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7 octobre 2017 6 07 /10 /octobre /2017 13:14

       Si la confusion entre insécurité et sentiment d'insécurité est permanente, notamment dans les médias, l'opinion publique ne perçoit guère la sécurité dont il bénéficie par rapport à des époques pas si lointaines. Pour se rendre compte à quel point il est facile de circuler librement sur de nombreux territoires sans être inquiété, il faut comparer avec la situation d'insécurité réelle qui existe sur d'autres, où l'Etat est moins présent, où la mobilité des populations est constante et où les armes sont présentes en grande quantité. Le sentiment de sécurité, physique et même moral (les lois sur les moeurs sont parmi les plus nombreuses) devrait pourtant être beaucoup plus fort, mais ce sentiment ne se réduit ni au physique ni au moral, il est aussi social.

    Dans un premier temps, il faut rappeler, avec Laurent MUCCHIELLI (Vous avez dit sécurité?, Champ social, 2012), mais aussi avec beaucoup d'autres, pourquoi et comment dans quantité de représentations, se confondent trois choses :

- les opinions générales sur l'importance du "problème de sécurité" ;

- les peurs sur sa sécurité personnelle ou celle de sa famille ;

- l'expérience réelle de la victimisation. 

Il s'agit de trois choses très différentes, qui sont toutes identifiées et mesurées par les enquêtes. Selon la façon dont la question est posée dans l'enquête ou le sondage, on peut interroger l'une ou l'autre de ces trois aspects et s'apercevoir de leurs différences. Or ce que mesure la plus grande partie des sondages, c'est le sentiment d'insécurité de population plus ou moins grande après une série d'attentats terroristes par exemple, ou d'attaques contre les voitures dans certaines banlieues de grandes villes.

Jamais les sondages ne portent sur l'insécurité sociale. Il faut pour avoir des données sur celle-là consulter des enquêtes sociologiques menées en bonne et due forme. Bien entendu, comme il ne s'agit pas seulement d'effectifs de police ou d'opérations judiciaires à mettre en place, mais que cela touche directement l'organisation même de la société, ces études sont vite qualifiées de politiques, voire politiciennes et attaquées comme telle, non prises en compte par les pouvoirs politiques hostiles à ce que l'on aborde la sécurité sous cet angle.

    Et cependant, la société - la société moderne -, d'une certaine manière, avec des périmètres qui varient suivant l'idéologie dominante, met en place des systèmes de sécurité sociale, sous forme de péréquation de revenus, de redistribution de richesses souvent, ou/et des systèmes d'assurances étatiques ou privés qui sont censés mettre à l'abri contre toute une gamme de risques immobiliers, mobiliers ou même sociétaux, comme le vol ou l'attentat aux personnes... Mais on ne fait jamais le lien entre l'insécurité sociale et l'insécurité tout cours, alors que les deux existent au sein de la même société dans une certaine dynamique, mise en relief, notamment sur le long terme, à travers les statistiques sur les délinquances et les violences quotidiennes, dans certaines études sur le long terme (Histoire de la violence, Jean-Claude CHESNAIS).

La volonté politique de dissocier les deux, alimentée par l'ignorance et une certaine tendance à penser qu'il existe des caractères innés chez les personnes (ce qui rejettent sur toute la responsabilité de ce qui arrive...), est pourtant contredite par l'histoire : aux siècles de pauvreté, de misère, et aux vols et meurtres abondants, on peut facilement opposer les siècles de prospérité et aux violences "ordinaires" bien moins importantes en nombre et en gravité. Même dans des sociétés fortement inégalitaires (la société romaine ou la société arabe par exemple), des systèmes de charité publique et privée constituent des soupapes de sûreté sociale, et de sûreté tout court, de premier plan, lorsque ceux-ci peuvent compenser par des transferts de richesse les besoins criants de logement, de nourriture et d'eau, de santé... 

Les liaisons entre l'insécurité physique et l'insécurité sociale sont pourtant avérés par ailleurs sur le plan psychologique, dans le mécanisme du bouc émissaire. A la recherche d'une cause, d'une responsabilité, les personnes et les groupes souffrant d'insécurité sociale, ont tendance à reporter sur d'autres personnes ou d'autres groupes la source de l'insécurité physique. Notamment en l'absence de connaissance des dynamismes sociaux réels et également à cause de la facilité avec laquelle on peut ensuite spolier (moralement et/ou physiquement et/ou socialement) ces personnes et ces groupes. 

 

    Le vocabulaire sur l'insécurité apparait surtout au moment où les remises en cause globale du système politique et économique (notamment marxistes) refluent des scènes politiques comme des paysages universitaires. Si le mot "insécurité" apparait pour la première fois en 1794 et si le mot "sécurité" apparait en français encore plus tôt, dès le XIIe siècle (mais il n'est vraiment utilisé qu'au XVIIIème...), les argumentaires sur la sécurité et l'insécurité fleurissent en Europe dans la fin des années 1970, début des années 1980, pour devenir des sortes de vademecum ensuite... Les discours sur l'insécurité remplacent les préoccupations anciennes sur les guerres endémiques, les famines, les épidémies, les brigandages... et sur les revendications sociales pour un changement de système économique et social... 

   D'une certaine manière, ces argumentaires constituent bien plus des réponses que des questions : il permettent de ne plus discuter des fondements même de la société. Rares sont ceux qui refusent ces argumentaires et qui préfèrent parler d'incertitude, afin de rouvrir, de mettre en évidence la conflictualité sociale (qui n'a pas disparu dans le consensus...) afin de  tout simplement pouvoir agir efficacement sur les souffrances individuelles et collectives. Seuls les auteurs qui ne soucient pas de grimper dans la hiérarchie sociale restent sur les acquis d'une manière de penser la société qui en révèle autant les ressorts de solidarité que les failles conflictuelles. 

     

     Philippe ROBERT, directeur de recherche au CESDIP, constate que dans les dernières décennies du XXe siècle, "la délinquance acquiert une place remarquable dans le débat public, dans les joutes politiques et dans les politiques publiques. L'émergence de cette préoccupation est assez précisément datée: en France, elle remonte à la deuxième partie des années 70 ; la création par le président Giscard d'Estaing d'un comité sur la violence, la criminalité et la délinquance peut faire figure de fait dateur. Selon les pays, le calendrier varie quelques peu : au Royaume-Uni, on peut adopter comme point de départ l'accession au pouvoir du gouvernement Tory de Mme Thatcher ; en Italie et en République fédérale, le souci pour la délinquance ordinaire n'émergera qu'après la fin des années de plomb du terrorisme noir ; dans les pays ibériques, après la tradition vers la démocratie ; aux Etats-Unis au contraire, il faudrait remonter d'une décennie, au milieu des années 1960 avec la President's Commission présidée par l'Attorney General Katzenbach."

Cette période vient en France après les années d'agitation sociale, les mouvements sociaux issus de mai 1968, dans ce que certaines classes possédantes alors appelait le terrorisme maoïste. La délinquance est appréhendée alors en terme de sécurité : il s'agit d'apporter à des situations concrètes bien délimitées dans le temps et dans l'espace, isolées du contexte social le plus souvent ou pire encore, rattachée à des situations "marginales" liées à certaines problématiques précises : le problème des banlieue, la question de l'architecture urbaine, les incendies de voitures... Ces solutions oscillent entre la prévention et la répression avec à chaque fois des cibles précises : les jeunes des banlieues, par exemple, même si, dans un deuxième temps, passés le moment de se plaindre des incivilités, on songe à traiter globalement les problèmes. 

Philippe ROBERT, après avoir détaillé différentes phases dans le traitement de l'insécurité, écrit sur la peur et la préoccupation de la délinquance. L'appréhension apparait comme une sorte d'anticipation du risque d'être victime de ces violences. Ce sentiment d'insécurité qui ne se réduit par à la peur est plutôt une préoccupation flottante avec des pointes à l'occasion d'affaires criminelles (prise d'otages, viols, pédophilie, enlèvements...

Peut-être aujourd'hui, avec les attentats terroristes liées à la situation internationale, on assiste peut-être à la fin d'un cycle commencé par la peur du "maoïsme" pas forcément partagée par tout le monde. D'autant que les problèmes du chômage reviennent intensément sur le devant de la scène et fait justement rapprocher ces phénomènes jusque-là disjoints : l'insécurité physique et l'insécurité sociale... En même temps que la préoccupation sécuritaire se propage dans des milieux qui s'y montraient alors rétifs, faisant le lit de certaines forces politiques basant leur popularité par le recours annoncé de "fortes réponses" aux délinquances, avec ce terrorisme venu d'ailleurs, revient la question lancinante au moins dans les classes possédantes de la question sociale. Le fait que la plupart des acteurs de ces actes terroristes soient des natifs des pays occidentaux posent question...

Comment opérer la gouvernance des sociétés devenant instables à cause d'un capitalisme sauvage se camouflant derrière une idéologie libérale, au moment où agiter des boucs émissaires ne suffit plus et se propagent bien plus vite qu'auparavant des informations sur les réalités politiques et économiques?... Le discours sur l'insécurité ne suffit plus comme réponse à la question sociale.

 

   La question de l'incertitude ou l'insécurité sociale n'est pas la préoccupation seulement du syndicalisme ou du socialisme. Bien avant, là l'intérieur du système capitaliste, beaucoup ont mis en oeuvre une assurance pour couvrir les risques inhérents à toute activité humaine et cela depuis longtemps. Dès le XIVe siècle, en Occident, les sociétés d'assurance maritime font partie du paysage du commerce, d'un commerce où les risques sont très importants puisque la probabilité de perte d'un navire, entre aléas de la mer et pirateries diverses, est toujours importante. Rappelons également tout simplement que dans l'échelle des accumulations de richesses, les sociétés d'assurance occupent souvent les toutes premières places. 

Ce n'est pourtant que plus tard que des historiens ou des sociologues s'intéressent à la question des assurances. Ainsi, Jean HALPÉRIN (1921-2012), spécialiste suisse de l'histoire des assurances, s'occupe dans les années 1950, d'analyser le besoin de sécurité à l'origine du développement des assurances.

Cet auteur se demande quel pouvait avoir été dans l'histoire le rôle du sentiment que traduit le mot "sécurité". Dans un communication d'août 1950 au Congrès international des sciences historiques, il tente, non pas de faire à partir du sentiment de la peur une reconstruction de l'histoire économique, comme FERRERO, mais de restituer sa part légitime à un complexe de sentiments qui, compte tenu des latitudes et des époques, n'a pas pu ne pas jouer dans l'histoire des sociétés humaines un rôle capital. Outre que Jean HALPÉRIN ne s'intéresse qu'aux sociétés d'un Occident longtemps façonné par la pensée chrétienne, il dissocie peut-être un peu trop les affaires des croyances. Pour que les sociétés d'assurances, selon Lucien FEBVRE, puissent donner aux hommes une sécurité de nature à les armer au cours de leur vie contre toutes les infortunes, il a fallu que s'affaiblisse le rôle dévolu par le sentiment général à la Divinité dans la conduite même des destins individuels. Quoi qu'il en soit, l'histoire du sentiment d'insécurité fait partie de l'histoire économique et sociale et inversement.

 

Philippe ROBERT, Le sentiment d'insécurité, dans Crime et sécurité, l'état des savoirs, Sous la direction de Laurent MUCCHIELLI et Philippe ROBERT, éditions de la découverte, 2002. Jean HALPÉRIN, La notion de sécurité dans l'histoire économique et sociale, Revue d'histoire économique et sociale, tomme XXX, 1952  ; Les assurances en Suisse et dans le monde. Leur rôle dans l'évolution économique et sociale, Neuchâtel, 1946. Lucien FEBVRE, Pour l'histoire d'un sentiment : le besoin de sécurité, dans Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 11e année, n°2, 1956. Dan KAMINSKI, L'insécurité : plainte sociale et solution politique, dans Politique, revue de débats, Bruxelles, hors-série n°9, septembre 2008, www.revuepolitique.be.

On peut se référer notamment aux études de Sébastien ROCHÉ : La société d'Hospitalité, Le Seuil, 2000 ; Le sentiment d'insécurité, PUF, 1993

SOCIUS

     

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27 octobre 2016 4 27 /10 /octobre /2016 12:40

     En matière d'Islam, comme d'ailleurs en matière de Chrétienté, il est nécessaire de procéder à des clarifications et d'amener si possible définitivement maintes idées reçues dans un tombeau.

    Discuter de ce qui se passe et de ce qui s'est passé dans les terres où s'est établie de manière hégémonique la religion musulmane correspond à discuter de ce qui se passe et de ce qui s'est passé en terre où la religion chrétienne l'est devenue de son côté. On ne peut rien comprendre à ce qui se passe si l'on regarde la civilisation islamique en Orient à travers les lorgnettes du Coran comme on ne peut rien comprendre à ce qui se passe en Occident si l'on regarde la civilisation chrétienne à travers les Évangiles. La culture islamique n'est pas la religion musulmane comme la culture occidentale n'est pas le dogme chrétien. C'est ce qui amène nombre d'auteurs comme Gabriel MARTINEZ-GROS et Lucette VALENSI à discuter d'Islam (la civilisation) et d'islam (la religion). De même que l'Occident n'est pas la Chrétienté, le proche Orient n'est par l'islam.

 

Nombre d'idées reçues...

Parmi nombre d'idées reçues, on peut citer notamment la confusion du politique et du religieux qui serait la marque de l'Islam, contrairement à l'Occident qui en est sorti. A remarquer pourtant que beaucoup de pays en Occident reflètent un certain entrelacement entre religion et politique, à commencer d'ailleurs par les "tats-Unis où le communautarisme domine souvent le paysage socio-politique. L'Islam ignorerait donc la distinction du politique et du religieux, que le christianisme aurait tracée d'emblée. En  Chrétienté, il existerait une répartition originelle des rôles et son histoire est émaillée d'un immémorial conflit entre "temporel" et "spirituel". C'est faire foin d'une partie de l'histoire de l'Occident où Église et système féodal s'épaulent l'un et l'autre, avec de nombreuses passerelles, c'est aussi traiter un peu légèrement toute l'histoire des conflits entre catholiques et protestants pendant quelques siècles... C'est croire aussi qu'en terre d'Islam, les responsables religieux aient eu barre constamment sur les autorités politiques et militaires. C'est croire aussi qu'actuellement, il n'y ait aucun conflit majeur entre autorités de la Mosquée et autorités du Palais, dans de nombreuses monarchies comme dans de nombreuses républiques. Même dans les pays où les régimes affichent leur conformité absolue dans une certaine lecture du Coran.

"Tout est dit, écrivent nos deux auteurs, et les conséquences en semblent claires. D'un côté un monde en deux versants, l'un religieux et l'autre politique, souvent abruptement opposés, mais dont les tensions aboutirent à la sécularisation ou à la laïcité modernes. De l'autre un monde monolithique où le pouvoir ne sut jamais se dégager de l'emprise religieuse ; ni concevoir l'indifférence de la puissance publique à la croyance de ses citoyens, l'égalité juridique et politique des musulmans et des infidèles ; ni percer le mur qui sépare les territoires musulmans du reste du monde pour construire des relations internationales fondées sur la froide logique agnostique de l'intérêt des États." On en déduit la faiblesse de l'État islamique, écrasé par les principes théocratiques de la société. Non seulement on pourrait écrire avec humour que bien des mollahs et théologiens de l'islam aimeraient bien que ce soit vrai et parfois ils diffusent insidieusement une telle vision, notamment à l'intention des populations occidentales,, mais que l'hégémonie religieuse est bien fragile en de multiples territoires de l'Islam. L'histoire est bien moins simpliste de part et d'autre. "Si la théocratie musulmane s'était imposée si facilement, écrivent-ils encore, et aussi constamment au détriment du politique, comment expliquer la splendeur des palais ottomans, la longévité d'une dynastie qui régna plus de dix siècles? Ou la curiosité religieuse de l'empereur moghol de l'Inde Akbar (1556-1605), dont l'éclectisme des croyances ne céda jamais aux remontrances des docteurs de l'islam? Où placer Averroès (1126-1198), dont le commentaire d'Aristote fut favorisé, commandé peut-être par les califes almohades de Marrakech, au grand dam des oulémas andalous et maghrébins?" 

 

Où l'oeuvre d'Ibn KHALDOUN s'avère utile pour comprendre l'Islam

     S'aidant de l'oeuvre d'Ibn KHALDOUN (1332-1406), retraçant les soubresauts de la naissance de l'islam par le texte du Coran lui-même, Gabriel MARTINEZ-GROS et Lucette VALENSI analysent les relations compliquées et conflictuelles du religion et du politique tout au long des siècles jusqu'à aujourd'hui. Il faut remonter jusqu'à la coexistence tout au long de cette histoire entre diverses populations, sédentaires ou nomades, citadines ou villageoises, qui se partagent souvent les rôles tant dans une expansion de type impérial de l'Islam que dans la "gestion" de ces relations. Les fractures originelles venues de l'histoire préexistent encore aujourd'hui et c'est par leur connaissance qu'une vision de l'islam et de l'Islam apparait plus proche de la réalité. 

Il ressort de leur étude que les grands rapports de force se jouent entre populations sédentaires, qui seules possèdent les secrets de l'écriture et populations nomades (bédouins), les premières bâtisseuses et habitantes des villes, les autres experts en maniement de la violence, les unes utilisant les autres tout en les gardant à distance pour l'équilibre des territoires conquis, les uns réclamant paiement de tributs ou d'impôts aux autres en échange de leur protection. Tribus arabes et groupements perses par exemple forment des ensembles séparés, mais liés très souvent dans la conquête et la consolidation de pouvoirs plus ou moins éphémères. Du temps d'Ibn Khaldoun, "les hommes de plume" sont andalous, les hommes d'épée berbères. Leur histoire est parfois ignorante de la distinction du temporel et du spirituel, mais trace ne ligne de partage aussi impérieuse au coeur du pouvoir.

"Ce sont les conquêtes musulmanes, écrivent-ils, qui ébauchent pour la première fois une distinction entre Etat et société, selon une double ligne de fracture" :

- Les Arabes conquérants sont une minorité au milieu des conquis. Seule la sédentarité enracinée des vaincus, accoutumés depuis des siècles à payer l'impôt à un maître étranger, a permis leur triomphe. Une prudence élémentaire conduit cependant les vainqueurs à se regrouper dans des villes-camps et ces amsars sont vite les foyers les plus vivants de l'islam.

- Parmi les Arabes eux-mêmes, jaillis de la bédouinité, la notion d'État attachée à la ville peine à s'imposer. Après la disparition du Prophète, les califes ses successeurs ne disposaient que des mêmes faibles ressources matérielles sans jouir de la même autorité spirituelle. Les rivalités familiales ancestrales prennent le dessus (la formation d'un trésor public faisant scandale chez certains) et "parmi les questions qui divisèrent les deux camps dans la première guerre civile de l'Islam (656-661), la protection ou l'avortement de l'embryon d'Etat islamique figurait en bonne place".

L'histoire des Omeyyades, des Abbasides, est l'histoire de conflits larvés et ouverts alternativement, où l'organisation du pouvoir d'Etat est sans cesse menacés par les rivalités tribales et/ou ethniques (perses, arabes notamment, mais pas seulement) où il est courant d'utiliser des mercenaires étrangers pour combattre des rivaux possédant la même référence musulmane. Il existe en terre d'islam - mais ce n'est pas forcément lié à la religion - la problématique en Inde par exemple étant différente - une ségrégation forte du pouvoir et de la société, du militaire et du "civil", du sédentaire et du bédouin, du Turc, "sabre de l'Islam", et du reste. Ce n'est qu'avec les Mamelouks d'Egypte et de Syrie que le pouvoir militaire passe des hommes libres aux esclaves, des musulmans aux "étrangers". "Si les nouveaux prétoriens des califes sont esclaves, et non mercenaires, c'est qu'ils ne sont pas  nés musulmans - la charia défend de réduire un musulman à la servitude. La sécurité du souverain est abandonnée à des inconnus, dont nul ne sait rien de la naissance ni de la famille ; le bras armé de l'Islam est confié à des infidèles."

Pour nos auteurs, les raisons en sont multiples, et leur explication n'invoque même pas le rôle de la religion. "Né dans un milieu bédouin ignorant pleinement la monarchie, le pouvoir islamique ne réussit jamais à en imposer pleinement le principe. La puissance du roi n'y fut pas séparable de la violence qu'il pouvait exercer, et de l'appareil de violence dont il savait faire montre. Aveuglément dévoués, murés dans le silence - peut-être parce qu'ils pratiquaient mal la langue de la cour : les pages des émirs de Cordoue au IXe siècle se nommaient les Khurs, les "muets" - les mamelouks sont de ceux qui inspirent la terreur et soulignent l'éloignement du pouvoir. Terreur nécessaire : à la différence des royautés d'Occident, les régimes islamiques ne se plièrent jamais à la règle de primogéniture - de succession de père en fils. S'il arriva fréquemment que la légitimité d'une lignée soit reconnue, que le souverain dû être choisi parmi les Qurays, les Omeyyades, les Abbassides... n'importe quel membre de ces immenses groupes familiaux, grossis par leur descendance de nombreuses concubines des monarques, pouvait prétendre à régner. Le souverain vivait aux côtés de plusieurs frères, de dizaines, voire de centaines d'oncles, cousins ou neveux qui avaient autant de droits que lui au trône, et dont il était de son intérêt vital qu'ils soient empêchés de l'approcher. La simple transmission du pouvoir d'un père à son fils, au détriment des frères du défunt souvent dans la force de l'âge, est l'un des signes les plus sûrs de la sédentarisation, et de l'assurance accrue de la monarchie. Héritier d'une tradition déjà séculaire, l'Empire ottoman définit des règles complexes, comme la limitation à un seul garçon de la descendance d'une concubine du sultan, ou l'exécution des frères du souverain à son avènement, précaution qui horrifia l'Europe et offrit à Racine la toile de fond de son Bajazet."

