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14 mars 2016 1 14 /03 /mars /2016 09:29

     Les explications sociologiques attribuent à un ensemble de facteurs sociaux l'évolution de l'alcoolisme. Elles sont étudiées en premier lieu à l'aide des paradigmes de la sociologie fonctionnelle et compréhensive.

   Les auteurs fonctionnalistes considèrent l'alcoolisme comme une réaction déviante à un fonctionnement normatif (Paul ROMAN, The orientations of sociology toward alcohol and society, dans Journal of Druf Issues, volume 14, n°1, 1984 et Harrison M TRICE, Alcoholism in America'revisited, volume 14, n°1, 1981- références à vérifier). La déviance est définie comme toute conduite qui s'éloigne de façon significative des normes auxquelles sont soumises les personnes détentrices de statuts sociaux. Aucune conduite n'est déviante en soi ; il faut que la conduite déroge à des normes reconnues nécessaires par une collectivité pour qu'on la qualifie de déviante. La société propose des objectifs à ses membres, objectifs qui sont légitimés (sentiments, valeurs, éléments qui en valent la peine, etc), et un équilibre est possible entre ces dimensions pour autant que les personnes puissent obtenir des satisfactions provenant à la fois de la réalisation de ces objectifs et de l'utilisation des moyens socialement acceptés pour les atteindre. La théorie de la déviance pose le postulat que la complexité de la société résulte en un fossé de plus en plus large entre les buts proposés par la société, et les moyens légitimes à la disposition des individus pour les réaliser. Les personnes qui ne sont pas en équilibre avec ce système ont tendance à adopter des comportements déviants, dont l'alcoolisme fait partie. Les facteurs de vulnérabilité relevés sont les suivants : problèmes d'identité, d'acceptation sociale (image de soi dans un groupe), d'éducation, de culture. L'occasion de consommer, le peu de visibilité sociale et le stress sont d'autres facteurs de vulnérabilité provenant de l'environnement.

Selon ces auteurs, l'alcool a une fonction adjuvante. Il aide les individus à se conformer à un certain modèle social véhiculé largement, entre autres, par la publicité : celui de la personne sûre d'elle-même, volontaire, virile, performante, qui aime la vie, etc. l'alcool pris à l'heure de l'apéritif et du cocktail est associé à des valeurs de réalisation de soi, d'efficience, de self-control. Cependant, lorsque l'individu commence à ressentir les effets négatifs de l'alcool, il se voir rapidement étiqueté et rejeté. On admire celui qui "supporte bien la boisson" et on méprise celui dont la conduite est déplacée. Le paradoxe de l'alcool consiste donc à l'utiliser pour certains effets, effets que cependant le buveur doit combattre. Cette dualité et le silence complice de l'entourage sont responsables en grande partie de l'ambivalence des comportements, et de l'hésitation de son entourage à intervenir.

Un autre paradoxe caractérise l'approche de l'alcoolisme et des toxicomanies (étudiés le plus souvent ensemble) : celui qui oppose les générations dans la consommation de psychotropes. Alors que la consommation de l'alcool est tolérée sans trop de réprobation de la société, la consommation de drogues suscite au contraire un appel à la sanction (TRICE et ROMAN, 1978). Les jeunes consomment de la drogue pour les mêmes raisons que les plus âgés consomment de l'alcool et les différences de perception entrainent des conflits de valeurs et l'absence de normes cohérentes provoquent une situation anomique. 

      Pour les auteurs de la sociologie compréhensive, l'alcool a une valeur symbolique comme un élément nécessaire à la socialité, celle qui permet aux individus de vivre intensément les choses désordonnées : la puissance, la violence, la fraternité. MAFFESOLI  (L'ombre de Dionysos, Méridiens, Anthropos, 1982) explique que les individus utilisent l'alcool comme un "liant nécessaire". Ainsi, l'application du corps propre de la personne en celui d'un corps collectif (une communion) mène au confusionnel, au chaos originel par opposition au principe d'individualisation véhiculé par l'idéologie du progrès. Dans cette perspective, l'alcool a une fonction d'agrégation, de confusion. Les rituels permettent la maintenance du groupe social ; l'alcool initie, scelle des secrets, des accords, des contrats, etc.

René CLARISSE (L'apéritif : un rituel social, dans Cahiers internationaux de sociologie, volume LXXX, PUF, 1986) montre également que le geste de prendre de l'alcool est une conduite collective qui a ses règles explicites et implicites en vue d'une communion. C'est un acte d'échange qui sert à rendre plus intimes les contacts dans le but de recréer un être moral dont nous dépendons, c'est-à-dire la société. Ainsi, la société se reconstitue comme un être, comme un tout auquel participent les individus. Le rite comporte deux aspects essentiels : la forme (la périodicité) et la matière, soit la sacralité de ce qui est consommé.

La fonction symbolique et rituelle de l'alcool transpose donc le problème sous un autre angle : celui de la fête et du plaisir. L'alcool a aussi cette fonction d'intégration sociale importante, du moins dans nos cultures. Cependant, et bon nombre de victimes sont là pour témoigner du paradoxe, l'alcool est aussi un piège. L'approche fonctionnaliste, bien qu'elle élargisse la perspective, vise elle aussi, à l'instar des approches morales, médicale ou psychologique, l'individu déviant comme élément déterminant et évide d'envisager le contexte de l'environnement comme directement responsable.

      L'approche interactionniste symbolique, quant à elle, reconnait que l'alcool agit comme une sorte de stupédiant pour faire oublier les vicissitudes de la vie quotidienne, mais ne va pas loin dans la reconnaissance des problèmes à la source. 

      Paul ROMAN (The orientations of sociology toward alcohol and society, Journal of Drug Issues, volume 14, n°1, 1984) reconnait que depuis 40 ans, depuis en fait que Selden BACON, en 1943, a tracé les plans d'une sociologie de l'alcool, peu d'ètudes ont été menées sur les causes de l'alcoolisme et celles qui ont été faites l'ont été dans une perspective d'étudier les conséquences qui en découlent en tant que "problèmes". Toutes ces études, pour ROMAN méritent les critiques suivantes :

- elles manquent d'objectivité parce qu'elles prennent le "buveur" comme un problème en soi ;

- elles ne voient pas le problème dans son ensemble ;

- et elles sont dominées par le discours médical ;

- jusqu'à maintenant, les recherches ont débouché sur des philosophies de programmes d'action et de mouvements qui ont leur croyances, leurs besoins, leur vocabulaire, leurs a priori, leurs données, leurs politiques, leurs tactiques, et prétendent avoir une orientation scientifiques ;

  Les méthodes de recherche ne sont pas sans avoir contribué également à ces considérations fragmentaires. Le recensement de COOPER et de STEWART (Survey of Studies on Alcoholism, The Internationale Journal of Addiction, volume 18, n°7, 1983) montre que la plupart des études sociologiques se sont inscrites dans un courant positiviste, et ont tenté de faire des liens entre certaines variables (le revenu, le sexe, les conditions sociales...) et l'alcoolisme. Elles n'ont pas réussi à donner des explications satisfaites, car elles avaient la particularité de rechercher des éléments de causalité directe. Seule une approche psychosociale peut y parvenir.

 

       L'approche psychosociale est définie dans le contexte de l'alcoolisme et des toxicomanies comme étant celle qui étudie l'association entre une personne, un produit et un environnement donné. C'est la concrétisation de la rencontre entre une personne se trouvant en certaines dispositions affectives, une substance possédant certaines propriétés pharmacologiques et un contexte socio-culturel donné. Cette approche tente donc de mettre ensemble plusieurs facteurs ; elle est fondée sur une vision multi-dimensionnelle du phénomène. Elle fait intervenir en même temps plusieurs facteurs simultanés. Elle fait le lieu également entre les visions morales, psychologiques et sociologique. Autant dire que les études psychosociales sont fortement minoritaires. Toutefois, on peut relever :

- la plus prolifique (relativement) : dans l'identification des facteurs explicatifs, le modèle de la théorie des rôles, qui suggère qu'une relation causale peut être possible entre le rôle du stress et l'abus d'alcool utilisé comme réduction de tension. Mais là encore, la tendance est de trouver dans les personnes stressées les sources de l'alcoolisme, en considérant l'environnement comme un facteur "facilitant". Si les études sur le stress sont prolifiques, elles sont peu souvent menées dans une approche psychosociale.

- Quelques auteurs, comme MOREAU et DESROSIERS (Le partenaire invisible : les conditions de travail dans l'évaluation et l'intervention sociales, Service social, volume 35, n°3, 1986) reconnaissent l'importance des facteurs du travail. mais leurs travaux ont surtout servi... à dépister les employés alcooliques et pas à améliorer les conditions de travail...

Pourtant, la sociologie du travail est celle qui permet de développer une approche psychosociale, mais cela ne peut se faire sans l'expression d'une volonté politique. Dès que l'on cherche à creuser cette question du cadre du travail, on se heurte vite à des intérêts économiques, les mêmes qui freinent toutes les études qui devraient permettre le dépistage, la reconnaissance, la prise en charge de toutes les maladies cardio-vasculaires, les troubles nerveux, les cancers directement dû aux conditions de travail... 

   Les mentalités sociales conjuguées aux intérêts économiques liés à la production d'alcool ou aux structures industrielles elles-mêmes empêchent l'éclosion et le développement d'une sociologie de l'alcoolisme. Ici et là existent des programmes, mais leur précarité et le peu d'intérêts pour leurs travaux chez les commanditaires eux-mêmes (qui ont souvent cédé à contrecoeur à la pression de l'opinion publique). Des efforts comme ceux du groupe de recherche GIRAME (Conseil québécois de la recherche sociale, 1988), cité par Marie-France MARANDA, sont encore trop claisemés.

 

    Marcel DRUHLE et Serge CLEMENT plaident pour une sociologie de l'alcoolisme et des alcooliques devant les insuffisances des approches actuelles. "Alors que la mobilité sociale, le suicide ou le chômage (...) sont des phénomènes sociaux dont l'étude est devenue classique en sociologie, l'alcoolisme reste encore un objet tr§s largement délaissé et abandonné aux sciences bio-médicales par les spécialistes des sciences de l'homme et de la société. "Chasse gardée"? Il est étonnant qu'en France, qui reste un pays où la mortalité et la morbidité alcooliques sont proportionnellement beaucoup plus importantes que chez ses voisins occidentaux et où la médicalisation des comportements qui leur sont liés a été poussée très loin, il y ait si peu de recherches du côté des sciences sociales en ce domaine. L'admiration va d'abord au dévouement des soignants qui prennent en charge les alcooliques ou à la modernité du sociologue qui travaille "sur" le sida. Un tel constat mérite d'être constitué en objet de recherche pour comprendre l'organisation, le fonctionnement et le développement de la pensée scientifique et de ses institutions." Ces deux auteurs veulent toutefois moins faire oeuvre historienne ou épistémologique qu'utiliser certains aspects du développement de la sociologie afin de montrer ses capacités à construire un mode d'intelligence de l'alcoolisme, même si la compréhension des éléments du contexte d'évitement de ce sentier de la recherche est un détour nécessaire.

   Ils discutent du rendez-vous manqué entre la sociologie et l'alcoolisme, en prenant le problème à sa source même : la naissance de la sociologie, avec notamment les travaux de DURKHEIM sur le suicide. "Autour du suicide; on aurait pu imaginer une entreprise raisonnée de recherches successives sur les grands fléaux de morbidité de l'époque : la tuberculose, la syphilis et l'alcoolisme. A vrai dire, ces grands problèmes de santé publique (...), identifiés par une médecine conforté par le Pasteurisme (...) pouvaient-il relever de la sociologie naissante? Se posait en effet la question de la possibilité d'une définition sociologique de ces "objets bio-médicaux"." Les auteurs relisent Le suicide, et notamment sa seconde partie où s'opère le passage de la mort à la mortalité, du cas individuel à la série statistique. "Puisque le suicide est un acte de l'individu qui n'affecte que l'individu, il semble qu'il doive exclusivement dépendre des facteurs individuels et qu'il ressortisse, par conséquent, à la seule psychologie (...). Mais si, au lieu de n'y voir que des événements particuliers, isolés les uns des autres et que demandent à être examinés chacun à part, on considère l'ensemble des suicides commis dans une société donnée pendant une unité de temps donnée, on constate que le total ainsi obtenu n'est pas une simple somme d'unités indépendantes, un tout de collection mais qu'il constitue un fait nouveau et sui generis, qui a son unité et son individualité, sa nature propre par conséquent, et que, de plus, cette nature est éminemment sociale". Changeons le mot "suicide" par "alcoolisme" suggèrent les deux auteurs, et "nous obtenons une première définition, qu'il reste à établir par année et pas pays : on n'aurait pas de mal à montrer à la fois la relative permanence des taux de mortalité par alcoolisme au cours de différentes périodes historiques et leur variabilité selon les sociétés et leurs découpages régionaux. Cette régularité permet d'élever l'alcoolisme au rang d'institution (dans le sens durkheimien : "toutes les croyances et tous les modèles de conduite instituées par la collectivité") et constituer un objet légitime pour l'analyse sociologique. "L'homme, comme individu, semble agir avec la latitude la plus grande (...) et cependant, comme je l'ai déjà fait observer plusieurs fois, plus le nombre des individus que l'on observe est grand, plus la volonté individuelle s'efface et laisse prédominer des faits généraux qui dépendent des causes en vertu desquelles la société existe et se conserve", faisait remarquer Quêtelet dans une lettre à Villermé de 1832 (Voir BAUDELOT et ESTABLET, Suicide : l'évolution séculaire d'un fait social, Economie et statistique, n°168, juillet-août 1984). 

"Bien sûr, précisent toujours nos deux auteurs, ces taux d'alcoolisme ne manquent pas de poser des problèmes, au même titre que les statistiques des suicides : il resterait à reprendre les remarques critiques d'Halbwachs à ce sujet, d'ailleurs amplifiées ensuite par Douglas (The social Meanings of suicide, Princeton University Press, 1967). Quels sont les critères de détermination des causes de mortalité en général, de l'alcoolisme en particulier?  Cette cause est-elle plus difficile à établir? Comment s'y prennent les praticiens? Au moment de l'enregistrement pour une telle cause, ceux-ci ne sont-ils pas soumis à des pressions de l'entourage pour le camouflage du diagnostic et pour sa transformation? Bref, peut-on établir des variations dans le processus d'enregistrement au point qu'il y aurait sous-estimation du phénomène? Mais P. Besnard a montré que la portée de ces critiques se réduisent beaucoup "sitôt que l'on considère non pas une simple comparaison de la fréquence (des morts par alcoolisme) dans deux ou plusieurs catégories ou groupes sociaux mais des effets d'interaction statistique" (Ani ou anté-durkheimisme? Contribution au débat sur les statistiques officielles du suicide, dans Revue française de sociologie, XVII, 2, 1976). il reste que la construction des statistiques de morbidité et ou de mortalité en ce qui concerne l'alcoolisme et la cirrhose du foie peut être un objet d'enquête à part entière qui apprendrait beaucoup sur cette construction d'un "social" particulier : le mode de reconnaissance formal et légitime de l'alcoolique." 

A supposer que DURKHEIM ai eu le projet de transposer le modèle du suicide à l'alcoolisme, il n'aurait pu le faire pratiquement : les décès pour alcoolisme sont enregistrés en tant que tel bien après sa mort. Comme en plus, pour les durkheimiens, il s'agit d'aller à l'essentiel du fait social, la prise de conscience de son importance et de sa réalité, du coup l'alcoolisme se trouve renvoyé au domaine de la biologie et de la psychologie. Les deux auteurs entendent réellement faire oeuvre de fondation d'une sociologie de l'alcoolisme et ils s'étendent longuement sur des textes clé (pour ne pas dire fondateur des manières de "faire" de la sociologie) de DURKHEIM et de Maurice HALBWACHS qui selon eux le permettent. On ne peut que proposer au lecteur de lire leur texte, même si ici nous tentons de résumer leur argumentation.

