et des villes. 

Ce que les érudits occidentaux ne voient pas souvent, c'est l'ethnicité (renforcée par un multilinguisme cloisonné) implacable qui régit les charges dans l'État : aux Persans ou aux syriaques l'administration et la comptabilité - qui reviennent aux Andalous dans le Maghreb des XIIIe-XVe siècles ; aux Turcs, aux Berbères, aux Arméniens, aux Tcherkesses ou aux Afghans le soin de la guerre. Mieux, le guerrier sera d'autant plus vigoureux que sa tribu est plus sauvage, et par conséquent plus restreinte, et d'un sang plus pur. La domesticité des princes est d'autant plus sûre que les visages ne sont plus étranges et le dialecte plus hermétique. A l'exact inverse, la ville, désarmée et musulmane dès les IX-Xes siècles, est un espace ouvert et indistinct. A l'exception des dhimmi, chrétiens, juifs ou zoroastriens, tous se reconnaissent sous le seul nom de "musulmans" que leur assignent généralement les chroniques et les textes juridiques. Le Palais se replie sur le particularisme de la race ; la ville se déploie sous l'universalisme de la religion. Le triomphe du discours universaliste islamique cache des sectorisations séculaires et c'est dans l'équilibre du palais et de la mosquée que se trouve l'équilibre de l'"tat islamique. Les membres des ethnies différentes prennent leurs ordres à des sources différentes, même si dans le discours la justification religieuses est omniprésente. Et elle est l'est d'autant plus que seuls les docteurs de la Loi sont capables de lire le Coran et les hadiths, le reste de la masse des croyants s'en tenant à des incantations et des idées simplistes. L'Islam est comprise comme civilisation universelle. Pourtant il est pourtant bien différent suivant les contrées et singulièrement dès que l'on quitte la péninsule arabique. les classifications usuelles du monde musulman sont souvent reprises des classifications des autorités religieuses mais elles ne reflètent guère les différences culturelles réelles. 

 

Une guerre de civilisations introuvable....

    La vision d'un choc frontal et global, d'une guerre de civilisation entre Occident et Islam n'est guère étayée par les faits ni historiques, ni contemporains. Gabriel MARTINEZ-GROS et Lucette VALENSi s'efforcent de le montrer par de multiples exemples. Même après les chocs coloniaux et le ressentiment post-colonial, la formation d'États modernes à l'occidentale qui se caractérisent avant tout par la vacuité des institutions, les multiples facettes de réformes du corps social ou de rajeunissement de l'islam, les lignes de fractures sont bien plus internes au monde musulman qu'entre deux "univers civilisationnels".  Et dans ces fractures, les Etats, selon eux, sont les véritables agents du changement social.

Pour autant, contrairement à ce qui se passe dans d'autres civilisations, l'État se construit souvent beaucoup plus comme une entité autoritaire, mâtinée plus ou moins d'un appareil socio-économique protecteur pour diverses populations (jamais toutes...) présentes sur un territoire délimité (ceci contrairement à la tradition de l'Islam qui ignore les frontières). "Pourquoi les sociétés acquiescent-elles à l'État autoritaire? Va-t-on invoquer le fatalisme de l'islam? Une fois encore, on ne se contentera pas d'une explication simpliste. La situation des pays musulmans est à cet égard comparable à celle de l'URSS. Ce n'est pas une protestation de la masse des citoyens-sujets qui a eu raison du système. Ceux-ci s'en accommodent parce que le coût à payer pour le transformer est redoutablement élevé. Les uns comprennent qu'il ne faut pas s'occuper de politique parce que c'est un domaine verrouillé. Prenant acte du fait qu'il n'y a pas de des publics, d'intérêts communs, ils tournent le dos à la politique et s'investissent ailleurs. A l'opposé, d'autres croient encore avoir des dividendes à retirer de la situation présente : la stabilité et la sécurité, préférables à l'inconnu ; des avantages dans tel ou tel domaine, où l'Etat assure ses services, offre des positions, distribue des ressources. Ou encore, le système de clientèle ou le favoritisme régional maintenant un lien de complicité ou de solidarité entre les hommes situés près du pouvoir et ceux qui en sont éloignés. Le charisme du chef, enfin, peut encore s'exercer. Le personnage avunculaire, comme disent les Anglo-Saxons, de l'homme bienveillant qui saura vous défendre en cas de danger et dont le sourire éclaire tous les espaces, continue de susciter l'adhésion. La sélection du chef reste incomparablement supérieure à celle d'une Constitution lointaine et abstraite. Abdallah Hammoudi (Master and Disciple. The Cultural Fondations of Moroccan Authoritarianism, University of Chicago Press, 1995) et Mohamed Tozy (Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de Science-Po, 1999) ajoutent que ce modèle vient de loin : de l'autorité sans faille du chef de famille au lien d'assolée soumission du disciple au maitre soufi, la "crainte révérencieuse" et l'obéissance docile restent intimement valorisées. Tozy va jusqu'à parler d'une "culture de l'autoritarisme et de la servitude". Mais sans doute ce modèle, pour être issu d'une tradition culturelle ancienne, ne garde-t-il son efficience que dans les conditions que nous avons esquissées, et en raison des bénéfices  qu'il permet encore d'espérer. Les cultures ont aussi une histoire et sont dans un constant procès de mise à jour, d'adaptation et d'innovation. Elles sont toujours traversées par des courants divers, fondés sur des intérêts divers, voire opposés. Elles sont non seulement contraintes, exposées au changement, mais aussi produites et portées par des acteurs attentifs aux possibilités que présente le monde qui les entoure. (...)."

"Y-a-t-il du moins des formes de protestation? ajoutent nos deux auteurs. L'émeute urbaine, les explosions populaires quand s'élève le prix du pain ne sont pas rares, mais il est rare qu'elles modifient la donne politique, rare qu'elles échappent à une répression sans merci. Le coup d'État ou la révolution de palais ne modifie pas davantage la donne politique. Une personnalité issue du sérail (en l'occurrence, l'armée le plus souvent, ou le parti unique) en remplace une autre et reconduit le système, au prix de quelques concessions provisoire aux forces d'opposition. Mais en l'absence d'une vie démocratique, trois formes plus effectives que les deux précédentes, bien que d'inégale importance, peuvent ébranler les système en place : les mouvements minoritaires (...), les mouvements islamiques et les organisations issues de la société civile."