La force d'un pouvoir d'État dans la civilisation musulmane dépend essentiellement de sa capacité à mobiliser la force bédouine querelleuse, tout en la maintenant à l'écart de l'exercice de ce pouvoir. C'est au point d'équilibre des forces entre sédentarité et bédouinité, quand il contrôle au mieux le désordre qui fait aussi sa force, que l'État islamique marque son apogée. Au-delà, le calme de la paix masque les déficiences militaires ; en-deçà, l'instabilité politique, la faiblesse de l'État, manifestent au contraire pléthore de ressources guerrières et fortes capacités de résistance. Toute l'histoire originale de l'Empire musulman ne doit presque rien au message coranique.

Dans l'histoire originelle, la confusion du chef politique et du guide religieux dans la même personne du Prophète, est radicalement inversée. Ce ne sont pas les docteurs de la Loi coranique qui enveloppe l'action politique, c'est le chef militaire qui prétend utiliser les préceptes religieux. Si dans le monde bédouin, ce sont les appels religieux qui mobilise la masse guerrière, la volonté des sédentaires urbains est de les garder à l'écart du vrai pouvoir politique, et les docteurs de la Loi religieuse avec, quitte à leur verser des tributs plus ou moins voilés et à garantir leur prééminence sur le plan de l'enseignement. Au fil des siècles, la ville forge une identité distincte du pouvoir qu'elle abrite et qui fait sa prospérité et son hégémonie - mais qu'éloignent ses origines bédouines et sa domesticité mamelouk. Il n'y a pas de pouvoir qui pu s'établir sans l'aval, ou du moins le consentement des hommes de religion et des villes. 

Ce que les érudits occidentaux ne voient pas souvent, c'est l'ethnicité (renforcée par un multilinguisme cloisonné) implacable qui régit les charges dans l'État : aux Persans ou aux syriaques l'administration et la comptabilité - qui reviennent aux Andalous dans le Maghreb des XIIIe-XVe siècles ; aux Turcs, aux Berbères, aux Arméniens, aux Tcherkesses ou aux Afghans le soin de la guerre. Mieux, le guerrier sera d'autant plus vigoureux que sa tribu est plus sauvage, et par conséquent plus restreinte, et d'un sang plus pur. La domesticité des princes est d'autant plus sûre que les visages ne sont plus étranges et le dialecte plus hermétique. A l'exact inverse, la ville, désarmée et musulmane dès les IX-Xes siècles, est un espace ouvert et indistinct. A l'exception des dhimmi, chrétiens, juifs ou zoroastriens, tous se reconnaissent sous le seul nom de "musulmans" que leur assignent généralement les chroniques et les textes juridiques. Le Palais se replie sur le particularisme de la race ; la ville se déploie sous l'universalisme de la religion. Le triomphe du discours universaliste islamique cache des sectorisations séculaires et c'est dans l'équilibre du palais et de la mosquée que se trouve l'équilibre de l'"tat islamique. Les membres des ethnies différentes prennent leurs ordres à des sources différentes, même si dans le discours la justification religieuses est omniprésente. Et elle est l'est d'autant plus que seuls les docteurs de la Loi sont capables de lire le Coran et les hadiths, le reste de la masse des croyants s'en tenant à des incantations et des idées simplistes. L'Islam est comprise comme civilisation universelle. Pourtant il est pourtant bien différent suivant les contrées et singulièrement dès que l'on quitte la péninsule arabique. les classifications usuelles du monde musulman sont souvent reprises des classifications des autorités religieuses mais elles ne reflètent guère les différences culturelles réelles. 

 

Une guerre de civilisations introuvable....

    La vision d'un choc frontal et global, d'une guerre de civilisation entre Occident et Islam n'est guère étayée par les faits ni historiques, ni contemporains. Gabriel MARTINEZ-GROS et Lucette VALENSi s'efforcent de le montrer par de multiples exemples. Même après les chocs coloniaux et le ressentiment post-colonial, la formation d'États modernes à l'occidentale qui se caractérisent avant tout par la vacuité des institutions, les multiples facettes de réformes du corps social ou de rajeunissement de l'islam, les lignes de fractures sont bien plus internes au monde musulman qu'entre deux "univers civilisationnels".  Et dans ces fractures, les Etats, selon eux, sont les véritables agents du changement social.

Pour autant, contrairement à ce qui se passe dans d'autres civilisations, l'État se construit souvent beaucoup plus comme une entité autoritaire, mâtinée plus ou moins d'un appareil socio-économique protecteur pour diverses populations (jamais toutes...) présentes sur un territoire délimité (ceci contrairement à la tradition de l'Islam qui ignore les frontières). "Pourquoi les sociétés acquiescent-elles à l'État autoritaire? Va-t-on invoquer le fatalisme de l'islam? Une fois encore, on ne se contentera pas d'une explication simpliste. La situation des pays musulmans est à cet égard comparable à celle de l'URSS. Ce n'est pas une protestation de la masse des citoyens-sujets qui a eu raison du système. Ceux-ci s'en accommodent parce que le coût à payer pour le transformer est redoutablement élevé. Les uns comprennent qu'il ne faut pas s'occuper de politique parce que c'est un domaine verrouillé. Prenant acte du fait qu'il n'y a pas de des publics, d'intérêts communs, ils tournent le dos à la politique et s'investissent ailleurs. A l'opposé, d'autres croient encore avoir des dividendes à retirer de la situation présente : la stabilité et la sécurité, préférables à l'inconnu ; des avantages dans tel ou tel domaine, où l'Etat assure ses services, offre des positions, distribue des ressources. Ou encore, le système de clientèle ou le favoritisme régional maintenant un lien de complicité ou de solidarité entre les hommes situés près du pouvoir et ceux qui en sont éloignés. Le charisme du chef, enfin, peut encore s'exercer. Le personnage avunculaire, comme disent les Anglo-Saxons, de l'homme bienveillant qui saura vous défendre en cas de danger et dont le sourire éclaire tous les espaces, continue de susciter l'adhésion. La sélection du chef reste incomparablement supérieure à celle d'une Constitution lointaine et abstraite. Abdallah Hammoudi (Master and Disciple. The Cultural Fondations of Moroccan Authoritarianism, University of Chicago Press, 1995) et Mohamed Tozy (Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de Science-Po, 1999) ajoutent que ce modèle vient de loin : de l'autorité sans faille du chef de famille au lien d'assolée soumission du disciple au maitre soufi, la "crainte révérencieuse" et l'obéissance docile restent intimement valorisées. Tozy va jusqu'à parler d'une "culture de l'autoritarisme et de la servitude". Mais sans doute ce modèle, pour être issu d'une tradition culturelle ancienne, ne garde-t-il son efficience que dans les conditions que nous avons esquissées, et en raison des bénéfices  qu'il permet encore d'espérer. Les cultures ont aussi une histoire et sont dans un constant procès de mise à jour, d'adaptation et d'innovation. Elles sont toujours traversées par des courants divers, fondés sur des intérêts divers, voire opposés. Elles sont non seulement contraintes, exposées au changement, mais aussi produites et portées par des acteurs attentifs aux possibilités que présente le monde qui les entoure. (...)."

"Y-a-t-il du moins des formes de protestation? ajoutent nos deux auteurs. L'émeute urbaine, les explosions populaires quand s'élève le prix du pain ne sont pas rares, mais il est rare qu'elles modifient la donne politique, rare qu'elles échappent à une répression sans merci. Le coup d'État ou la révolution de palais ne modifie pas davantage la donne politique. Une personnalité issue du sérail (en l'occurrence, l'armée le plus souvent, ou le parti unique) en remplace une autre et reconduit le système, au prix de quelques concessions provisoire aux forces d'opposition. Mais en l'absence d'une vie démocratique, trois formes plus effectives que les deux précédentes, bien que d'inégale importance, peuvent ébranler les système en place : les mouvements minoritaires (...), les mouvements islamiques et les organisations issues de la société civile."

   Le spécialiste de l'islam, Bernard LEWIS, d'une manière différente, indique bien les subtilités de la civilisation islamique. Le professeur à l'Université de Princeton explique que aussitôt "que les bédouins d'Arabie eurent conquis les grandes cités marchandes d'Égypte, de Syrie et de Mésopotamie, leur vie fut bouleversée : l'Islam devint une civilisation urbaine. Une classe moyenne se développa (mais il ne s'agit pas de la classe moyenne, devons-nous préciser, au sens de la littérature sociologique occidentale). La possession de la terre y apparut comme la première source de richesses, suivie de l'artisanat, puis du commerce. 

Le coeur de la ville se déplace alors de la mosquée - qui tient de la synagogue juive, de l'église chrétienne et du forum romain - vers le souk, le marché couvert, le bazar, où l'on trouve de tout, et le caravansérail, relais commercial. La ville arabe islamique ressemble à la ville européenne, médiévale. Mais le prince y intervient moins. La cité islamique n'a souvent guère de plan. Le dédale de ses venelles sombres, parfois entièrement couvertes, reflète sa structure sociale organique, souple, tissée surtout de relations personnelles, mystérieuses... et très solides. 

C'est pourquoi, sans doute, les villes musulmanes ont si remarquablement traversé les siècles, les conquêtes, les pillages et les destructions. Sitôt le danger éloignée, l'araignée réparait sa toile, en fonction du nouvel environnement, avec un patience infinie et des trésors d"ingéniosité."

C'est à travers un aspect souvent oublié dans les descriptions musulmanes, les échanges marchands, que s'expriment et vivent les multiples interactions culturelles, propices à toutes les interprétations du Coran, qu'elles soient orthodoxes ou non conformistes. Les conflits interreligieux sont souvent compris comme "menant" la marche de l'histoire de la civilisation musulmane alors qu'ils ne sont qu'une des riches expressions des relations sociales. On devrait certainement inversé la proposition, et ce serait bien si elle serait soutenue par bien plus d'études, selon laquelle c'est la religion qui fait la civilisation musulmane. Bien plus, les soubassements des conflits religieux ont des origines bien plus ethniques qu'autre chose, et nombre de guerres à expression religieuse ont des causes très prosaïques, économiques, sociales et politiques. 

Georges CORM, économiste et historien, fait partie de ces auteurs qui théorisent une lecture non religieuse des conflits, singulièrement dans des époques et des lieux où le religieux semble imprégner tout. Que ce soit dans le Chrétienté de l'ordre Ancien ou dans l'Islam de nos époques modernes, , mais singulièrement dans le Proche et Moyen-Orient d'aujourd'hui, une lecture profane des conflits est possible et fondée sur les faits. Loin des instrumentalisations anciennes ou modernes, la compréhension des conflits séculaires passent par la mise à plat de la manière dont on les étudie. On ne peut confier aux historiens chrétiens et musulmans, souvent proches des pouvoirs constitués, la charge de nous les raconter.

 

Geoges CORM, Pour une lecture profane des conflits, La Découverte, 2015. Bernard LEWIS, L'islam, Petite Bibliothèque Payot, 1994. Gabriel MARTINEZ-GROS et Lucette VALENSI, L'islam, l'islamisme et l'Occident, Seuil, 2013.

 

SOCIUS

 

Relu le 13 juillet 2022

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22 septembre 2016 4 22 /09 /septembre /2016 06:24

   La temporalité, définie dans les dictionnaires comme caractère de ce qui est dans le temps ; le temps vécu, conçu comme une succession dévénements et pourrait-on ajouter conçu comme relation entre les événements, est un mot peu utilisé dans le langage courant. On le retrouve cependant dans certains traités de sociologie, mais là aussi son usage est peu répandu. Pourtant, il a l'avantage de signifier certains décalages dans la succession des événements, suivant le domaine considéré.

La temporalité sociologique, la temporalité économique, la temporalité politique, la temporalité psychologique.... voilà des temporalités qui, si elles sont présentes dans la vie réelle ne vont pas au même ryhme. Il est pourtant une temporalité, celle des médias de tout genre, et plus la circulation de l'information est rapide dans ceux-ci, plus le phénomène s'enfle, qui est très caractéristique de nos société dites développées, qui contribue tant souvent à toutes les confondre (dans les représentations).

Ainsi, des politiques économiques dont les effets sont pourtant lents à se faire sentir, sont-ils mis régulièrement au compte de l'activité de personnels politiques qui n'étaient même pas là au moment des prises de décision invoquées. Ainsi une situation économique est-elle interprétée comme s'il y avait instantanéité entre activité politique et activité économique et même conséquences sociologiques. De quoi introduire dans des esprits qui ne suivent qu'en pointillé tout ce qui dépasse les frontières de leur petit monde domestique, des confusions en chaîne aux effets qui peuvent être redoutables. Invoquer de même les afflux migratoires récents pour expliquer des difficultés économiques structurelles, techniques favorites de nombre de démagogues relève de la même confusion. Un certain populisme s'alimente de confusions de ce genre, tant le populisme en soit n'existe que par une ignorance relative de la part des populations  du fonctionnement de leur propre société. 

Confusion aussi souvent dans le domaine de la défense entre temporalités tactiques et temporalités stratégiques. Un exemple flagrant vient de la temporalité médiatique de la guerre froide par rapport aux évolutions technologiques réelles dans les deux camps de l'Est et de l'Ouest. Souvent l'annonce d'une montée en puissance est confondue avec une réelle montée en puissance, que ce soit la sienne ou celle de l'adversaire, cette puissance qui pourtant met du temps à ... monter, étant déjà considérée comme réelle où moment où elle est annoncée, alors qu'il s'agit souvent que des premières évolutions (à moins que, plus, il ne s'agisse que d'anticipation) - qui ne trouvent parfois pas leur aboutissements - de puissance.

On en vient même à calquer une temporalité criminelle récente sur une temporalité psychologique, celles d' auteurs d'actes criminels importants (en nombre de victimes notamment), elle-même reliée à une temporalité politique...et même stratégique, celle d'une radicalisation des esprits dont on a peine tout de même à imaginer les cheminements... Comme si la vision d'informations sur Internet pouvaient modifier radicalement la personnalité... (ou alors il s'agit réellement d'esprits particulièrement faibles!)

La temporalité médiatique, celle par laquelle est perçue l'événement rassemble alors dans une même séquence temporelle, ne serait-ce qu'en quelques jours, temporalité psychologique, temporalité criminelle et temporalité politique (l'allégeance à une groupe politico-religieux), dans une certaine naïveté d'ailleurs en croyant qu'il s'agit de crier Allah akbar pour faire partie de la communauté des sauvés dans l'au-delà, naïveté dont on a l'impression qu'elle est partagée autant par les auteurs d'actes prétendument martyrs que par les multiples journalistes de dernière catégorie qui rapportent les événements eux-mêmes, eux-mêmes soutenus d'ailleurs par un tas d'experts auto-proclamés en terrorisme, qui trouvent là une source de notoriété et de revenus conséquents...

Le premier devoir de l'analyste, qu'il soit politique, économique ou criminel, est pourtant de démêler ces différentes temporalités, agglutinées par la grâce de la plume, du verbe ou de l'électronique, dans une même séquence courte. On peut regretter à cet égard la faible investigation dont font preuve maints orateurs, tout occupés par le court terme, par les multiples arrangements tactiques avec la vérité, et très peu par des perspectives stratégiques à moyen ou long terme.

Un des télescopages les plus navrants des temporalités est bien entendu la confusion entre temporalité économique et temporalité écologique. Croire que l'on peut en même temps sauver les emplois partout et l'avenir de nos petits enfants, face aux conséquences des bouleversements climatiques relève bien souvent soit de la naïveté, soit de l'irresponsabilité, soit encore de ce court-termisme qui est la calamité des temps qui courent. Plus on retarde les mesures économiques indispensables, plus on en subira les conséquences les plus néfastes. Plus nous tardons à les prendre, plus la manière dont ces conséquences peuvent être évitées seront douloureuses, voire sanglantes. Ne pas comprendre la temporalité de la nature, le temps long par excellence, avec ses à-coups souvent meurtriers et sa différence essentielle avec la temporalité économique, qui elle-même est déjà peu rapide, et encore la différence entre cette dernière et la temporalité politique qui se mesure en durées brèves de mandats. On peut  peut-être l'admettre de la part d'hommes et de femmes qui ont déjà abdiqués plus ou moins leurs statuts de citoyens. Mais pas de ceux qui, par leur formation intellectuelle et leurs activités, sont à même de comprendre l'urgence qu'il y a à penser des réformes en tenant compte de ces multiples temporalités et surtout de la nécessité à les entreprendre.

 

RAGUS

 

Relu le 5 juillet 2022

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25 juillet 2016 1 25 /07 /juillet /2016 13:00

 

  Rappelons d'abord les éléments essentiels de cette sociologie "compréhensive" telle que l'expose Max WEBER lui-même. Ces éléments entrent dans ses écrits d'une manière ou une autre dans les différentes sociologies, religieuse, politique...

"Comme tout ce qui advient, le comportement humain (qu'il soit "extérieur" ou "intérieur") présente en son déroulement des connexions, ainsi que des régularités. Ce qui, en revanche, ressortit uniquement au comportement humain du moins au sens plein, ce sont des connexions et des régularités dont le déroulement peut être interprété de façon intelligible. Quand elle est acquise en recourant à l'interprétation, une "compréhension" du comportement humain recèle en prime abord une "évidence" qualitative spécifique, mais d'un degré très variable. Le fait qu'une interprétation possède cette évidence à un degré particulièrement élevé n'est encore nullement, à  soi seul, une preuve de sa validité empirique. En effet, un comportement qui est identique en son déroulement extérieur comme en son résultat peut reposer sur les constellations motivationnelles les plus hétérogènes, dont la plus évidente en terme d'intelligibilité n'a pas toujours été celle qui était effectivement en jeu. Au contraire, avant qu'une interprétation, si évidente soit-elle, ne devienne l'"explication intelligible" valide, la "compréhension" de la connexion doit toujours être contrôlée, autant que possible à l'aide des méthodes usuelles de l'imputation causale. Le degré maximal d'"évidence" est l'apanage de l'interprétation rationnelle en finalité. On appellera comportement rationnel en finalité un comportement qui est exclusivement orienté d'après des moyens qu'on se représente (subjectivement) comme adéquats au regard de fins appréhendées (subjectivement) de façon univoque. L'action rationnelle en finalité n'est en aucune manière la seule qui nous soit intelligible : nous "comprenons" aussi le déroulement typique des affects et leurs conséquences typiques sur le comportement. Ce qui dans les disciplines empiriques, est "intelligible" comporte des limites fluides. L'extase et l'expérience mystique, tout comme, au premier chef, certaines formes de connexions psychopathologiques ou encore le comportement des jeunes enfants (...) ne sont pas accessibles à notre compréhension et à une explication par compréhension dans la même mesure que d'autres processus. Non pas que l'"anormal" comme tel se soustrairait à l'explication par compréhension. Au contraire : ce qui est à la fois pleinement "intelligible" et "le plus simple" à saisir, en tant qu'il correspond à un "type de justesse" (...) peut être justement le fait de quelqu'un qui sort largement de la moyenne. Il n'est pas nécessaire, comme il a été souvent dit d'"être César, pour comprendre César". Sinon, aucune historiographie n'aurait de sens. A l'inverse, il existe des processus que l'on considère comme des activités "personnelles" et plus précisément "psychiques", qui, quoique tout à fait quotidiennes chez une personne, ne possèdent pourtant, en leur connexion, nullement l'évidence, qualitativement spécifique qui est la marque de l'intelligence. Tout comme nombre de processus psychopathologiques, le déroulement, par exemple, des phénomènes d'exercice mnémonique et intellectuel n'est que partiellement "intelligible". C'est pourquoi les régularités qui peuvent être établies dans de tels processus psychiques sont traitées par les sciences de compréhension exactement de la même manière que les lois de la nature physique.

 

Du comportement rationnel

     L'évidence spécifique du comportement rationnel en finalité n'implique pas, bien entendu, que l'interprétation rationnelle devrait être plus particulièrement considérée comme le but de l'explication sociologique. On pourrait tout aussi bien affirmer exactement le contraire, au regard du rôle que jouent, au sein de l'action humaine, les affects et les "états affectifs", qui sont de nature "irrationnelle en finalité" ; étant donné aussi le fait que toute analyse qui recourt à une compréhension rationnelle en finalité se heurte en permanence à des fins qu'il n'est plus possible d'interpréter à leur tour comme des "moyens" rationnels en vue d'autres fins, mais qu'il nous faut prendre simplement comme des visées qui ne sont pas susceptibles d'être interprétées plus avant en termes rationnels - même si leur genèse peut éventuellement, sur un autre plan, faire l'objet, en tant que telle, d'une explication recourant à la compréhension "psychologique". 