   Partant de l'étude du contexte des études de DURKHEIM (Hygiène publique, hygiénisme moral,  conquête d'un espace intellectuel pour la naissance de la sociologie) notamment dans la revue L'année sociologique et dans Le Suicide, et de Maurice HALBWACHS sur le Suicide également  (Les causes du suicide, 1930) et sur l'alcoolisme dans La classe ouvrière et les niveaux de vie, ils élaborent une argumentation - tout un essai quasiment - pour fonder une sociologie de l'alcoolisme. Il s'agit de revisiter les problématiques du normal et du pathologique, ce qui relève de la sociologie et ce qui relève de la biologie et de la psychologie.... Chez DURKHEIM, l'individu suicidé et l'alcoolique font l'objet de deux ordres d'investigation scientifique différents tandis que chez HALBWACHS, l'un comme l'autre peuvent susciter des approches diversifiées. Le premier écarte l'alcoolisme du champ de la sociologie tandis que le second tente la traduction des problèmes de santé et de maladie en termes sociologiques. HALBWACHS situe le coeur de la problèmatique de l'alcoolisme sur la nature du lien social ; insertion, exclusion, rupture du lien social constitue l'enjeu pour l'alcoolique. Il s'insère dans un jeu complexe d'interactions sociales. "HALWACHS se défend de considérer un affaiblissement des règles en général, comme DURKHEIM pouvait en faire l'hypothèse à travers l'idée du suicide anomique. La société moderne continue à être régulée, mais, en quelque sorte, elle complique les choses en présentant plusieurs options là où une seule suffisait autrefois."

Les deux auteurs plaident en faveur d'un programme de recherches pour construire l'objet sociologique du boire, de l'alcoolisation et de l'alcoolisme : Étude du rapport aux normes culturelles du boire, Effets de la différenciation sociale ; relations entre alcoolisme et classes sociales : relations entre alcoolisme, rapports sociaux entre les sexes et entre les générations ; distribution morphologique des alcoolismes ; Modes d'alcoolisation aux alcooliques comme processus interactif ; Processus formels de contrôle social ; Soins de l'alcoolique... Mais il ne s'agit pas de faire juxtaposer des études statistiques, il s'agit de saisir une logique d'ensemble des comportements d'alcoolisation et d'alcoolisme. Il s'agit de réaliser "un ensemble d'hypothèses articulées que seules des recherches empiriques ajustées et cumulatives permettront de vérifier". 

 

Marcel DRUHLE et Serge CLEMENT, Pour une sociologie de l'alcoolisme et des alcooliques, dans Sciences sociales et alcool, sous la direction de D'HOUTAND et TALEGHANI, L'Harmattan,  collection Logiques sociales, 1995. Marie-France MARANDA, Approches de l'alcoolisme. De la morale... à la sociologie du travail, dans Service social, n°1, 1992, www.erudit.org.

 

SOCIUS

 

Relu le 27 mars 2022

 

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9 mars 2016 3 09 /03 /mars /2016 08:23

        Charles FOURIER (1772-1837), philosophe socialiste et économiste français fondateur de l'école sociétaire, auteur d'une oeuvre foisonnante et souvent déroutante pour ses contemporains et rétrospectivement visionnaire sur de nombreux points, est considéré, notamment par les marxistes, comme une figure du "socialisme critico-utopique" (c'est-à-dire bien mieux considéré que le "socialisme utopique" tout court).

Plusieurs communautés utopiques, directement ou indirectement inspirées de ses écrits, sont créées depuis les années 1830. Opposé à ce qu'il considère comme une partie parasite de l'économie, un commerce profiteur, et dans le sillage de tout un mouvement critique envers un capitalisme qu'on pourrait qualifier aujourd'hui de capitalisme rentier comme envers l'ancienne classe dominante, il rédige une oeuvre redécouverte de nos jours, notamment une Théorie de l'unité universelle en 4 volumes (1822-1823).

 

Une théorie de l'unité universelle

    Il préconise une organisation sociale fondée sur de petites unités productives sociales autonomes, les phalanstères. Ceux-ci sont des coopératives de production et de consommation, dont les membres sont solidaires ; ils sont composés d'hommes, de femmes et d'enfants de caractère et de passions opposés et complémentaires. Les revenus y sont répartis entre le travail, le talent et le capital (pour réinvestissement). Il expose cette utopie sociale de manière mature dans son Nouveau monde industriel et sociétaire (1829) et, de 1832 à 1849 (par ses continuateurs après sa mort), dans la revue la Réforme industrielle ou le Phalanstère, devenue la Phalange.

 

Un chantier intellectuel à vie

    Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, rédigé en 1808, ouvre, après son Sur les charlataneries commerciales de l'année précédente, un chantier intellectuel qui ne le quittera plus. Il veut sanctionner l'échec selon lui de la philosophie des Lumières à partir de ses effets tangibles : la terreur, l'état de guerre permanent. Il établit un constat des fléaux majeurs de son temps : "L'indigence, la privation de travail, les succès de la fourberie, les pirateries maritimes, le monopole commercial, l'enlèvement des esclaves". Il ne s'agit pas pour lui de stigmatiser les plaisirs des riches, mais de chercher le moyen de les généraliser : "L'aspect de l'opulence d'autrui est le seul stimulant qui puisse aigrir les savants généralement pauvres et les inciter à la recherche d'un nouvel ordre social capable de procurer aux civilisés le bien-être dont ils sont privés".

Il prend exemple de la militarisation forcée de la nation et la retourne en la séduction d'"armées industrielles" inspirées d'une "politique galante". Il s'empare du rêve napoléonien de domination mondiale pour le convertir en l'imminence d'une "unité universelle" du globe parcouru de "bandes de chevalerie errante" promenant leurs spectacles depuis la Perse et le Japon jusqu'au canton de Saint-Cloud. Nouveau monde, mais surtout nouveau regard sur un monde livré aux "bévues", à "l'étourderie" de "sciences incertaines" qui ont méconnu que la destinée sociale se trouve dans un ordre "qui flatte les passions communes à tous les hommes" et "les séduit par l'appât du gain et des voluptés". (René SCHÉRER)

 

   Le livre est divisé en trois grandes partie dans son édition de 1808. Ces parties sont précédées d'une Introduction et d'un grand Discours préliminaires : Indices et méthodes qui conduisent à la découverte annoncée ; De l'Association agricole et domestique ; De l'Attraction passionnée et de ses rapports avec les sciences fixes ; Égarements de la raison par les sciences incertaines ; Préventions générales des Civilisés.

   Dans la Première partie, on trouVe les grands chapitres Exposition de quelques branches des destinées générale, Notions générales sur les destinées. En plein milieu, on trouve un grand chapitre Phases et Méthodes de l'ordre social : Phases ; Notice ; Couronne boréale ; Première période de subversion ascendante, les sectes confuses ; Désorganisation des séries ; Des cinq périodes organisées en familles incohérentes ; Contrastes réguliers entre les sociétés à sectes progressives ou à familles incohérentes ; Sur l'étude de la nature par l'Attraction passionnée ; L'arbre passionnel et ses rameaux ; Attraction passionnée ; Caractères, Engrenage et Phases des Périodes sociales ; Sur le bonheur et le malheur des Globes pendant les Phases d'incohérence sociale. La première partie se termine sur un Epilogue sur la proximité de la Métamorphose sociale.

   La deuxième partie, intitulée Description de diverses branches des destins privés ou domestiques, est dividée en deux grandes sous-parties.

Première notice sur le ménage progressif de 7ème période :

- Ordre des matières dont traite la première notice ; Ennui des hommes dans les ménages incohérents ; Ménage progressif ou Tribu à neuf groupes ; Méthode d'union des sexes en septième période ; Avilissement des femmes en Civilisation ; Correctifs qui auraient conduit en 6ème période (Majorité amoureuse, puis Corporations amoureuses) ; Vices du système oppressif des Amours.

Deuxième notice sur la splendeur de l'ordre combiné :

- Ordre des matières dont traite la seconde notice ; Lustre des Sciences et des Arts ; Spectacles et Chevalerie errante ; Gastronomie combinée envisagée en sens politique, matériel et passionné (Politique de la Gastronomie combinée, puis Matériel de la Gastronomie combinée) ; Mécanisme passionné de la Gastronomie combinée ; Politique galante pour la levée des Armées.

Épilogue sur le délaissement de la philosophie morale.

      Dans la troisième partie, titrée Confirmation tirée de l'insuffisance des sciences incertaines, sur tous les problèmes que présente le mécanisme civilisé, organisée en 3 démonstrations :

Préambule sur l'étourderie méthodique

Première démonstration : de la franc-maçonnerie et de ses propriétés encore inconnues.

Seconde démonstration du monopole insulaire et de ses propriétés encore inconnue, avec un Intermède : Système des développements de la Civilisation :

- Tableau progressif du mouvement civilisé ; Gradation et dégradation.

Troisième démonstration : de la licence commerciale :

- Introduction ; origine de l'Économie politique et de la controverse mercantile ; Spoliation du corps social par la Banqueroute ; Spoliation du corps social par l'Accaparement ; Spoliation du corps social par l'Agiotage ; Spoliation du corps social par les Déperditions commerciales ; Conclusions sur le commerce ; Décadence de l'Ordre civilisé par les maitrises fixes qui conduisent en 4ème phase.

Épilogue et le chaos social du Globe.

 

     De nombreuses annexes complètent l'édition de 1808 :

- Chapitre omis sur le mouvement organique et sur le contre-mouvement composé ;

- Note A sur les sectes progressives ou séries de groupes industriels (Secte de la culture des poiriers composée de 32 groupes ; Secte de Parade.

- Avis aux Civilisés relativement à la prochaine Métamorphose Sociale.

     Cette même édition de 1808 est suivie du Nouveau monde amoureux, divisée lui-même en plusieurs parties :

- Le Nouveau Monde amoureux : Définition des 5 ordres d'amour ; Indice d'impéritie générale sur les questions du sentiment ; Problème de l'équilibre d'amour sentimental par l'emploi des 2 extrêmes ; Indices de penchants nombreux à l'angélisme.

- De la sainteté majeure à mineure et de l'héroïsme d'harmonie : De la sainteté mineure ; Épreuves de sainteté amoureuse ou mineure ; Des deux héroïsmes en emplois d'harmonie ou du lustre des sciences et des arts ; Des deux héroïsmes en emplois de civilisation ou excellence dans les arts et sainteté mixte ; Discours sur les grands caractères polygames ; Reconnaissance des gammes sympathiques ; Abordage et unions de transition ; Des orgies en mariage de gamme sympathique et des indulgences y annexées ; Séance de rédemption.

- Des sympathies puissancielles ou amours polygames et omnigames cumulatif et consécutif et ambigu : La queue de Robespierre ou les gens à principes qui ouvre un chapitre Des sympathies sentimentales : De la noblesse et roture en amour,

suivi d'un autre chapitre De l'harmonie familiale par les infidélités consécutives d'amour : Amours d'inconstances composées ; Condition d'éligibilité à la noblesse amoureuse ; Anti-face d'amour polygame ;

suivi d'un dernier chapitre De l'alternative en amour : Distribution des amours en session combinée et session incohérente ; De l'amour pivotal ou germe de polygamie composée ; Gammes de polygamie harmonique dans les parties carrées, sixtines, etc. ou unitaires.

- Des amours en orchestres ou quadrilles polygynes : Complément sur les quadrilles ; Description d'un quadrille omnigyme,

avec un grande chapitre Des amours omnigames : Coup d'oeil sur l'omnigamie ou orgie amoureuse ; De l'orgie de musée ; Arrivée de la croisade faquirique des pieux savetiers d'Orient ; Arrivée de la Croise. Son entrée au camp ; Des série omnigames par les manies amoureuses ; Des horoscopes méthodiques ou du calcul des échos de manies ; Des échos de mouvement ou du calcul des horoscopes méthodiques.

    

     D'autres annexes figurent dans l'édition de 1841.

   Il faut parcourir les énoncés des chapitres du livre pour prendre la mesure de l'étourdissement qui peut saisir un lecteur de son époque - et même de la nôtre!  Dans son livre, au titre qui frise l'écrit à disposition uniquement des initiés de secte, Charles FOURIER entend aborder, avec une logique empruntée de façon apparente aux sciences physiques et une méthodologie qui se veut rigoureuse, TOUS les domaines de la vie sociale, de l'économie globale aux relations domestiques, c'est-à-dire qui intéressent la vie sexuelle du couple homme-femme et... autres. Ce mode bizarre de présentation (qui peut avoir un bon résultat dissuasif de lecture) veut signifier aussi que c'est un nouveau système qui veut se mettre en place, alternative globale à la vie "civilisée" actuelle. Et que ce système, compte tenu des tares générales du système existants, est seul en mesure de faire accéder à l'Harmonie Universelle. C'est ce système que Charles FOURIER tente d'appliquer strictement, en échouant d'ailleurs, dans des communautés agricoles créées à son initiative où sont répartis, de façon harmonieuse selon lui, les hommes et les femmes qui y travaillent, selon leurs capacités. Charles FOURIER ne s'intéresse pas par contre à l'État et au pouvoir politique, il peut même arriver qu'il tente de créer des communautés avec l'aide des pouvoirs publics, comme d'ailleurs de riches mécènes. C'est par la base productive que toute la société peut changer ; il ne croit pas aux prises de pouvoir politique. 

      Charles FOURIER veut mettre en synergie l'énergie productive et l'énergie sexuelle des participants, prenant acte à la fois de l'échec selon lui de la morale (qui bride les passions et entraine toutes sortes de violences) du ménage (la vie en couple monogame "pour la vie") et de la civilisation  (le travail compris comme peine et douleur) actuels. Dans l'histoire des idées politiques, cette oeuvre intervient comme un trouble-fête. Elle y introduit un ton inconnu, irrévérencieux. Elle met en demeure la philosophie, la politique, la toute récente économie politique, de remédier aux maux qu'elles n'ont jamais pu empêcher et de conduire au bonheur. 

     Il est, dès 1803, à Lyon, en pleine possession d'une théorie qu'il ne fera que perfectionner dans le détail. C'est ce que constate, entre autres René SCHÉRER. "En 1808, pour "répondre au désir de certaines personnes", "sonder l'opinion et prévenir le plagiat", il donne un aperçu de ses idées, sous la forme d'un "prospectus et annonce de la découverte". Ce qui rend compte de la composition du livre, conçu comme un choix d'échantillons dont les trois parties s'adressent respectivement à trois catégories de lecteurs : aux "curieux" la première partie théorique, sur les "phases du mouvement" et "l'attraction passionnée" ; aux "voluptueux" la seconde qui traite du système des amours et de la gastronomie ; aux "critiques", la troisième sur "l'esprit mercantile".

Ce mode bizarre de présentation compose ce que Roland BARTHES (Sade, Fourier, Loyola, Seuil, 1971) a qualifié de "méta-livre", un livre qui parle du Livre (jamais publié sous forme d'un système suivi ; le Traité de l'association domestique agricole de 1822 adoptera un découpage analogue). Procédé inhérent au caractère même du projet : le "domestique" sociétaire, étudié dans l'optique d'une Harmonie universelle, implique, à la fois, "la minutie dans le détail" (Barthes) et la mise en perspective de toute la société, de l'Univers, donc de multiples entrées. Loin d'être incomplet toutefois, l'ouvrage de 1808 est l'exposé le plus accessible et le plus véridique des intentions de l'auteur qui n'a jamais pensé un système clos, ni l'unique fondation d'un lieu : "le Phalanstère", mais dont la vision est universelle et cosmique, comme elle est indissociablement industrielle et voluptueuse."