   Le spécialiste de l'islam, Bernard LEWIS, d'une manière différente, indique bien les subtilités de la civilisation islamique. Le professeur à l'Université de Princeton explique que aussitôt "que les bédouins d'Arabie eurent conquis les grandes cités marchandes d'Égypte, de Syrie et de Mésopotamie, leur vie fut bouleversée : l'Islam devint une civilisation urbaine. Une classe moyenne se développa (mais il ne s'agit pas de la classe moyenne, devons-nous préciser, au sens de la littérature sociologique occidentale). La possession de la terre y apparut comme la première source de richesses, suivie de l'artisanat, puis du commerce. 

Le coeur de la ville se déplace alors de la mosquée - qui tient de la synagogue juive, de l'église chrétienne et du forum romain - vers le souk, le marché couvert, le bazar, où l'on trouve de tout, et le caravansérail, relais commercial. La ville arabe islamique ressemble à la ville européenne, médiévale. Mais le prince y intervient moins. La cité islamique n'a souvent guère de plan. Le dédale de ses venelles sombres, parfois entièrement couvertes, reflète sa structure sociale organique, souple, tissée surtout de relations personnelles, mystérieuses... et très solides. 

C'est pourquoi, sans doute, les villes musulmanes ont si remarquablement traversé les siècles, les conquêtes, les pillages et les destructions. Sitôt le danger éloignée, l'araignée réparait sa toile, en fonction du nouvel environnement, avec un patience infinie et des trésors d"ingéniosité."

C'est à travers un aspect souvent oublié dans les descriptions musulmanes, les échanges marchands, que s'expriment et vivent les multiples interactions culturelles, propices à toutes les interprétations du Coran, qu'elles soient orthodoxes ou non conformistes. Les conflits interreligieux sont souvent compris comme "menant" la marche de l'histoire de la civilisation musulmane alors qu'ils ne sont qu'une des riches expressions des relations sociales. On devrait certainement inversé la proposition, et ce serait bien si elle serait soutenue par bien plus d'études, selon laquelle c'est la religion qui fait la civilisation musulmane. Bien plus, les soubassements des conflits religieux ont des origines bien plus ethniques qu'autre chose, et nombre de guerres à expression religieuse ont des causes très prosaïques, économiques, sociales et politiques. 

Georges CORM, économiste et historien, fait partie de ces auteurs qui théorisent une lecture non religieuse des conflits, singulièrement dans des époques et des lieux où le religieux semble imprégner tout. Que ce soit dans le Chrétienté de l'ordre Ancien ou dans l'Islam de nos époques modernes, , mais singulièrement dans le Proche et Moyen-Orient d'aujourd'hui, une lecture profane des conflits est possible et fondée sur les faits. Loin des instrumentalisations anciennes ou modernes, la compréhension des conflits séculaires passent par la mise à plat de la manière dont on les étudie. On ne peut confier aux historiens chrétiens et musulmans, souvent proches des pouvoirs constitués, la charge de nous les raconter.

 

Geoges CORM, Pour une lecture profane des conflits, La Découverte, 2015. Bernard LEWIS, L'islam, Petite Bibliothèque Payot, 1994. Gabriel MARTINEZ-GROS et Lucette VALENSI, L'islam, l'islamisme et l'Occident, Seuil, 2013.

 

SOCIUS

 

Relu le 13 juillet 2022

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13 octobre 2016 4 13 /10 /octobre /2016 12:26

  Il y a au moins deux manières d'approcher les élaborations théoriques de FREUD en matière de religion : d'une manière tout à fait générale à travers ses ouvrages de psychanalyse (Malaise dans la civilisation, L'avenir d'une illusion, plus que sans doute dans Totem et Tabou ou Moïse et le monothéisme ou d'une autre manière, directement reliée à sa connaissance du judaïsme dans Moïse et le monothéisme justement.

  Yvon QUINIOU choisit en tout cas la manière générale quand il trouve dans la réflexion du fondeur de la psychanalyse ce que ni FEUERBACH, ni NIETZSCH selon lui, "ne nous ont tout dit sur la religion, dans une perspective indissolublement explicative et critique.

C'est Sigmund Freud, écrit-il, qui nous apporte un complément définitif, dans la ligne de Nietzsche pour une part, dont il dit (à tort) qu'il ne l'avait pas lu de crainte de s'apercevoir que nombre de ses découvertes anthopologiques se trouvaient déjà chez lui ; mais avec cette précision importante : sa proximité avec Nietzsche ne doit pas nous faire sous-estimer tout ce qu'il a de neuf chez lui et, surtout, qu'il inscrit ses analyse dans un champ théorique réellement scientifique alors que chez Nietzsche et malgré son ambition scientifique, plusieurs de ses intuitions - dont celle de la volonté de puissance quand elle est érifée en principe ontologique universel - demeurent largement spéculatives et sujettes à caution. Il nous fait donc enrichir l'approche critique de la religion (...) par celle de l'inventeur de la psychanalyse : elle l'étend à la fois par ses concepts psychologiques propres, qui relèvent de la psychopathologie, et par l'idée incontestablement original, à rebours de ses prédécesseurs, qu'expliquer la religion comme un phénomène humain (ici sur le terrain de la psychologie inconsciente), ce n'est pas à proprement parler la réfuter. Il n'en reste pas moins que cette explication, vraiment nouvelle, est en elle-même porteuse d'une critique qui prolonge, voire achève, les critiques antérieures." 

On peut ajouter que maints continuateurs de FREUD creuseront ce sillon critique en l'amplifiant et parfois en concluant par des condamnations plus ou moins définitives de la religion. En tout cas, cette critique freudienne a poussé même les Eglises à revoir leurs approches des manifestations du surnaturel en se livrant à des critiques poussées chez les fidèles estimant y être sujet et en révisant la formulation même des miracles. Même si elles sont loin de reconnaitre  pleinement l'apport de la psychanalyse, la pression intellectuelle critique donne un ton nouveau aux canons des croyances de manière générale, même si ces révisions (certains dirons ces reculs) ne changent pas grand chose à la critique contre la religion.