Il reste que pour l'analyse sociologique de connexions intelligibles, le comportement qui peut être interprété rationnellement constitue très souvent, le "type idéal" le mieux approprié : la sociologie, tout comme l'histoire, interprètent d'abord en termes "pragmatiques", à partir de connexions rationnellement intelligibles de l'action. C'est ainsi que procède, par exemple, la "socio-économie", avec sa construction rationnelle de l'"homme économique". Mais il en est tout à fait de même pour la sociologie de compréhension. En effet, son objet spécifique ne saurait être, pour nous, n'importe quelle sorte d'"état intérieur" ou de comportement extérieur, mais l'action. Or "agir" (y compris le fait de s'abstenir ou de subir volontairement) signifie toujours pour nous un comportement par rapport à des "objets" qui est intelligible, c'est-à-dire qui est spécifié par un sens (subjectif) "détenu" ou "visé" quelconque, quel qu'en soit le niveau de perception. La contemplation bouddhique et l'ascèse chrétienne de la disposition d'esprit se rapportent subjectivement, au plan du sens, à des "objets" qui sont "intérieurs" pour les acteurs ; l'usage économique rationnel qu'une personne fait des biens matériels se rapporte à des objets "extérieurs". L'action qui revêt une importance spécifique pour la sociologie de compréhension consiste donc plus particulièrement en un comportement qui 

1, selon le sens subjectivement visé par l'acteur, se rapporte au comportement d'autrui,

2, est co-déterminé en son déroulement par cette relation de sens qui lui est propre et donc

3, est explicable de manière intelligible à partir de ce sens visé (subjectivement).

Les actions déterminées par les affects, ainsi que les "états affectifs" qui ont une portée sur le déroulement de l'action, mais une portée indirecte, comme par exemple le "sentiment de l'honneur", la "fierté", l'"envie", la "jalousie", se rapportent bien, elles aussi, au plan du sens subjectif, au monde extérieur et en particulier à l'action d'autrui. Mais ce en quoi ces actions intéressent la sociologie de compréhension, ce ne sont pas leurs aspects physiologiques ou "psychophysiques", comme on les appelait précédemment, telles les courbes de pulsation, par exemple, ou les modifications du temps de réaction ou autres fait du même genre. Ce ne sont pas non plus les données psychiques brutes, comme par exemple la combinaison des sentiments de tension, de plaisir ou de déplaisir, qui pourraient les caractériser. En revanche, la sociologie de compréhension procède, en ce qui la concerne, à une différenciation en fonction des relations de l'action (avant tout les relations avec l'extérieur) qui sont dotées d'un sens typique et c'est pourquoi (...), le relationnel en finalité lui sert de type idéal, précisément pour lui permettre d'évaluer la portée de l'irrationnel en finalité. C'est seulement si l'on voulait désigner le sens (subjectivement visé) de cette relation propre au comportement humain comme son "versant intérieur" - un usage linguistique qui n'est pas sans inconvénient - que l'on pourrait dire que la sociologie de compréhension considère ces phénomènes exclusivement "de l'intérieur", étant entendu que cela ne passe pas par un énumération de leurs manifestations physiques ou psychiques. Autrement dit, à elles seules et en tant que telles, les différences qui marquent les qualités psychologiques d'un comportement ne nous importent pas. La similitude d'une relation dotée de sens n'est pas liée à une similitude des constellations "psychiques" en jeu, même s'il est certain que des différences concernant le premier plan peuvent être conditionnées par des différences concernant le second. Toutefois, une catégorie comme la "recherche du profit", par exemple, ne relève absolument d'aucune "psychologie". En effet, la "même" recherche de "rentabilité" dans une "même" entreprise commerciale, peut, chez deux propriétaires successifs, non seulement aller de pair avec des "traits de caractère" absolument hétérogènes, mais être directement conditionnée en son déroulement et en son résultat tout à fait similaires par des constellations "psychiques" et des traits de caractère ultimes directement opposés ; et les "orientations" ultimes elles-mêmes; qui sont décisives en la matière (pour la psychologie), n'ont pas besoin d'avoir entre elles une quelconque parenté. Ce n'est pas parce que des processus ne sont pas dotés d'un sens se rapportant subjectivement au comportement d'autrui qu'ils seraient pour autant indifférents pour la sociologie. Ils peuvent au contraire comporter précisément les conditions décisives, et donc les raisons déterminantes de l'action. Vis-à-vis du "monde extérieur" qui est en soi dépourvu de sens, vis-à-vis des choses et des processus de la nature, l'action se rapporte, pour une part tout à fait essentielle au regard des sciences de compréhension à un sens ; dans le cas de l'action conduite par l'homme économique isolé, telle que la construit la théorie, cette relation de sens est totale. En ce qui concerne la portée des processus qui ne recèlent pas de "relation de sens" subjective - comme par exemple la courbe des chiffres des naissances et des décès, le processus de sélection des types anthropologiques, mais également des faits psychiques bruts - elle tient, pour la sociologie de compréhension, uniquement à leur rôle de "conditions" et de "conséquences" par rapport à quoi une action dotée de sens s'oriente : un rôle comparable à celui que jouent par exemple, les données climatiques ou botaniques pour la théorie économique."

L'introducteur du marxisme dans le monde académique allemand distingue radicalement la sociologie de compréhension de la psychologie de même que par rapport à la dogmatique juridique. Il insiste sur le contenu d'une "action en communauté", sur la "sociétisation" (socialisation) et l'"action en société" qui s'oppose à toute dérive interprétative dans le sens - pourtant beaucoup réalisée en France par exemple - de l'individualisme méthodologique. De même, on peut avec le recul de l'Histoire exercer un oeil critique sur les modalités de l'introduction en France par Raymond ARON du weberisme.

       

Les formes de la rationalisation

     Max WEBER aborde la sociologie politique, dont il est un des grands fondateurs, sous l'angle de la théorisation des formes de rationalisation. L'État moderne est le résultat d'un processus, de l'évolution des institutions de la vie collective vers un assujettissement croissant de la vie des hommes à des ordres objectivés. La domination sur laquelle repose sa sociologie suggère que cet assujettissement n'est pas univoque, car l'obéissance à un ordre politique suppose la croyance en la légitimité de cet ordre. 

L'obéissance elle-même, à son sens, n'est pas soumission à une contrainte, mais plutôt une adhésion, par l'acceptation d'un commandement dont on pose par hypothèse qu'on lui obéit parce que celui qui le donne est fondé à le donner aux yeux de celui qui obéit. Cette adhésion (très proche de la soumission volontaire) fascine WEBER. Il met à jour les qualités qui sont prêtées à l'autorité politique : toute une part de l'art des hommes politiques consiste à persuader ceux qui obéissent qu'ils possèdent ces qualités. Cette croyance en la légitimité se comprend en référence à une revendication de légitimité. 

Le sociologue allemand définit donc le pouvoir comme une relation et porte son analyse sur la nature de ce lien afin de circonscrire les conditions d'émergence, d'institutionnalisation et de dépérissement du pouvoir. Le rapport de forces qu'est le pouvoir est pensé en termes d'influence, et ce pouvoir est toujours plus ou moins stabilisé. Pour comprendre comment nait, se consolide et dépérit le pouvoir politique, il s'efforce de définir l'ensemble des comportements relatifs à la domination de l'homme par l'homme, d'où ces idéaux-types, qui ne sont que des idéaux dont on trouve la réalité exprimée de manière bien plus complexe que l'exposition qu'il en fait et il insiste là-dessus souvent lourdement. Traditionnel, charismatique et relationnel-légal sont les trois idéaux-types principaux qu'il dégage. Dans son travail sur la modernité, il analyse l'opposition entre la sphère religieuse et d'autres sphères de valeurs, qui devient de plus en plus prononcée, voire irréductible, au détriment de la première. La nature impersonnelle revêtue par l'économie, entièrement fondée sur le calcul, et celle également impersonnelle désormais revêtue par l'État bureaucratique soulignent les tensions et l'interdépendance des sphères de valeurs en voie de différenciation et d'autonomisation relative. A mesure qu'il s'isole, chacun de ces aspects révèle, en la déployant, une logique intrinsèque et s'isole précisément dans et par ce déploiement. Ce faisant, chacun produit un système de valeurs qui lui est propre. Aussi cette différenciation des sphères de l'activité sociale est-elle à l'origine d'un conflit entre des visions partielles du monde ("pluralisme" et "antagonisme des valeurs"), voire d'un éclatement de ces images ("polythéisme des valeurs"). 

Le conflit est à la fois le vecteur de l'autonomisation relative et le symptôme de l'interdépendance des sphères d'activité. Selon Julien FREUND, le polythéisme chez WEBER possède un double statut : celui d'objet historique et celui d'analogie métaphorique (Le polythéisme chez Max Weber, ASSR, janvier 1986). L'objet historique est la théologie polythéiste proprement dite. l'analogie métaphorique réside dans le fait que la formule "polythéisme des valeurs" rend compte du développement de la société contemporaine en raison, d'un part, de la dispersion de l'opinion en un pluralisme de valeurs, et, d'autre part, de la similitude entre les conflits de valeurs du monde moderne et les jalousies des divinités du Panthéon antique. L'antagonisme irréductible des valeurs dernières de l'action, effet de la diversification des pratiques, n'est réel que dans les sociétés occidentales modernes. Ce polythéisme des valeurs mène à ce que Weber appelle l'"irrationalité éthique du monde". Il s'opère progressivement un désenchantement du monde, marque clé d'un système de relations sociales qui ne reposent plus sur l'acceptation béate d'une explication religieuse de l'homme, de la nature...

Le diagnostic essentiel est que l'évolution des institutions de la vie collective tend à un assujettissement croissant de la vie des hommes à des ordres objectivés. Mais il s'agit d'un assujettissement non univoque, comme écrit plus haut, non pas soumission à une contrainte mais plutôt adhésion, par aceptation d'un commandement dont on pose qu'on lui obéit parce que celui qui donne l'ordre est fondé à le donner aux yeux de celui qui obéit. Une grande partie du jeu politique est dominé par cette question de légitimité, qui peut être, selon les époques, relever de la domination traditionnelle, charismatique ou rationnelle. Toute réflexion sur les fondements légitimes de l'obéissance à la domination politique s'articule autour de trois formes "pures" qui renvoient au pouvoir du temps, de l'homme ou de la raison. Elles se superposent bien plus souvent qu'elles ne se succèdent.

 

La grande place accordée au conflit

      Sociologue de la domination, Max WEBER accorde une grande place au conflit, à la lutte, suivant une vision tragique de la vie collective. La politique pose la question tragique, parce que insoluble, de l'art de vivre en société. L'aspect tragique réside dans l'impossibilité d'échapper au politique : il suffit de naître pour se trouver sous sa dépendance. Il ne pense pas le politique comme une association construite, libre et volontaire, mais comme une institution où l'agrégation des volontés individuelles se pose comme un problème sans solution optimale. La politique est par essence, comme l'écrit Raymand ARON (dans la préface au Le savant et le politique) est par essence conflit entre les nations, entre les partis, entre les individus. La politique est guerre et la morale est paix. Elle se définit comme un lieu de conflit permanent entre la poursuite d'intérêts et celle de la justice. Guidé par la présence de ce qu'il appelle le "paradoxe des conséquences" dans l'action politique et dans l'action tout court, où l'activité engendre des conséquences pratiques inverses (perverses) des objectifs conscients, Max WEBER préfère une éthique de responsabilité (où l'activité est modérée, prudente, voire hésitante) à une éthique de conviction, laquelle tend à promouvoir des activités voulant aller droit aux buts, sans grand souci de conséquences "collatérales". Il regrette cependant l'emprise d'une rationalité strictement instrumentale, fondé sur la prévisibilité (objectivité et calculabilité) que celle-là induit et qui conduit la politique à une exclusion progressive de toute référence à des valeurs au profit d'une conception technocratique du pouvoir. Aussi recherche-t-il, sans le trouver d'ailleurs, une sorte de "juste milieu", attitude qui le distingue bien entendu de la philosophie politique marxiste.

 

De la lutte

     Cette distinction se retrouve pleinement dans l'exposé de la lutte, comme concept fondamental de sociologie :

"La lutte est une relation sociale que l'on appellera telle, pour autant que l'action est orientée d'après l'intention d'imposer sa propre volonté contre la résistance du ou des partenaires. Les moyens de lutte seront dits "pacifiques" quand ils ne consistent pas en une violence physique actuelle. On appellera "concurrence", la lutte "pacifique", quand elle est conduite sous la forme d'une recherche, formellement pacifique, d'un pouvoir propre de disposer de chances qui sont également convoitées par d'autres. La concurrence sera dite "concurrence réglée", pour autant que, dans ses fins comme dans ses moyens, elle s'oriente d'après un ordre. On appellera "sélection" la lutte (latente) pour l'existence qui, sans intention belliqueuse délibérée, dresse les uns contre les autres des individus ou des types d'hommes dans leur quête de chances de vie ou de survie ; on parlera de "sélection sociale", lorsque cette lutte concerne des chances de vie pour des êtres vivants, et de "sélection biologique", lorsqu'elle concerne les chances de survie d'un patrimoine génétique.

1 - Depuis la lutte sanglante qui vise l'anéantissement physique de l'adversaire et qui refuse de se plier à des règles, jusqu'à la lutte chevaleresque réglée par des conventions (...) et les tournois réglés (le sport) ; depuis la "concurrence" sans règles, par exemple entre des rivaux en amour briguant les faveurs d'une femme ou encore la lutte concurrentielle pour obtenir les faveurs d'une femme ou encore la lutte concurrentielle pour obtenir des chances d'échanges, qui est soumise à l'ordre du marché, jusqu'aux "concours" artistiques réglés ou au "combat électoral", nous avons affaire à une série continue des transitions les plus variées. L'isolement conceptuel de la lutte violence se justifie par la spécificité des moyens qui lui sont normalement propres et par les particularités qui en découlent quant aux conséquences sociologiques de son intervention.

2 - Toute forme de lutte et de concurrence qui se déroule de façon typique et massive suscite à la longue, et quel que soit le nombre des accidents et des aléas susceptibles d'exercer une action décisive, une "sélection" de ceux qui possèdent plus que d'autres les qualités personnelles qui importent en moyenne pour sortir vainqueur de la lutte. Quelles sont ces qualités? Plutôt la force physique ou une ruse dénuée de scrupules, plutôt un niveau élevé des capacités intellectuelles ou de la force dans les poumons et dans la technique démagogique, plutôt une dévotion à l'égard des supérieurs ou à l'égard des masses que l'on flatte, plutôt une capacité à accomplir des choses originales ou plutôt une capacité à s'adapter socialement, plutôt des qualités considérées comme extraordinaires ou, à l'inverse, des qualités considérés comme ne dépassant pas la moyenne générale? Ce sont les conditions de la lutte et de la concurrence qui en décident et qui incluent aussi, outre toutes les qualités individuelles et collectives imaginables, les ordres d'après lesquels le comportement s'oriente dans la lutte, que ce soit sur un mode traditionnel, rationnel en valeur ou rationnel en finalité. Chacune de ces conditions influe sur les chances de la sélection sociale. Toute sélection sociale n'est pas une "lutte", au sens où nous l'entendons. La "sélection sociale" signifie au contraire d'abord ce seul fait que des types déterminés de comportements et donc, éventuellement, des types de qualités personnelles sont privilégiés par rapport à d'autres, en vue d'instaurer une relation sociale déterminée (...). Mais par elle-même la sélection sociale ne dit rien sur la question de savoir si ces chances de préférence sociale se réalisent par la "lutte", ni non plus si elle améliore les chances de survie biologique du type, ou le contraire.

Nous ne parlerons de "lutte" que là où se déroule effectivement une concurrence. C'est uniquement au sens de la "sélection" qu'il est impossible., conformément à tout ce que nous savons jusqu'ici par expérience, d'éliminer dans les faits la lutte ; et c'est uniquement au sens de sélection biologique qu'il est impossible d'en exclure le principe. La sélection est "éternelle" pour la raison qu'on ne peut imaginer un moyen de l'éliminer complètement. Un ordre pacifiste de la plus stricte observance ne saurait que réguler les moyens de la lutte, ses objets et son orientation, par élimination de certains d'entre eux. Ce qui  peut dire que d'autres moyens de lutte assurent la victoire dans la concurrence (ouverte) ou - hypothèse purement théorique et utopique - si on imagine qu'elle aussi a disparu, que ces moyens assurent en tout cas la victoire dans la sélection (latente) pour les chances de vie et de survie et qu'ils favorisent ceux qui en disposent, que ce soit à titre de transmission héréditaire ou du fait de l'éducation reçue. L'élimination de la lutte trouve sa limite empirique dans la sélection sociale, sa limite de principe dans la sélection biologique.

3 - La lutte entre individus pour leurs chances de vie et de survie doit naturellement être distinguée de la "lutte" et de la "sélection" entre relations sociales. Dans ce dernier cas, on ne peut recourir à ces concepts que dans un sens figuré. En effet, des "relations" n'existent qu'en tant qu'elles constituent une action humaine dotée d'un contenu de sens déterminé. Et une "sélection" ou une "lutte" ente ces relations signifie donc que, au cours du temps, un mode déterminé d'action a été supplanté par un autre, et cela du fait des mêmes personnes ou d'autres. Ceci est possible selon différents modes. L'action humaine peut

(a) avoir comme objectif conscient de perturber des relations sociales concrètes déterminées ou des relations plus généralement définies, c'est-à-dire de perturber l'action qui se déroule conformément à leur contenu de sens, ou encore d'en entraver l'apparition ou le maintien (à l'encontre d'un "Etat" par la guerre ou la révolution ; à l'encontre du "concubinage" par des mesures policières, ou à l'encontre de relations d'affaires "usuraires" par le refus de toute protection juridique et par des sanctions pénales). L'action humaine peut aussi exercer une influence consciente sur les relations sociales en privilégiant l'existence d'une catégorie au détriment d'une autre. Ce genre d'objectifs peut être le fait aussi bien d'individus isolés que de l'association d'un grand nombre d'individus.

Mais (b) le déroulement de l'action sociale et les conditions variées qui sont déterminantes pour cela peuvent avoir pour résultat collatéral non voulu que des relations concrètes déterminées, ou d'une nature déterminée quelconque (et donc, dans tous les cas, l'action correspondante) voient diminuer leurs chances de pedurer ou d'émerger. Dans le cas où les conditions naturelles et culturelles de toutes sortes se modifient, elles ont toutes pour effet, d'une manière ou d'une autre, le déplacement de telles chances, concernant les relations sociales les plus diverses. Libre à chacun, y compris dans de tels cas, de parler d'une "sélection" des relations sociales - par exemple des groupements étatiques - où le "plus fort" (au sens du "mieux adapté") l'emporterait. On soulignera seulement que cette soit-disant "sélection" n'a rien à avoir avec la sélection des types humains, que ce soit au sens social ou au sens biologique et qu'il faut dans chaque cas particulier s'enquérir de la raison qui a provoqué le déplacement des chances au profit de l'une ou de l'autre forme d'action sociale et de relations sociales, ou qui a fait remplacer une relation sociale, ou encore qui a permis à celle-ci de subsister face à d'autres ; ces raisons étant si multiples qu'il serait inapproprié d'en proposer une formulation unique. En la matière, on court constamment le risque d'introduire dans la recherche empirique des évaluations incontrôlées et surtout de justifier un résultat qui est souvent  conditionné chaque fois de façon purement individuelle et qui constitue par conséquent un résultat "fortuit", en ce sens du mot. (...)".

 

Max WEBER, concepts fondamentaux de sociologie, Gallimard, 2016.

Laurent FLEURY, Max Weber, PUF, collection Que sais-je?, 2016.

 

SOCIUS

 

Relu le 23 juin 2022

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5 juillet 2016 2 05 /07 /juillet /2016 08:38

      L'économiste et sociologue allemand Max WEBER est considéré comme l'un des fondateur de la sociologie. Ses analyses portent sur les changements sociaux notamment en Occident, avec son entrée dans la modernité.

Se penchant sur des phénomènes complexes, comme la bureaucratie, l'avènement du capitalisme et le processus de rationalisation, et bien d'autres, il tend à présenter des réflexions... complexes et mesurées à l'aune de la capacité d'opérer un tri dans le foisonnements d'événements, économiques, sociaux et politiques. Comme beaucoup d'autres sociologues de son temps, il est également un acteur engagé dans la vie politique allemande (invité à contribuer par exemple à la rédaction de la Constitution de la République de Weimar en 1919).

Caractérisée par le refus d'élaboration d'une théorie globale et d'une vision évolutionniste, par une démarche plutôt diachronique que synchronique, parfois mal comprise en France avant les dernières traductions très récentes et enrôlée à tort dans des croisades contre le marxisme, son oeuvre influence encore les approches contemporaines. On peut y parler à juste titre de fondation d'une sociologie politique, d'une sociologie économique, d'une sociologie de la religion et d'une sociologie de l'action. Idéal-type, domination, rationalité et irrationalisme sont autant de notions encore utilisées de nos jours, dans des problématiques de conflits contemporains qui traversent toutes les sociétés. 

      Il est influencé d'abord à la fois par les travaux de Karl MARX et de Friedrich NIETZSCHE sans que de cette influence résulte des emprunts, car s'il partage avec le marxisme les mêmes domaines de réflexion et avec la pensée nietzschienne le sentiment de vivre dans un monde qui se passe de Dieu, il prend surtout chez le premier le goût des amples réflexions historiques et économiques, et chez le second un rapport axiologiquement neutre par rapport à la religion, même s'il est issu d'une famille calviniste à la pratique sévère et ascétique. Il baigne très tôt dans le milieu politique socialiste de son pays (son père possède une grande influence dans le Parti libéral-national berlinois), critiquant franchement la politique sociale de Bismark et l'impérialisme de son pays ; il mène en parallèle sa sociologie politique et son action politique. Il fait partie d'une famille d'industriels et de négociants, fabricants de textile germano-anglais et assiste pratiquement de l'intérieur à la grande révolution industrielle en cours. De formation juridique et économique, il ne cesse de mettre en liaison droit, politique, économie et religion, seule manière pour lui de comprendre la modernité. Nombre de ces domaines de réflexion se retrouvent dans dans un même ouvrage, dans plusieurs d'entre eux, et la description de son oeuvre en est relativement complexe.