  Par civilisation, Charles FOURIER désigne l'état actuel de la société, une des "phases" de l'évolution sociale (la cinquième) "incohérente", à laquelle, une fois les lois du mouvement découvertes, succéderont les phases du bonheur. Il l'analyse en des termes inconnus jusqu'alors (Th. ZELDIN, Histoire des passions françaises, tome II), à partir des modes de production et d'échange et des relations matrimoniales : la licence commerciale ou libre concurrence, et le mariage exclusif accompagné de la liberté civile (mais non amoureuse) de la femme. Cette optique est déterminante pour la compréhension des deux grands problèmes de la destinée humaine : la production des richesses, qu'entrave la "spoliation du corps social" par le commerce et la jouissance des plaisirs constamment limités par le mariage exclusif et les "ménages incohérents" qui ne proposent aux hommes que des "ennuis", aux femmes et aux enfants que la servitude". 

Considérant que l'Univers est une unité en mouvement, il le déchiffre (c'est la découverte) comme un ensemble d'hiéroglyphes dont il identifie à la fois les termes et le langage. C'est ce qui donne à une grande partie de son texte un caractère énigmatique, mise souvent sur le compte d'un délire imaginatif. Par là, il semble se rattacher à un ensemble de "sciences" aujourd'hui périmées (numérologie, illuminisme, analogies en l'univers physique et l'univers humain) qui tentaient à travers es nombres de comprendre l'organisation de l'univers, de la société, de l'homme... 

 

Un succès très limité, puis tardif

      Théorie des quatre mouvements... n'a eu dans l'immédiat aucun écho, écrit encore René SCHÉRER. "C'est rétrospectivement que nous pouvons en apprécier l'importance historique, à partir de la fondation de l'"Ecole sociétaire", des disciples, dont le premier a été Just Muiron, en 1814, et le plus connu Victor Considérant. L'évolution de cette école (est décrite par Henri DESROCHES, La société festive, du fouriérisme écrit aux fouriérismes appliqués, Seuil, 1975). Par rapport à la Théorie des trois mouvements..., son action a été essentiellement censurante, comme l'exprime sans ambages "Préface des éditeurs" de la seconde édition de 1841 : atténuer, effacer, tout ce qui paraitrait être une théorie libératoire de l'amour, présenter un Fourier "moral". Mais les précautions mêmes utilisées par les éditeurs laissent transparaitre qu'incontestablement, aux yeux des contemporains lecteurs du livre, le sens que Fourier voulait imprimer à l'ordre sociétaire, comme la place qu'il occupait parmi les tenants de l'association et ceux qu'après 1830 on appellera "socialistes", étaient marqués justement par sa théorie des amours.

En dehors des problèmes et des impasses du "fouriérisme appliqué", il faudra attendre le XXe siècle pour qu'une attention au texte fasse sortir Fourier du Phalanstère, pour dégager les implications universelles de l'oeuvre : André Breton, dans l'optique poétique de la révolution surréaliste (Ode à Charles Fourier), Walter Benjamin, dans celle de la "fantasmagorie du XIXe siècle (Paris capitale du XIXe siècle). Depuis les années 60, on a assisté à un renouveau des études fouriériste (encore actuellement avec la réédition de son oeuvre), à partir, en particulier, d'une meilleure connaissance de l'ensemble des écrits, et de leur nouvelle organisation autour du Nouveau mond amoureux, manuscrit mis à l'écart par l'École et révélé par l'édition qu'en a donnée S Debout (1967). Cet éclairage fait ressortir l'audace de la Théorie des trois mouvements... dans les aperçus qu'elle donne sur ce "nouveau monde", déjà, en 1808, pleinement conçu, sinon totalement élaboré."

 Armelle LE BRAS-CHOPARD montre l'insertion de l'oeuvre de charles FOURIER dans le mouvement des premiers socialismes. "Fils de commerçant, devenu lui-même un "sergent de boutique" pour subvenir à ses besoins, (il) a juré au commerce une "haine éternelle", ce qui le fera placer au premier plan des causes de "l'anarchie industrielle", les désordres de la distribution, négligeant l'analyse des mécanismes de la production. Pour lui, l'"attraction passionnelle" régissant le monde social, la transformation de la société ne dépend pas seulement de la réorganisation industrielle mais de "l'étude fondamentale des ressorts de notre âme" qui permet aux hommes de découvrir (c'est LA découverte) leur "destinée sociétaire"?. Fourier distingue alors 12 passions fondamentales : 5 sensitives, 3 distributives, 4 affectives, qui, lorsqu'elles sont réprimées, "engorgées"", deviennent malfaisantes. C'est le cas dans cette phase actuelle de l'histoire de l'humanité : la civilisation, état social misérable que nous allons bientôt quitter pour la période intermédiaire du "garantisme" avant de parvenir en "Harmonie" où jouera enfin le libre essor des passions, associant en une infinité de combinaisons les 810 caractères des 1620 sociétaires de la "phalange" habitant un "phalanstère". L'association principalement agricole dans laquelle le travail devient attrayant a pour but la multiplication des passions aussi bien gastronomiques ("gastrosophiques") que sexuelles ("moeurs phanérogames") y compris les "manies" ou perversions, et la possibilité de les satisfaire. Mais si tout distinction entre les races et entre les sexes est abolie, le système n'est pas pour autant égalitaire : la répartition des profits se fait selon trois parts inégales et proportionnelles au capital, au travail et au talent. Cependant, comme l'indigence, source des désordres sociaux, aura disparu, en particulier grâce au "quadruple produit" (obtenu lui-même par la limitation des naissances, le dégivrage de la calotte glacière...), tous jouiront d'un minimum décent, même si la fortune des grands s'accroît.

Dégoûté de la Révolution, il s'accommode du gouvernement établi et compte même sur lui pour l'instauration de son phalanstère qui, par contagion, doit transformer tout le système existant. En vain, il attendit cette aide de l'État ou du généreux mécène mais commença à faire école à la fin de sa vie et ce sont ses disciplis qui répandirent après 1830 une pensée assez méconnue de son vivant."

Par les journaux et ses propres écrits, Victor CONSIDÉRANT fut le principal propagateur de la doctrine de FOURIER. "Il attire de nombreuses recrues, parfois arrachées au saint-simonisme (...) et tente d'expérimenter sans succès des phalanstères à Condé-sur-Vesgre (1832) et au Texas après 1850. En fait, il a beaucoup élagué la doctrine de Fourier, écartant les manuscrits qu'il jugeait trop libidinaux comme Le Nouveau monde amoureux, inédit jusqu'en 1969 (après la première édition de 1808), et l'a orientée de plus en de plus vers un républicanisme socialisant", donnant bien plus d'importance au volet économique qu'au volet domestique. 

   Olivier CHAÏBI retrace l'activité des continuateurs de Charles FOURIER immédiatement après 1830. "Si Fourier et son phalanstère sont souvent associés à une cosmogonie excentrique et à un communautarisme utopique tourné vers le plaisir et la satisfaction des passions, le journal Le Phalanstère est en revanche une entreprise éditoriale des plus austères et des plus pragmatiques. Ce périodique, présenté comme le "Journal de l'École sociétaire" et publié de juin 1832 à février 1834, est à l'origine un prospectus voué à la fondation d'une société agricole et manufacturière selon le procédé développé par Charles Fourier dans ses ouvrages antérieurs. Sans le développement dans ses colonnes des théories sociales fouriéristes, Le Phalanstère aurait pu s'apparenter aux feuilles commerciales de l'époque destinées à attirer des entrepreneurs, des actionnaires et des travailleurs en vue d'un projet de société commerciale ou industrielle. Mais, en dépit de son tirage et de son lectorat limités, l'originalité de son projet et surtout de ses vues en fait un organe de diffusion majeure des théories sociales sur l'association et l'amélioration des conditions de vie des travailleurs. Ses idées et ses théoriciens jouent un rôle notable dans l'élaboration d'un socialisme politique et, surtout, influencent de nombreuses organisations industrielles soucieuses d'apporter des progrès sociaux à l'échelle locale." "Autour de Considérant, les principaux rédacteurs du Phalanstère sont Baudet-Dulary, Allyre Bureau, Charles Fourier, Jules Lechevalier, Nicolas Lemoyne, Just Muiron, Amédée Paget, Constantin Pecqueur, Charles Pellarin, Alphonse Tamisier, Abel Transon ou encore Clarisse Vigoureux. L'abonnement se fait d'abord au bureau du journal (...) ou chez le libraire Paulin, dans un quartier de la Bourse, lieu bien connu de Fourier qui ne désespère pas d'attirer des capitaux pour sa vaste entreprise d'association libre entre travailleurs et propriétaires. Le réseau de diffusion s'élargit ensuite et le succès relatif de l'entreprise de propagation fouériste est mesurable à la création d'une librairie spécifique : la Librairie sociétaire, rue de Seine. Si Le phalanstère prétend se tenir à distance de la politique quotidienne pour des raisons morales en affirmant sa préférence pour les affaires sociales, ce choix permet également d'éviter la très lourde caution à verser pour traiter (légalement) de politique." "La question du travail est au coeur des préoccupations des rédacteurs. Les fouéristes souhaitent le rendre attractif, quand il est source de contrainte pour leurs contemporains. Ils opposent leur "industrie sociétaire" à l'"industrie morcelée", qui tend à spécialiser des tâches de plus en plus pénibles. Ils prônent la réunion des ménages et des travailleurs en vue de réduire le temps de travail et de varier les tâches. De nombreux articles dénoncent la pénibilité des travaux et la difficulté des conditions de vie, en des termes souvent d'inspiration chrétienne. Hyppolite Renaud essaie de montrer comment une organisation du travail reposant sur l'association libre et volontaire peut rendre le travail plus attrayant. Cet aspect est déterminant chez les réformateurs sociaux de l'époque sensibilisés par les théories associatives d'Owen, de Saint-Simon ou de Pierre Leroux. Ainsi Lemoyne se demande t-il : "Comment et jusqu'à quel point peut-on rendre le travail attrayant?" avant de proposer une "énumération des circonstances" qui rendent cela possible.". Le Journal tente de s'insérer dans un débat national, mais le prestigieux National par exemple, qualifié "d'ignorance sociale", où grouillent selon ses rédacteurs les Républicains qui n'aspirent qu'à un idéal démocratique sur le plan politique, sans prise en compte des vrais besoins populaires, les dédaigne. L'échec de l'expérience du Condé en 1833, l'écartèlement de la rédaction entre ceux qui privilégient le journal et ceux qui pensent exclusivement aux expériences communautaires,  la volonté de distanciation par rapport au maître, précipitent le journal entre les mains exclusives de Fourier, puis vers sa cessation d'activité. Les rescapés de l'aventure font pénétrer leurs idées ailleurs : à l'Europe littéraire (Le chevalier), la Revue des Deux monde (Transon, Baudet-Dulary, Victor Hugo)....

 

Charles FOURIER, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, suivi de Nouveau monde amoureux, 1808, réédité par les Éditions Anthropos en 1966. Édition électronique de 2007 (disponible librement), réalisée par Mme Marcelle BERGERON, dans le cadre de la collection "Les classiques en sciences sociales", dirigée par Jean-Marie TREMBLAY. Cette édition est réalisée à partir du texte de Charles FOURIER, paru dans la collection L'écart absolu dirigée par Michel GIROUD, Les Presse du réel, 1998, 686 pages. 

Olivier CHAÏBI, Le réalisme d'un imaginaire social passionné. La Réforme industrielle ou Le Phalanstère, dans Quand les socialistes inventaient l'avenir, La Découverte, 2015. Armelle Le BRAS-CHOPARD, Les premiers socialistes, dans Nouvelles histoires des Idées politique, Hachette, 1987. René SCHÉRER, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1989.

 

 

 

   Relu le 29 mars 2022

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3 mars 2016 4 03 /03 /mars /2016 09:54

   Considéré dans la nosographie psychiatrique comme une addiction, l'alcoolisme se retrouve, comme phénomène social majeur, dans de nombreux conflits :

- conflit interne à ramifications complexes dont la psychiatrie, la psychologie, la psychanalyse se sont emparés depuis longtemps, à causes et conséquences qui font souvent l'objet de débats entre spécialistes ;

- conflit social car l'alcoolisme est directement relié à des conditions socio-économiques souvent identifiées et provoque des conflits à ramifications complexes elles-aussi, entre intérêts économiques importants et politiques de santé publique et/ou prescriptions religieuses négatives. Dans toutes les civilisations, à des degrés divers, on retrouve l'alcoolisme. A telle enseigne qu'on peut s'interroger sur la "popularité" et les fonctions sociales de l'alcool.

Les différents alcools peuvent utilisé (plus ou moins consciemment...) comme moyen de prévention des troubles sociaux causés par certaines conditions de vie, pour maintenir des structures sociales particulièrement injustes (gros écarts de richesses, conditions serviles ou système esclavagiste, travaux pénibles et/ou dangereux), ou même pour entretenir le moral des troupes dans des combats (ou des temps d'attente) particulièrement éprouvants.

Dans beaucoup d'armées, dans l'histoire, notamment dans l'Antiquité, il existait une véritable organisation du trafic d'alcool pour les combattants. Sans doute d'ailleurs, avant que la morale judéo-chrétienne ne domine l'Occident, les élites manipulaient-elles plus ouvertement le rôle de l'alcool sur les populations civiles et militaires...  A noter d'ailleurs que le couplage alcool-prostitution constitue une pièce maitresse (et inavouée) du maintien du moral dans les armées. Lorsqu'il s'agit d'un moyen instrumentalisé à des fins précises, l'alcool doit être manié avec précaution : suffisamment pour anesthésier les indisciplines ou les envies de révoltes, pas trop pour ne pas conduire la population ou la troupe à l'ennivrement qui les rendraient inutiles... et dangereuses...

Les différents trafics, même lorsqu'ils sont officiellement réprimés, sont plus ou moins bien contrôlés par les puissances dominantes. Des politiques de surveillance sont mises en oeuvre pour prévenir les excès tout en laissant une large latitude aux trafiquants et aux commerçants. Ce n'est que récemment que des impératifs de santé publique dominent l'activité des puissances publiques à propos des alcools. 

- conflit social/politique encore entre acteurs de politiques de répression de l'alcoolisme et réseaux illégaux de fabrication-production-distribution. De même que les stupéfiants, l'alcool est parfois un enjeu politique (de maintien de l'ordre ou de salubrité publique) et même stratégique (comme moyen de paiement d'armes par exemple). Il peut être aussi au coeur des influences politiciennes au sein des différentes instances politiques. 

 

    Devant l'alcoolisme, existent plusieurs approches dont beaucoup sont guidées par un esprit de contrôle du phénomène, où les études psychothérapeutiques individuelles ou de groupe abondent, où la plupart des études de grande ampleur relèvent plus de statistique de santé que de la sociologie.

   La définition de l'alcoolisme est énoncée surtout sous l'angle physiologique ou physio-psychologique. "Le mot alcoolisme, écrivent Henri PÉQUINOT et Jean TRÉMOLIÈRES, désigne tout à la fois les manifestations individuelles de l'intoxication par l'alcool éthylique et les problèmes sociaux que posent à la collectivité - qui doit les gérere - les phénomènes psychologiques, pathologiques et accidentologiques résultant de cette intoxication. Cette ambigüité n'est pas sans avoir une large incidence sur la charge sociale que représentent les maladies somatiques et psychiques liées à la dépendance envers l'alcool et sur leurs conséquences en matière de santé publique, d'accidents de la circulation, d'accidents du travail, de délinquance et de criminalité. Cet immense gaspillage social ne peut être compensé par les taxes sur la consommation des boissons alcoolisées.