Yvon QUINIOU distingue en 4 points la portée critique de l'explication freudienne :

- La croyance religieuse est une automystification, c'est-à-dire qu'elle est ce qu'elle ne croit pas être - expression déguisée de désirs inconscients - et elle n'est pas ce qu'elle croit être - une sphère pure de spiritualité.

- Comprise à la lumière de l'hypothèse (vérifiée) de l'inconscient affectif, la croyance en la vérité de la religion en sort ébranlée. Non seulement elle est clairement fausse dans tout le domaine "physique" où elle est concurrencée et réfutée par la connaissance scientifique, même si elle le refuse encore : la nature, la vie, l'homme. Mais c'est le cas aussi dans les domaines où elle échappe pourtant, par définition, à la science et à sa réfutation éventuelle, le domaine métaphysique : la prise en compte, désormais, de son origine psychologique et de son statut d'illusion, rend sa vérité extrêmement douteuse pour un esprit objectif, non partisan.

- Le bilan de ce que la religion a apporté à l'humanité, ajoute FREUD, en termes d'intelligence, de bonheur et même de moralité, est clairement négatif, la part du mauvais l'emportant sur celle du bon. Par son opposition à la science, elle a entretenu l'homme dans l'ignorance et par ses illusions compensatoires, elle l'a détourné de vouloir améliorer concrètement sa condition (on n'est pas loin de MARX et il n'est pas étonnant qu'un freudo-marxisme se développe dès l'expansion de la psychanalyse). Les formes de bonheur qu'elle lui a apportées n'auront été que des états superficiels et passagers, fonctionnant comme un "narcotique" qui calme la souffrance mais ne la guérit pas. Et sur le plan éducatif, elle n'a rien fait pour favoriser son autonomie intellectuelle, elle a "étiolé" son intelligence. On peut même ajouter que, sur le plan moral, son rôle a été négaste contrairement à ce que disent ceux qui prétendent que les hommes auraient besoin de la religion et de ses craintes superstitueuses (comme la crainte de l'enfer) pour être moraux. Elle a été au contraire à la source de conflits innombrables et elle a justifié, en quelque sorte, à travers l'idée que l'homme est voué au péché (du péché originel qui frappe toute l'humanité au péché personnel par action, par pensée et par omnission - FREUD sttaque surtout aux religions monothéistes...) et qu'il peut l'annuler par un culte purement extérieur, la perpétuation du mal commis par les hommes "sur terre". A quoi s'ajoute que, prétendre fonder l'efficacité de la morale sur la religion, par la peur des sanctions divines, et justifier ainsi sa nécessité sociale, c'est la fonder sur une base extrêmement fragile, vouée à disparaitre, et au surplus multiple, incapable de légitimer son universalité.

- Enfin et surtout, la religion enfonce l'homme dans l'infantilisme dont elle procède. C'est la critique la plus forte que l'on peut tirer de l'analyse freudienne : cet infantilisme a produit des formes pathologiques de vie pour lesquelles la psychopathologie a des noms précis, que FREUD n'hésite pas à utiliser : névrose, délire, paranoïa, psychose hallucinatoire, tous phénomènes dérivés d'une névrose infantile qui n'a pas été surmontée. FREUD enracine la croyance en Dieu dans l'état de dépendance vis-à-vis du père et dans le complexe d'Oedipe qui en dérive et dont il affirme l'universalité. 

Toute la pensée de Sigmund FREUD, dont Yvon QUINIOU par exemple, veut retenir un certain optimisme quant aux capacités humaines d'autonomisation, est centrée sur les chaînes inconscientes qui empêchent l'épanouissement de l'individu. La religion constitue un noeud de ces chaines ancrées dans le vécu du petit homme. 

   Dans Moïse et le monothéisme de 1939, le fondateur de la psychanalyse émet plusieurs hypothèses, à la fois célèbre et méconnues selon Franklin RAUSKY, maitre de conférences en psychologie clinique et psychopathologie à l'Université de Strasbourg. Il s'interroge sur les divergences et convergences entre la pensée freudienne et le courant dominant dans l'histoire des religions.

Pour FREUD, le monothéisme abrahamique n'existe pas : les premiers Hébreux étaient des Asiatiques polythéistes, installés en Egypte. L'histoire du monothéisme hébraïque commence avec Moïse, personnage égyptien de haut rang, adepte du culte de la divinité solaire instaurée par le pharaon Akhenaton. Moïse aurait enseigné et imposé cette croyance monothéiste aux Hébreux, peuple polythéiste, au moment de l'Exode, avant d'être assassiné par eux...

Ne s'attardant pas sur le décryptage de l'hostilité de FREUD envers la religion de ses ancêtre, cet auteur spécialiste de l'hypnose et des psychothérapies préfère signaler 8 points qui peuvent être lus comme des témoignages de la reconnaissance par l'auteur de Moïse et le monothéisme, de la nature intellectuelle révolutionnaire du monothéisme hébraïque. "Même si Freud s'inspire de la perspective évolutionniste en vigueur à son époque, il marque, dans son livre, une idée-force qui n'existe pas chez les historiens classiques des religions : pour lui, le monothéisme mosaïque et, partant, le judaïsme classique qui est sa continuation, constituent une révolution radicale dans l'esprit humain."

- Le monothéisme hébraïque, à la différence du christianisme, est marqué par le refus et l'exclusion de la superstition, de la magie et du mysticisme. Il atteint, par ce refus et cette exclusion, un haut degré de spiritualité. Certes, des recherches modernes mettent en lumière une certaine présence, dans l'univers hébraïque, de croyances superstitieuses, de pratiques magiques et d'expériences mystiques de transe, d'extase, de rêve prémonitoire, mais ces recherches portent surtout sur le judaïsme tardif, post-biblique, autrement dit sur une époque où le judaïsme semble plus influencé par les doctrines étrangères, spécialement perses.