     Il élabore une sociologie de l'action, influencé par l'école historique allemande (ROSCHER, KNIES, WAGNER, SCHMOLLER) qu'il critique pour leur empirisme descriptif sans prétention théorique, sans pour autant de contenter d'énoncer des lois abstraites (comme le fait l'école marginaliste autrichienne, Carl MENGER). Dans la conférence La science, profession et vocation (regroupée avec la conférence portant sur la politique, profession conçue comme vocation dans Le Savant et le Politique (UGE, 1987), Max WEBER tente d'élucider la définition du savant en même temps qu'il livre ses propres représentations et pratiques d'homme de science.

Tout en constituant sa propre méthodologie, dès la première phrase d'Économie et Société, livre dans lequel il énonce les différentes étapes de sa démarche : compréhension, interprétation et explication, il construit ses trois questionnements majeurs : la spécificité du rationalisme occidental, le façonnement de la conduite de la vie et la tension entre rationalité et irrationalité.

    Ses réflexions sur l'économie moderne et la rationalité commencent avec ses deux thèses (en 1889, sur l'histoire commerciale du Moyen-Age et en 1891 sur l'histoire agraire romaine), puis la leçon inaugurale à la chaire d'économie politique de l'Université Fribourg-en-Brisgau sur L'État national et la politique économique (1895), se poursuivent avec L'Éthique économique des religions mondiales après 1915.

Sa thèse la plus connue et la plus controversée est contenue dans les deux études, qui relèvent plutôt de la sociologie, titrés tous deux L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904-1905 et 1920). Il affine ses conceptions dans Les Sectes protestantes et l'Esprit du capitalisme (1906) et dans l'Éthique économique des religions mondiales (1915-1920) où il étudie dans quelle mesure les grandes civilisations (confucianisme et taoïsme, bouddhisme et hindouisme, judaïsme, christianisme et islam) orientent les pratiques de la vie au point de modifier les relations à l'activité économique. Il étudie l'influence de la formalisation juridique, l'influence des dispositions éthiques et l'influence d'une institution, la Bourse.

   Pour ce qui est des religions et de l'organisation sociale, on peut citer le chapitre V d'Économie et société, l'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, Sectes protestantes et l'Esprit du capitalisme et les études rassemblées sous le titre l'Éthique économique des religions mondiales. Ses réflexions sont d'un apport décisif sur la relation entretenue entre religion et modernisation, et d'abord sur l'objet même d'une organisation sociale et d'une organisation politique. Si la rationalisation est à l'origine de la démagification du monde, Max WEBER refuse toujours de placer la religion du côté de la rationalité ou de l'irrationalité. 

  Sur la domination et l'action politique, outre ses articles, ses prises de position publiques, ses conférences (dont la plus célèbre est Le Métier et la Vocation du politique), ses écrits politiques traduits en français sous le titre Oeuvres politiques en 2004, il synthétise ses idées dans le chapitre III d'Économie et société. Il précise ce qu'il nomme la rationalisation des formes de domination, soit l'assujettissement croissant de la vie des hommes à des ordres objectivés, par opposition aux références antérieures à des autorités personnelles ecclésiastiques et politiques. La place de l'État dans ce processus est capital : il concentre le monopole de violence au terme d'une très longue évolution.

 

   Julien FREUND, décrivant les lignes directrices de la philosophie wébérienne, écrit : "La désagrégation lente mais irréversible du christianisme, qui ne cesse de s'accentuer depuis plus d'un siècle, et la floraison conjointe des philosophies les plus diverses réveillent dans l'âme humaine des déchirements et des ruptures que le pathos unitaire grandiose de l'éthique chrétienne avait réussi à masquer pendant plus d'un millénaire. La nouvelle affirmation du pluralisme des valeurs qui, toutes, prétendent à l'authenticité, soit sous une forme réflexive, soit sous celle de l'expérience vécue, crée un désarroi dans la mentalité occidentale, habituée à penser selon les normes d'un système monothéiste." Notons d'ailleurs que ce désarroi gagne aussi d'une manière aussi aigüe l'islam de nos jours, et sans doute de manière irréversible. "Les philosophies de Hegel et de Marx, poursuit-il, sont des vestiges de cette manière de penser, parce qu'elles essaient de réduire à un principe ou à un dieu unique, à savoir l'Esprit chez l'un et la matière (économie) chez l'autre, la variété et la diversité infinie des phénomènes humains et sociaux. 

Le polythéisme resurgit avec toutes les tribulations qui sont les conséquences d'un antagonisme irréductible des valeurs. Nous avons réappris qu'une chose peut être vraie sans être bonne, ni belle, ni sainte. De même une chose peut être bonne ou utile sans être vraie ni belle. Chaque valeur affirme son autonomie et entre en concurrence avec les autres, d'où d'inévitables conflits dans la mesure où chacune prétend nourrir un nouveau prophétisme. A la différence du polythéisme antique qui demeurait sous le charme mystérieux des dieux et des démons, le monde actuel, sous l'effet d'une rationalisation et d'une intellectualisation croissantes, est un monde désenchanté, désensorcelé, dépoétisé. Le conflit entre les valeurs n'en est devenu que plus âpre et plus impitoyable, chacune prétendant confisquer à son profit l'unité perdue avec le déclin du christianisme, et dominer exclusivement. Malgré les apparences, aucune n'est cependant assez puissante pour mettre fin à la détresse spirituelle qui est désormais le destin de l'homme. La pire des solutions consiste dans les efforts de petites communautés pour retrouver un succédané à la religion en essayant de concilier dans une mystique plus ou moins charlatanesque des bondieuseries qu'on peut recueillir sur les différents continents." Cela nous fait penser aux communautés américaines notamment (la bondieuserie américaine...), mais est-ce elles que visent Julien FREUND ? "Notre sort est fixé pour un temps indéterminé : il nous faut vivre, comme nous le pouvons, les tensions qui résultent du pluralisme des valeurs, car nous ne trouverons pas de consolation dans la rationalisation croissante, puisque celle-ci renforce en même temps la puissance des forces irrationnelles.

L'humanité est condamnée au relativisme et à la lutte inexorable et insurmontable qui en résulte du fait de l'opposition, non seulement entre les exigences métaphysiques, telles la science et la foi ou l'expérience et l'utopie, mais aussi entre les diverses cultures. Le progrès n'est qu'un déplacement des chances pour essayer d'affronter chaque fois dans de meilleures conditions ces conflits ou pour trouver des compromis supportables. Le plus souvent cependant nous essayons d'exorciser ces antagonismes en nous réfugiant dans les confusions, dont les idéologies  sont une des expressions les plus caractéristiques. L'antagonisme des valeurs est inévitable, non seulement parce qu'elles sont multiples et variées, mais parce qu'aucune ne peut se prévaloir d'un fondement indiscutable d'ordre scientifique ou philosophique. Elles n'ont de consistance que par la signification que nous leur attribuons et d'autre support que la foi que nous mettons en elles. Elles sont donc toutes également précaires et contestables, mais, dans l'ardeur de la lutte, elles arrivent à compenser cette fragilité par la solidité des adhésions qu'elles recueillent. Même ce triomphe risque d'être illusoire à cause de que Weber appelle le "paradoxe des conséquences". Il est faux de croire que de ce que nous considérons respectivement comme mal ou bien ne résultera que du mal ou que du bien. Au contraire des plus nobles intentions peuvent avoir des conséquences déplorables. Une révolution démocratique à l'origine s'abîme dans la tyrannie, une institution pacifique devient source de guerre. Aucune action n'est jamais pure, car, en essayant de promouvoir une valeur ou une fin, on provoque l'hostilité des autres fins, sans qu'il soit toujours possible de conjurer les "puissances diaboliques" qui entrent alors en jeu.

Quelle attitude adopter dans ce nouveau monde polythéiste et désenchanté? Il n'y en a que deux qui paraissent dignes d'être retenues : celle qui agit selon l'éthique de conviction et celle qui agit selon l'éthique de responsabilité.

La première consiste à se mettre inconditionnellement au service d'une fin, indépendamment des moyens à mettre en oeuvre pour la réaliser et de l'évaluation des chances de succès ou d'échec ainsi que des conséquences prévisibles ou non. Il s'agit de l'attitude du croyant, religieux, révolutionnaire ou autre, qui, par fidélité à ses convictions, n'obéit qu'à l'attrait de la valeur à promouvoir, sans transiger et sans accepter de concessions. Tel est le cas par exemple du pacifiste qui, en dehors de toute analyse politique, se consacre à faire régner la paix, en mettant s'il le faut sa personne en jeu. Ce qu'il y a d'admirable dans cette attitude, c'est la puissance de la sincérité, le sens du dévouement, mais très souvent elle a pour fondement le fanatisme et l'intolérance, quand elle ne s'abandonne pas au millénarisme. Si le partisan de cette éthique échoue, il imputera la faute à la duplicité des hommes, incapables de comprendre le grand dessein, car il manque en général d'une conscience critique face au possible.

L'éthique de responsabilité au contraire porte l'attention de l'homme sur ses moyens disponibles, elle évalue les conséquences ansi que les chances de succès et d'échec, afin d'agir le plus efficacement et le plus rationnellement possible dans une situation donnée. S'il fait faire des compromis, il en prendra la mesure en tenant compte des défaillances humaines possibles et des tensions ou conflits qui peuvent en résulter. Il prendra en charge les conséquences de l'entreprise et, le cas échéant, si elles devaient compromettre le but à atteindre, il renoncera à l'action, même si la fin est des plus nobles. Il s'agit donc d'une attitude qui s'efforce d'être lucide par l'évaluation des choix à faire.

Il est évident que pour Weber les deux éthiques ne sont pas inconciliables, car l'action pleine devrait être capable de mettre le sens de la responsabilité au service d'une conviction."

       Caractériser ses positions est relativement difficile car de plus son oeuvre est inachevée et d'autre part, il refuse de se donner une opinion définitive sur quantités de sujets, préférant largement ouvrir des hypothèses et des champs d'investigation. Cela explique d'ailleurs en partie sa grande postérité. 

Laurent FLEURY formule trois remarques sur son oeuvre :

- Le style d'écriture de Max WEBER "déconcerte". Celle-ci "parait dynamique et profonde, ouverte aux détours et retours. Le ressassement fascine et dénote les questionnements obsédants. Traquées sans relâche ni lassitude, les questions de Weber sont appréhendées par l'érudition de la tradition profondément travaillée. Le style assène, affirme ; l'ampleur de l'érudition écrase de prime d'abord. Et pourtant, le lecteur découvre, à l'aune de sa patiente et labyrinthique lecture, une modestie. En quelques lignes finales, Weber met en jeu l'existence même de son édifice. (C'est frappant dans l'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme) Scrupule intellectuel? Sociologie historique et compréhensive contre déterminisme économique et mécanique? Sagesse en écho au doute radical, "père de la connaissance", selon Weber? (Essais sur la théorie de la science). Sa sociologie apparait comme un "art de la vieillesse", tant elle exige la maitrise de matériaux historiques et un discernement exercé, qualités malaisées à inculquer à un débutant. La pratique de la sociologie, telle que la concevait Weber, demandait de l'expérience et de la maturité intellectuelles : assurément, ce n'était pas en copiant le modèle des sciences de la nature que l'on pouvait, selon lui, acquérir une telle maturité. Refuser, pour les sciences sociales, la voie du scientisme naturaliste ne signifie d'aucune manière renoncer à des ambitions scientifiques dans ces disciplines : son épistémologie peut justement être comprise comme un essai pour les redéfinir de manière appropriée à leur démarche ainsi qu'à leur objet."

- La puissance de sa pensée pour embrasser le haut degré de complexité du réel frappe le lecteur. "La pénétration des hypothèses wébériennes saisit. Cette puissance réside d'abord dans la pluridisciplinarité maitrisée. Penseur des sciences sociales, Max Weber le demeure plus que jamais en embrassant l'histoire, l'économie, la science politique, disciplines de formation et d'enseignement. Cette pluridisciplinarité, constitutive de la productivité de sa pensée, explique la fécondité heuristique de la mobilisation d'une diversité de modes d'appréhension du réel. la convocation d'un pluralisme causal nourri par cette formation pluridisciplinaire permet ensuite de découvrir la multi-dimensionnalité (sociale, religieuse, économique, politique) d'un phénomène historique. Aussi la pratique de cette pluridisciplinarité atteint-elle presque le statut d'apport théorique par l'esquisse implicite d'un modèle de mise en équivalence des causes. Enfin, Weber s'attache à penser la superposition des couples de force antagonistes ou contradictoires et écarte les schémas évolutionnistes de substitution d'une forme par une autre. Car la rationalité et l'irrationalité se conjoignent dans l'établissement des formes rationnelles plutôt qu'elles ne s'excluent : Weber n'a cessé d'être intrigué par cette superposition des formes irrationnelles et des formes rationnelles. De même, l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité se conjuguent dans la vocation de l'"homme authentique". De même, contrairement à Tönnies et Durkheim, loin d'opposer communauté et société, Weber souligne l'existence de formes communautaires de lien social au sein des formes sociétaires et vice versa (...). Weber laisse entendre qu'une même couche sociale peut abriter, sans déterminisme, deux types d'éthos. Il caractérise le religieux comme l'insertion de l'extraordinaire au sein de la vie ordinaire. De même, l'ascétisme intramondain ne succède pas seulement au monachisme (ascétisme hors du monde) : la lecture synchronique des phénomènes tempère leur présentation diachronique. Cette union de formes sociales différentes ne signifie pas pour autant leur réconciliation. Au plus proche du tragique de la vie, Weber tente ainsi une maitrise intellectuelle de l'infinie diversité du réel. Il est le penseur de la complexité du réel et de sa structuration, et non des dualisme séparateurs trop étrangers à la vie."

- La portée de son oeuvre se mesure dans les critiques et les emprunts dont elle est l'objet de nos jours. "Son oeuvre parait une source à laquelle les sociologues puisent toujours. Aussi convient-il de parler de traditions sociologiques au vu des recherches que ces concepts ont pu nourrir : la sociologie des représentations, les questions relatives à la légitimité, les recherches de sociologie économique (...). Mais également, les fils de ses travaux sur l'ascèse peuvent se retrouver dans certaines des réflexions de Freud dans Malaise de la civilisation (1929), de Norbert Elias sur l'autocontrôle, la maîtrise des émotions et le procès de civilisation (1969) (...). Enfin, l'inspiration du structuro-fonctionnalisme, donc d'un holisme, selon Talcott Parsons, de l'expérience individualiste, la théorisation de l'individualisme méthodologique par Raymond Boudon, sa critique par Norbert Elias pour qui Weber aurait manqué l'historicité de l'expérience individualiste, l'élaboration de la notion d'habitus et l'introduction de la dimension culturelle des styles de vie dans la conception de l'espace social chez Pierre Bourdieu, l'introduction de l'autorité pour penser l'institutionnalisation du conflit de classes par Ralph Dahrendorf, la confrontation à la question des dangers de la raison reprise dans les termes de sa "dialectique" par l'Ecole de Francfort, le travail d'élaboration d'un concept de rationalité élargie dans la Théorie de l'agir communicationnel de Jurgen Habermas, la remise en question par Niklas Luhmann de l'idée d'un rationalité de l'action propre à un individu, forment autant de traces de l'héritage de Weber, de critiques ou d'approfondissements de son projet et soulignent la fécondité des problématiques que son oeuvre permet de construire et des explications qu'elle permet de fonder."

 

Max WEBER, Économie et société, Plon, 1995. Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, réédition Presses Pocket Agora, 1992. L'éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, suivi d'autres essais, Gallimard, 2003, réédition "Tel", 2004. La Bourse, Allia, 2010. La Ville, La Découverte, 2014. Le Savant et le Politique, Plon-UGE, 1987. Oeuvres politiques, Albin Michel, 2004. Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, Métailié, 1998. Sociologie de la religion, textes réunis, Gallimard, 1996, réédition, "Tel", 2006. Sociologie du droit, PUF, 2013. Sur le travail industriel, Editions de l'université de Bruxelles, 2012. Discours de guerre et d'après-guerre, textes réunis, Éditions EHESS, 2015. 

Laurent FLEURY, Max Weber, PUF, collection Que sais-je?, 2016. Julien FREUND, Weber (Max), dans Encyclopedia Universalis, 2014.

On préférera la lecture des traductions en français les plus récentes, réalisées notamment par Jean-Pierre GROSSEIN. Le volume Lire Max Weber dirigé par François CHAZEL et Jean-Pierre GROSSEIN pour la Revue française de sociologie (2005) permet de dissiper un certain nombre de malentendus. 

 

 

Relu le 27 juin 2022

 

 

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23 mai 2016 1 23 /05 /mai /2016 06:26

    Le philosophe français Paul-Michel FOUCAULT a consacré tout son travail sur les relations entre pouvoir et savoir. Auteur en sciences humaines, selon certains le plus cité au monde, ses oeuvres portent sur pratiquement tous les domaines des relations sociales, et sa postérité couvre même des questions qui n'existaient pas de son vivant.

Les étiquettes comme les interprétations (déformations?) sont nombreuses et variées : historien des sciences, théoricien de la littérature, figure "incontrôlable" de la pensée critique des années 1970, "pape du structuralisme", intellectuel gauchiste, accoucheur des "nouveaux philosophes", historien des plaisirs, théoricien de la cause gay, penseur moral, généalogiste, archéologue, libertaire, libéral, anarchiste, individualiste, nietzschien, heideggérien, braudélien, cauguilhénien, deleuzien... sans compter les différents dégradés de la French Theory... Lui-même n'aimait guère les catégorisations de sa pensée et refusait même de répondre aux questionnements à ce sujet. Il préférait étudier la notion même d'auteur en indiquant comment elle a évolué dans les âges (L'ordre du discours) et réfutait l'idée de marquage de sa pensée toujours en mouvement... Médiatiquement, il jouait souvent des affiliations et désaffiliations philosophiques successives, autant par amusement que par stratégie... de notoriété. Il semble bien au détour de certaines phrases, qu'il y ait des ironies sur les termes post-moderniste ou post-structuraliste, ou post-quelque chose...

 

Une critique des normes sociales et des mécanismes de pouvoir

     Puisant surtout dans les écrits de NIETZSCHE, de KANT et d'HEIDEGGER (mais aussi d'une palette très large d'auteurs...), l'ensemble de son oeuvre est une critique des normes sociales et des mécanismes de pouvoir qui s'exercent au travers d'institutions en apparence neutres (la médecine, la justice, le système pénal, les rapports familiaux ou sexuels) et pose des problématiques, à partir de l'étude d'identités individuelles et collectives en mouvement, des processus toujours reconduits de "subjectivation".

Michel FOUCAULT a dans son travail toujours à coeur de diversifier ses sources de réflexions, même s'il est bien entendu marqué par l'enseignement de ses professeurs : Ignace MEYERSON (1888-1983), notamment, le fondateur de la psychologie historique et comparative. On pourrait le qualifier de rat de bibliothèque à l'image d'un auteur, qui, comme lui, faisait preuve par ailleurs d'une activité militante débordante : Karl MARX.  Il pratiquait assidûment les travaux de DUMÉZIL. MERLEAU-PONTY était celui qui, pour pratiquement toute sa génération, effectue la circulation entre philosophie et sciences humaines. il n'hésitait pas pour les besoins de ses recherches de remonter à SPINOZA, à DESCARTES et à ARISTOTE, ne négligeant pas également à visiter les travaux des Pères fondateurs de l'Église.

 

Travail de philosophie et militance

     Durant toute sa vie politique, Il mène toujours de front travail philosophique et militance, dans l'environnement de SARTRE (Gauche Prolétarienne...), soutenant plusieurs causes politiques (prisonniers, homosexuels). Il garde ses sympathies longtemps à l'extrême gauche, mais estime leur littérature médiocre, tout cela dans une distance critique par rapport au marxiste, et en cela surtout, car son rapport intellectuel à MARX est surtout complémentaire et assumé souvent comme tel, en raison du climat politique des années 1970-1980, marqué par les tentatives répétées de domination à gauche d'un Parti Communiste Français subordonné à la géopolitique de l'URSS. Dans tous les cas, il fait toujours montre de réticence et de méfiance à l'égard des organisations politiques et lutte à sa manière (il le fait aussi par voie de presse par exemple ou par présence physique dans les luttes) dans l'arène philosophique où ses cours sont aussi autant discours philosophiques sur le fond que commentaires politiques de l'actualité. Si l'affluence dans les amphithéâtres où il officie ne se dément pas, c'est que le public, composé autant d'universitaires de renom que d'étudiants, engagés ou pas, sait qu'à travers ses paroles sur des thèmes académiques toujours traités avec rigueur se cachent souvent, de manière souvent ironique, des jugements sur l'actualité politique du moment. 

    Il est généralement connu pour ses critiques des institutions sociales, principalement la psychiatrie, la médecine, le système carcéral, et pour ses idées et développements sur l'histoire de la sexualité, ses théories générales concernant le pouvoir et les relations complexes entre pouvoir et connaissance, aussi bien que pour ses études de l'expression du discours en relation avec l'histoire de la pensée occidentale, qui sont encore largement discutées. Il ne distingue pas entre son travail de philosophe et ses prises de position sur l'actualité : il propose une problématisation permanente des identités collectives et des dynamiques politiques du mouvement. Il s'intéresse avant tout aux "modes de vie" et à leurs changements et aux processus de subjectivation. 

 

Une périodisation difficile et dénigrée par l'auteur...