A quoi tient ce décalage? Au fait que l'alcool, composant de boissons très anciennement connues et attestées par l'histoire, peut passer pour un aliment mais qu'il est aussi l'un des psychotropes les plus banalisés. Puisque presque tous les peuples absorbent, en plus de leur alimentation, quelques substances à effet psychotrope, on comprend pourquoi l'alcool est largement consommé à travers le monde. A en juger par les strictes définitions des pharmacologues, il serait l'une des moins dangereuses de ces substances.

En réalité, le caractère alimentaire des boissons alcoolisées n'est vérifié qu'au dessous d'un taux de consommation très faible, au-delà duquel s'ouvre le domaine de l'intoxication. Si la physiologie peut distinguer les effets psychotropes (désinhibant, euphorisant, dépresseur) des apports nutritifs d'une boisson, la personne qui absorbe un tel produit ne peut faire cette distinction. Cette discordance entre le jugement du physiologiste et la perception du consommateur doit être rappelée avant toute étude de la biologie de l'alcool dans l'organisme, et prise en compte dans toute approche du risque alcool pour la société". 

On est loin de considérations sur les causes de l'absorption de ces boissons, sur les processus sociaux qui donnent au vin par exemple un statut bien spécial, sur les utilisations différenciées de l'alcool dans la société ou dans les institutions.

Beaucoup d'études focalisent l'attention sur l'alcoolisme de certaines catégories de la population (de manière assez inconstante d'ailleurs), suivant les âges, les sexes, les catégories sociales (au XIXe siècle notamment sur les classes laborieuses et dangereuses...dans des préoccupations hygiénistes bien orientées)... les jeunes les automobilistes, les travailleurs en milieu dangereux... C'est ce que déplorent par exemple Alain RIGAUD et Michel CRAPLET : "(...) il est regrettable que les actions de prévention ne s'inscrivent pas suffisamment dans la continuité. Des efforts sont faits à l'occasion de quelques campagnes médiatiques (boire ou conduite, il faut choisir, par exemple...) mais elles restent trop peu relayées auprès du public. Le travail de terrain est effectué en particulier par des associations qui sont actuellement précarisées dans le développement de leurs projets parce qu'elles ne bénéficient pas de l'assurance de la continuité de leurs financements. Pourtant ces structures associatives sont bien utiles pour mener à bien ce travail de prévention peu populaire et peu gratifiant.

     Aujourd'hui, l'interrelation des thématiques et la multiplicité des intervenants pose encore d'autres problèmes.

Il est entendu que l'alcool est une substance psychoactive parmi d'autres. Depuis longtemps les intervenants la présentent ainsi, néanmoins un traitement particulier doit encore être réservé à ce produit, tant il soulève de passions collectives. 

Dans une démocratie, chacun peut intervenir comme il l'entend dans le champ de la prévention. Les producteurs d'alcool entendent ainsi prendre des initiatives dans ce champ, depuis l'éducation au goût et à la dégustation en milieu scolaire (...) jusqu'à la prévention ciblée sur certains groupes à risque. Pour autant, leur action dans la prévention soulève un certain nombre de problèmes scientifiques et éthiques, de l'ordre du conflit d'intérêt. Peut-on faire confiance au producteur d'un produit dont l'excès d'utilisation est dangereux pour en limiter la consommation et donc en réduire la vente et ses profits? (nous dirions, c'est comme si l'on confiait la prévention contre les armes à feu aux États-Unis à la National Rifle Association ou la prévention dans le monde contre les stupéfiants aux dealers...). Nos collègues étrangers, qui connaissent ces intrusions depuis longtemps (une manière pensons-nous d'en neutraliser les effets...), ont bien repéré que les producteurs mettent souvent en place des programmes de prévention dont l'inefficacité a été démontrée (...) tout en s'opposant aux actions efficaces de contrôle de l'offre d'alcool (comme la limitation de la vente, la taxation ou le contrôle de la publicité).

La France bénéficie en alcOologie d'une réflexion théorique ancienne (depuis les travaux pionniers de Pierre Fouquet, Raymond-Michel Haas et Jacques Godard) et d'une expérience clinique intéressante sans a-priori idéologique (et souvent, dirions-nous sans intentions sociales marquées...), mais la prévention du risque alcool y est encore à l'état embryonnaire.

Est-il possible de promouvoir une véritable politique de prévention de ce risque dans un pays où l'État fait autant de recettes fiscales avec l'alcool sans avoir la volonté politique ou la possibilité technique d'en affecter une partie pour le financement à long terme de programmes de soins et de prévention? (Cette problématique n'est pas propre à la France, pensons-nous).

Les associations de terrain peuvent-elles travailler dans un pays où les lobbies sont si actifs (...)?

Le chantier est immense. il nécessite en particulier des mesures politiques avec la mise en oeuvre d'un plan national stratégique "alcool" spécifique, et non pas saupoudré dans d'autres plans (cancer, nutrition...), et des modifications législatives, comme la modernisation et la simplification de nombreux articles du Code de la santé publique. Ces évolutions ne pourront pas se faire sans la prise de conscience et la mobilisation de l'opinion publique ni sans une volonté politique déterminée."

 

  Encore récemment, il est nécessaire pour une analyse précise du (des) rôles de l'alcoolisme, de plaider, comme le fait Marcel DRUHLE, du Centre de Recherches Sociologiques et Serge CLÉMENT, du Centre Interdisciplinaire d'Etudes urbaines, de l'Université de Toulouse-le-Mirail, pour une sociologie de l'alcoolisme et des alcooliques. De même, au niveau anthropologique, le "boire" constitue encore un champ d'études à défricher, comme en discute Lionel OBADIA. Il distingue les études sur l'alcoologie sur les aspects biologiques et psychologiques du boire, vaste domaine notamment aux États-Unis des études véritablement socio-anthropologiques encore à mener.

Les différentes études sont sorties très progressivement d'approches morales connotant négativement cette "mauvaise habitude", pour aboutir à sa prise en compte notamment dans le cadre de la sociologie du travail. Par ailleurs, les études  sur l'histoire de l'alcoolisme entre le XIXe et le XXIe siècle, indique pour la France une relation (à confirmer toutefois) entre le taux de chomage et le taux d'alcoolisme dans certaines classes sociales.

Peu d'études sur l'alcoolisme dans les armées dépassent les aspects négatifs sur la disccipline des soldats. Pourtant, comme le note François COCHET, le système de représentations de l'appareil militaire à l'égard des consommations d'alcool oscille entre un regard de connivence tacite par rapport à l'ivrognerie et une perception qui tend à leur attribuer tous les comportements déviants, par rapport à la discipline. Charles RIDEL, entre autres, s'intéresse aux aspects sanitaires qui entourent l'usage de l'alcool dans l'armée, notamment entre 1914 et 1918. Il faudrait pour avoir une vue d'ensemble glaner toutes les allusions sur le rôle de l'alcool dans les grands textes des stratèges et des stratégistes, puis opérer des études sur les différents systèmes d'approvisionnement en nourriture, vêtement, alcool et prostitution des armées, qu'elles soient en campagne ou en cantonnement. 

 

Marie CHOQUET, Michel CRAPLET, Henri PÉQUIGNOT, Alain RIGAUD, Jean TRÉMOLIÈRES, Alcoolisme, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

SOCIUS

Relu le 2 avril 2022

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16 février 2016 2 16 /02 /février /2016 13:05

     L'addiction est souvent analysée qu'en tant que phénomène polymorphe centré sur le fonctionnement physiologique de l'individu, avec toutes les réflexions sur les thérapeutiques  que (individuelles et collectives) que cela comporte. Plus rarement comme faisant partie d'un ensemble social qui à la fois la favorise et la combat, de la part d'acteurs aux vues (et aux intérêts) opposées en ce qui la concerner.

Le conflit intra-psychique au coeur de l'addiction est bien plus étudié que les conflits sociaux dont lesquelles elle s'inscrit. On pourra préférer une vision restreinte de l'addiction à des phénomènes physiologiques et psychologiques de dépendance à des drogues dures ou douces, légales ou illégales (alcoolisme, toxicomanie...) ou une vision élargie à des problématiques sociopsychanalytiques causées par certaines habitudes positivées par la société et relativement (ou absolument) négatives pour l'organisme (tabagisme, audio-visuel, jeu, argent, automobile...).

 

Des approches neurologiques

    Très précisément, ce sont les approches neurologiques qui occupent la majeure partie du champ disciplinaire et la majeure partie des réflexions des spécialistes et des thérapeutiques, avec une tendance toutefois (relativement faible ou forte suivant les pays et les... fonds engagés...) à l'élargissement à des phénomènes de société et des considérations psycho-sociales.

Ainsi Bernard Pierre ROQUES et Eduardo VERA OCAMPO décrivent l'ensemble des thématiques examinées de la manière suivante : "Le cerveau humain est uniformément recouvert d'une couche de substance grise contenant les corps cellulaires des neurones qui assurent des fonctions conscientes. Au-dedans de ces structures dites corticales, on trouve, au sein de la substance blanche interne du cerveau, ds structures grises profondes qui régissent notre vie inconsciente. Elles interviennent pour coordonner nos moyens d'action face aux situations évaluées comme critiques par le cortex cérébral. 

Dans cette partie du cerveau, que l'on appelle "cerveau basal" en raison de sa position anatomique, se trouvent des neurones qui produisent des substances chimiques stimulatrices ou inhibitrices agissant sur des systèmes neuronaux qu'elles contrôlent. Il en résulte des effets régulateurs donnant lieu à des équilibres éphémères sans cesse remis en cause pour ajuster l'acitivté vitale aux besoins de l'organisme.

La fragilité de tels équilibres est révélée par leur sensibilité aux drogues. Ces dernières ont un effet nocif sur les états chimiques du cerveau basal car elles interfèrent avec ce que les biologistes appelles le système hédonique, dont les lignes générales sont maintenant identifiées. Il en résulte une déconnexion du plaisir et des besoins qui génère peu à peu chez les consommateurs réguliers de drogues le manque et la dépendance. On appelle addiction cette situation pathologique que l'on qualifiait autrefois de toxicomanie. 

En juin 1998, le gouvernement français a décidé d'étendre les tâches de la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) jusque-là réservées aux drogues "illicites", à la prise en compte des effets, à tous les niveaux, de la consommation de psychotropes licites (tabac, alcool). Cela s'est traduit par le lancement d'un plan triennal qui a permis de promouvoir des études cliniques, sociologiques, épidémiologiques et neurobiologiques sur le problème de l'abus de substances psychoactives. L'addictologie (étude et traitement des addictions) est devenue désormais une discipline bien établie. Ainsi, la Revue alcoologie a modifié son intitulé, devenant la Revue alcoologie et addictologie. Il existe désormais un diplôme d'addictologie, un Collège national des enseignants universitaires d'addictologie (CNEUNA), des cliniques, des centres à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, des colloques, des revues... On peut espérer que cet effort sera poursuivi en dépit de la pression des lobbys, alcoolier en particulier."

 

Des définitions variées

 La définition de l'addiction varie en fonction des facteurs considérés comme l'indique Mathilde SAÏET, psychologue clinicienne, maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie à l'université catholique de l'Ouest. Elle constate d'abord le florilège d'addiction : dépendances classiques à des substances, drogues, tabac, alcool, psychotropes ; conduites entrainant des dépendances, sous la présence de toxiques, boulimie, anorexie, jeux d'argent et vidéo (cyberdépendance), fièvre des achats, sexualité, travail, sport, relation amoureuse. Ou encore scarifications (automutilations), actes criminels en série, suicide, certaines formes de cleptomanie, ou de trichotillomanie (arrachage compulsif des cheveux)... Ce qui oblige à un effort de classification et de caractérisation à l'intérieur des addictions aux substances comme des addictions comportementales.

"Sans minimiser, écrit-elle, leurs spécificités, la similitude entre les différentes conduites saute aux yeux : même passion dévorante, qu'elle s'exprime pour une substance ou pour une activité, même contrainte de la répétition, même effet de tolérance, avec la nécessité d'augmenter les doses, même exclusivité qui entraînera des difficultés financières et/ou familiales, ainsi que des sensations de manque en cas d'abstinence... Similitude qui a justifié la désignation d'une entité psychopathologique, en tout cas le regroupement sous un terme fédérateur. Sur ce dernier point, des courants psychopathologiques, aussi divergents que le comportementalisme, la systémique et la psychanalyse (à l'exception, toutefois, du mouvement issu de la pensée lacanienne) se rejoignent : ainsi, la réunification autour du concept d'addiction, consensuelle, réussit le tour de force de faire rencontrer l'approche psychanalytique francophone et l'approche psychiatrique nord-américaine qui soutiennent d'une même voix l'élargissement de la notion d'addiction au-delà des seules toxicomanies. Ce regroupement des différentes dépendances était d'ailleurs déjà à l'oeuvre dans la langue qui avait regroupé différents comportement à tonalité addictive autour de dénominateurs communs, qu'il s'agisse des suffixes "-isme" ou "-manies" en français, ou "-sucht" dans la langue allemande - appétence, passion ou recherche (...). 

Les approches psychiatriques, dans un intérêt taxinomique, soutiennent ainsi l'utilisation actuelle du concept d'addiction, pour proposer, à partir de la méthode sémiologique descriptive, un nouveau regroupement transnosographique. D'autres approches, comme la psychanalyse, défendent l'intérêt d'un regroupement, davantage parce qu'une valeur psychopathologique commune permet de relativiser la place des produits au sein des dépendances. Avec ce terme "addiction", généralisé aux "toxicomanies sans drogues"", la conduite de dépendance, reléguée au second plan. Selon le modèle biologique, la dépendance psychique est en effet conçue comme le simple reflet d'une dépendance biologique, produite par les propriétés d'une substance. Pourtant, dans la boulimie par exemple, il est parfaitement exclu que les propriétés chimiques des aliments soient en cause. En élargissant la réflexion au-delà de la dépendance au toxique et de ses propriétés, il s'agit donc de mettre davantage l'accent sur la fonction de la conduite, de s'interroger sur l'économie psychique en jeu et d'en souligner les mécanismes communs. car le toxique ne fait pas le toxicomane : tous les sujets exposés à la drogue n'y succombent pas. (...). A l'extrême, on pourrait imaginer que tous les usages de drogues ne relèvent pas de l'addiction, le terme addiction étant réservé aux comportement dans lesquels apparait un type de fonctionnement psychique particulier.

Avec ce nouveau regroupement nosographique, l'éventail des addictions - dépendance à une substance, à certaines conduites (...), jusqu'à une forme de relation à l'autre - ne cesse de s'élargir, au prix d'ailleurs de quelques chevauchements, quand, par exemple, on veut l'étendre au trouble obsessionnel compulsif. Le risque, bien entendu, est celui d'une dilution du concept, que le champ addictif vienne se constituer en un nouveau leurre ou fourre-tout nosographique, comme parfois celui des états limites. L'acception, parfois trop large pour qu'elle puisse garder sa pertinences, peut en effet centraliser tout et n'importe quoi (le chocolat?), devenir une catégorie où seraient classées touts les "mauvaises habitudes"... Et qu'on aboutisse ainsi, paradoxalement, aussi bien à un appauvrissement du concept qu'à une pathologisation de toute l'activité relationnelle, avec tous les accents moralisateurs que cela peut impliquer. Certains auteurs ne voient pas d'inconvénients à conserver le prédicat, à la condition de le conserver dans les limites de ses potentialités, c'est-à-dire uniquement descriptives (Pierre-Laurent Assoun). Ainsi, parmi les dépendances, il y a deux façons possibles d'employer le terme, formant deux catégories : un noyau dur, comportant les addictions stricto sensu comme la dépendance aux substances, la boulimie, le jeu pathologique, et un autre groupe, dans lequel le terme addiction est davantage employé dans un usage métaphorique : suicide addictif, sexualité addictive, achats addictifs. Au-delà de ces critiques, le concept d'addiction pose un problème épistémologique et méthodologique : le regroupement avec d'autres troubles implique une réunification avec des pathologies actuellement dispersées dans la nosographie ; par ailleurs, si on édifie le concept psychopathologique "organisation addictive", comment la positionner par rapports aux troubles classiques : névroses, psychoses, perversions, états limites?"