- L'interdiction des images de Dieu "sans nom et sans visage" conduit à la mise à l'arrière-plan de la perception sensorielle par rapport à l'idée abstraite. L'idée remplace l'image, l'abstrait triomphe sur le concret, la raison exige le renoncement aux instincts. Dans cette voie du devenir humain, les perceptions sensorielles immédiates, activités psychiques inférieures, cèdent le pas au règne des concepts, des souvenirs, des déductions.

- Le passage de la religiosité du maternel à la religiosité du paternel marque un progrès de civilisation et un passage de la sensualité à la spiritualité. Car l'idée polythéiste des déesses-mères est fondées sur le processus de la perception sensorielle, qui permet de reconnaitre la maternité, alors que l'idée d'un seul Dieu, conçu comme père suprême, a partie liée avec le processus cognitif : on ne reconnait la paternité que pas des conjectures, des déductions, des hypothèses.

- C'est à partir de cette vision du paternel comme principe fondateur que naît le concept de psychique : le rouan ("souffle") hébraïque, expression du psychique par opposition au somatique, est une force qui échappe aux sens, tout comme le paternel, à la différence du maternel, échappe à la perception sensorielle. C'est cette intuition d'une force invisible et pourtant réelle (l'âme ou souffle), qui conduit à la genèse de la psychologie.

- Face aux croyances païennes du pouvoir sacré du sol et de la nature, le monothéisme instaure le privilège accordé au livre et, partant, au monde de l'esprit et de la culture. Le primat païen des puissances chthoniennes cède la place au primat hébraïque des puissances de l'esprit, dont l'expression majeure est le texte. Un peuple du Livre surgit ainsi face aux peuples de l'image.

- Ce privilège accordé à la lecture, à l'étude, au texte, va de pair avec l'atténuation de la brutalité et de la violence qui ont tendance à régner là où la vie sportive et athlétique constitue un idéal pour les masses. Cette opposition entre esprit biblique et esprit olympique remonte à l'Antiquité, quand les sages de Judée s'opposèrent énergiquement à toute participation juive aux Jeux Olympiques, ouverts aux peuples barbares conquis par la Grèce, depuis l'an - 333, par la volonté de l'empereur Alexandre le Grand. 

- L'interdiction des images aurait conduit les Hébreux au refus de l'écriture hiéroglyphe et à l'invention de l'alphabet, où les lettres ne sont pas des images sacrées. Cette hypothèse freudienne est en totale opposition avec la théorie dominante de la paléographie contemporaine, pour laquelle l'écriture hébraïque est dérivée de l'alphabet matriciel phénicien.

- Contrairement à la religion égyptienne qui accorde une importance primordiale au monde d'outre-tombe, à la vie dans l'au-delà, le monothéisme hébraïque ne professe pas l'immortalité de l'âme et, partant, s'inscrit dans une vision plus réaliste et naturaliste de la vie humaine. Certes, le judaïsme talmudique et rabbinique accorde une valeur théologique majeure à la doctrine de la résurrection des morts, mais FREUD considère que cette croyance dans l'au-delà n'est pas biblique.

   Rappelons que la publication de L'Avenir d'une illusion suit celle de La question de l'analyse profane (1926) et précède celle de Malaise dans la civilisation. Dans L'avenir d'une illusion, FREUD traite des sentiments religieux et dans le Malaise, il évoque explicitement la notion de "sensation océanique" à la fois éternelle et infinie pour s'en démarquer. Il considère la religion comme un phénomène de culture ou de civilisation reposant, comme toute culture, sur le "renoncement aux instinct" au moyen d'"interdictions". La rédaction de L'avenir d'une illusion, qui pourtant n'épargne pas la religion, est marqué par le désir de FREUD, qui se présente comme athée, de ménager des amis religieux. Il ne se départit pas pour autant du fond de sa pensée exprimée déjà dans "Actions compulsionnelles et exercices religieux" de 1907 où il écrit que "la religion est la névrose obsessionnelle de l'humanité". Il considère tout de même que le "vrai croyant se trouve à haut degré à l'abri du danger de certaines affections névrotiques ; l'acceptation de la névrose universelle le dispense de la tâche de se créer une névrose personnelle". FREUD, au contraire de bien de ses continuateurs, qui s'est attaché toute sa vie à détruire des illusions et à parachever le "désenchantement du monde" (selon l'expression de Max WEBER) semble hésiter sur l'avenir du phénomène religieux. Il défend malgré son athéisme l'éducation chrétienne (dans son pays, l'Autriche, l'enseignement religieux était obligatoire...). Par contre, il refuse tout appel à la science pour valider des croyances religieuses.

Bien des ouvrages de FREUD traitent de la religion tout en n'y s'en centrant pas. Ainsi, le thème de la religion, nous rappelle Odon VALLET, a été abordé par lui et BREUER dans les Etudes sur l'hystérie (1895), cette pathologie pouvant constituer une réaction à une souffrance psychique liée au doute religieux. Son premier livre Totem et Tabou (1912)  aborde largement les thèmes religieux. 

Freud, d'une manière générale, envisage la religion sous son double aspect collectif et individuel. D'une part, il voit dans l'Eglise (comme dans l'armée), le prototype d'une foule artificielle où chaque individu doit aimer son chef (par exemple le Christ) comme un Père et son semblable comme un frère : la religion permet la cohésion d'un ensemble humain menacé de désintégration en cas de perte de la foi (1921). D'autre part, il considère la religion avec son cérémonial et ses rites minutieux comme la névrose universelle où les scrupules vont se transformer en actes obsessionnels. La religion contribuerait ainsi à faire passer l'homme de l'état de nature à celui de culture grâce au sacrifice de ses pulsions, mais ce progrès de civilisation se ferait par un recours à l'irrationnel et une sauvegarde des illusions qui maintiennent l'individu sous la contrainte de ses névroses infantiles (1927).

 

Odon VALLET, Religion et psychanalyse, dans Dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette Littératures, grand Pluriel, 2002. Franklin RAUSKY, Bible et monothéisme hébraïque, dans Dictionnaire de psychologie et psychopathologie des religions, Bayard, 2013. Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014.