       Il est difficile d'opérer une périodisation dans son oeuvre - il les abhorait d'ailleurs. Mais on propose souvent des découpages en quatre périodes, tout en les déclarant insatisfaisants :

- dans les années 1950, encore attaché à la phénoménologie et au marxisme ;

- dans les années 1960, intéressé essentiellement par les problèmes du langage et des classifications ;

- dans les années 1970, la construction d'une ambitieuse "analytique des pouvoirs" ;

- dans les années 1980, la réflexion sur les processus historiques de subjectivation.

Cette périodisation a peu de sens, autre qu'éditorial et encore, car Michel FOUCAULT revient souvent dans ses livres sur des notions dégagées dans les travaux précédents. Même sans publier, il ne cesse de retravailler ses écrits... et ses cours. Il semble toutefois, que dans le parcours de sa pensée, on passe progressivement des procédures d'assujettissement aux techniques de subjectivisation.

 

Les oeuvres les plus marquantes

   Ses oeuvres les plus marquantes sont :

- Maladie mentale et personnalité, PUF, 1954 ;

- Maladie mentale et psychologie, PUF, réédition 1962 ;

- Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, Plon, 1961 ;

- Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, réédition, 1972 ;

- Naissance de la clinique, Une archéologie du regard médical, PUF, 1963 (réédition 1972) ;

- Raymond Roussel, Gallimard, 1963 ;

- Les Mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966 ;

- L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969 ;

- L'Ordre du discours, Gallimard, 1971 ;

- Surveiller et punir, Gallimard, 1975 ;

- Histoire de la sexualité, tome 1 La volonté de savoir, 1976 ; tome 2 L'usage des plaisirs, 1984 ; tome 3 Le souci de soi, 1984. Tous publiés aux Editions Gallimard.

  Un travail d'édition est ensuite mené pour rassembler quantités de travaux, entre autres :

- Dits et Ecrits, 4 volumes, Gallimard, 1994 ;

- Le Désordre des familles, Lettres de cachet des archives de la Bastille (en collaboration avec Arlette FARGE), Gallimard-Julliard, 1983 ;

- Les Anormaux (cours prononcé au Collège de France en 1974-1975), Gallimard-Le Seuil, 1999 ;

- Il faut défendre la société (cours prononcé au Collège de France en 1975-1976), Gallimard, 1997 ;

- L'Herméneutique du sujet (cours prononcé au Collège de France en 1981-1982), Gallimard, 2001.

Il faut noter la fidélité des retranscriptions des cours au Collège de France, ceux-ci étant toujours systématiquement enregistrés par magnétophone...

     Ses idées forces peuvent être énumérées (mais il faut lire ses oeuvres avant tout, et si possible, car c'est plus riche, ses cours) ainsi :

- microphysique du pouvoir fondée sur l'analyse historienne, avec l'étude des "institutions disciplinaires", asiles, prisons, casernes, écoles. Pour pouvoir dégager des notions à la fois précises et générales, Michel FOUCAULT se limite à des problèmes concrets (la folie, l'emprisonnement, la clinique...), à des cadres géographiques déterminés (la France, l'Europe, voire l'Occident...) et à des cadres historiques précis (l'âge classique, la fin du XVIIIe siècle, l'Antiquité grecque...). Cela lui permet de dégager des concepts de portée générale qui peuvent être éprouvés dans d'autres lieux et dans d'autres temps. Dans Surveiller et punir, il dégage l'émergence d'une nouvelle forme de subjectivité constituée par le pouvoir : ce que l'on observe dans les marges se construit au centre.

Dans Les Mots et les Choses, il étudie les disciplines scientifiques à la fin du XVIIIe siècle qui permet permet de distinguer une conception de l'homme. Dans Histoire de la folie à l'âge classique, il fait oeuvre à la fois d'historien et de philosophe.

Cette recherche même fait osciller Michel FOUCAULT entre deux positions :

D'une part, l'histoire n'est pas une durée mais une "multiplicité de durées qui s'enchevêtrent et s'enveloppent les unes dans les autres (...) le structuralisme et l'histoire permettent d'abandonner cette grande mythologie biologique de l'histoire et de la durée" (Revenir à l'histoire, dans Paideia, n°11, février 1972, reprit dans Dits et Ecrits) - ce qui revient à affirmer que seule une approche qui fasse jouer la continuité des séries comme clé de lecture des discontinuités rend en réalité compte "des événements qui autrement ne seraient pas apparus". L'événement n'est pas en soi source de la discontinuité ; mais c'est le croisement d'une histoire sérielle et d'une histoire événementielle - série et événement ne constituant pas le fondement du travail historien mais son résultat à partir du traitement de documents et d'archives - qui permet de faire émerger en même temps des dispositifs et des points de rupture, des nappes de discours et des paroles singulières, des stratégies de pouvoir et des foyers de résistance, etc. "Evénément : il faut entrend par là non pas une décision, un traité, un règne, ou une bataille, mais un rapport de forces qui s'inverse, un pouvoir confisqué, un vocabulaire repris et retourné contre ses utilisateurs, une domination qui s'affaiblit, se détend et s'empoisonne elle-même, une autre qui fait son entrée, masquée" (Nietzsche, la généalogie de l'histoire).

D'autre part, cette revendication d'une histoire qui fonctionnerait non pas comme analyse du passé et de la durée mais comme mise en lumière des transformations et des événements se définit parfois comme une véritable "histoire événementielle" à travers la référence à un certain nombre d'historiens qui ont étudié le quotidien, la sensibilité, les affects (Le Roy Ladurie, Ariès et Mandou) ; et même s'il est reconnu à l'école des Annales - et en particulier à Marc Bloch puis à Fernand Braudel - le mérite d'avoir démultiplié les durées et redéfini l'événement non pas comme un segment de temps mais comme le point d'intersection de durées différentes, il n'en reste pas moins que Foucault finit par opposer son propre travail sur l'archive à l'histoire sociale des classements qui caractérise pour lui une bonne partie de l'historiographie française depuis les années 1960 : "Entre l'histoire sociale et les analyses formelles de la pensée, il y a une voie, une piste - très étroite, peut-être - qui est celle de l'historien de la pensée (Vérité, pouvoir et soi, dans Dits et Écrits)". C'est la possibilité de cette "piste étroite" qui alimente le débat toujours plus vif entre Foucault et les historiens et qui motive une collaboration occasionnelle avec certains d'entre eux. (Judith REVEL)

- bio-pouvoir. Le regard historique critique qu'il porte sur la dynamique savoir-pouvoir ne lui enlève pas la prudence nécessaire dont il faut faire preuve lorsqu'on veut transformer les choses.

Le terme est fortement lié à sa conception du Biopolitique. Ce terme Biopolitique désigne la manière dont le pouvoir tend à se transformer, entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, afin de gouverner non seulement les individus à travers un certain nombre de procédés disciplinaires, mais l'ensemble des vivants constitués en population. La biopolitique - à travers des bio-pouvoirs locaux - s'occupera donc de la gestion de la santé, de l'hygiène, de l'alimentation, de la sexualité, de la natalité, etc, dans la mesure où ils sont devenus des enjeux politiques. 

- souci de soi. Dans Du gouvernement des vivants, il dégage l'axe de recherche sur le sujet qui vit suivant plusieurs axes : "régime de vérité" (part réfléchie et livre prise par le sujet), capacité de savoir, réalisation de pouvoir, conception de lui-même. Ce qui l'amène à expliciter, notamment dans son Histoire de la sexualité, ce qui est de l'ordre de la libération des moeurs, de la répression de celles-ci, la distribution entre amour et passion (tâche inachevée), dans ses nuances, avec le souci d'approcher toujours, sans tomber dans des excès théoriques aux conséquences pratiques qui peuvent être malheureuses, la dynamique de la vie personnelle et de la vie collective. 

 

Certains éléments essentiels de sa pensée

   Didier MINEUR, pour discerner la postérité de l'oeuvre de Michel FOUCAULT, dresse les éléments essentiels de son travail :

"La reprise foucaldienne de l'antique souci de la philosophie pour la vérité en transforme profondément les termes et, sans doute, les inverse : plutôt que de s'interroger sur les conditions de possibilité de l'accès au vrai d'une subjectivité connaissante, Foucault entend analyser les processus de formation de la subjectivité, soit de subjectivation, induits par les discours tenus pour vrais. Car tout discour de vérité, tel que, par exemple, celui de la psychologie ou de la psychiatrie naissantes, informe la subjectivité, en tant qu'il en commande la conception et la compréhension ; il détermine dès lors ce que c'est qu'être un sujet, et structure le rapport à soi qui découle de cette détermination. C'est dire l'enjeu de cette inversion de la problématique traditionnelle, à l'oeuvre dès l'Histoire de la folie à l'âge classique, qui laisse d'emblée entrevoir les développements ultérieurs relatifs à la généalogie du pouvoir. Dans ses premiers travaux, cependant, ce sont les conditions de possibilité de ces savoirs qui intéressaient Foucault. Car toute véridiction suppose un "régime de vérité" qui en rend possible et en commande tout à la fois l'énonciation. La formulation de ces régimes de vérité est dès lors susceptible d'une élucidation que Foucault nomme "archéologie" ; mettant entre parenthèses la question de la vérité des savoirs dont il étudie la formation, Foucault interroge la constitution de leur valeur de vérité. Les processus de cette constitution ne sont donc pas justiciables d'une explication épistémologique, en tant qu'il s'agit de comprendre les pratiques sociales et discursives qu'ils autorisent, non de retracer le cheminement qui a permis de parvenir à telle ou telle "découverte" scientifique. La méthode archéologique qu'explicite L'archéologie du savoir doit donc mettre au jour, et décrire, les configurations mentales et discursives qui les établissent et qui structurent dès lors langages et pratiques. Ces fondements du savoir et de la valeur de vérité des propositions scientifiques, Foucault les appelle dans Les Mots et les Choses, des "épistémè". Une épistémè est conçue comme le niveau archaïque de la pensée qui détermine les conditions de possibilité de tout savoir. Le processus par lequel elle se constitue est inintentionnel, il est un procès sans sujet, et, à l'inverse de la compréhension hégélienne de l'histoire, sans telos ; il est en revanche riche d'effets sociaux, puisqu'il engage, dans le sillage du régime de vérité qu'il détermine, un principe d'ordonnancement du monde. L'Histoire de la folie à l'âge classique est sans doute l'illustration la mieux connue de la méthode archéologique. Foucault, on le sait, y montre que c'est d'un même mouvement que surgit le sujet moderne sous la figure de l'ego cogito et que se décide le "grand renfermement". L'avènement de la subjectivité et de la raison modernes, appréhendant le monde sous le double prisme de la science et de la technique, va de pair avec la définition de la folie comme son autre. Ainsi, la place centrale que prend l'homme, à l'âge classique, au principe du savoir, sous la figure de l'ego cogitans, en tant qu'il constitue le monde comme objet de son savoir dans le mouvement même par lequel il l'appréhende, se paie de l'exclusion du fou, et du retournement du savoir ainsi structuré sur l'homme lui-même ; les sciences humaines, et au premier chef, la psychologie, deviennent possibles en tant que la centralité de l'homme défini comme sujet rationnels leur donne sens. Les Mots et les Choses thématisent dès lors l'objectivation, par les sciences humaines, de l'homme, et leur échec à le saisir comme tel, dans son opacité à lui-même, puisqu'elles le reconduisent tout entier à l'espace de la représentation, jusque et y compris lorsqu'elles prétendent dépasser les limites de la conscience et faire de l'inconscient un objet de connaissance - constat qui amène Foucault à conclure à la "mort de l'homme", c'est-à-dire au rejet de l'humanisme qui a présidé à l'élaboration du savoir des sciences humaines.  (...)".

Un lien occulte tisse ensemble savoir et pouvoir, et c'est ce lien que Michel FOUCAULT tente d'élucider dans La Volonté de savoir. C'est une praxéologie du pouvoir qu'il élabore, surtout pour comprendre non ce qu'est le pouvoir, mais plutôt comment il s'exerce. Se forge une gouvernementalité, un ensemble de modes et de moyens d'actions, plus ou moins réfléchis et calculés, destinés à agir sur les possibilités d'action d'autres individus. Dans Surveiller et punir, il met à jour les modalités de cette gouvernementalité à l'époque moderne.

"Le pouvoir de la norme, poursuit Didier MINEUR, se déploie sur deux plans complémentaires : il assujettit d'abord les corps, en les pliant aux contraintes des institutions telles que la prison, l'école ou l'asile, et se fait disciplinarité (discipliné...). L'ensemble des techniques qui individualisent parce qu'elles oeuvrent sur le corps même de l'individu, pour le façonner et le contraindre, constituent l'anatomie politique. Le pouvoir prend ensuite pour objet la vie entière, comme bio-pouvoir, et gouverne alors la production ou la reproduction de l'espèce, au travers, notamment, de disciplines telles que la démographie ou l'économie politique. Si les derniers textes de Foucault reprennent le thème de la subjectivation, en introduisant dans les différentes modalités qu'il en distingue, davantage de jeu qu'il n'y voyait auparavant, ce sont bien les écrits sur le pouvoir qui ont fait de Foucault le classique de la philosophie politique qu'il est désormais pour nous. C'est donc à partir de cet apport qu'il convient sans doute de discuter de son héritage.(...)".

 

 

Michel FOUCAULT, L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969 ; Histoire de la sexualité, Tomes 1,2,3, Gallimard, 2006 ; Les mots et les choses, Gallimard, 2005.

Frédéric GROS, Michel Foucault, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Judith REVEL, Foucault, dans Le Vocabulaire des Philosophes, tome 4, Ellipses, 2002. Sous la direction de Philippe ARTIÈRES, Jean-François BERT, Frédéric GROS, Judith REVEL, Foucault, Les Cahiers de l'Herne, 2011.

 

Relu le 7 mai 2022

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24 avril 2016 7 24 /04 /avril /2016 08:50

      Le mot tolérance s'avère d'un emploi bien plus large que celui acquis historiquement sur la lancée des guerres de religions européennes. Alors que ce mot, né donc au XVIe siècle, est d'abord réservé à la question religieuse, entre religions, à l'intérieur de la Chrétienté, il s'étend aux relations avec toutes les religions et au XIXe siècle, avec la libre pensée. Émerge alors à côté de la tolérance religieuse, la tolérance civile, la tolérance vis-à-vis d'opinions politiques différentes. 

  Le conflit est de toute façon là, entre tous les êtres humains, mais tout dépend de la manière dont il s'exprime, notamment face aux nécessités de la coopération. Il peut être dissimulé pour de multiples raisons, il peut être nié, même si physiquement il est bien souvent présent sous formes d'injustices. Il peut être nié car ces injustices peuvent être considérées comme... justes, car les individus (croient qu'ils) naissent avec des attributs précis et des fonctions précises, parce que c'est nécessaire ou par qu'il s'agit d'un destin. D'un destin décidé par Dieu souvent, par les dieux parfois, et tant qu'on y est parce que l'âme a transmigré (voyageant dans des véhicules plus ou moins socialement dotés) (hindouisme, bouddhisme), ou réside là par punition ou pour subir des épreuves. Très souvent dans l'histoire, la tolérance (qui va vers l'acceptation, l'adhésion) par rapport à sa condition est liée à des représentations religieuses/spirituelles.

   Mais ce genre de réflexion est peu usité, et dans les temps où les conflits religieux revêtent une acuité puissante, il s'agit surtout de savoir si les relations humaines sont sous le signe de l'intolérance ou de la tolérance religieuses.

    

      Alors la réflexion s'oriente plus vers la question du règlement de ces conflits religieux.

L'intolérance par rapport à des doctrines et des fois différentes se manifeste particulièrement dans les religions monothéistes où la question de l'individu, du salut individuel, revêt une importance de premier plan. Dans un univers mental où l'individu ne peut se dissocier de la communauté dans lequel il vit, la question ne revêt pas la même urgence existentielle. Dans un univers mental où n'existe pas de Dieu personnel, où les dieux sont accolés à des puissances naturelles, où il existe autant de dieux que de possibilités d'intercéder auprès d'eux pour acquérir au quotidien le plus de fortune ou le moins d'infortune possibles, dans l'univers de ce qu'on a appelé, par opposition aux religions monothéistes, les religions polythéistes, en oubliant parfois des religions/spiritualités où n'existent au maximum que des esprits voisinant avec les humains, la question de la tolérance ou de l'intolérance n'apparait même pas...

A partir du moment où se pose la question de l'existence de Dieu comme personne et souvent comme créateur, où un peuple se dit celui de ce Dieu, étant par essence précisément le peuple élu, il ne peut y avoir place pour plusieurs croyances en même temps et dans un même lieu. Et alors se pose la question de la relation jalouse entre ce Dieu créateur et maitre de toutes choses et de sa créature. Plus ou moins libre, plus ou moins difficile, cette relation est toujours interprétée, puis cette interprétation est figée dans des textes sacrés (on discute alors d'alliances...). Et ce qui est adoré, prié, honoré est le Dieu d'une classe religieuse, quel que soit son nom, qui possède dans la société un rôle dominant, déterminant, concentrant à la fois le savoir et le pouvoir spirituels, lesquels ne peuvent que s'appuyer sur des puissances "temporelles", elles-même bénies et honorées.

Tant que l'on reste entre hommes d'un même Dieu, la question de l'intolérance et de la tolérance ne se posent toujours pas, sauf pour quelques exceptions très liées d'ailleurs à la notion de tabous, d'actes défendus. Mais très rares - on n'en connait pas! - sont les peuples qui ne côtoient pas d'autres aux croyances religieuses autres. Que ce soit les Hébreux au contact des Égyptiens et autres peuples non élus, que ce soit les sectaires de tout bord qui pensent posséder seuls la Vérité, apparaissent clairement les limites respectives de la tolérance et de l'intolérance. Les peuples environnant Israël, on doit penser par là parce qu'il n'y a guère d'autres possibilités historiquement, ont vite appris le caractère "spécial" de la relation de ce peuple et de ce Dieu. L'intolérance par rapport aux croyances religieuses de peuples qui très souvent l'asservissent, asservissement qui conforte d'ailleurs sa croyance en un destin exceptionnel, se manifestent physiquement par des désobéissances plus ou moins étendues envers les lois des maitres égyptiens, lesquels d'ailleurs manifestent une indifférence moqueuse par rapport à ces croyances d'un Dieu unique personnel accolé à tout un peuple tout aussi unique.

On retrouve souvent ensuite ce schéma dans les relations entre peuples vainqueurs et peuples soumis à identité religieuse forte (N'oublions pas que "normalement" dans l'Antiquité, la souplesse des croyances permet au peuple vaincu d'adopter les dieux des vainqueurs, vu que manifestement ils sont les plus forts!).

Les persécutions contre les Chrétiens sous l'Empire romain sont le fait beaucoup plus des jalousies/concurrences entre Juifs et Chrétiens, des recherches permanentes de boucs émissaires face aux malheurs, de désobéissances aussi à l'autorité civile, que d'une volonté de détruire l'idée d'un Dieu personnel, que les Romains païens ne comprennent tout simplement pas... Les persécutions à l'intérieur de l'Empire devenu chrétien touchent tous ceux qui n'adhèrent pas à la nouvelle spiritualité, et elle est, semble-t-il, beaucoup plus féroce et systématique que les persécutions inverses précédentes, car s'appuyant de plus en plus solidement sur des textes, des exégèses savantes, et sur une organisation spirituelle matériellement bien soutenue par des armées bénies. Sans entrer dans le détail de l'histoire qui inclu aussi bien d'autres aspects qui interfèrent entre eux, l'intolérance aux croyances hérétiques, divergentes à l'intérieur de la Chrétienté a pu s'exprimer de manière souvent sanglante, avant qu'une grande contestation puisse s'y manifester, moins facile celle-là à oblitérer.

     On remarque un enchevêtrement de rivalités princières, dynastiques, de contestation sur le caractère vénal des charges ecclésiastiques, de considérations bien matérielles sur des impuissances de puissances spirituelles sur les malheurs du monde (pensons à la Grande Peste par exemple, mais aussi aux mauvaises récoltes...), de découvertes scientifiques qui vont tout simplement à l'encontre des Ecritures telles qu'elles sont alors interprétées, pour donner un cocktail d'intolérances réciproques. Lesquelles donnent aux conflits une coloration sanglante, car sont liées des enjeux spirituels et des enjeux matériels de puissance bien temporelle... 

     Pourquoi des croyances différentes en ce qui concerne le salut personnel et collectif provoquent de telles manifestations d'intolérance? Sans doute faut-il chercher du côté de la psychologie du croyant en un Dieu personnel. Comme la croyance ne repose que sur la foi, celle-ci n'étant supportée que par des habitudes de pensées (sur le corps notamment) et par des interprétations précises de textes sacrés, comme il n'existe pas de possibilités de preuves visibles de l'existence de Dieu, ni même d'un monde en dehors de l'existence terrestre, toute contestation de cette foi la fragilise, la questionne, la rend particulièrement angoissée.

L'opposition à cette foi d'une autre foi qui "prétend" en plus reposer sur les mêmes textes sacrés, provoque psychologiquement quelque chose d'assez intolérable, justement... Plus que de se coltiner un conflit interne, intellectuellement et psychologiquement parlant, il est tout de même moins fatiguant et plus sûr de se débarrasser de toute cette contestation, d'autant plus que celle-ci a des conséquences matérielles immédiates sur les situations sociales... 