     En fin de compte, constate notre auteur, l'addiction, à la croisée de différents champs est davantage un état de rechercher et de remise en question qu'une entité bien établie. La "perte de  liberté de s'abstenir" semble être une voie qui pour l'instante sa préférence.

Il faut souligner que dans la justification de leur dépendance, le sujet se dit "libre" et lorsque s'amorce la remise en cause de cette dépendance (aux drogues ou comportementale) surgit la revendication de cette liberté, un des élément clé de l'addiction étant bien la puissance de l'inconscient, même dans la confrontation au spectacle de ses résultats (biologiques et/ou sociaux).

 On retrouve la même approche de l'addiction chez Patrick PHARO, directeur de recherches et enseignant à l'université Paris V.

"Il se trouve (...) que le langage ordinaire ne trahit pas vraiment les conceptions savantes, qui admettent aussi :

- une continuité entre les usages modérés ou occasionnels, abusifs et risqués, extrêmes et nocifs d'une substance psycho-active ;

- une parenté neurobiologique ente les abus de substances et ceux de certaines pratiques qui vont des conduites alimentaires aux pratiques sexuelles, en passant par le jeu, le travail, le sport, les achats... et qui incluent aussi les compulsions diverses et les impulsions non retenues.

On suppose en outre aujourd'hui que la recherche d'émotions positives et l'évitement des émotions négatives associés aux propriétés stimulantes ou sédatives de certains produits ou pratiques auraient pu constituer un avantage évolutif au cours de l'évolution naturelle de l'espèce (Saah, The evolutionary origins and signifiance of drug addiction, Harm Reduct Journal, 2005). Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de l'intensification toujours possible de n'importe quelle habitude susceptible de susciter du plaisir ou un sentiment de bien-être, dont témoigne d'une certaine façon l'usage courant du terme addiction. Et on peut s'inspirer de ce double usage savant et ordinaire du terme addiction pour essayer de comprendre les tendances et les destinées des consommations psycho-actives qui alimentent le bien-être des êtres humaines, tout en provoquant parfois un certain nombre de catastrophe individuelles." 

 

Addiction et aliénation

   La problématique de l'addiction rejoint celle de l'aliénation, lorsque la dépendance fonctionnelle s'accompagne de contraintes qui vont au-delà du choix individuel supposé, "soit que les conditions du fonctionnement soient imposées de façon plus ou moins brutale ou insidieuse par une source extérieure, comme c'est le cas dans les différentes aliénations sociales ou politiques, soit que le fonctionnement lui-même entraîne une série de désagréments qui risquent de lui faire perdre ses propriétés de bien-être, comme c'est le cas précisément dans l'addiction à une substance psycho-active ou à une pratique envahissante." Les pratiques qui entrainent une addiction peuvent être très diverses. Ces pratiques peuvent avoir, à un degré ou à un autre, des effets psycho-actifs. On peut considérer l'addiction "comme le passage d'une consommation psycho-active fonctionnelle, qui est l'ordinaire de n'importe quel sujet humain, à une consommation psycho-active susceptible de satisfaire plusieurs des critères répertoriés dans les classifications psychiatriques de l'addiction. Il est en outre intéressant de remarquer que les conditions sociologiques d'un tel passage sont aujourd'hui considérablement favorisées par certains phénomènes tels que l'extrémisation des consommateurs ou l'accessibilité accrue à n'importe quel produit ou pratique." Il prend l'exemple de la prise d'alcool ou de drogues, autrefois très ritualisée et avec des formes moins dure, qui, dans les temps moderne voient apparaitre des préparations de plus en plus pures, que l'ouverture des sociétés et des marchés a en outre rendues disponibles bien au-delà des contextes restreints dans lesquelles ces produits étaient apparus. "Ces phénomènes d'extrémisation et de disponibilité élargie, auxquels s'ajoutent encore les poly-consommations qui aggravent la toxicité des produits pris séparément, concernent aussi bien entendu les produits alimentaires, avec des préparations riches en sucre, en graisse, en sel ou en vitamines, et de nombreuses pratiques courantes, comme par exemple les pratiques sexuelles ou les jeux associés à la libéralisation et à la marchandisation des moeurs, ou encore les sports et le travail intensifiés par la recherche accrue des performances." Violences dirigées contre eux-mêmes, violences tournées vers les autres, délinquances d'appropriation constituent également des faits générés par les nombreuses addictions.

On pourra ajouter que la prise en compte des addictions génératrices de faits plus ou moins destructeurs contre la personne ou contre autrui dépend beaucoup de l'environnement culturel et économique qui lui-m^eme, favorise et récompense celles-ci. Les résistances multiples à leur analyse trouvent des sources économiques (et politiques) : les addictions sont parties inhérentes du fonctionnement social et économique. Tenter d'analyser ces addictions et proposer des "remèdes" ne peut se faire souvent sans une remise en cause, plus ou moins radicale, du système socio-économique dans son ensemble. C'est d'ailleurs pourquoi il est difficile de lutter contre les addictions - malgré leurs effets dévastateurs, témoins en sont les multiples activités qui tentent de réduire les consommations de substances psycho-actives comme les stupéfiants, l'alcool, le tabac... On retrouve à l'échelle de la société - mais de façon surmultipliée par les intérêts économiques en jeu - les dépendances individuelles. On trouve dans les écrits d'auteurs comme Patrick PHARO, l'écho de ces difficultés : dans une société qui se dit libérale, où exclure toute contrainte semble faire figure de credo, on ne peut stigmatisé les individus, premières victimes. On ne peut non plus contraindre aux soins. Limiter des libertés individuelles fait partie d'un dilemme, même s'il s'agit de rendre les individus à la liberté compromise par ces addictions. Ce serait priver à terme les individus de la recherche du plaisir.

On peut comprendre que, sans analyse d'ensemble, sociopsychanalytique par exemple, ou encore sans critiques profondes du système socio-économique lui-même, que les conséquences des addictions seules puissent être motrices de thérapeutiques efficaces à moyen et long terme... 

 

Patrick PHARO, Addiction, dans Dictionnaire de la violence, PUF, 2011. Mathilde SAÏET, Les addictions, PUF, Que sais-je?, 2011. Bernard Pierre ROQUES et Eduardo VERA OCAMPO, Addiction, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

 

SOCIUS

 

Relu le 12 mars 2022

 

 

 

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13 février 2016 6 13 /02 /février /2016 11:22

     L'addiction, pris dans le sens de dépendance à des activités qui agissent à terme négativement sur le corps, constitue un élément résultant et provoquant une série de conflits, que l'on pourrait qualifier d'à double détente.

Premièrement, se dynamise un conflit interne à la personne, par le recours à des activités nocives à terme pour satisfaire des besoins immédiats et deuxièmement se dynamise un conflit social entre acteurs entretenant l'appétence à ces activités et une foule  d'autres déployant des interdits moraux et légaux.

    L'alcoolisme est bien représentatif de cette problématique : l'absorption d'alcool provoque un bienfait immédiat, prélude à des dégâts physiologiques majeurs à terme pour les personnes qui y sont addictives et sa consommation est  valorisée, proposée, conseillée par une quantité d'intérêts économiques, tandis que des autorités, inquiets des dégâts individuels et sociaux provoqués par l'ivresse privée ou publique combattent ces intérêts-là, de manière plus ou moins frontale. L'enchevêtrement des conflits intra-corporels et des conflits sociaux (de la famille à la société toute entière) est aussi une caractéristique de ces addictions. Elles font partie souvent de la culture et même de la civilisation d'une population donnée. 

    Beaucoup d'études prennent pour point de départ les différentes addictions pour en définir les "thérapeutiques" individuelles ou de groupe. Mais les addictions ne constituent pas un point de départ ; elles s'inscrivent dans des trajectoires individuelles et collectives, dans des ensembles sociaux de comportements, dans une société souvent inégalitaire et d'injustices diverses et variées. Des observateurs ont bien relevé le lien entre la multiplication des addictions de toutes sortes (de l'alcoolisme au tabac, des hallucinogènes à des comportements jugés plus "sociaux" et comportant pourtant une part de compulsions à répétition : conduite automobile forcenée, consommation audio-visuelle à outrance, usage à tout bout de champ d'outils de "communication" ou de jeux vidéos...) et d'une organisation sociale inégalitaire et laissant une place énorme à des pauvretés de toutes sortes également...

Au niveau psychologique et biologique, on peut sans peine utiliser la problématique principale de l'agressologie : les comportements d'addiction ressemblent bien à des comportements de fuite devant ds réalités globales peu propices à l'épanouissement des potentialités humaines. Au niveau de la sociopsychanalyse, on pourrait multiplier les facettes d'observations de ces comportements d'addiction, parfois hautement valorisés. Au niveau socio-politique, l'accaparement du temps des victimes de l'injustice sociale (des violences sociales) à des activités addictionnelles laisse tranquilles les nantis du système. Quoi de mieux que le détournement de toute une énergie sociale vers des activités individuelles qui l' épuise? 

       Toutes ces considérations jetées ici font l'objet de plus en plus de recherches. Le champ est assez considérable, des addictions les plus évidentes (alcool, tabac, hallucinogènes, surconsommation audiovisuelle) qui touchent un ou plusieurs des cinq sens aux addictions camouflées en nécessités économiques ou sociales (automobile, communication, l'argent).

De mauvaises langues, pourtant pas si mauvaises que cela, pourraient y ajouter les addictions religieuses, sportives ou politiques (fuite vers l'au-delà ou dans un collectif vague), les addictions sexuelles (surexcitation plus ou moins permanente), les addictions sur la beauté du corps, les addictions des collectionneurs, bref tous ces comportements de dépendance qui semblent souvent "normaux" et qui cachent bien des motivations parfois inconscientes. Maintenant, il faut se garder de voir les réalités à travers des addictions... même si elles ont tendance à s'additionner. Et à se camoufler également. Elles constituent des éléments de conflits d'importante intensité, pour la personne comme pour l'ensemble de la collectivité.

C'est sans doute les addictions politiques qui font l'objet d'études, entre sociologie et philosophie politique : l'exercice du pouvoir corrompt mais, plus il se prolonge et s'intensifie cet exercice semble devenir nécessaire, non pas comme on pourrait le croire ou faire croire, parce que les citoyens en général (ou les supporters en particulier) en bénéficie trop pour s'en passer, mais pour celui qui l'exerce lui-même. Le nombre de politiques - élus ou non, à grande dimension ou non - qui perdent le pouvoir et qui ensuite développent de véritables malades psychosomatiques graves est relativement impressionnant. A ce point qu'il existe même une partie de la profession de spécialistes psychologues-psychiatres qui s'y intéresse et... y tire grand profit à développer... leur profession. La relation entre addiction (et pas seulement politiques) et pouvoir constitue même un thème de philosophie politique.

 

 On regardera bien entendus du côté des comportements d'agression, causées ou aggravées par ces addictions, comportements qui forment une chaîne quasiment sans fin dans les relations sociales. On se garde de plus en plus heureusement de tout fixisme moralisateur (encore que...) en analysant ces addictions, à la fois résultante et origine de bien des caractéristiques sociales, sans oublier les soubassements économiques qui les permettent et très souvent les encouragent.

 

SOCIUS

 

Relu le 13 mars 2022

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5 février 2016 5 05 /02 /février /2016 10:07

     Optimistes, Nicolas BERLAND et Anne PEZET estiment qu'il "existe peut-être un espace pour reconstruire des systèmes comptables plus démocratiques et applicables à de nombreux objets". Pour donner une idée d'un tel espace, ces auteurs tentent une évaluation des travaux critiques. En interne (de la part des auteurs critiques) "et par conséquent modérée et équilibrée" et en externe (de la part des partisans du mainstream) "plus vigoureuse". 

 

Les apports des critical studies

    COOPER et HOPPER (2007) distinguent 7 apports des critical studies en comptabilité. le contexte n'est bien sûr pas considéré comme neutre puisqu'il est le reflet du capitalisme et de la modernité. "Le changement n'est pas simplement motivé par la technologie et la concurrence mais aussi par les rivalités interprofessionnelles visant à se répartir le surplus de valeur et le contrôle des forces de travail. Le pouvoir et le conflit sont au centre des explications. La comptabilité de gestion n'est plus neutre ni objective mais subjectivement négociée dans le cadre des résistances. Les résistances ne sont pas analysées en termes de psychologie ou d'irrationalité des acteurs mais dans leur contexte socio-économique. Les innovations comptables viennent souvent d'institutions externes comme l'État, la religion ou les mouvements politiques. Les critical studies montrent comment les technologies comptables ne peuvent être comprises hors d'une complexe réseau d'intérêts. Le changement est brutal ; il fait suite aux crises du capitalisme. Ces apports se résument finalement à une vision "externaliste" de la comptabilité dont les relations avec le social, l'économique et le politique ne sont pas ignorées."

Ces deux auteurs analysent également les forces et faiblesses des grands courants des critical studies. "Si le labour process analyse bien les contradictions qui entrainent les crises, il présuppose implicitement que les notions de bien et de mal sont connues par les chercheurs qui peuvent ainsi directement trancher. Les recherches critiques héritées d'Habermas sont insuffisamment explicites sur l'origine des formations sociales plus larges. Les post-culturalistes sont suspectés de produire des "meta narratives" dont la validité est impossible à prouver (...). Les foucauldian studies ne s'intéressent pas suffisamment à l'histoire dans ses détails les plus fins. L'ANT pallie un peu ce problème en s'intéressant aux détails matériels qui rendent les choses possibles. Mais le risque de relativité devient alors très fort. (...)".  Un certain romantisme, un certain éloignement des pratiques qui rendent ces études critiques trop éloignées des lecteurs qui pourraient en être les plus intéressés, des conflits de référence à l'intérieur de la discipline, une certaine naïveté de critiques qui se retournent finalement contre leurs propres présupposés : en réformant la comptabilité certains semblent croire que l'on pourra de cette manière (parfois exclusive, puisqu'il n'y a pas d'analyse sociologique large), réformer la société... 

 

Les limites de la critique moderne

L'aller-retour de la technique à la critique et de la critique à la technique, vu ces insuffisantes, peut s'avérer très limité. Si le travail réalisé par les sociologues et les ethnologues ouvrent des perspectives pour le monde du management, encore faudrait-il qu'ils partagent un minimum de culture commune. Beaucoup d'approches ne dépassent pas le constat de non neutralité de la comptabilité. En outre, le vrai et le faux en comptabilité risque d'être le sujet d'interprétations multiples au fur et à mesure que s'élargit le nombre d'acteurs intéressés par la production comptable, d'autant que ces acteurs, souvent très spécialisés dans leur domaine, ne possèdent que peu de références communes et en fin de compte peu d'intérêt communs. Si les crises du capitalisme indiquent de plus en plus clairement des défaillances des instruments de calculs économiques - même chez les tenants du mainstream (courant dominant sans réflexions de fond), il ne semble pas, jusqu'à aujourd'hui que la tendance à tout simplement transcrire dans la comptabilité la financiarisation de l'économie s'inverse. 