 

RELIGIUS

 

 

 

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2 août 2016 2 02 /08 /août /2016 08:48

     Friedrich NIETZSCHE a écrit un lot d'ouvrages consacré, selon lui, à une critique toute entière au service de la vie, valeur suprême. Avec une virulence égale à celle de Karl MARX, il critique toute religion, avec une différence essentielle par rapport au fondateur du marxisme : chez lui nul projet politique, nulle analyse économique. Il est bien plus porté sur une critique de l'esthétique que sur l'engagement public. Il s'en prend toutefois à la religion avec une violence directe rare, dans le cadre d'un travail dont la forme aphoristique et dispersée cache une pensée systématique concernant celle-ci, qui apparait autant dans L'Antéchrist, dans Humain, trop humain, La généalogie de la morale que dans Par-delà le bien et le mal et La volonté de puissance. 

  Yvon QUINIOU estime que cette critique "doit s'entendre de deux manières que l'on a tendance à confondre sous le terme faussement unifiant de "généalogie" emprunté à sa réflexion sur la morale. Car avant de dénoncer le rôle néfaste joué par la religion dans le déploiement de la vie, celle-ci intervenant alors en tant que valeur et donc en tant que principe d'une critique normative qui définit la généalogie proprement dite, il commence par expliquer la religion (comme Marx) sur le terrain des faits à partir de cette même vie et il procède alors à sa genèse factuelle qui est aussi, (...) (comme) il l'indique explicitement avec une grande rigueur, une forme spécifique, parce que proprement théorique, de sa critique."

C'est pourquoi notre auteur examine d'abord la genèse théorique de la religion à partir de la vie, puis la critique généalogique de la religion à partir également de la vie, pour en dégager l'horizon d'émancipation qui en résultent. 

    Sur la genèse théorique de la religion à partir de la vie, l'auteur veut mettre en garde le lecteur contre le nietzschéisme "idéologiquement dominant" en France, "qui en fait un penseur éloigné de la science et un nouveau métaphysicien athée obsédé par l'Éternel Retour... En fait NIETSZCHE pense avec la science, ce qui se vérifie amplement à la lecture d'Humain trop humain et du Le gai savoir. Soucieux de son origine positive, le philosophe allemand s'attache à montrer "la passion, l'erreur, l'art de se tromper soit-même" des religions et "découvrir dans ces méthodes le fondement de toutes les religions et métaphysiques existantes, c'est les réfuter du même coup" (Humain, trop humain, Gallimard, 1981). Pour lui la réfutation historique constitue leur réfutation définitive (Aurore), et cela dispense de leur examen interne (contrairement à HUME qui affirmait la nécessité de la critique de l'origine comme celle du fondement de la religion). L'explication historique entraine un diagnostic implacable de fausseté qu'il n'est même pas besoin de démontrer. Autrefois, un auteur critique cherchait à prouver qu'il n'y a pas de Dieu, mais les conditions mêmes de l'existence de cette interrogation, de leur naissance invalide la question. Il s'agit de faire table rase de la religion, comme de la métaphysique qu'elle véhicule. L'idée de l'existence de Dieu n'est même pas intéressante, et la manière dont la religion la véhicule ne fait même pas avancer d'un pouce sur la possible existence d'un monde métaphysique.

L'explication du philosophe allemand  est plus complexe que l'on pourrait le croire, si l'on suit toujours Yvon QUINIOU. Elle comporte plusieurs moments successifs :

- une explication d'abord rationaliste (Humain, trop humain), la philosophie devant combattre contre les erreurs religieuses, qui s'incrustent parfois dans la philosophie même ;

- une explication qui part du concept d'interprétation, dans laquelle le religion se réfigie lorsqu'elle est menacée. L'existence humaine ne peut se suffire à elle-même : il lui faut un but, une finalité et la religion est là pour aider l'humanité à trouver le sens de cette existence, vers une surnature chargée de significations. Cette interprétation du monde, à fonction consolatrice devant la réalité de la mort, se double d'une aspiration, dans la religion chrétienne, à la rédemption.

- la vision morale (le bien et le mal) erronée de l'existence induite par la religion, négatrice à bien des égards à la vie, a sa source dans la vie elle-même, mais dans une certain état de celle-ci, celui de la  vie faible et maladive. Il en apporte la démonstration dans La généalogie de la morale. Comme Yvon QUINIOU l'écrit, "cherchant d'abord l'origine des catégories du bon et du mauvais comme celle du bien et du mal et multipliant les angles d'approche (philologie, histoire mais surtout psychologie), il affirme que la morale chrétienne, avec son opposition bien/mal, n'aurait été qu'une révolte des "faibles", ceux qu'il appelle les esclaves, liés à la classe sacerdotale, contre l'éthique des "forts", ceux qu'il appelle les maitres et qui sont les aristocrates, révolte basée essentiellement sur le ressentiment : faute d'avoir la force de dominer comme les "forts" en assumant une vie prodigue et violente, les prêtres auraient inversé les valeurs préconisées par ceux-ci, affecté d'un indice normatif positif la faiblesse vitale elle-même, sous ses différentes formes, et pris le pouvoir grâce à la masse largement majoritaire des "faibles" auxquels ils apportaient un système de valeurs adapté à leur impuissance fondamentale."

  Avec NIETZSCHE, fondamentalement, le christianisme est interprété comme une idéologie qui interprète l'essence de l'homme en lui conférant un libre arbitre, condition absolue de la vertu morale. Or, ce libre arbitre, cette liberté n'existe pas, pour cet auteur. L'homme est inséré dans un déterminisme, dans le temps et dans l'espace, sur lequel il n'a aucune prise. Du coup, il faut déconstruire les sentiments moraux liés au christianisme, y compris l'idéal ascétique, on pourrait même écrire surtout l'idéal ascétique. Avec une interprétation fausse de la vie humaine, s'allie une invention des valeurs du bien et du mal (le concept de péché est présent de façon lancinante dans cette religion...), dont la source est la vie faible (une véritable névrose morale). La volonté de puissance qu'il expose est bridée par cette idéologie. Avec un vocabulaire explicitement psycho-pathologique, il stigmatise le christianisme comme facteur de névrose sociale. L'Antéchrist, dernier livre édité de son vivant, change d'approche, pour condamner encore davantage le christianisme à travers sa généalogie.