    Pour faire face aux conséquences de cette intolérance, un cortège sans fin de massacres, de guerres et de persécutions, tous événements où personne ne semble emporter la décision, beaucoup d'intellectuels, dans tous les camps, proposent et parfois tentent d'imposer - par monarques interposés - un régime de tolérance. On ne remet pas en cause la possibilité d'autres interprétations des textes sacrés ou d'autres façon de pratiquer en direction du même Dieu, si à la fois n'est pas mise en cause la possibilité de pratiquer sa foi comme avant, et... certains dirons surtout, dans l'immédiat,... si les équilibres socio-économiques ne sont pas directement menacés... Ce sont les conséquences des conflits religieux, qui existent de toute façon, dans une Europe où les forces matérielles ne peuvent l'emporter l'un sur l'autre de manière définitive, qui provoquent l'apparition de régimes politiques tolérants envers des religieux différentes (avec plus ou moins d'écarts) même si elles se ref!rent au même Dieu.

On ne voit pas dans l'histoire de l'Islam d'événements semblables, car chaque région adopte dans les terres musulmanes des régimes d'intolérance (qui se manifestent matériellement à plusieurs niveaux, notamment fiscaux) où, dans chacune de ces régions, il n'est pas possible de contester ouvertement les Vérités. Shiisme et sunnisme établissent de véritables frontières géopolitiques qui s'accentuent avec le temps, tandis qu'en Europe, ces frontières vont s'y estomper, même si des guerres de religions vont encore exister, de manière plus ou moins claire (entendons par exemple les conflits religieux d'Irlande du Nord par exemple). 

  Toutefois, même en Europe, il ne s'agit que d'une tendance, qui à chaque période historique, se confirme ou s'infirme. L'Espagne et la France catholiques vont longtemps s'opposer aux Provinces Unies et Royaumes Allemands protestants... L'intolérance et la tolérance, souvent imposées d'en haut, des autorités centrales politiques ou religieuses, se partagent villes, villages, régions, pays, Etats...

    Le combat restera si vif que de nombreux fauteurs de troubles religieux sont envoyés ailleurs, dans les colonies, pour exercer leur sectarisme dans des régions "sauvages", car il n'est pas l'apanage de pouvoirs centraux, de moins en moins en tout cas, mais de multiples communautés plus ou moins tolérantes entre elles et intolérante (la relation est parfois très réciproque et dynamique) avec le pouvoir central. Ce ne serait rien si cela se réduisait à des batailles intellectuelles qui peuvent très bien faire rage pour faire avancer les idées (mêmes scientifiques!) dans les Universités et autres écoles de savoir... mais souvent cela débouche sur des insurrections, des émeutes, des pillages et des viols, qui n'ont d'ailleurs, de plus en plus, de religieux que le prétexte. La volonté de pouvoirs centraux de différencier les impôts non seulement suivant la classe mais aussi la religion fait le reste...

  Mais avec le développement des découvertes scientifiques, de plus en plus détachées d'explications religieuses, le développement du niveau d'instruction de différentes classes sociales, ayant dès lors accès directement aux textes sans passer par l'intermédiaire des différentes classes religieuses, le développement de l'esprit individuel, la prise de conscience que l'on peut vivre de plus en plus longtemps et de mieux en mieux sans devoir faire des incantations religieuses ou suivre des rites religieux, le spectacle aussi de ces combats meurtriers au nom de la foi, tout cela fait déplacer de plus en plus le sens du mot tolérance.

    Il ne s'agit plus seulement de tolérer des idées religieuses différentes, lesquelles d'ailleurs intéressent de moins en moins de monde, mais aussi des idées politiques, sur l'organisation de la société, chose qui sous le siècle des Lumières apparait souvent en conjonction avec la tolérance envers l'irréligion, l'indifférence religieuse, l'agnosticisme et l'athéisme.

  Au début du XXe siècle apparait alors, ce qui est accéléré avec le contact de spiritualité non chrétienne et non musulmane, un autre déplacement de l'idée de tolérance, orientée cette fois à l'inverse vers la religion en tant que tel. Il s'agit de respecter la foi, quel que soient les ressorts - indifférence, simple curiosité intellectuelle, attitude morale - de ce respect.

    Plus encore, les esprits qui séparent de plus en plus "choses matérielles" et "choses individuelles", ces dernières étant de plus en plus cantonnées comme "croyances individuelles", on a du mal à concevoir des conflits religieux sanglants. Ce contre quoi s'élève pratiquement toute l'élite intellectuelle contemporaine, comme d'ailleurs l'ensemble des populations, ce sont les violences religieuses. La manifestation d'irrespect, même si elle n'atteint pas la dernière intensité, envers la croyance de quelqu'un est de plus en plus marquée d'un opprobre qui n'est pas seulement intellectuel, mais aussi moral. Le point d'appui de toute réflexion sur la religion n'est plus un texte sacré mais la mise entre parenthèse de la foi, censée brouiller les esprits. Cette position est plus ou moins appuyée sur une conception exempte de religion, la laïcité à la française, avec la séparation nette, institutionnalisée entre religion et affaires publiques. Mais cette laïcité n'est qu'un bout d'un continuum d'attitudes plus ou moins encore connotées par des représentation spirituelles plus ou moins sous-jacentes. La laïcité ou la séparation de pouvoirs spirituels et de pouvoirs temporels, conquise de haute lutte, dans beaucoup de pays, appelle à une vigilance continue, plus ou moins bienveillance, à l'égard des différentes religions. Sur les réflexions religieuses elles-mêmes mais surtout leurs éventuelles manifestations tout à fait matérielles comme préférences confessionnelles, constructions d'édifices de cultes, circuits alimentaires spécifiques, formes d'habillement distinctives. Les différents pouvoirs politiques veillent, même en dehors de l'Occident, à ne pas attiser les conflits religieux, à ce qu'ils ne débordent pas le domaine du culte discret, et surtout à ce qu'ils ne se transforment pas en forces armées (mais là, beaucoup d'échecs), pouvant appuyer de multiples revendications confessionnelles...

  Les domaines de tolérance et d'intolérance civiles varient suivant les contrées (beaucoup parfois) mais il s'agit en général d'abord des initiatives du pouvoir civil. Ce modèle occidental n'est pas forcément suivi partout, même si institutionnellement il s'est imposé, et se retrouve dans les conventions et organisations internationales. Il est même mis en péril par maints conflits religieux à connotation politique et conflits politiques à connotation religieuse. La tolérance elle-même est souvent un combat.

  En fin de compte, il n'existe pas de tolérance absolue, notamment parce que la tolérance suppose une réciprocité que beaucoup de communautés refusent. De tolérer précisément certaines croyances et certains rites, et même certains comportements (notamment sexuel, alimentaire et vestimentaire). La différence culturelle d'appréciation des rôles masculins et féminins, de considération du corps recouvre parfois entièrement la différence de croyances spitituelles et là, il est difficile de voir s'instaurer un régime de tolérance. A un moment ou à n autre, des comportements s'avèrent insupportables de part et d'autre. Pourtant, l'occidentalisation, jusque dans les domaines vestimentaires (pour les hommes surtout au début...) et les habitudes d'utiliser des technologies issues de l'Occident, grignote petit à petit la légitimité de beaucoup de comportements injustes, discriminatoires ancestraux. On tente alors de dissocier acculturation technologique et habitus. Beaucoup de civilisations s'y sont essayés, ont échoué, ce qui conduit d'ailleurs nombre de communautés à s'enfermer davantage et à développer encore plus fermement, jusqu'à la violence, leur intolérance. 

    On a discuté de l'intolérance et de l'intolérance religieuses, mais l'intolérance et l'intolérance politiques est tout aussi importante. D'ailleurs, si l'on regarde l'évolution à long terme des sociétés occidentales, même en n'oubliant pas des accidents catastrophiques et sanglants, on constate une évolution vers à la fois un libéralisme religieux et un libéralisme politique. Mais ce libéralisme se frotte souvent avec le capitalisme le plus sauvage et les résultats en sont une remise en cause de cette évolution. Témoins ce qui s'est passé à l'Est de l'Europe au XXe siècle avec des séquelles interminables sur le plan des institutions politiques (Russie). Les pouvoirs religieux et les pouvoirs politiques ont causé tellement d'injustices, souvent justifiées doctrinairement, que les uns et les autres ont été condamnés au profit d'intolérances inversées. Les religieux et les "dissidents" ont été persécutés et beaucoup massacrés dans d'horribles conditions. Ce qui n'est pas un argument pour retomber dans les mêmes travers : redonner trop de pouvoirs au domaine religieux, en échange de son soutien à un système politique injuste. 

     Le régime de tolérance religieuse et d'impartialité politique des États est le fruit et l'objet d'un combat permanent. En aucun cas, nous devons penser qu'il est acquis une fois pour toute. Le souvenir d'atrocités datant de guerres de religions n'est pas suffisant pour éviter de retomber en régime d'intolérance. Il faut encore que les situations matérielles évoluent s'améliorent pour tous, sinon la recherche de leaders providentiels ou de miracles spirituels reprend de façon massive, et le cycle d'intolérance reprend de plus belle.

 

SOCIUS

Relu le 8 avril 2022

 

 

 

 

 

 

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3 avril 2016 7 03 /04 /avril /2016 12:56

 N'en déplaise aux partisans de l'individualisme sociologique et aux intellectuels libéraux européens, les liens entre socialisme et sociologie demeurent forts. La volonté de comprendre la société et la volonté non moins forte de la réformer ou (moins) d'en faire la révolution sont originellement liés. Il serait intéressant d'étudier le parallélisme intellectuel (pas forcément au plan strictement politique) de l'évolution du socialisme et de la sociologie, en tenant compte de la spécificité de chaque pays.

Difficile conquête au XIXe siècle et hégémonie jusqu'au trois-quart du XXe siècle, déclin en France tout au moins sont les traits de progression de ces deux "cousins". La sociologie étant envisagée au sein durkheimien, globale. Il est frappant de constater qu'au moment du déclin de la domination d'idées socialistes dans les universités (et de son remplacement par les idées libérales, individualistes) correspond au moment de fractionnement, de spécialisation en branches, de la sociologie. Aux Etats-Unis, la sociologie "globale" n'a jamais réussi à se faire une grande place, toujours dans le monde intellectuel, de même que le socialisme.

    Francesco CALLEGARO estime même que, loin d'être une simple application des conclusions de la science sociale, le socialisme a son principe, dans ce que cette science a déjà de politique. Les parcours intellectuels des premiers socialistes et des fondateurs de la sociologie n'arrêtent pas de se croiser en ce XIXe siècle. "Et c'est justement, écrit Bruno KARSENTI, qu'il manifeste sa propre radicalité - une radicalité qui n'appartient qu'à lui, et qui le singularise absolument dans l'ensemble des courants politiques modernes. Cette radicalité, en d'autres termes, tient dans une articulation de la théorie et de la pratiques différente de celle qui règle ordinairement les rapports du savoir et de la politique à l'époque moderne. Or, cela a une implication symétrique, qu'il faut aussi considérer, c'est que la sociologie ne sort pas indemne du dévoilement de sa parenté avec le socialisme. Elle est aussi appelée, au miroir qu'il lui tend, à se voir tout autrement qu'elle ne se voit d'ordinaire. Son extrême difficulté, voire son ambiguïté native, apparait en effet en pleine lumière : pas plus qu'elle ne représente une démarche analytique complètement désengagée des phénomènes qui lui sont impartis, pas plus qu'elle ne délivre une pure connaissance objective que la politique n'aurait plus qu'à recueillir et à mettre en pratique, elle n'est commandée en sous-main par un certain positionnement idéologique ou un point de vue partisan. Seule une conception scolaire (dont en passant, ajouterions-nous, sont victimes nombre d'élèves et détudiants en sociologie...) de la neutralité axiologique a pu éluder les problèmes politiques posés par les conditions de possibilité d'une science sociale, et estimer qu'ils étaient résolus par l'affirmation d'un savoir "libre de présuppositions axiologiques". Il s'agit en fin de compte, pour y lire le secret politique de la sociologie, de savoir à quel point la connaissance des phénomènes sociaux implique politiquement. Emile DURKHEIM lui-même était conscient des enjeux de la scientificité de la displine qu'eil entendait fonder. La seule manière était d'étudier le socialisme lui-même comme un fait social. Conscient de ce que l'existence du socialisme impliquait à l'époque de son affirmation dans l'histoire des idées, avec tout ce qu'il lavait précédé, il s'agissait, en s'attachant notamment au saint-simonisme, de tracer une généalogie du socialisme qui en restitue la dimension d'expérience sociale comme socle de sa forme de pensée.

      S'il n'y a pas d'interchangeabilité entre socialisme (comme projet de société) et sociologie (comme projet de savoir), combien en ayant connaissance de la réalité sociale globale n'en vient pas à une forme de socialisme et combien en "naissant" avec une pensée de changement n'en vient pas à accroitre ses connaissance sur la manière dont la société fonctionne?

     Au coeur des croisements entre l'un et l'autre se trouve bien comme l'écrit toujours Bruno KARSENTI, le conflit social, rendu pressant dans une époque de grands bouleversements. Il s'agit de "remettre au creuset ce qu'on entend par conflit social, et de se servir de la focale socialiste, en quelque sorte, pour lui donner une acception plus précise et plus rigoureuse que dans les versions courantes de la pensée critique." Tout cela afin de rendre compréhensible les conditions d'émergence à la fois de la sociologie et du socialisme. Ceci est possible en pensant de nouveau, car les événements historiques (le fameux conflit géopolitique Russie-USA réduit à un conflit idéologique capitalisme-communisme et... vice-versa!) l'ont grandement empêché, les généalogies du socialisme et celles de la sociologie. c'est-à-dire de bien voir, comme le fait le numéro 11 de la revue Incidences pour le socialisme et comme on attend toujours qu'un ouvrage lui soit consacré pour la sociologie...

 

    Georges GURVITCH (1894-1965), dans son étude de l'objet et de la méthode de la sociologie observe des divergences profondes, compte-tenu de son "extrême complexité". Cette complexité, selon lui "découle d'une double source :

- du domaine du réel qu'elle explore - la réalité sociale, prise dans sa spécificité irréductible à toute autre sphère du réel ;

- de la méthode qu'elle applique à l'étude de ce domaine et qui consiste dans la prise en considération de l'ensemble, dans la typologie discontinuiste, et, partant, dans le recours indispensable à la dialectique.

L'objet de la sociologie, issu du mariage du domaine complexe de la réalité en présence de laquelle on se trouve et de la méthode complexe adaptée à son étude, ne peut qu'hériter de cette double complexité."

Il dénonce en quelque sorte l'attitude de "certains auteurs d'aujourd'hui qui se croient d'avant-garde en proclamant non sans suffisance que la sociologie n'est que le corpus des sciences sociales, ne font que reprendre la définition de John Stuart Mill en ce qu'elle a de pire. Ce n'est que par suite d'un malentendu que ces auteurs peuvent considérer l'éclatement de la sociologie en assemblage des sciences sociales particulières comme une marche vers l'intégration de ces dernières dans la "science de l'Homme", intégration qui ne peut précisément être réalisée que sous le double patronage de la sociologie et de l'histoire..." Il poursuit encore "Réduire la sociologie à une confrontation entre les méthodes des autres sciences sociales, ce serait d'abord la rejeter dans le domaine de l'épistémologie, c'est-à-dire lui refuser son statut comme science en l'intégrant de force à la philosophie ; ce serait de plus rendre la discussion méthodologique particulièrement infructueuse, la méthode sociologique - étalon principal de comparaison - se trouvant éliminée..."

Le sociologue français oppose l'effort de définition de l'école d'Emile DURKHEIM et de Marcel MAUSS aux tentatives nominalistes et individualisantes de Georg SIMMEL, de Gabriel TARDE, et sous leur influence de E DUPRÉEL (Le rapport social, 1912), comme aux définitions "culturalistes" d'Alfred WEBER et d'autres auteurs. Pour lui, "ce n'est qu'après avoir éliminé les définitions qui tropillent d'avance la sociologie, soit en la rendant esclave des sciences sociales partisulières, soit en l'enchainant à des présupposés aussi peu fertiles que le formalisme d'une part, ou sans antipode, le culturalisme abstrait, d'autre part, qu'on peut arriver à des approches plus positives du problème qui nous intéresse". Et il enchaine, reprenant le lien originel entre socialisme et sociologie : "On ne trouve chez aucun des grands fondateurs de la sociologie, Saint-Simon, Proudhon, Comte, Marx et Spencer, (...) de définitions de la sociologie adéquates à leur pensée effective. La liaison étroite de la sociologie et de la philosophie de l'histoire dont ils partaient détournait leur attention de l'analyse explicite des frontières et des particularités de méthodes de la nouvelle discipline. 

C'est donc plutôt sur l'objet de la sociologie, ou plus exactement sur la spécificité du domaine du réel où elle se taille son objet, que les fondateurs de la sociologie nous apportent des indications qu'il serait utile de mentionner ici.

"La physiologie sociale" (terme par lequel Saint-Simon désigne la sociologie) est la branche centrale de la "science de l'homme" qui étudie "la société en actes", les efforts collectifs "matériels et spirituels" dépassant les efforts individuels des participants, avec lesquels ils s'interpénètrent. 

Selon Comte, la sociologie a pour domaine la société humaine (qu'il identifie à l'Humanité) en tant que totalité réelle s'imposant à ses participants, se présentant à la fois comme "l'objet et le sujet", l'acquis et l'effort, "le spéculatif et l'actif", totalité qui implique la religion, la morale, l'éducation, la connaissance comme ses éléments régulateurs.

La réalité sociale qui est, d'après Proudhon, une totalité immanente caractérisée par l'effort collectif volontaire, l'action, le travail, la compétition, la lutte des groupes et des classes, comporte plusieurs étagements ou dimensions : les forces collectives, la raison collective ou conscience collective, la justice et "l'idéal" affectif souvent en lutte entre eux, le droit et plus largement les réglementations sociales, enfin la création collective.

pour Marx, la société, les classes sociales, l'homme - qui sont des totalités concrètes - se créent eux-mêmes dans la praxis où s'interpénètrent et se confrontent d'une façon dialectique les "forces productives" et les "rapports de production" ou "structures sociales" ; la "production spirituelle des idées, des représentations, de la conscience" est empliquée dans la "production matérielle" et les "modes d'action commune (des classes sociales par exemple)" peuvent eux-mêmes devenir, dans certains cadres sociaux, une "force productive" dont seules sont esclues les "superstructures idéologiques".

Pour Spencer - le seul parmi les pères de la sociologie, à n'avoir pu résister à la tentation naturaliste et à l'évolutionnisme biologique - les points de repère pour l'étude de la réalité sociale sont, en dépit de ses préconceptions, les "institutions", les "contrôles sociaux" (réglementations sociales) et les "structures", termes qu'il a introduits sans parvenir toujours à les préciser.

En se proposant de définir l'objet et la méthode de la sociologie, Durkheim (1858-1917) et son école se sont trouvés devant un héritage riche et complexe, qui demandait à être éclairci. Cette prise de conscience (...) a bien réussi en ce qui concerne la délimitation du domaine à étudier, qu'en ce qui concerne la méthode à lui appliquer et, partant, l'objet ainsi constitué. Durkheim a donné trois définitions successives de la sociologie : deux sont explicites ; la troisième est implicitement contenue dans les ouvrages de la première parties de sa vie."

  Après avoir abordé les multiples tentatives de définition, George GURVITCH propose une formule brève : "la sociologie est une science qui étudie les phénomènes sociaux totaux dans l'ensemble de leurs aspects et de leurs mouvements en les captant dans des types micro-sociaux, groupaux et globaux en train de se faire et de se défaire." Par là, il se définit en opposition avec une tendance contemporaine (qui commence à régresser semble t-il sous le coup de nombreuses impasses...) à vouloir morceler la réalité sociale, à faire de la société, à la limite, la résultante d'une poussière de comportements individuels. 

   Raymond BOUDON et François BOURRICAUD par exemple estiment "que la sociologie (à la fin des années 1970) telle qu'elle se pratiquait de plus en plus couramment tendait à rompre avec une longue tradition, celle qu'avait illustrée les plus grand, Tocqueville, Weber, Durkheim et les autres. Nous sentions qu'une crise d'identité de la sociologie était en train de se développer ; que cette displine tendait à négliger de plus en plus sa fonction de production du savoir au profit de fonctions subsidiaires ou se faisaient même franchement idéologique." Ces auteurs oublient tout simplement que les idéologies font partie précisément de la réalité sociale... Prenant comme appui les études de Louis HOROWITZ (1994, The decomposition of Sociology), Ralf DAHRENDORF (1995, Wither social sciences?) ou de S et J TURNER (1990 : The impossible science), ils diagnostiquent une rupture entre la sociologie "classique", celle qui se développe de manière assez linéaire entre le XIXe siècle et les années 1970, et la sociologie "moderne". "En s'éloignant des ambitions et des principes de la sociologie classique, la sociologie moderne a perdu en efficacité. Ainsi, la sociologie de l'éducation a produit des milliers de pages dans les deux ou trois dernière décennies du XXe siècle. Il n'est pas sûr qu'elle ait vu venir la violence scolaire, ni contribué à maîtrisé la croissance de l'"université de masse", ni permis de mieux comprendre les raisons d'être de phénomènes comme l'inégalité des chances scolaires, ni réussi à proposer des mesures efficaces pour les combattre". ils pensent que plusieurs des raisons de cet état de faits réside dans une confusion entre explication et interprétation, dans un a-priori causaliste.