  Toujours est-il que la recherche comptable moderne, qui s'organise autour de plusieurs auteurs-clés, est relativement jeune et qu'elle n'a pas fini de porter ses fruits. Une certaine accumulation des connaissances, une nouvelle perception, même chez les libéraux, des dangers d'une comptabilité qui transcrit tout simplement les dérives d'un capitalisme financier, la montée des périls en matière d'environnement qui détruit les fondements du productivisme, lui aussi entériné et amplifié par une certaine mise en chiffres, la nécessité croissante de faire par la comptabilité reflété des réalités sociales et des exigences sociétales, tout cela produira progressivement ses effets. A condition que des autorités suffisamment puissantes s'élèvent, au niveau national et international, contre des dérives néo-libérales incontrôlables et se dotent précisément d'outils - comptables notamment - pour établir de nouveaux caps, qui ne se réduisent pas à une "amélioration" de la "gouvernance"...

   Les théories dressées notamment par Raymond John CHAMBERS (1917-1999), Anthony HOPWOOD (1944-2010), Tony TINKER (né en 1946), Ross WATTS (né en 1942), Jerold ZIMMERMAN (né en 1947), Theodore LIMPERG Jr (1879-1961), Gino ZAPPA (1879-1960) et Kyoshi KUROSAWA (1902-1997), Richard MATTESICH (né en 1922), Gerald FELTHAM (né en 1938)... peuvent y contribuer...

 

Une nouvelle conception de la recherche comptable

    L'australien Raymond John CHAMBERS défend contre de grands auteurs américains de son époque, et notamment LITTLETON, une nouvelle conception de la recherche comptable. Elle ne peut selon lui se contenter d'expliquer la pratique mais pour autant elle n'est pas une fin en elle-même : elle doit servir la pratique et ce en proposant à celle-ci des théories susceptibles de la guider et de lui donner des points de repères et des cadres intellectuels adaptés aux différents contextes où elle se développe. En tant que chercheur, il produit une théorie (ou une méthode) comptable pour une pratique "continuellement actuelle" dans un contexte inflationniste mais cette théorie est l'illustration d'une démarche générale qui sera qualifiée de normative et qu'il défendra tout au long de sa carrière scientifique et dans sa revue Arbacus, notamment contre des chercheurs partisans de démarches exclusivement cognitives. Anthony HOPWOOD d'une part et Ross WATTS et Jerold ZIMMERMAN d'autre part, défendront et illustreront par leurs travaux de telles démarches, mais selon des méthodologies très différentes. Dans son ouvrage majeur publié en 1966, Accounting, Evaluation and Economic Behavior (Comptabilité, évaluation et comportement économique), il expose sa méthode de la comptabilité continuellement actuelle, fondée sur une évaluation des actifs à leur prix de cession. Cet ouvrage est l'illustration d'une nouvelle démarche de recherche qui la revivifie. Pour cet auteur, une théorie comptable repose sur un certain nombre d'axiomes relatifs à l'entreprise et à son environnement et se construit en déduisant de ces axiomes des hypothèses qu'il convient de confronter à la réalité. Il est sans doute le premier auteur qui ait proposé une démarche aussi rigoureuse pour la recherche comptable, démarche clairement inspirée par le raisonnement mathématique. Face à la théorie positive de la comptabilité, il maintiendra toujours ses positions.

 

Des approches politico-contratuelles...

    Anthony HOPWOOD, inspiré par la sociologie et les sciences politiques, ouvrira la voie à des études sociologiques de la pratiques comptables, à des études de "comptabilité en action" et fera de sa revue Accounting, Organizations & Society le vecteur de telles études. Son approche interprétative du phénomène comptable sera à l'origine de plusieurs courants. L'un de ces courants connaît avec Tony TINKER et la revue Critical Perspectives on Accounting créée par celui-ci un développement inspiré par le marxisme particulièrement original et perturbateur.

Ross WATTS et Jerold ZIMMERMAN sont les pères fondateurs de la théorie positive ou politico-contractuelle de la comptabilité. Inspiré par l'École de Chicago, ils fondent une économie de la comptabilité qui s'intéresse aux déterminants des choix et des comportements comptables des dirigeants d'entreprises. Leur courant, en dépit des nombreuses et fortes critiques dont il est l'objet, reste l'un des courants majeur de la recherche comptable contemporaine et représente le mainstream aux États-Unis. Les recherches qui en sont issues sont publiées non seulement dans la revue spécialement créée par eux, The journal of Accounting and Economics, mais aussi dans The Accounting Review and Economics et dans The Journal of Accounting Research.

Theodore LIMPERG Jr (découvert par Kees CAMFFERMAN) est un chercheur qualifié d'inclassable : il écrit en néerlandais et fait toute sa carrière dans son pays ; ce qui ne l'empêcher pas de développer une théorie comptable particulièrement originale fondée sur la valeur de remplacement qui connaitra une audience internationale.

Gino ZAPPA, grande figure de la comptabilité et de l'économie d'entreprises (economia aziendale) italiennes, élabore une forte théorie qui fait de la comptabilité un instrument et l'analyseur du fonctionnement de l'entreprise en tant qu'institution économique (instituto economica). Dans sa vision de l'entreprise, il est proche de l'école institutionnaliste américaine et s'oppose aux économistes qui la réduisent à une boite noire. Grâce à la comptabilité, il fait entrer les économistes dans cette boite noire. Si son apport direct à la pratique comptable est limité, son apport à la recherche est considérable et mérite d'être connu. Il suggère en effet de ne pas étudier la comptabilité comme une technique isolée mais comme une technique "encastrée", en interaction avec son contexte économique et social. Ce que proposeront plus tard des chercheurs britanniques qui ignoraient probablement son oeuvre, tel Anthony HOPWOOD.

    Kyoshi KUROSAWA est le "premier samourai de la comptabilité". Son oeuvre, telle qu'elle est présentée par Akiko FOUJITA et Clémence GARCIA, apparait singulière et clivée car elle se développe dans deux contextes très différents, avant et après la défaite du Japon en 1945. Après avoir tenté d'adapter la comptabilité aux besoins d'une économie dirigée, il doit "subir" l'apport américain, la re-penser dans le contexte d'une économie libérale. Ses travaux relatifs à l'adaptation de la comptabilité à une économie dirigée ne sont pas sans parenté avec certains travaux doctrinaux réalisés en France après la seconde guerre mondiale pour établir un lien entre la comptabilité nationale et la comptabilité des entreprises.

   Autrichien devenu américain, Richard MATTESICH écrit aussi bien en allemand qu'en anglais et, du fait de sa forte culture européenne et de ses centres d'intérêts, occupe une position originale au sein de la galaxie des chercheurs américains. C'est un "pur théoricien" en ce sens qu'il consacre ses activités de recherche à des problèmes fondamentaux et trouve son inspiration dans les travaux d'économistes et de philosophes. Ses principaux travaux, publiés par les plus grandes revues académiques américaines, visent à doter la comptabilité d'un cadre axiomatique ; ils ont débouché sur une théorie comptable qualifiée de "normative conditionnelle" qui articule l'axiomatique comptable avec les besoins d'information des utilisateurs.

   Gerald FELTHAM participe au développement d'un nouveau champ de recherche, l'économie de l'information comptable. Dans ce champ de recherche, il s'intéresse plus spécifiquement à la valeur de l'information comptable dans un contexte contractuel ou de marché. Même si ses travaux relèvent en grande partie de la microéconomie, ils éclairent diverses questions que se posent les comptables et notamment les normalisateurs : l'information véhiculée par les états financiers doit-elle être prédictive? Lissée ou non?...

  Cette présentation des auteurs modernes de Bernard COLASSE met en évidence le caractère encore minoritaire des recherches à proprement parler critiques, dans le sens de porteurs d'un autre compabilité qui supporterait une autre économie... S'il existent d'autres auteurs, bien plus talentueux ou bien plus progressistes, ils n'influent pas de manière centrale, comme le font ceux présentés, la recherche comptable contemporaine.

 

Bernard COLASSE, Les grands auteurs en comptabilité, EMS, 2004. Nicolas BERLAND et Anne PEZET, Quand la comptabilité colonise l'économie et la société. Perspectives critiques dans les recherches en comptabilité, contrôle, audit. Les études critiques en management, une perspective française. Presses Universitaires de Laval, 2009.

 

SOCIUS

 

Relu le 17 mars 2022

 

 

 

 

 

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4 février 2016 4 04 /02 /février /2016 10:43

        Plusieurs courants de recherche co-existent et s'influencent d'ailleurs souvent réciproquement dans les recherches de la comptabilité critique anglo-saxonne. Plusieurs auteurs indiquent le contenu de ces courants tout en mettant souvent en garde contre des effets de mode et la superficialité de certaines études, plus dues à ces effets qu'à une réflexion sérieuse et procédant d'un programme de recherches. Mais cela n'est pas propre à ce domaine car actuellement dans beaucoup de sciences (physiques ou sociales), la recherche de la notoriété, source de subventionnements divers, provoque une course entre auteurs dans les publications, à celui qui fera le plus grand nombre d'articles, même si ceux-ci comportent beaucoup d'emprunts et peu d'avancées réelles... La remarque est sans doute aussi de plus en plus valable pour le champ de la critique francophone, quoique les études font davantage appel à des données de terrain plus qu'à des références auprès d'auteurs à côte élevée.

     Sur les recherches anglo-saxonnes, les recherches sont cataloguées en de multiples courants entre lesquels, avec peine, certains auteurs tentent de cerner les spécificités.

Ainsi BAXTER et CHUA (Alternative management accounting research - whence and whither, Accounting, Organization and Society, 2003) proposent 7 courants de recherche alternatifs (à partir des articles parus dans AOS en 1976 et 1999). COOPER et HOPPER (Critical Theorizing in Management Accounting Research, Handbook of Management Research, Elsevier, volume 1, 2007), de leur côté, identifient trois grands courants, en opérant des regroupements. Il est difficile de se faire une idée de la recherche réelle, car les recherches se font tout azimut, ne forment parfois pas leur objectif principal dans une étude de la comptabilité et des pratiques autour, ne sont parfois pas suivies comme dans un long programme. Ce qui en ressort, c'est tout de même un ensemble de critiques qui font percevoir comme nécessaire une refonte des méthodes et des fondements de la comptabilité.

 

Sept courants...

     BAXTER et CHUA définissent ces 7 courants :

- L'école du design non rationnel s'intéresse à l'influence de l'ambiguïté des buts, à la nature politique des processus de prise de décision et à la nature locale et incrémentale des solutions mises en oeuvre. Elle s'appuie sur les travaux de CYERT et MARCHE, MARCH et OLSON.

- Le courant de la recherche naturaliste qui étudie les pratiques comptables dans leur environnement quotidien. Pratiques très différentes d'une organisation à l'autre et incorporant surtout des normes locales.

- Le courant de l'alternative radicale qui relie la comptabilité aux politiques d'émancipation. La comptabilité est perçue comme un moyen de perpétuer les inégalités. Elle n'est pas neutre mais est un instrument idéologique. Cette perspective s'appuie sur les travaux d'HABERMAS.

- Le courant qui s'appuie sur une théorie néo-institutionnelle et se focalise sur les règles sociales comme principal élément d'explication des pratiques. Les techniques comptables y sont souvent présentées comme des mythes rationnels qui confèrent de la légitimité aux actions.

- Le courant qui repose sur la théorie de la structuration sociale et insiste sur le rôle des actions individuelles (agency) et de la réduction des structures sociales. Suivant les perspectives décrites par GIDDENS, la comptabilité est décrite comme une structure permettant la répétition des pratiques.

- Un sixième courant reprend les approches foucaldiennes (de Michel FOUCAULT) et analyse les conditions qui rendent possibles les techniques comptables. Ce sont les pratiques organisationnelles et sociales et les ensembles de connaissances qui définissent l'action. Contrairement aux perspectives néo-institutionnelles, le présent n'a rien d'inévitable mais beaucoup de comportements en interaction et imprévisibles contribuent à le façonner. On y retrouve des études sur la disciplinarisation (Surveiller et punir) : la comptabilité est vue comme un instrument de discipline des salariés aux objectifs de la direction.

- Le dernier courant s'appuie sur les approches latouriennes (LATOUR) qui présentent les inscriptions comptables comme des constructions sociale au sein de réseaux d'acteurs. Les inscriptions fabriquées deviennent peu à peu des boites noires qui ont l'apparence de faits.

 

Trois niveaux de regroupement

     COOPER et HOPPER définissent trois niveaux de regroupement de ces courants (ils pointent d'ailleurs leurs chevauchements) dont le nombre pourrait en fait être augmenté aisément :

- La perspective du labour process theory, s'inspirant du marxisme, qui s'intéresse au conflit portant sur la production et la répartition de la richesse créée. Une attention particulière est portée aux contradictions des processus sociaux, aux relations sociales récursives, aux façons dont le changement est mené par les contradictions et comment les équilibres obtenus sont finalement instables. 2galement aux mécanismes de reproduction des hiérarchies. La comptabilité a pour but dans un tel système de désigner qui en sont les "gagnants". C'est le langage idéologique utiliser pour imposer des "solutions" aux travailleurs et autres acteurs, ces "solutions" étant toujours remises en cause dans des rapports de forces complexes.

- La critical theory mobilise HABERMAS et BOURDIEU. Dans les deux cas, il s'agit d'étudier ce qui permet aux gens de comprendre, d'accepter et de planifier leurs actions. Il existe des institutions (marchés, État...) qui enferment la rationalité et privent les acteurs d'autres modes de rationalités issus du live-word.

- Le post-structuralisme s'appuie sur des théories du pouvoir et de l'identité. Des théoriciens qui trouvent trop rigides les deux grandes approches précédentes mobilisent alors FOUCAULT, dans son analyse des mécanismes de pouvoir et de disciplinarisation. Les chercheurs en comptabilité critique décrivent la comptabilité comme un moyen de rendre les sujets visibles et gouvernables. La dimension généalogique montre comment elle vient d'événements complexes, dispersés qui permettent l'émergence de nouveaux discours et savoirs qui n'ont pas qu'une seule origine. Il s'agit de savoir comment une forme de savoir conventionnel peut constituer une alternative. Certains vont plus loin et nient l'existence de structures profondes, comme par exemple LATOUR et l'Actor Network Theory. 

 

La crise de la comptabilité...

    D'autres auteurs comme MACINTOSH (Accounting, Accountants and Accountability, Routledge, 2002) apportent d'autres visions : il part de l'idée que la comptabilité est en crise, une crise d'une magnitude sans précédent. La reconnaissance des immatériels en est une illustration ainsi que les récents scandales comptables. Il s'agit d'une crise de représentation. La comptabilité ne représente plus les choses en elles-mêmes mais s'est détachée de la "réalité". Cet auteur rappelle la dette des recherches tant en comptabilité financière qu'en comptabilité de gestion à l'égard des intellectuels français et insiste sur l'apport de 5 d'entre eux : LYOTARD pour son analyse du langage, DERRIDA pour la déconstruction du sens, BAUDRILLARD pour ses développement sur l'hyper-textualité, FOUCAULT pour son analyse de la disciplinarisation et BARTHES pour son analyse sur la sémiotique. 

Parmi les nombreuses contributions qui classifient ces recherches anglo-saxonnes, retenons le travail de MACINTOSH et HOPPER (Accounting, the social and the political : Classics, Contemporary and Beyond, Elsevier Science, 2005) qui reprennent 35 textes "classiques" de la comptabilité critique.