 Pour comprendre cette critique généalogique de la religion à partir de la vie, il faut pour Yvon QUINIOU partir de la trans-valuation, "c'est-à-dire le dépassement et la transformation des valeurs (religieuses), à laquelle il procède et qui érige la vie, donc l'existence naturelle de l'homme, en valeur suprême située en ce monde, loin de tout "arrière-monde", idéal dont la supposition n'a d'autre effet que de dénigrer ce monde-ci, le seul dont nous soyons sûr de l'existence (voir Ainsi parlait Zarathoustra)."

Dans Le crépuscule des idoles, NIETZSCHE précise les quatre points importants de cette "psychologie de l'erreur" que constitue le christianisme :

- la confusion de l'effet et de la cause qui nous fait croire que telle action "vertueuse" est la cause de notre bien-être physiologique ;

- l'erreur de la fausse causalité qui se résume en celle de la volonté et qui nous fait croire en une causalité purement spirituelle, appuyée sur des motifs intérieurs clairs, alors que tout cela est fiction, habillage de processus physiologiques ;

- l'erreur des causes imaginaires : un état physiologique est interprété en lui donnant une signification rassurante ou connue qui devient, par renversement facile, la pseudo-cause de celui-ci ;

- la croyance erronée au libre arbitre.

Ce qu'il faut bien comprendre, écrit toujours notre auteur, "c'est que la critique implacable de ces idées, fondée sur leur explication physiologique et dont on ne trouve pas d'équivalent chez les penseurs antérieurs, ne les vise pas seulement théoriquement en tant qu'idées ; elle dénonce tout autant leur fonction pratique au service de la vie faible dont elles viennent, le fait qu'elles alimentent les diverses formes de malheur liées à celle-ci." Ce qu'il dénonce, c'est la souffrance spécifiquement religieuse, produite par la religion, toute cette culpabilité, tout ce sentiment de péché. Il s'agit de sauver le monde, sauver la nature et la vie de cette névrose et promouvoir axiologiquement la nature de la vie ou la vie comme valeur suprême. NIETZSCHE montre la dévalorisation simultanée par le christianisme de l'intelligence, des sens, des honneurs, du bien-être et de la science.

Pour Yvon QUINIOU, "toutes ces critiques, et spécialement le rapport négatif à la vie ordonne toutes les autres, l'entrainent à promulguer à la fin de L'Antéchrist, une "Loi contre le christianisme", d'une virulence exceptionnelle dans l'histoire de la pensée antireligieuse, dont le titre est "Guerre à outrance au vice : le vice est le christianisme" et qui se conclut par ce mot allusif mais superbe, article 7 : "Tout le reste en découle.". Sauf que d'autres discours théoriques et critiques sur la religion sont aussi possibles, qui n'excluent pas le sien (comme celui de Marx) et qui surtout offriraient une ou des possibilités de dépassement de celle-ci plus crédible(s) et moins sujette(s) à contestation politique".

Il faut bien comprendre que la critique contre la religion s'adresse chez NIETZSCHE principalement, et parfois en oubliant d'autres anthropologies religieuses, au christianisme. Mais il est impossible, à la lecture de l'oeuvre de ce philosophe allemand, de s'en tenir à cette critique vigoureuse au nom de la vie, de la sexualité et de tout ce qui peut se réaliser sur le seul monde concret que nous connaissons. La répétition constante dans beaucoup de ses ouvrages de l'existence des faibles et des forts, intrinsèquement (puisque le libre arbitre pour lui n'existe pas), rend difficile la caractérisation de son oeuvre comme progressiste et émancipatrice, même s'il ouvre un horizon d'émancipation. Parce qu'il s'attaque au christianisme qui dans son pays revêt il est vrai un caractère austère, ascétique et particulièrement hostile à l'expression de la sexualité, à l'anthropologie fondamentalement égalitaire et en recherche de la justice par certains de ses plus forts aspects, on ne peut qu'avec notre auteur, se poser des questions sur la réalité d'un "nietzschisme de gauche". La plupart des auteurs marxistes ont au minimum du mal à reconnaitre la pertinence de son projet d'émancipation (à quelques exception près, tel Henri LEFEBVRE) : sa recherche du surhomme, du surhumain ressemble un peu trop à la promotion d'une élite soucieuse au premier plan de ses intérêts et de ses plaisirs. 

Son exigence fondamentale, qui peut être jugée moralement inacceptable d'un triomphe des forts sur les faibles, d'une domination politique des premiers sur les seconds, donne pour nous comme pour Yvon QUINIOU à son oeuvre l'aspect d'un "paradoxe existentiel autant que politique de son éthique : sous couvert d'appeler à l'épanouissement de la vie en tant que telle et, ici, contre les religions qui la mutilent, c'est à l'épanouissement de la vie d'une minorité qu'il appelle sans la moindre réticence, sans l'ombre d'un remords, avec cynisme même" au point d'affirmer bonne une organisation sociale en castes, souhaitable et nécessaire la sélection des meilleurs par l'éducation, appréciable les bienfaits de l'eugénisme, absolument nécessaire l'élimination des faibles afin de déjouer l'arrivée d'une civilisation de masse dans laquelle il ne voit que la décadence.