Raymond BOUDON termine son survol d'ensemble de la situation de la sociologie en formulant une thèse : "La théorie implicite dont je suppose qu'elle inspire plus ou moins consciemment la réaction de l'observateur occidental n'est autre que celle que Durkheim (De la division du travail social, 1960) développe explicitement (...) : on observe sur la longue durée une tendance à l'invention de procédures permettant de donner des formes plus douces au "contrôle social", avance-t-il. Cette tendance est une manifestation d'une valeur pérenne et fondamentale, qui inspire la vie morale et politique de toute société : l'individualisme. L'"individualisme" au sens moral, i e la demande par l'individu du respect de sa personne en tant que personne est, nous dit Durkheim, "de tout temps", bien que son expression puisse être plus ou moins encouragée par les circonstances et par les évolutions structurelles, comme la tendance à l'approfondissement de la division du travail. C'est pourquoi on constate que le droit pénal tend à diminuer en importance au profit du droit civil. C'est pourquoi les rituels visanta favoriser la construction de l'identité personnelle et l'intégration sociale prennent des formes de plus en plus douces, de plus en plus respectueuses de l'individu : de son intégrité physique ; de la dignité de sa personne."

   La sociologie "moderne" fait plutôt la part belle à des analyses qui se situent contre un "holisme" au profit d'un "individualisme", parfois méthodologique, mais si en apparence cette tendance est hégémonique de nos jours, la réapparition d'intentions transformatrices chez de nombreux sociologues spécialisés la fait plutôt revenir à des perceptions plus rigoureuses de la réalité sociale, aux intuitions de la sociologie "classique"... A quoi bon connaitre le monde si on ne peut le transformer... En fait, l'origine, et l'originalité de la sociologie par rapport à la philosophie ou à la psychologie, ou encore à la psychanalyse... est très liée à la perception désagréable de maints maux sociaux. Discuter du suicide, des accidents de la route, de l'éducation ou du travail en termes de sociologie n'a guère de sens si c'est simplement pour constater leur place - et leur rôle - dans la société. Une autre possibilité, mais plutôt située en aval des travaux de sociologie, est de les utiliser pour accroitre le contrôle social, ce que ne fait pas faute d'essayer une foule d'institutions sociales, économiques ou politiques. Mais l'ensemble des sociologues font de la sociologie afin de changer les choses, comme les fondateurs ont tenté de comprendre la société dans sa globalité pour la transformer globalement et souvent profondément, agissant en socialistes affirmés... Bien entendu, on trouve tous les dénigreurs de la sociologie, comme ceux du socialisme, parmi tous ces acteurs sociaux qui ont intérêt à ce que les chose ne changent pas... Et par-dessus le marché, de nombreux auteurs tentent de faire croire qu'une sociologie "holiste" est forcément une sociologie contre l'individu, contre la liberté...

      Avec la sorte d'escroquerie intellectuelle de faire croire qu'un individu ou un groupe d'individu peut changer seul le monde en défiant son passé (temps) et son environnement (espace). La société, parce qu'elle forme un tout traversé de conflits, possède une inertie très importante, sauf à se détruire, que même des révolutions ne la font bouger que partiellement. Tous les révolutionnaires en savent quelque chose, eux pour qui la tentation de la violenter est toujours présente. Si les socialistes désirent si ardemment connaitre la société, c'est bien qu'ils cherchent les divers leviers pour la transformer, plus ou moins rapidement, suivant l'urgence des situations. Une sociologie qui ne chercherait plus la causalité des phénomènes risque de se réduire à une psychologie sociale à faible réservoir de connaissances ou à un économisme à faible portée. 

 

Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, dictionnaire critique de la sociologie, PUF, 2004. Georges GURVITCH, traité de sociologie, PUF, 2007. Sous la direction de Francesco CALLEGARO et Andrea LANZA, Le sens du socialisme, Histoire et actualité d'un problème sociologique, dans Incidence, n°11, Editions du Félin, octobre 2015.

 

SOCIUS

 

 

 

     

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24 mars 2016 4 24 /03 /mars /2016 10:40

     Loin d'en rester au discours convenu sur l'alcoolisme dans les armées ou aux divers Règlements de discipline qui le répriment, il semble bien que le rôle de l'alcool dans les affaires militaires en général et dans les troupes en particulier soit complexe.

 

Un rôle important dans le fonctionnement des armées...

    De toute temps, l'alcool joue un rôle important dans le fonctionnement des armées, en cantonnement comme en manoeuvre. Dans le fonctionnement des armées, la proscription est loin d'être la règle, même si elle l'est dans les armées modernes (ce qui devrait être aussi objet d'investigation).

En cantonnement, la discipline passe par une certaine prohibition de l'alcool (différenciée d'ailleurs entre simples soldats et officiers). En tout cas, la circulation de l'alcool dans les troupes est souvent fortement contrôlée, ne serait-ce que celles-ci sont entourées, (suivies et/ou précédées) d'une foule de prestataires de biens et de services, pourvoyeurs tant de nourritures, de femmes que de boissons plus ou moins enivrantes. Elle est contrôlée à la fois pour maintenir une discipline et une hygiène dans les camps et pour procurer en cas de nécessité un exutoire à des troupes trop longtemps cantonnées, souvent par l'intermédiaire des permissions de sortie, très finement distribuées suivant les individus et les grades.

Dans les manoeuvres, l'alcool est généralement interdit sauf dans des situations où les taux de létalité dans les combats sont importants. Dérivatifs aux possibles désertions, désinhibiteurs au moment de passer à l'assaut fatal (pour l'attaquant le plus souvent...), les boissons alcoolisées, souvent fortes furent très utilisées dans les tranchées de la guerre de 1914-1918. Un phénomène très rapporté dans les chroniques historiques et très décrit dans la littérature fictive, est le combattant buvant une dernière rasade pour se donner le courage de l'ultime affrontement avec la mort. 

 

Alcool et Grande Guerre

   Pour François COCHET, professeur à l'université de Metz, "peu de couples font autant sens, en apparence que les termes d'"alcool" et de "Grande Guerre". Le lien entre les deux semble aller de soit et être intranchable. La mémoire collective associe le "pinard" aux "poilus" presque aussi sûrement que ces derniers aux "totos". Au-delà de la réalité du phénomène, attesté par toutes les sources, ce lien relève aussi de systèmes de représentations tant civils que militaires. L'historien qui cherche à aborder de la manière la plus rigoureuse possible cette grave question des pratiques d'alcoolisation du front se heurte, comme souvent, à toute une série de difficultés, qui tiennent non seulement aux sources, mais aussi à la concrétisation mémorielle de convictions à la fois solides en apparence et emboîtées, loin d'être évidentes à démêler.

Le système de représentation de l'appareil militaire, à l'égard des consommations d'alcool, oscille entre un regard de connivence tacite par rapport à l'ivrognerie et une perception qui tend à leur attribuer tous les comportements déviants, par rapport à la discipline. A l'autre extrémité du spectre représentatif, les pacifistes des années 1920 et 1930 donnent de l'alcool une valeur d'"assommoir" qui masquerait la violence des officiers et permettrait de refouler la guerre.

Peut-on essayer de dépasser ces topoï et d'approcher une typologie de ce que furent les comportements d'alcoolisation aux armées entre 1914 et 1918? Le singulier s'impose-t-il lorsque l'on veut évoquer le rôle de l'alcool au front? Les troupes au front ne constituent pas un ensemble parfait, ni dans leurs relations à la guerre, en intensité comme en temporalités, ni dans leurs conditions de vie matérielles et psychologiques. Pour approcher ces pratiques, il nous faut, tout d'abord, identifier des comportements, prendre en compte quelques pistes de pratiques différentielles, afin de rompre avec les stéréotypes ou, à tout le moins, d'essayer de les relativiser."

L'auteur constate des pratiques massivement attestées, sous les regards de la hiérarchie et des soldats. Il remet en contexte, des errements existants déjà largement dans la vie civile, où des pratiques sociales concernant l'alcool sont déjà bien ancrées, l'offre de boissons étant très abondante. Dans sa tentatives de typologie, il distingue une réponse au danger immédiat, l'alcool permettant une compensation individuelle chez les vrais combattants, d'un éthylisme d'ennui de l'arrière-front. 

"L'alcool rythme donc bel et bien tous les instants de la vie des soldats de la Grande Guerre, qu'ils soient de réels combattants ou non. Chez les combattants, l'alcool apporte un soutien mental de façade qui leur permet de tenir en refoulant leur quotidien. En cela, l'alcool joue un rôle de "béquille" pour le soldat. La dimension échappatoire et exutoire existe chez le "peuple des tranchées". Il s'agit d'un moyen de se soustraire à la réalité immédiate, faite de dangerosité. Elle peut être également un moyen de se mettre dans une bulle, de rompre avec la réalité du quotidien et de la hiérarchie militaire. En cela, l'ivresse est une soupape de sûreté. Il s'agit de se reconstruire sa part de liberté.

Le recours massif à l'alcool sur le front recouvre pourtant des pratiques et des buts différents. Des formes d'alcoolisation différentes attestent la complexité des mondes du front. En tout cas, les deux mythes fondateurs du recours à l'alcool durant la Grande Guerre (...) paraissent devoir être singulièrement remis en question, ne serait-ce que parce que, comme tout système d'images simplifiées, ils ont complètement sous-estimé l'alcoolisme d'ennui des arrière-fronts.

Si la part de convivialité induite par l'alcool ne doit pas être minorée, dans la mesure où la société  masculine du front reproduit des comportements festifs et compensatoires héritées du monde du travail et d'intériorisation de la culture du service militaire, c'est surtout la diversité des conditions de vie chez les soldats de la Grande Guerre (position combattants/non-combattants) qui ressort de notre proposition de typologie."  

     Pour l'auteur, chez les véritables combattants la consommation de décompensation semble largement l'emporter sur la consommation "incitative", c'est-à-dire celle destinée à soutenir le courage des soldats au moment des attaques. Les processus de désinhibition comportent des transgressions qui peuvent prendre une multitude de visages et choisir des cibles très variées : pillage, viols, violences diverses. Les soldats ne sont pas des civils en uniforme, la vie aux armées et les combats changent profondément les personnalités : la culture militaire, que ce soit celle de la vie routinière ou celle des combats de la guerre 14-18 permet de multiples exactions de compensation, et ceci en dépit de tous les règlements de discipline. De manière générale, mentionne l'auteur, les situations d'ennuis (même au front) sont bien plus fréquentes que les situations de combat, et l'alcool permet de lutter contre la monotonie des jours. Les poussées d'angoisse sont bien plus fréquences que les fureurs de la guerre...

 

Le "boire militaire"...

     Emmanuelle PRÉVOT, chercheure au Laboratoire Georges-Friedman, à l'Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, élargit le propose du "boire militaire" à la cohésion, au contrôle, de l'intégration à l'exclusion par le biais des pratiques d'alcoolisation. 

"Le rapport à l'alcool n'est-il pas susceptible, écrit-elle, d'éclairer un autre pan (que l'attitude individuelle du soldat) des réalités militaires? Abordées du point de vue des usages sociaux plutôt qu'individuels, les conduites d'alcoolisation (selon la définition de GAUSSOT et ANCEL (Alcool et alcoolisme, Pratiques et représentations, L'Harmmatan, 1998) : la manière de consommer de l'alcool sans connotation morale ni référence aux conséquences psychologiques ou physiologiques sur le corps humain) ne peuvent-elles pas nous informer sur les rôles et statuts dans ce corps professionnel?" L'auteure fait référence ici au cadre proposé par E. C. HUGHES (Le regard sociologique, Essais choisis, Textes rassemblés et présentés par J. M. CHAPOULIE, éditions de l'EHESS, 1996). "En effet, lors d'une enquête sur le terrain d'un an dans un bataillon , d'une spécialité de combat, de l'armée de terre, dont 5 mois passés en ex-Yougoslavie (2001-2002), la question de la consommation d'alcool s'est immiscée, notamment pendant l'opération extérieure, du fait de son omniprésence dans les discours et les pratiques. Véritable enjeu de la gestion du groupe militaire et révélateur des relations en son sein, nous montrerons que la sociabilité (entendue au sens de Georg SIMMEL, forme et contenu des actions réciproques sur lesquelles se fonde l'existence de toute société ou de toute association) autour de l'alcoolisation éclaire le fonctionnement du système militaire. Dans un premier temps, l'interprétation de l'expérience opérationnelle, sous l'angle de la totalisation (GOFFMAN, Asiles, Étude sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, 1968), permettra de faire émerger une division morale du travail, dans laquelle l'alcool est l'objet, de contrôle par le commandement (grands chefs du groupement). De plus, cette approche donnera des repères sur le terrain d'investigation, nécessaires pour "planter le décor" de la relation à l'alcool. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux usages légitimés de sa consommation à des fins d'intégration et de formation d'une identité professionnelle. Enfin, le dernier temps sera consacré à la stigmatisation des EVAT (Engagé Volontaire de l'Armée de Terre), à partir du déni de leur "moralité" relayé par la surveillance dont ils sont l'objet et à leur réaction transgressive comme stratégie de défense (C. DEJOURS, Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Le Seuil, 1998)."

  Le programme de recherche de l'auteure, s'il est restreint ici à des conditions particulières, mériterait d'être testé sur d'autres unités militaires, de manière diversifiée, pour en tirer des conclusions de portée générale. Toujours est-il qu'elle dresse un portrait de cette unité en Yougoslavie qui renseigne sur les fonctions de l'alcoolisation dans l'armée. Dans un univers fait de confinement, de règlement et de surveillance, "le contrôle de la consommation d'alcool répond aux considérations utilitaires du commandement qui cherche à maintenir l'efficacité du Groupement pour exécuter (sa) mission (...). Le mot d'ordre est d'occuper les personnels, car l'ennui est susceptible d'engendrer des comportements "déviants", nuisibles à la cohésion, et donc, à la "capacité psychosociologique", terme militaire désignant l'influence du moral et de la motivation sur la "capacité opérationnelle".(...). Il s'agit de favoriser la cohésion, entre relâchement de la pression de groupe et veille permanente sur les possibles "dérapages". 

S'interroger sur le "boire militaire" revient à questionner la dimension sociale des pratiques d'alcoolisation, à se demander s'il existe des manières de boire plus légitimes que d'autres, auxquelles seraient associés des lieux et des moments particuliers, manifestations d'une convivialité professionnelle, mais, peut-être, plus largement, de l'affirmation d'une représentation du métier militaire. Il existe en effet deux types d'espace spatio-temporel, desquels la consommation d'alcool est partie prenante en raison de leur rôle respectif dans le groupe militaire. Tout en permettant la gestion du boire, "pots" et "popotes" s'enracinent ainsi dans une conception particulière de la profession et du lien qu'elle suppose entre ses membres. Appartenance et identification prennent dans ces cadres des traits différents."

L'alcool rapproche mais également facilite la distribution des rôles (les surveillés et les surveillants), globalement et précisément : de la stigmatisation des EVAT au renforcement des relations hiérarchiques, dans un contexte environnemental et affectif très particulier (éloignement et isolement géographiques, conditions physiques et psychologiques, danger plus ou moins permanent...). 

  Les études réalisées dans d'autres secteurs de l'armée donnerait sans doute le même tableau de contrôle et d'utilisation de l'alcoolisation pour maintenir le moral des troupes, notamment dans les périodes d'inactivité qui peuvent être parfois très longues. Ces études pourraient inclurent d'autres modalités de maintien du moral, utilisation de drogues par exemple par l'intermédiaire des services de santé ou même de manière illégale. 

   Mais elles sont réalisées dans des types d'armée où l'État a une longue expérience de cette alcoolisation et même d'utilisation de certaines drogues à des fins "médicinales" (notamment dans les milieux fortement confinés, on pense aux personnels des sous-marins par exemple...), et où ce contrôle se réalise effectivement, même pour des périodes relativement longues de non professionnels dans le cadre des services militaires (notamment en compte les périodes de rappels pour guerre ou danger). Elles ne prennent pas en compte, ou elles sont rares et/ou non rendues publiques, des armées où le taux d'alcoolisme est relativement élevé (36% des soldats de retour d'Irak et d'Afghanistan souffraient d'alcoolisme, selon certaines études ; des taux supérieurs ont pu être constatés dans les armées ukrainiennes ou soviétiques, dans les armées américaines au Vietnam, ce dernier cas étant couplé avec l'utilisation massive de plusieurs drogues...), les cas où finalement ce contrôle s'avère soit lacunaire, soit inopérant, soit encore pire inexistant. Il serait même intéressant d'inclure un autre paramètre dans de telles études : les situations pourraients varier suivant la situation d'une armée, vainqueur ou vaincue... que cette victoire ou cette défaite soit simplement de la représentation ou effective sur le plan militaire... C'est dans les archives des différents services de santé des armées qu'il faudrait pouvoir investiguer pour commencer de telles études...

 

L'alcool comme armement...

   Enfin et pas la moindre, mais là il faudrait se placer dans une perspective de longue durée, il serait intéressant d'étudier l'usage de l'alcool comme... arme. A destination du camp adverse, la mise à disposition de boissons alcoolisées plus ou moins camouflées en boissons habituelles, par des filières auparavant identifiées, pouvait servir, dans une guerre, notamment dans les guerres longues, à faire perdre de ses troupes par le commandement de ce camp. Affaiblir, endormir, voire empoisonner des troupes peut passer par le biais de boissons alcoolisées. Après tout, dans la littérature grecque ancienne, on trouve Ulysse ennivrant Cyclope pour lui percer l'oeil et s'évader de la caverne dans laquelle cette créature l'a emprisonné avec ses compagnons. Et dans la Grèce ancienne, la culture de la vigne est suffisamment répandue pour que l'idée soit venue, dans le cadre de long sièges notamment, de faire perdre les esprits à l'armée ennemie.... Il y a là sans doute un livre à faire. Mais il ne faut pas verser dans l'excès inverse, l'usage de cette arme ne saurait être banalisée, le vin gardant un aspect sacré dans bien des cultures...

 

Emmanuelle PRÉVOT, Alccol et sociabilité militaire : de la cohésion au contrôle de l'intégration à l'exclusion, dans Travailler, n°2/2007 (n°18) dans le portail cairn.info. François COCHET, 1914-1918 : l'alcool, aux armées, représentations et essai de typologie, Cairn.Info n°19-32.

 

SOCIUS

 

Relu le 21 mars 2022

    

 

    

 

 

 

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19 mars 2016 6 19 /03 /mars /2016 10:25

    Comprendre les liaisons entre agressivité, violence et alcoolisme implique d'abord de regarder globalement la place de l'alcool dans la société et notamment les modalités d'alcoolisation (prise régulière de boissons alcooliques) des différentes catégories de la population.

Or, très peu d'études globales existent et les biais de recherches sont surtout d'ordre criminologique et médical, centré sur la responsabilité individuelle ou la pathologie des patients. Il n'est pas inutile du coup de rappeler comme le fait F. A. WITHTLOCK, professeur honoraire de psychiatrie à l'Université de Queensland en Australie, ce que recouvre exactement la toxicomanie.

 

Toxicomanies, drogues...

"Pour la plupart des gens, le concept de drogue ou de toxicomanie est dominé par les images de la dégradation physique et mentale due à l'emploi de l'héroïne et de la cocaïne. On oublie généralement que les drogues les plus utilisées sont la caféine (dans le thé et le café), la nicotine et l'alcool ; et que les meilleurs dealers de drogue sont les buralistes et les limonadiers. Naturellement, la grande majorité des consommateurs de ces drogues ne sont pas nécessairement toxicomanes, si l'on entend par toxicomanie l'association d'une tendance à  la consommation excessive d'une drogue, d'un état de besoin lorsqu'on ne peut s'en procurer ; et du développement de divers symptômes physiques et psychiques en cas de sevrage brutal."

"Toxicomanie est un terme difficile à définir, et une commission d'experts de l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) lui a substitué en 1970 l'expression de dépendance chimique. Celle-ci se caractérise par des symptômes psychologiques comme la sensation de besoin et une compulsion à consommer la drogue de manière continue ou régulière, et par des effets physiques qui apparaissent en cas de sevrage ou lorsque la drogue ne peut être obtenue. (...). La plupart des drogues ne provoquent pas de symptômes de dépendance physique en cas de sevrage brutal, et ce sont leurs effets psychologiques qui représentent la principale motivation de la poursuite de leur consommation. L'inhalation de colle ou de solvants volatiles par les enfants sont probablement accrus par le bruit que l'on fait autour.  Aucune de ces substances ne peuvent être considérées comme entrainant une dépendance ; en dehors des risques d'atteinte hépatique par les solvants, leur principal danger est l'asphyxie, lorsque le consommateur place le tube de colle dans un sac en plastique dont il recouvre la tête. L'inhalation de colle est une forme de comportement qui cesse habituellement à l'adolescence, peut-être en raison de l'accès légal à la consommation d'alcool."

"Bien que les préoccupations des gouvernements se concentrent surtout sur l'usage illégal de l'héroïne, le nombre des drogués connus est relativement faible par comparaison avec le très grand nombre des sujets dépendants de l'alcool. Il est difficile d'obtenir des chiffres précis, mais dans la mesure où les ventes de boissons alcoolisées ont considérablement augmenté au cours des dernières décennies (l'auteur écrit en 1993), il doit en être de même du nombre des alcooliques. Une formule bien connue met en relation le nombre estimé d'alcooliques dans une société avec la consommation annuelle d'alcool pur par membre de la population. Plus de 6 millions de Français sont alcooliques et il en meurt de nos jours 70 000 par an (cirhoses hépatiques, cancers de voies aéro-digestives supérieures, mais également suicides, psychoses et accidents de la route). La dépendance alcoolique se manifeste à partir de 1 litre de vin à 10° par jour. Dans le passé, l'alcoolisme et l'excès de boissons étaient surtout des attributs masculins, mais au cours des dernières décennies, on a constaté une brutale augmentation du nombre des femmes atteintes par l'intempérance. Ce phénomène est probablement lié à la facilité qu'il y a à acheter des alcools forts dans les supermarchés et les autres magasins de détail, et à les cacher."