 

La recherche critique française

    La recherche critique française repose moins sur le jeu théorique entre les auteurs et plus sur l'analyse du terrain, sur les pratiques, sur les dispositifs et les grands discours les supportant (efficacité, performance, responsabilité) et aux liens qu'ils entretiennent entre eux. Les recherches françaises en comptabilité critique occupent une place importante dans les publications françaises et à l'international, notamment avec les contributions de Michel CAPRON, Bernard COLASSE et Jacques RICHARD. Mais peut-être ne faut-il pas les surestimer, notamment sur le plan de l'impact de ces recherches françaises sur les pratiques internationales (Bernard COLASSE, Dictionnaire de comptabilité, La découverte, 2015)... Elle peuvent être regroupées en plusieurs thèmes, toujours selon Nicolas BERLAND et Anne PEZET :

- L'évolution du métier et des institutions : séries de recherches divisées entre études sur les normes comptables et études du contrôle de gestion. Pour ce qui est des normes comptables, les changements institutionnels récents, avec le développement des normes internationales (IFR) ont conduit à des réflexions sur les transformations institutionnelles (CAPRON et CHIAPELLO, 2005, par exemple). Ces études s'inscrivent dans une tradition ancienne de recherche visant à questionné les rapports entre la comptabilité et le capitalisme.

- L'évolution des pratiques, le changement et la société. Quels changements affectent les méthodes et les pratiques comptables et quelles en sont les conséquences? On citera les études de ALCOUFFE, BERLAND et LEVANT (The role of actor-networks in the diffusion of management accounting innovations, a comparative study of budgetary control, GP method and Activity-Based Costing in France, Management Accounting Research). 

- Réflexions épistémologiques et méthodologiques. L'approche critique est assez récente, dans un champ académique dominé par le mainstrean. Aussi un certain nombre d'auteurs s'attachent à des réflexions épistémologiques : BESSIRE (2002), MORICEAU (de 2001 à 2007), et FRONDA (2000). Ces considérations peuvent prendre la forme d'une interrogation poussée sur des "fondamentaux", généralement indiscutés, de la comptabilité et du contrôle : BOURGUIGNON, BESSIRE... 

- La RSE (responsabilité sociétale des entreprises), la gouvernance, l'éthique et leurs liens avec la comptabilité. De façon générale les deux ouvrages de CAPRON et QUAIREL (La responsabilité sociale de l'entreprise, collection Repères, La Découverte, 2007 et Mythes et réalités de l'entreprise responsable. Acteurs, enjeux, stratégies, La Découverte, 2004) replacent les pratiques de RSE dans leur contexte et adoptent, parfois, un ton relevant des critical studies. Un certain nombre d'auteurs s'intéressent à la figure des parties prenantes (PESQUIEUX, MORICEAU). BERLAND (2007) se demande lui quel crédit il faut accorder aux indicateurs de la RSE et se livre à une analyse symétrique avec les indicateurs financiers et opérationnels plus traditionnels. BERLAND et LOISON (2008) revisitent l'histoire et le fonctionnement actuel d'un outil de pilotage de la performance environnementale et montrent comment cet outil se construit en réaction aux attentes de la société mais contribue également à les façonner. Cette approche outil est partagée par MOQUET et PEZET (2006) qui analysent les dispositifs de la RSE comme des véhicules matériels agissant entre les idéaux de la responsabilité et leur traduction sous formes de rôles sociaux. Enfin, LOISON et PEZET (2006) retracent l'histoire d'une controverses environnementale mobilisant activement des dispositif. Peuvent être inclues des réflexions de BOURGUIGON (2007) sur l'éthique des systèmes de gestion, comme toutes les réflexions sur la gouvernance des entreprises et le rôle joué par la comptabilité dans cette gouvernance (PESQUEUX, LAMBERT et SPONEM). BESSIRE (2005) s'interroge sur la signification cachée de la montée du discours sur la transparence depuis quelques années.

  On remarquera avant d'aborder le bilan et les limites de telles études que les auteurs abordent rarement la question de la responsabilité sociale des entreprises à travers les usages de la comptabilité et se cantonnent - thème sans doute nettement moins "politique" et moins "taxé de marxisme" - aux responsabilités sociétales (environnement surtout).

 

Nicolas BERLAND et Anne PEZET, Quand la comptabilité colonise l'économie et la société, Les études critiques en management, une perspective française, Presses Universitaires de Laval, 2009, archives-ouvertes.fr.

 

SOCIUS

Relu le 18 mars 2022

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29 janvier 2016 5 29 /01 /janvier /2016 10:26

     La théorie positive de la comptabilité et ses critiques concernent surtout la comptabilité financière des grandes entreprises, celles dont les évolutions des marchés ont pour points de mire, même si certaines de ces grandes entreprises tentent d'échapper à une trop grande visibilité pouvant nuire à leurs résultats.

 

Une réflexion ancienne

     Mais la réflexion sociologique sur la comptabilité est nettement plus ancienne que cette théorie positive, et est même contemporaine de l'émergence de la sociologie elle-même. La comptabilité est en effet un objet central de ses débuts (MILLER,  Management Accounting and Sociology, dans Handbook of Management Research, Elsevier, 2007). C'est sans doute à la faveur des crises financières qui mettent en évidence les contradictions profondes du capitalisme que la comptabilité attire de nouveau l'attention.

     La comptabilité façonne l'économie et la société. Comme le font remarquer Nicolas BERLAND (Université Paris-Dauphine, DRM) et Anne PEZET (de la même université et du même département) à qui nous empruntons largement les informations qui suivent, "les chercheurs à l'origine de ce renouveau d'intérêt sont parfois étrangers au champ de la comptabilité." Il s'agit, entre autres, d'ARGYRIS (The impact of Budgets on People, Cornell University, 1952) , d'HOFSTEDE (The game of budget contral, Assen, The Netherlands, 1967), CALLON (Agir dans un monde incertain - Essai sur la démocratie technique, avec LASCOUMES et BARTHE, 2001), FLIGSTEIN, de GRANOVETTER... lesquels entendent souvent "comptabilité" au sens du mot accounting en anglais, couvrant les champs français de la comptabilité, du contrôle et de l'audit (CCA).  "Ce mouvement continue aujourd'hui car la comptabilité financière, le contrôle et l'audit investissent de plus en plus de champs nouveaux. La réforme de la gouvernance publique (la "culture de résultat") ou encore la RSE (l'audit des rapports développement durable, la fixation d'objectif de la réduction des gaz à effet de serre) en sont de bons exemples." POWER (1999) qualifie ce phénomène de "colonisation" de pans entiers de l'économique et de la société par la comptabilité.

 

Au coeur de la rationalité de l'économie capitaliste

     Pour Max WEBER, la comptabilité est le coeur de la rationalité de l'économie capitaliste, notamment sur la perception de la réalité économique. SOMBART (Der Modern Kapitalismus, München, Leipzig, Duncker and Humbolt, 1916), poursuit sur la même lancée, estimant que le capitalisme n'aurait pas de sens sans la comptabilité. Karl MARX voit dans la comptabilité un moyen central dans le développement et la reproduction des relations sociales liés au capitalisme (ce qui est rappelé par CHIAPELLO, Accounting and the birth of the notion of capitalism, Critical Perspectives on Accounting, 2007).

Le sociologue et historien allemand Werner SOMBART écrit dans son ouvrage Le capitalisme moderne (1902) que "L'ordre tout à fait caractéristique des affaires ne peut s'instaurer et favoriser l'épanouissement du système capitaliste que grâce à la comptabilité systématisée. Le capitalisme et la comptabilité en partie double ne peuvent absolument pas être dissociés : ils se comportent l'un vis-à-vis de l'autre comme la forme et le contenu. Cette thèse a fait débat en son temps parmi les historiens, mais il est vrai pour Bernard COLASSE, professeur émérite de sciences de gestion à l'Université Paris Dauphine, que la comptabilité a évolué au cours du temps en étroite relation, s'adaptant successivement au capitalisme commercial, au capitalisme industriel et aujourd'hui au capitalisme de marchés financiers. "La comptabilité moderne, dite en partie double, participe, à la fin du Moyen-Age, à la naissance du capitalisme commercial en fournissant aux marchands italiens, vénitiens et génois l'instrument dont ils avaient besoin pour contrôler leurs agents et mesurer le résultat de leurs expéditions maritimes. A partir du XVIIIe siècle, elle évolue en relation avec l'émergence du capitalisme industriel. La confection systématique d'un compte de résultat et d'un bilan permet aux entrepreneurs capitalistes de suivre l'évolution de la fortune qu'ils ont investie dans leur entreprise, désignée sous le vocable "capitaux propres", et de traiter avec leurs partenaires privilégiés, les banques. A la fin du XXe siècle, elle poursuit son évolution avec l'avènement du capitalisme de marchés financiers. La conception et le contenu du bilan et du compte de résultat évoluent de nouveau en relation avec la montée en puissance des investisseurs qui deviennent les destinataires privilégiés des rendus de comptes des entreprises ; un nouveau document fait son apparition : le tableau des flux de trésorerie."

   Après les années 1910, il semble bien qu'aucune étude majeure ne maintient l'intérêt sur ce moyen central. 

 

La comptabilité en tant que pratique sociale

    Ce n'est que dans les années 1950 que la comptabilité en tant que pratique sociale - les aspects techniques, eux, sont sur-étudiés - revient dans les écrits. Mais la comptabilité garde encore les traces aujourd'hui tant dans une partie de son enseignement que dans la perception qu'en ont le grand public et les autres disciplines de gestion. Quand la comptabilité fait de nouveau l'objet d'études, le centre d'intérêt s'est déplacé d'une perspective macro-sociale à une perspective micro-centrée sur la constitution des groupes. La comptabilité participe à la création de groupe sociaux. Mais ces groupes en retour résistent à la pression induite par les pratiques comptables et fournissent ainsi un nouveau domaine d'étude. Ces influences réciproques, quoique inégales, sont étudiées par ARGYRIS (1952), BECKER et GREEN (1962), HOFSTEDE (1967) et HOPWOOD (Accounting and human behaviour, Prentice Hall Inc. New Jersey, 1974).

Ce dernier est le fondateur d'un programme de recherche entièrement consacré à une perspective socio-organisationnelle sur la comptabilité, source de nombreuses autres études. La comptabilité n'est plus vue comme simple outil technique mais comme objet organisationnel et comportemental. Par la suite, POWER, LAUGHLIN et COOPER (2003) cultivent ce terreau fertile pour les critical studies, domaine encore très large, qui aborde des aspects économiques, sociaux, politiques...

   Ces critical studies mettent l'accent sur le pouvoir et le conflit dans les organisations. Nos auteurs, Nicolas BERLAND et Anne PEZZET peinent à définir ces critical studies, qui mobilisent un grand nombre de théories. Mais peut-être (COOPER et HOPPER, Critical Theorizing in Management Accounting Research, dans Handbook of Management Accounting Research, Elservier, 2007), est-ce la nature de ce champ de recherches, par essence pluridisciplinaire. Nos auteurs reprennent les caractérisations de LAUGHLIN (1999) :

- la prise en compte des conséquences sociales, politiques et économiques des choix issus de la comptabilité ;

- l'engagement à des fins d'amélioration ou plus modestement de changement des pratiques et de la profession comptable ;

- l'étude dans les recherches comptables, d'un double niveau micro (individus et organisations) et macro (sociétal et profession) ;

- l'emprunt de cadres théoriques issus d'autres disciplines.

    A partir de là, il s'agit de voir les résultats et les perspectives de ces recherches et quels sont les projets de connaissance et d'amélioration de nos sociétés portés par elles.

 

Les recherches contemporaines

    Avant d'entrer dans les considérations qui s'en dégagent, il est utile de rappeler comment se structurent les recherches, autour de revues et de cycles de conférence, étapes indispensables à l'établissement d'un corpus solide :

Trois revues et trois conférences concentrent l'essentiel des recherches :

Ces trois revues qui supportent activement ce nouveau champs de recherche sont :

- Accounting, Organizations and Society (AOS) créée en 1975.

- Accounting, Auditing & Accountability Journal (AAAJ) créée en 1988.

- Critical Perspectives on Accounting (CPA) créée en 1990.

    La matérialisation la plus évidente de la création du nouveau champ disciplinaire a sans doute été la création d'AOS par Anthony HOPWOOD. La qualification de "critique" ne traduit pas totalement la nature réelle de la revue. Cependant, elle a permis aux différentes approches critiques de se développer à partir d'une base socio-organisationnelle. La revue est restée éclectique et tolérante, accueillant des publications de toute nature. Au contraire, CPA se donne pour projet d'accueillir des études exclusivement critiques. Plus modérée, AAAJ se situe dans un champ plus alternatif au mainstream que purement critique.

Ces trois conférences, cycles tous les 3 ans chacune, sont les tribunes principales, mais non exclusives, de la comptabilité critique :

- interdisiciplinary Perspectives on Accounting Conferences (IPA) créée en 1987, se tenant en Europe ;

- Critical Perspectives on Accounting Conferences (CPA), liée à la revue du même nom, créée en 1994, a lieu à New-York ;

- Asia Pacific Interdisciplinary Research in Accounting (APIRA), liée à AAAJ, créée en 1995 à Sydney, se tient dans la zone Pacifique.

 

Nicolas BERLAND et Anne PEZET, Quand la comptabilité colonise l'économie et la société, HAL, //hal.archives-ouvertes.fr, 2010. Bernard COLASSE, Dictionnaire de comptabilité, collection Repères, La Découverte, 2015.

 

SOCIUS

 

Relu le 25 février 2022

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26 janvier 2016 2 26 /01 /janvier /2016 15:41

   Jean-François CASTA présente les critiques de la théorie positive de la comptabilité comme se déployant dans deus axes, après avoir mobilisé pendant plusieurs décennies une part importante de la recherche nord-américaine. Si les résultats concordent grosso modo en milieu anglophone comme en milieu francophone, de nombreuses études empiriques ne recouvrent pas exactement les temes de la théorie. L'Ecole de Rochester fait l'objet de critiques de plus en plus virulentes dans les années 1980, sur deux plans, au plan de l'objet d'études et au plan épistémologique.

Au plan de l'objet d'études, CHRISTENSON (1983) critique le fait qu'on a affaire plutôt en une sociologie (le terme est péjoratif sous sa plume) qu'en une étude scientifique réelle. L'objet de la théorie positive de la comptabilité n'est pas jugé pertinent. Les recherches devraient plutôt porter sur les faits comptables, les états financiers. WATTS et ZIMMERMAN lui répondent (à bon droit, nous semble t-il) qu'il ne pourrait y avoir de fait comptable indépendamment des comptables et des dirigeants, ces acteurs préférant certaines méthodes de comptabilité à d'autres en fonction de leurs intérêts.

Au plan épistémologique, WATTS et ZIMMERMAN prônent un positivisme radical qui repose sur une conception de la "théorie" issue des sciences "dures" (entendre les sciences mathématiques et physiques par exemple) et emprunte sa modélisation aux sciences économiques. "Se référant à l'individualisme méthodologique, écrit Jean-François CASTA, l'Ecole de Rochester recourt à une acception particulièrement restrictive de la recherche positive, tant au plan de la modélisation économique sous-jacente que d'une mise en oeuvre très quantitativiste des vérifications empiriques. Il en résulte une déperdition de sens ainsi qu'un appauvrissement de la portée des conclusions relatives aux comportements comptables. Ce phénomène est amplifié par la pauvreté de l'instrumentalisation des variables explicatives traduisant les concepts sous-jacents au modèle." A l'opposé du positivisme, les tenants de l'épistémologie constructiviste considèrent que la connaissance scientifique relève d'un processus, et d'un processus social. COLASSE ( A quoi sert la recherche comptable? Des fonctions de chercheur en comptabilité, Revue française de Comptabilité, n°264, 1995) pose alors la question de la nature de la "réalité" comptable. Enfin, la nature des hypothèses est influencée fortement par des mécanismes de régulation des contrats spécifiques à l'environnement des Etats-Unis. Difficile d'étendre les conclusions des différentes études à des entreprises familiales, à forte concentration de pouvoir économique ou à l'état différent des mécanismes d'intéressement des dirigeants aux résultats des entreprises, sans compter les différentes influences de la fiscalité sur les pratiques comptables, la place de l'Etat dans l'économie, etc...