Si le christianisme est si critiqué chez NIETZSCHE, c'est bien aussi parce qu'il est porteur, à l'inverse des religions polythéistes de l'Antiquité, de valeurs universalistes et égalitaires. Si son diagnostic du rapport négatif de la religion, christianisme compris, à la vie est pleinement recevable, sa conception de cette vie ne peut se réaliser qu'au détriment de l'épanouissement vital de la grande majorité des hommes. Négligeant le polymorphisme fondamental du christianisme (qui véhicule bien des valeurs et des oppressions à la fois), exempt de toute conscience réellement politique ou sociale, baignant en cela toujours dans l'idéologie de son époque et de son pays, NIETZSCHE, tout entier obnubilé par le caractère oppressif de la vie morale de la religion (faisant appel au sentiment envahissant du péché), ne fait pas en définitive l'analyse complète des apports de la religion à la vie sociale, politique et morale. Il n'offre du coup pas un projet d'émancipation valide dans nos sociétés "démocratiques". Sa critique de la religion, dont on retiendra l'antinomie par rapport à la vie, conçue comme vitalité matérielle, est souvent bien plus retenue - à tort - que le refus d'un ensemble de valeurs qui fondent de toute façon l'identité commune de plus en plus d'hommes et de femmes.

 

Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014.

 

PHILIUS

 

Relu le 3 juillet 2022

 

 

 

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1 juillet 2016 5 01 /07 /juillet /2016 08:47

   Même si beaucoup d'adversaires du marxisme pointent surtout l'athéisme de ses propositions, on ne peut pas dire que la question religieuse soit une question centrale dans l'oeuvre de Karl MARX. C'est surtout l'immense champ sociohistorique marqué par la domination politique, l'oppression sociale, l'exploitation économique et l'aliénation des hommes qui l'occupe. La critique continuée de la religion considérée en elle-même est présente qu'en tant que épiphénomène de la question sociale, sa solution se trouvant dans la résolution de cette dernière.

   Prenant acte de ce fait, Yvon QUINIOU dégage de son oeuvre un certain nombre d'indications qui permettent de penser que, pour le fondateur du marxisme, somme toute également pour beaucoup de ses continuateurs,  la religion  est une expression de l'aliénation. Dans la Critique du programme de Gotha (1875), dans l'intension bataille des idées chez les socialistes, Karl MARX prend nettement position sur la liberté de conscience religieuse, à propos de laquelle le mouvement ouvrier révolutionnaire doit "aller au-delà" afin de se libérer de la fantasmagorie religieuse.

   La question sociale ne peut être réglée tant que le problème posé par la religion demeure. Dès sa Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), MARX aborde la question de la religion d'un point de vue qui est de part et part résolument critique (voir Sur la religion, éditions sociale). tout en prenant acte du fait que la critique de la religion, qu'il assume, a été opérée en Allemagne (Feuerbach) et qu'il n'est pas besoin de la développeer davantage dans le détail. Il ajoute que que l'on a aussi, tendance à oublier, que "la critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique". Yvon QUINIOU explique cette affirmation en tenant compte de ses écrits ultérieurs :

"Commençons par l'idée primordiale, quoique implicite ici faute du vocabulaire adéquat, que la religion diffuse des représentations idéologiques du réel, au service d'intérêts dominants (ce que n'indique pas précisément le texte), qui le masquent et empêchent donc qu'on se révolte contre lui (Marx et Engels, Sur la religion, Éditions sociales). C'est pourquoi affronter le réel dans ses contradictions, ses effets délétères sur les hommes, pour pouvoir le transformer dans un sens meilleur, suppose préalablement que l'on se débarrasse de ces représentations : toute critique qui ne s'en prendrait pas d'abord à celles-ci ne pourrait qu'échouer, faute d'appréhender la réalité en toute lucidité, de la connaitre telle qu'elle est, hors de toutes sublimations et justifications religieuses. La critique de la religion est donc bien "la condition préliminaire de toute critique" - sous entendu : de toute autre critique visant la réalité elle-même, hors de la sphère religieuse et de ses fantasmagories mystifiantes. (...) Dès lors que l'homme a compris que la religion ne lui offre qu'une satisfaction imaginaire ou apparente dans un autre monde parfaitement fictif, de ses aspirations réelles (Feuerbach est encore proche), il se détourne d'elle pour chercher une satisfaction effective dans ce monde-ci, hors des illusions de réalisation de soi que la religion lui offre. La critique de la religion est donc bien le moment théorique indispensable et inaugural d'une transformations pratique du rapport de l'humanité à sa propre vie, pour autant qu'il la souhaite libérée de tout ce qui est inutile."

Le processus qui rend la religion inutile commence d'abord d'ailleurs par une considération toute matérielle dans la vie des hommes : elle n'offre pas de solution ni à la maladie ni à la misère... et donne des indications fausses sur la réalité de l'univers matériel. C'est par la constatation des réalités physiques, directement liée à des nécessités pratiques, découverte par l'expérience renouvelée des phénomènes que se constate d'abord l'inutilité de la religion, avant d'en venir à des considérations philosophiques de premier plan et même à des considérations politiques liées à la constatation des intérêts réels des hiérarchies religieuses. 

C'est à cela que veut revenir Karl MARX, comme s'il estime que faire la critique sur le fond de la religion comme le fait FEUERBACH, en décrivant cette projection de l'Homme dans le divin, saute en quelque sorte une étape, pourtant à l'origine de cette critique, la critique socio-historique de la religion. Pour lui, la démystification de la conscience religieuse n'a pas son but en elle-même, elle n'a de sens que dans la perspective d'une émancipation des hommes par rapport à leurs conditions de vie. Avant le fonctionnement idéologique, c'est l'origine socio-historique qui l'intéresse, même si les deux sont liés. La détresse matérielle des hommes, contre laquelle la religion proteste, est d'abord socio-historique, et dans la tradition marxiste, elle est souvent strictement socio-historique. Yvon QUINIOU pointe d'ailleurs là une faiblesse , une "carence" de l'explication marxienne : la détresse en question n'est pas uniquement socio-historique, elle est aussi une détresse métaphysique face à sa condition d'être mortel, et c'est l'oubli de cette facette qui conduit à des déconvenues graves dans les politiques religieuses des régimes politiques qui se réclament du marxisme. 

Ce contre quoi s'élève Karl MARX et Freidrich ENGELS, c'est le caractère illusoire d'une stricte consolation dans l'imaginaire offerte par la religion.