"Le problème de la dépendance à l'alcool n'a rien de particulier au XXe siècle. Les Romains promulguèrent des lois pour contrôler les conducteurs de char ivres, et la philanthropie victorienne connaissait bien les démons de la boisson. Maintenant comme alors, l'excès de boisson a des conséquences médicales et sociales néfastes. En Grande Bretagne et en Australie, les recherches ont montré que 10 à 15% des lits d'hôpitaux étaient occupés par des patients souffrant de pathologies ou de blessures directement ou indirectement dues à une trop grande complaisance pour l'alcool. Avec l'augmentation de sa consommation ont également augmenté les décès dus aux cirrhoses de foie et aux autres maladies qu'elle provoque, tandis que les hôpitaux psychiatriques sont familiers des psychoses aigües et chroniques qu'elle entraine. Les dégâts sociaux ne sont pas toujours admis et reconnus. En Grande Bretagne et en Australie et aux États-Unis par exemple, quelque 50% des décès et des blessures par accident de voiture peuvent être attribués aux effets de l'alcool, ainsi que 20 à 40% des autres morts accidentelles, notamment par chute, par noyade et par incinération. Il est impossible de parvenir à des chiffres précis sur le rôle de l'alcool dans les accidents de travail, mais il existe une frappante corrélation entre le nombre des patients admis à l'hôpital et atteints d'alcoolisme et celui des patients suivant un traitement pour des blessures survenant au travail. La contribution de l'alcool aux comportements antisociaux est bien connue : la violence dans les rues, lors des matches de football et à la maison ; les femmes et les enfants battus sont des exemples familiers de ce phénomène. Les comportement criminels tels que les viols et les homicides peuvent souvent être attribués à l'intoxication de l'agresseur et dans certains cas, de sa victime également. Néanmoins, en Occident, l'alcool continue d'être une drogue largement promue. (...)".

 

Dynamiques socio-psychologiques et agressions...

   Les études scientifiques sur les agressions et les violences dues à la consommation d'alcool tendent à prendre de plus en plus en compte les dynamiques socio-psychologiques. Des législations de plus en plus contraignantes sur cette consommation ont émergé, notamment en Europe, depuis les années 1980. Mais les différentes voies de distribution d'alcool demeurent et comme toutes les prohibitions, à la consommation légale et contrôlables de l'alcool se substitue une consommation cachée et difficilement chiffrable. L'interdiction simple de la publicité sur l'alcool et la restriction des périodes de distribution, plus efficaces que la prohibition pure et simple (qui, elle a tendance à faire exploser la criminalité violente comme aux États-Unis dans les années 1930), ne limite pas de manière importance l'alcoolisme (même si elle la limite en définitive...). Tant qu'on ne s'attaque pas aux causes profondes de l'alcoolisme, on ne réduit pas les violences et les agressions qu'il engendre. On en reste très souvent aux traitements des symptômes (individuels) et aux effets les plus visibles.

   Nombreuses sont les études qui mettent en évidence le rôle de l'alcool dans de nombreux comportements agressifs ou violents, l'alcool n'étant souvent pas au centre du dispositif d'investigation. 

Ainsi les études sur les agressions sexuelles et les agressions domestiques révèlent-elles un rôle important à l'alcoolisme. 

    Le lien entre la consommation d'alcool et l'agression sexuelle semble quelque peu paradoxal. Malgré les résultats de certaines études témoignant de l'état d'ébriété relativement fréquent des agresseurs sexuels et de leur victime au moment de l'événement agressif, CROWE et GEORGE (Alcohol and human sexuality, Pysychological Bulletin, 1989) ont constaté que l'alcool désinhibe l'éveil sexuel sur le plan physiologique mais supprime également les réactions physiologiques nécessaires au passage à l'acte. Ainsi, même si l'individu est sexuellement éveillé, son corps ne répond à cet état d'éveil. Toutefois, il ne faut pas négliger l'importance des croyances de l'individu en ce qui concerne la consommation d'alcool. Les individus qui escomptent des effets de la consommation d'alcool sur le comportement regardent plus fréquemment des films érotiques, de même, ceux qui croient avoir consommés de l'alcool regardent plus fréquemment des films violents et érotiques. Pour expliquer le lien entre consommation d'alcool et agression sexuelle, BARON et RICHARDSON (Human Aggression, Plenum Press, 1994) disent que les inhibitions contre les agressions sexuelles sont relativement plus fortes que les désirs de s'engager dans un tel acte. Cependant, les idées concernant le viol et la consommation d'alcool peuvent renforcer ces désirs lorsque l'individu est en état d'ébriété. Les attentes concernant les effets de l'alcool et sa consommation effective pourraient contribuer à la concrétisation d'une agression sexuelle (BARON et collaborateurs, 1994). (Les comportements agressifs)

La consommation d'alcool peut aussi contribuer à l'abus conjugal. Les effets de l'alcool sur le comportement agressif ont été abondamment documentés. Un nombre important d'études montre que la consommation d'alcool est un des facteurs majeurs de la violence conjugale. Cependant, les mécanismes qui la conjuguent à d'autres facteurs déclencheurs de l'agression n'ont pas été analysés en détail. Les études expérimentales menées par TAYLOR et ses collègues (Aggressive behavior and physiological aroud as a function of provocation and the tendancy to inhibit aggression, Journal of personality, 1967) montrent que la consommation d'alcool et certaines drogues perturbent les processus cognitifs (BERMAN, TAYLOR et MARGED,  LMorphine and human aggression, Addictive behaviors, 1993). Après avoir consommé une certaine quantité d'alcool, les capacités des individus à interpréter les signaux sociaux subtils diminuent. Cette insensibilité cognitive peut amener les individus à répondre davantage aux signaux situationnels (foule, chaleur, bruit, auxquels l'agression peut généralement être liée et moins aux informations concernant les intentions de la victime ou les contraintes de la situation. (Les comportement agressifs)

La législation française traite des alcooliques dangereux. En adoptant le 15 avril 1954 une loi relative au traitement des alcooliques dangereux pour autrui, le Parlement se proposait de faire soigner de façon obligatoire les alcooliques dangereux qui ne sont pas délinquants et ceux qui ne présentent pas de troubles mentaux justifiant d'un internement. En effet, de nombreux alcooliques, bien que n'entrant dans aucune de ces deux catégories, n'en présentent pas moins un danger pour leur entourage ou la société. Toutefois, la loi ne définit pas en quoi consiste cette dangerosité. Or, chez l'alcoolique, l'effet désinhibiteur de l'alcool et son rôle de facilitateur dans le passage à l'acte font que la dangerosité est toujours potentielle. De plus, il faut tenir compte des facteurs situationnels et sociaux dans l'appréciation de cette dangerosité. Ces facteurs restant le plus souvent contingents, il est donc particulièrement difficile de porter le diagnostic d'alcoolique dangereux.

 

Alcool et violences

     Des études d'ensemble sont périodiquement commanditées par les différents organismes gouvernementaux de protection ou de répression contre l'alcoolisme. Ainsi l'Etude Evaluative sur les Relations entre Violence et Alcool commanditée par la Direction Générale de la Santé du ministère français de la santé, et réalisée en 2006 par Laurent BEGUE, de l'Institut Universitaire de France et à l'Université Pierre Mendès-France à Grenoble et le groupe VAMM (de plusieurs chercheurs).

  "Diverses recherches internationales indiquent que l'alcool représente la substance psychoactive la plus fréquemment associée aux violences entre les personnes. Son poids est plus importants que tous les autres produits psychoactifs cumulés. L'enquête épidémiologique Violence Alcool Multi-Méthodes (VAMM) avait pour but de décrire pour la première fois de manière approfondie en France l'association entre les consommations d'alcool et les violences agies et subies en population générale. (...). (Une) technologie innovante (d'investigation) a été employée afin de garantir une plus grande fiabilité des réponses aux questions sensibles et de favoriser l'accès à un échantillon diversifié."

Les chercheurs donnent des résultats chiffrées et effectuent une analyse et recherche théoriques.

Pour les chiffres, ils distinguent les violences actées (agresseurs) et des violences subies (victimes) :

- 40% des sujets ayant participé à une bagarre dans un lieu public avaient consommé de l'alcool dans les deux heures précédentes. La quantité d'alcool consommée en une occasion constituait l'une des prédicteurs statistiques les plus importants de la participation à des bagarres (avec le sexe, l'âge, le niveau d'étude et l'agressivité chronique).

- 25% des auteurs d'agression ayant eu lieu hors de la famille avaient consommé de l'alcool dans les deux heures qui précédaient. Idem pour les prédicteurs.

- 35% des auteurs d'agressions dans la famille avaient consommé de l'alcool dans les deux heures précédentes. Contrairement à d'autres enquêtes internationales, aucun lieu significatif n'a été observé entre l'alcoolisation habituelle et les violences dans la famille (qui sont davantage le fait des hommes et des personnes aux tendances agressives chroniques ayant un faible autocontrôle). Il se pourrait que cette absence de relation réelle résulte du très faible nombre de violences intrafamiliales enregistrées dans l'enquête.

- En ce qui concerne d'autres formes de délinquance, 32% des destructions intentionnelles avaient été précédées d'une consommation d'alcool. Concernant les vols, de l'alcool avait été consommé dans 20% des cas.

Sur les violences subies :

- 23% des répondants avaient été victimes d'agressions . Parmi ceux-ci (sur deux ans). Parmi ceux-ci, 29% pensaient que l'alcool avait été consommé par l'agresseur (34% pensaient que cela n'avait pas été le cas, tandis que 37% ne pouvaient se prononcer). Lorsque les victimes affirmaient que l'agresseur avait bu, 54% d'entre elles indiquaient qu'il avait consommé 5 verres ou plus...

  Plus intéressants sont les éléments d'analyse et de recherches théoriques avancés par les auteurs de l'étude. Ils reflètent une prise de conscience globale du rôle de l'alcool, pas seulement en terme d'alcoolisme élevé aux moments des violences mais aussi en terme d'alcoolisation globale facilitant eux-mêmes des comportements violents au moment des pics d'absorption.

Ils s'interrogent sur le rôle de l'alcool comme marqueur ou cause de la violence :

"L'alcool constitue un facteur de risque important dans le domaine des violences, sans qu'il n'en représente une cause nécessaire ou suffisante. Rappelons que l'association statistique entre l'alcoolisation et les violences ne signifie pas en soi que l'alcool représente une cause des agressions. Il est ainsi fréquent que l'alcoolisation se déroule en des lieux où divers catalyseurs de violence sont également présents, ce qui pourrait être à l'origine de la relation alcool-violence : bars ou boites de nit bondés, bruyants, parfois enfumés ou surchauffés, et dont les normes de conduite sont souvent permissives qu'ailleurs. En outre, les facteurs individuels qui sont conjointement liés à la propension à boire de l'alcool et aux inclinations violentes, également nombreux, peuvent produire une association non causale. Par exemple : les déficits cérébraux légers, l'impulsivité, le trouble de personnalité asociales, l'exposition à des parents alcooliques, la précarité économique, le malaise social, la valorisation d'une identité hyper-masculine, ou l'appartenance à un groupe délinquant pour lequel s'enivrer est un critère d'intégration. De tous ces facteurs de comorbidité peut résulter la corrélation alcool-violence. Pour élucider le statut causal de la consommation d'alcool sur les violences, la psychologie expérimentale a étudié en laboratoire les effets de l'ingestion par des volontaires humains de doses d'alcool sur leur réaction agressive. On a mesuré par exemple l'intensité ou la durée de chocs électriques ou de sons désagréables administrés à un faux participant, généralement provoqué, en fonction des doses d'alcool consommées. Les méta-analyses réalisées sur ces études concluent à un effet causal et linéaire de l'alcool sur les conduites agressives des hommes et des femmes, notamment en phase ascendante de l'alcoolémie (en pente descendante, un effet sédatif domine). Les recherches expérimentales soulignent également l'importance des variables contextuelles dans les agressions en état d'ébriété : lorsque l'on n'est pas provoqué à agresser, l'alcool n'a souvent aucun effet sur l'agression."

Ils étudient l'effet perturbateur sur le fonctionnement cérébral et dégagent la notion de myopie alcoolique :

"L'effet pharmacologique de l'alcool sur l'agression est essentiellement indirect. L'alcool perturbe le fonctionnement cognitif exécutif (FCE), qui comprend des capacités associées au cortex préfrontal comme l'attention, le raisonnement abstrait, l'organisation, la flexibilité mentale, la planification, l'auto-contrôle et la capacité à intégrer un feedback extérieur pour moduler le comportement. Diverses recherches étrangères ont montré que le FCE est déficient chez les auteurs d'agressions graves. On sait par ailleurs qu'il est altéré par la consommation d'alcool. Selon certains travaux, le lien alcool-agression est non seulement médiatisé par le FCE (consommer de l'alcool altère momentanément le FCE, ce qui augmente la probabilité de réponse agressive) mais est également modulé par le FCE de base des consommateurs. Ainsi, ceux ayant un déficit de FCE réagissent beaucoup plus agressivement que les autres sous l'influence de l'alcool. L'altération du FCE lors de l'ébriété induit une "myopie alcoolique", c'est-à-dire une focalisation attentionnelle excessive sur les informations les plus saillantes dans la situation (comme l'irritation d'avoir été contrarié durant un échange social) au détriment d'informations correctrices et inhibitives (l'évaluation de l'intentionnalité d'un comportement qui nous contrarie, ou les conséquences à long terme d'une action), ce qui extrémise les conduites et les rend potentiellement plus agressives (ou plus amicales, selon le contexte). L'effet de l'alcool sur la cognition concerne également la conscience de soi. Ainsi des personnes alcoolisées à qui l'on demande de s'exprimer mentionnent moins fréquemment des pronoms comme je, moi-même, moi. Dans la mesure où une altération de conscience de soi précède fréquemment les agressions en diminuant la référence à des normes de conduite personnelle et en rendant plus réceptif aux normes de situation, son effet pourrait être comparé à celui du phénomène de dé-individualisation. Dans une méta-analyse basée sur 49 études expérimentales indépendantes, on a observé que les différences de niveau d'agression entre des personnes alcoolisées et des personnes non-alcoolisées étaient fortement atténuées lorsqu'on augmentait leur conscience de soi (par exemple en plaçant un miroir dans le laboratoire)."

Les études mettent en évidence un concept d'alcool qui active automatiquement des idées agressives :

"La perspective insistant sur les perturbations cognitives liées à l'alcool reste néanmoins insuffisante pour expliquer tous les phénomènes comportementaux associés à ce produit.l'alcool est également associé à l'agression de manière implicite, sans que les consommateurs n'en aient toujours conscience. Dans le cadre de l'étude VAMM, on a présenté un court instant (300 millisecondes) aux participants sur un écran d'ordinateur des stimuli iconographiques neutres ou des stimuli iconographiques liés à l'alcool ou agressifs. Les participants percevaient donc une série d'images de boissons alcoolisées, d'armes ou de boissons non alcoolisées. Chaque image était immédiatement suivie d'un mot agressif, non agressif, ou d'un non-mot (suite de lettres sans signification). Les mots-cibles étaient des mots agressifs (par exemple frapper, tuer), des mots neutres (par exemple bouger, imaginer), et des non-mots (par exemple frider, foclager). La tâche des participants était d'indiquer le plus rapidement possible si le mot était un mot de la langue française ou non, en appuyant sur une touche située à droite ou à gauche de leur clavier (tâche de décision lexicale). Les résultats ont indiqué que la présentation d'images de boissons alcoolisées ou d'images d'armes facilitait de la même manière l'identification des mots agressifs. Ainsi l'exposition à des stimuli reliés sémantiquement à l'alcool permet d'augmenter l'accessibilité en mémoire des pensées agressives, et cela même en l'absence d'une consommation effective d'alcool. Ces résultats suggèrent donc que les effets de l'alcool sur les agressions peuvent également s'expliquer par certains aspects extra-pharmacologiques, et en l'occurrence par les significations agressives implicitement associées aux boissons alcoolisées. D'autres travaux publiés démontrent que l'effet de l'alcool est loin de se limiter à ses propriétés pharmacologiques. Par exemple, des recherches en laboratoire indiquent qu'à dose d'alcool constante, la vodka ou le wisky sont plus fortement liés à l'agression que la bière et le vin. Si le lien alcool-agression résulte également de significations sociales associées à l'alcool, on devrait observer une augmentation des conduites agressives chez des personnes qui croient qu'elles ont consommé une boisson alcoolisée même si elle ne contient pas d'alcool. ceci a également été démontré antérieurement dans le cadre des recherches menées à Grenoble : des hommes consommant un placebo, ayant un goût d'alcool étaient d'autant plus agressifs face à un autre participant qui les provoquait (en réalité un acteur) qu'ils pensaient que la boisson qu'ils buvaient était fortement alcoolisée. Cet effet placebo peut être interprété comme l'effet de l'activation automatique de concepts agressifs. Il peut également être interprété comme une stratégie volontaire de la part des participants qui, sachant qu'ils ont consommé de l'alcool, considèrent qu'il est moins inacceptable de se montrer agressif face à quelq'un qui les provoque."

Cette argumentation nous fait penser irrésistiblement à quantité d'expériences à plus ou moins grande échelle réalisées par des firmes publicitaires (évaluation d'impact notamment) pour augmenter la consommation d'alcool commercialisé par leurs clients. Il serait intéressant de "piocher" dans ces expériences pour avancer dans la même approche. La valorisation virile, l'assimilation du verre à la force et même à l'exposition d'un caractère affirmé... fait partie des éléments de l'arsenal publicitaire visible sur les affiches ou dans les médias (singulièrement à la télévision... l'alcool révélateur du héros en chacun de nous...).

Ce qui précède amène les chercheurs à considérer l'alcool comme possible excuse :

"Dans le cadre du programme VAMM, nous avons étudié le rôle de l'alcool dans le jugement social porté sur un auteur d'agression en fonction de trois caractéristiques du contexte : la dose d'alcool consommée par l'agresseur avant l'acte violent, son état psychologique précédant l'agression (tendu ou détendu) et le niveau de gravité des conséquences pour la victime. Nous avons présenté aux participants des scénarios ressemblant à des faits divers dans lesquels les circonstances de deux types d'agressions (altercation dans un bar et agression sexuelle sur une personne mineure) étaient décrites. En faisant varier certains segments des histoires, puis en recueillant l'avis des participants sur la responsabilité de l'auteur, il nous été possible d'identifier le poids de l'alcool dans l'attribution du blâme et de tester l'hypothèse selon laquelle l'alcool aurait une fonction de circonstance atténuante dans le jugement d'une agression. Nos résultats ont suggéré que l'alcool avait une fonction de circonstance atténuante dans le jugement se sens commun. Qu'il s'agisse d'une agression dans un bar ou d'une agression sexuelle perpétrée sur une personne mineure, plus les auteurs avaient consommé d'alcool, plus l'agression apparaissait comme une issue prévisible. Lorsqu'il s'agissait d'évaluer la responsabilité de l'agresseur, les choses étaient un peu moins claires : tandis que dans le cas d'une agression sexuelle sur une personne mineure, l'alcool diminuait la responsabilité de l'agresseur,  dans le cas d'une agression dans un bar, l'alcool ne diminuait la responsabilité que lorsque l'agression était grave. Lorsque l'agression était de gravité limitée, l'alcool constituait une circonstance aggravante, tandis qu'il n'exerçait aucune influence lorsque l'agression était de gravité était de gravité intermédiaire. On pourrait résumer ces observations en concluant que dans le cas d'agressions graves, l'alcool contribue à atténuer la perception de responsabilité des auteurs dans la pensée de sens commun."

Les auteurs de cette étude estime que "l'importance des phénomènes extra-pharmacologiques intervenant dans le lien alcool-violence suggère qu'une délégitimation de l'idée selon laquelle l'alcool justifierait ou excuserait les conduites transgressives pourrait constituer une voie de prévention à étudier. Celle-ci complèterait utilement les mesures plus classiques de diminution de l'accès à l'alcool dont l'efficacité sur la diminution des violences a été attestée par plusieurs études internationales."

Références (disponibles sur demande à psychologie@upmf-grenoble.fr :

BUÈGUE et SUBRA, Alcohol and Agression. Perspectives on Controlled und Uncontrolled Social Information Processing, Social and Personality Psychology Compass, 2008. 

BÈGUE et collaborateurs, A message in a Bottle : Extrapharmacology Effects of Alcohol on Agression, Journal of Experimental Social Psychology, 2008. The role of alcohol in female victimization : fondings from a french representative sample. Substance Use and Misuse, 2008

SUBRA et BÈGUE, le rôle modulateur des attentes relatives à la consommation d'alcool, Alcoologie et Addictologie, 2008.

 

BEGUE et groupe VAMM, Étude Évaluative sur les Relations entre Violence et Alcool, Direction Général de la Santé, 2008. Jacques POSTEL, Dictionnaire de la psychiatrie, Larousse, 2003. Whitlock, Toxicomanie, dans Le cerveau, un inconnu, Sous la direction de Richard L GREGORY, Robert Laffont, collection Bouquins, 1993. Farzaneh PAHLAVAN, Les conduites agressives, Armand Colin, 2002.

 

SOCIUS

 

Relu le 23 mars 2022

 

 

 

 

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