L'expression "opium du peuple" pour la religion, métaphore bien connue, est souvent assez mal comprise. Elle est bien une atténuation de la perception de la souffrance réelle, mais la religion ne guérit pas de cette souffrance. Elle constitue un opium du peuple et pas seulement un opium pour le peuple, en ce sens qu'il serait sciemment fourni par les puissants comme une idéologie consolatrice. Tout le peuple, dans son entier, est soumis à cette idéologie : le peuple souffrant, à  se donne à lui-même, à partir de ses conditions d'existence, la religion. La subjectivité souffrante du peuple, en dehors des intentions conscientes des autorités religieuses, constitue une origine objective du phénomène religieux. La religion est comprise comme processus social global qui l'englobe et qui la dépasse, dont le peuple est la victime, à la fois partie prenante et partie prise. Cette analyse déporte sur une critique plus large, sur les conditions mêmes de l'origine de la religion, les éléments de la détresse matérielle.

En même temps, dans le texte, notre auteur relève le changement radical de statut, d'explication, il devient normatif et formule l'exigence d'abolir, de supprimer la détresse réelle (compris comme uniquement matérielle). Il s'agit de supprimer les conditions sociales qui produisent le phénomène religieux, à savoir l'aliénation sociohistorique de l'homme, des hommes en fait. Car dans ce même mouvement, notamment dans les thèses sur Feuerbach, les fondateurs du marxisme veulent chasser l'abstraction que le philosophe fait dans sa critique. Il s'agit toujours de l'Homme en général, qui se projette dans le divin. Or, dans la réalité socio-historique, ce sont des hommes qui vivent, qui coopèrent et qui se combattent. Contre l'humanisme, dont témoigne aussi toute la philosophie des Lumières, qui met entre parenthèses les conditions sociohistoriques aussi bien de la religion que de la raison qui la critique, ils entendent (dans l'Anti-Duhring comme dans L'idéologie allemande) remonter aux structures économiques d'une société, pour comprendre, à chaque époque, sa superstructure institutionnelle et intellectuelle, donc ses idées religieuses. Il s'agit de mettre fin aux divers aspects de l'aliénation collective de l'humanité et non seulement d'une aliénation de l'homme individuel dans son rapport à lui-même. Leurs analyses ultérieures sur ces structures économiques sont constamment à relier avec leur critique de la religion, qui est une forme, une facette, de l'idéologie globale qui empêche l'humanité de s'émanciper et de s'attaquer aux causes de sa misère matérielle. Dans Le Capital, ils notent qu'il ne suffit pas de s'attaquer au fond humain, technologique et sociohistorique, des "conceptions nuageuses des religions", mais aussi de faire le chemin inverse et monter comment ce "fond" terrestre peut engendrer ces conceptions qui donnent une "forme éthérée" aux conditions de la vie qui les suscitent. 

Yvon QUINIOU  indique deux conséquences pratiques qui s'ensuivent de ces considérations :

- On peut envisager, rationnellement et scientifiquement, une disparition progressive de la religion, sur la base de processus historiques à venir qu'aucune des critiques  antérieures de celle-ci ne pouvait concevoir : elle est possible et ce n'est possible que si l'on envisage la disparition historique de ses causes. Un monde post-religieux est pensable dès que l'on songe qu'un monde sans aliénation est lui-même historiquement possible.

- Pour y parvenir, on ne peut se contenter d'interdire la religion au nom de la conscience critique que l'on peut en avoir. ENGELS, contre DÜHRING, récuse cette solution comme irréaliste. L'explication de son lien à l'aliénation nous oblige à y voir un phénomène objectif d'un poids tel que l'appel à des mesures visant seulement à transformer la conscience humaine ne saurait la faire disparaitre. Comme Maurice GODELIER l'analyse (voir l'entretien dans la revue Raison présente n°18, 1971), l'aliénation religieuse n'a pas son fondement "ni dans le sujet, ni dans la conscience", elle n'est qu'un effet dans la conscience, et par conséquent le combat antireligieux doit toujours changer de terrain d'avec elle et se porter prioritairement sur le plan politique de la lutte contre le capitalisme.

  Mais Yvon QUINIOU n'est en pas complètement convaincu : la religion opère aussi à travers des institutions, comme idéologie, et on ne faire le naïf en ignorant que les hiérarchies religieuses participent matériellement à la domination capitaliste. Elles participent à la lutte idéologique, elle-même partie d'une lutte globale des classes.

Entre des positions (marxistes également)

- qui appuient la nécessité, comme maintien du lien social général, d'une religion après une réflexion ample sur le rôle historique du christianisme, bien plus nuancé que la constatation de participation à la domination capitaliste (cette religion porte aussi dynamiquement les idées de progrès social et d'émancipation...) (GRAMSCI)

- et d'autres (Bernard GROETHUYSEN, Louis ALTHUSSER), qui considèrent les appareils idéologiques d'État (AIE), auxquels participent la religion, comme lieux d'élaboration et de diffusion de l'idéologie dominante (avec ses contradictions éventuelles) dans l'ensemble de la société et estiment nécessaire de trouver d'autres formes de lien social général que la religion,

Yvon QUINIOU préconise, dans une attitude de laïcité intransigeante, de remplacer ces AIE, dans le processus révolutionnaire par des institutions (éducatives) qui diffusent une morale d'émancipation.

   Mais il semble bien - malgré les réflexions croisées et contradictoires de par exemple André TOSEL (Du retour du religieux), de Régis DEBRAY (Critique de la raison politique), de Karl SCHMITT, de Louis ATLHUSSER, d'Ernst BLOCH et de Maurice GODELIER sur le conflit, entre groupes et entre individus (micro-conflictualité) - qu'il ne tranche pas réellement, notamment pour ne pas tomber dans une "religion naturelle", expérimentée au XVIIIe siècle (révolution française).

    Pour y voir plus clair, on ne peut selon lui restreindre le champ des causes qui alimentent la religion à l'élément socio-historique, car il est lui-même surdéterminé par la psychologie humaine, voire débordé par des facteurs qui ont peut-être leur autonomie propre, à savoir les facteurs mis à jour (toujours selon lui) notamment par NIETZSCHE et par FREUD. La lutte des classes ne peut être le seul critère qui détermine une politique d'émancipation.

 

Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014. 

 

Relu le 29 juin 2022

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