Thomas JEANJEAN, de l'Université de Paris Dauphine, expose les critiques à l'encontre de la théorie positive de la comptabilité, suivant trois pôles :

- les critiques relatives à la posture épistémologique et à l'objet d'étude désignés par WATTS et ZIMMERMAN, qui remettent en causes la validité et la pertinence de la démarche positive ;

- les critique tenant au cadre théorique utilisé par l'école de Rochester (hypothèses de comportement des agents, contingence du contexte culturel américain...), qui modulent ses conclusions selon l'environnement culturel ;

- les limites quant à la mise en oeuvre de la validation des hypothèses élaborées. Il s'agit alors de s'intéresser à la manière de vérifier ces hypothèses.

  Sur les critiques épistémologique de la théorie positive, dite souvent théorie politico-contractuelle, certains auteurs (CHRISTENSON, The methodology of positive accounting, The accounting review, volume LVIII, NUMÉRO 1, 1983) estiment que cette théorie n'est pas une théorie comptable et que les recherchent devraient se cantonner à la comptabilité comme système mathématique. A cela des auteurs comme JENSEN (Organization theory and methodology, The acconuting review, volume LVIII, numéro 2, 1983) pensent, que la théorie positive fait partie de la théorie des organisations, et à ce titre fait partie des sciences sociales. D'autres pensent qu'il faudrait mettre l'accent sur les interdépendances entre les recherches prescriptives (normatives...) et les recherches empiriques. 

   Des auteurs critiques sur le cadre théorique estiment que la critique est que la notion d'utilité "classique" utilisée est uniquement fonction de la richesse du manager, or les actionnaires possèdent un poids de plus en plus important dans l'économie. La théorie met en avant les incitations à manipuler les chiffres comptables, mais des mécanismes limitent les possibilités d'expression de l'opportunisme des agents. Les "prédictions classiques" de la théorie positive reposent sur une spécification particulière de la fonction reliant l'incitation (l'utilité du manager) au stimuli (la rémunération, la dette...), une monotonie stricte. Or, cette relation dépend beaucoup du contexte culturel, très variable. Les prédictions présentées ne sont valides, apparemment, que dans des cas extrêmes pour les hypothèses de la dette et des coûts politiques et dans le cas "classique" (la performance moyenne) pour l'hypothèse de la rémunération. On peut remarquer que l'argumentaire de beaucoup d'auteurs est sous-tendu par le caractère automatisant de la technique comptable elle-même - ce que beaucoup semblent espérer... - or la présence de possibilité de variations dans l'attributions (compte de bilan et compte d'exercice) des chiffres est là pour donner un caractère de validité sur nombreuses d'observations sociologiques. Un grand nombre d'études portent sur l'articulation entre prédictions et anticipations, estimations des données du marché et des capacités de l'entreprise. Il est possible que dans une situation de brouillage permanent dans le fonctionnement du capitalisme financier, beaucoup de managers tentent de se fier à un caractère "automatique" de la comptabilité, se réfugiant derrière une "réalité" chiffrée sur laquelle on ne peut agir réellement qu'à court terme.

BOLAND et GORDON (Crictizing positive accounting theory, Comptemporacy accoounting research, volmue 9, 1992) remarquent que les critiques les plus pertinentes portent sur le cadre conceptuel de la théorie positive. Notamment,une adaptation de la problématique de la théorie de l'agence au contexte européen semble nécessaire. De même, une explicitation des anticipations et du comprtement des agents est souhaitable.

     Sur les critiques quant à la validité des hypothèses, les premières études ont cherché à étudier les prédictions sur une méthode comptable particulière. Face aux limites de cette approche, ZMIJENEWSKI et HAGERMAN (An icome strategy approach to the positive theory of accounting standard setting/choise, Journal of accounting and Economics, volume 3, 1981) ont proposé de tester les hypothèses sur un protefeuille de méthodes comptables. A la suite de HEALY (The effect of bonus schemes on accounting decisions, Journal of accounting and economics, volume 7, 1985), la variable explicative aujourd'hui très utilisée est le calcul des accruals discrétionnaires (il s'agit de la différence entre le résultat net et le flux de trésorie d'exploitation - cash flow from operations). Enfin, des études récentes mettent en avant la distribution des résultats comme révélateur d'une gestion de cette variable. Les critiques de la mise en oeuvre de la théorie positive sont essentiellement liées au phénomène de réduction instrumentale. Il n'est pas certain que les résultats empiriques obtenus soient révélateurs des hypothèses générées par l'école de Rochester en raison de la pauvreté des variables numériques retenues. Pour Thomas JEANJEAN, un effort particulier doit porter sur les méthodes de validation, sur deux dimensions : l'instrumentalisation des variables et la définition des liens entre les différentes variables afin de mieux modéliser les comportements des managers et leurs déterminants.

 

Thomas JEANJEAN, La théorie positive de la comptabilité : une revue des critique, cahier 99 - 12 du CEREG, Université Paris Dauphine. Jean-François CASTA, Théorie positive de la comptabilité, HAL, 2009. 

 

 

 

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20 janvier 2016 3 20 /01 /janvier /2016 09:15

    Depuis que la recherche en comptabilité, avec l'École de Rochester, menée par Ross L. WATTS et Jerold L. ZIMMERMAN depuis les années 1970, s'est orientée délibérément vers l'étude des pratiques et des choix comptables menées par les dirigeants ou les organismes de normalisation, plus que sur l'étude des nombres comptables eux-mêmes, c'est bien à une sociologie de la comptabilité - même si la formule est plus utilisée par les critiques de cette théorie positive - que nous avons affaire. 

   Si l'on suit Jean-François CASTA (Dauphine Recherches en Management), la recherche en comptabilité financière connait de profondes mutations au cours des dernières décennies. "Jusqu'aux années 1960, dans un contexte qui postulait implicitement l'utilité de l'information financière pour l'utilisateur, la recherche comptable était essentiellement de nature normative et se préoccupait de sélectionner, de façon purement spéculative, les principes et méthodes jugés les plus pertinents. A partir de la fin des années 1960, dans le but d'évaluer ces travaux normatifs, la recherche comptable, en quête d'assises scientifiques, a progressivement évolué vers une approche empirique. A l'image de l'évolution des sciences économiques, l'introduction d'une démarche positive a nécessité le recours à de nouveaux instruments dont les premières expérimentations ont porté sur la validation de l'hypothèse d'utilité décisionnelle de l'information comptable. Paradoxalement, les tests empiriques ont mis en évidence l'importante anticipation par le marché du contenu informatif de ces données avant leur divulgation. Le problème de la nature de l'utilité des nombres comptables était posé et, plus généralement, celui du rôle institutionnel de la comptabilité comme système de production d'information financière.

En réaction, un paradigme fondé sur l'utilité contractuelle ds nombres comptables a émergé vers la fin des années 1970. Le "programme de recherche" associé se proposait d'expliquer les pratiques observées et de prédire les choix comptables effectués, tant par les dirigeants que par les organismes de normalisation. Le contenu de ce programme - intitulé positive Accounting Theory - a été formulé par Watts et Zimmermann (de 1978 à 1986). Il a engendré, à partir des années 1980, la création d'un véritable courant - appelé École de Rochester par référence à l'université dans laquelle exercent ses deux promoteurs." 

 

La théorie positive de la comptabilité

     La théorie positive de la comptabilité occupe un rôle central dans le récent processus de construction de la recherche comptable et c'est autour d'elle que se construisent de nombreuses études, qu'elles tendent à accroitre la tendance ou au contraire à réaliser des critiques souvent féroces. Notons tout de suite qu'aucune réflexion de fond ne semble en cours sur les fondements mêmes du Plan comptable (dans sa classification) et dans ce qu'elle implique comme philosophie politique. La plupart des études en cours portent soit sur la sociologie de la comptabilité, soit sur l'histoire (ce qui peut induire une réflexion critique des systèmes comptables) de celle-ci. 

   Jean-François CASTA explique l'émergence des recherches positives en comptabilité financière, son contenu, avant d'en aborder les critiques et les limites.

"Jusqu'à la fin des années 1960, période qualifiée d'"âge d'or de la recherche a priori", les travaux de recherche comptable, présumant de l'utilité décisionnelle de l'information financière, étaient essentiellement normatifs et se donnaient pour objectif l'identification conceptuelle des "meilleures" méthodes comptables. L'émergence des recherches positives en comptabilité procède du mouvement observé, dans les années 1950, en sciences économiques. le dépassement de la problématique normative et l'introduction de la démarche positive dont directement référence à Milton Friedman (The méthodology of Positive Economics, 1953) et à l'École de Chicago qui, à la suite de John Neville Keynes, établissaient une distinction fondamentales entre une science positive, ensemble de connaissances sur "ce qui est", et une approche normative, ensemble de connaissances sur "ce qui devrait être" au regard d'un système de valeurs. (...) L'introduction d'une approche positive, ayant pour finalité l'élaboration de "lois" de comportement explicatives, a eu pour conséquence directe de déplacer l'objet de la recherche des méthodes comptables "produites" par les chercheurs vers les pratiques comptables observées.

Par ailleurs, soumise au principe de réfutation, cette problématique a ouvert la voie à une évaluation empirique de propositions qui avaient antérieurement le statut de "vérités" présumées, comme l'utilité décisionnelle des données comptables pour les utilisateurs." Notre auteur cite les travaux successifs de BALL et BROWN (1968), de BEAVER (1968), tous issu de l'École de Chicago, travaux relayés dans les années 1970 par des auteurs qui mettent en évidence les limites de l'utilité de la comptabilité, notamment sur le marché, celui-ci anticipant largement les résultats publiés.

Dans le domaine des réactions du marché à la modification des règles comptables (KAPLAN et ROLL, 1972), s'établit la caractère là-aussi anticipatif et même "correctif" du marché par rapport aux données mises à disposition des agents qui y travaillent. On parle de "manipulations comptables" complexes, tant du côté des agents économiques que des acteurs proprement dits des marchés financiers... C'est à partir des considérations ainsi dégagées que WATTS et ZIMMERMANN tentent en 1978 d'élaborer une théorie positive, essentiellement fondée sur le paradigme de l'utilité contractuelle de l'information comptable. Leur analyse très polémique repose sur le concept de Market for Excuses, point de rencontre d'une offre et d'une demande de justifications ad hoc servant d'alibis aux entreprises. Ultérieurement, en 1986, les mêmes théoriciens, avec leur ouvrage Positive Accounting Theory consacrent la fondation de cet important courant de recherche.

   Nous nous excusons ici  de passer sur les aspects très techniques (d'ailleurs les considérations techniques des fondateurs de ce courant de recherche peuvent surtout intéresser... des comptables et des experts-comptables!), car notre propos est d'aller directement aux présupposés et aux conséquences en matière de sociologie de leurs études. 

     L'objectif de cette théorie positive est :

- de rendre compte des facteurs associés aux chois de méthodes particulières ;

- de mettre en évidence les motivations de la politique comptable menée par les dirigeants ;

- de prévoir les choix des méthodes comptables effectués par les dirigeants en fonction des caractéristiques des entreprises ;

- d'expliquer le processus d'élaboration des normes comptables.

     Présupposés de cette théorie, dite de l'École de Rochester, la théorie de l'agence (Agency Theoriy) et la théorie économique de la régulation constitutive de l'École du Public Choice, contribuent à lui donner un caractère à la fois polémique et centré en partie sur les conflits.

     La théorie de l'Agence, d'inspiration néo-classique, appréhende la firme comme une "fiction légale", noeud d'un ensemble de contrats en équilibre passés entre des acteurs (actionnaires, dirigeants, salariés, bailleurs de fonds, fournisseurs, clients) rationnels, guidés par la maximisation de leur intérêt (JENSEN et MECKLING, 1976). Elle postule que le système de coordination des activités repose sur la délégation et sur des relations (implicites ou explicites) de mandat : face à l'asymétrie d'information des contractants, des clauses limitatives ou incitatives sont nécessaires pour réduire les divergences d'intérêt mandant-mandataire et limiter le comportement présumé opportuniste des mandataires. Ces conflits d'intérêts latents - et les coûts de surveillance ou d'opportunités qu'ils engendrent - confèrent aux mesures comptables un rôle déterminant dans le suivi des contrats et placent la comptabilité au coeur des relations d'agences (JENSEN et MECKLING, 1976 et JENSEN, 1983). Ce rôle central assigné à la comptabilité quant à l'exécution des contrats conduit à formuler le problème du choix de méthodes (et de normes) comptables à partir de modèles renvoyant à la rationalité économique des agents.

     La théorie de la réglementation (POSNER, 1974) appréhende le processus politique comme une compétition entre les individus pour maximiser leur intérêt. Elle postule que la finalité des réglementations est d'effectuer des transferts de richesse, les "nombres" comptables - plus particulièrement le résultat comptable et les capitaux propres - étant utilisés comme argumentaire technique auprès des électeurs par les politiciens. En raison de leur "visibilité politique", les grandes entreprises seraient davantage exposées à ces mesures. 

 

Hypothèses de comportement...

   Les hypothèses de comportement des acteurs les plus formulées concernent :

- le conflit d'intérêt entre les actionnaires et les créanciers : afin de se prémunir contre des transferts de richesse effectués au détriment des créanciers, les contrats de prêt incluent des clauses (surtout aux États-Unis), formulées à partir des ratios comptables, restreignant l'action des dirigeants. Cela conduit les tenants de l'École de Rochester à formuler "l'hypothèse de la dette" selon laquelle les entreprises endettées devraient privilégier les méthodes comptables augmentant le résultat présent ;

- le conflit d'intérêt entre les actionnaire et les dirigeants : afin de limiter les risques de comportement opportuniste des dirigeants, les entreprises leur accordent des plans d'intéressement aux résultats se référant généralement à des indicateurs comptables. Ce raisonnement conduit à "l'hypothèse de la rémunération" selon laquelle les dirigeants, dans les sociétés à forte dilution du capital, devraient privilégier les méthodes comptables augmentant le résultat présent ;

- les relations avec l'environnement politique : afin de limiter le risque d'émergence de réglementations fiscales et administratives (loi anti-trust par exemple) et pour ne pas attirer les concurrents dans le secteur, les grandes entreprises réduiraient leur "visibilité politique" , recherchant le profil le plus neutre dans leurs rapports avec le grand public ou la classe politique. Ce raisonnement mène à "l'hypothèse de la taille" selon laquelle les grandes entreprises devraient privilégier les méthodes comptables minorant le résultat. 

Ces hypothèses ont fait l'objet de nombreux tests empiriques donnant lieu à des synthèses régulières en termes d'avancées et de critiques... Dans le contexte nord-américain, les conclusions les plus significatives de ces études ont trait aux choix suivants :

- la décision de "capitaliser" les intérêts à l'actif dans le coût des immobilisations en cours (au lieu de les comptabiliser en charges). Cette solution qui majore le bénéfice est pratiquée par les entreprises dont les ratios financiers sont les plus proches des contraintes imposées par les contrats de prêt et par les entreprise de grande taille ;

- la décision d'immobiliser à l'actif les coûts de recherche et développement (au lieu de les comptabiliser en charges). Cette solution est retenue par les entreprises de plus petite taille utilisant un fort levier financier et distribuant la plus grande partie de leur bénéfice. En effet, cette pratique, en augmentant le résultat comptable, permet de mieux satisfaire aux clauses contractuelles intervenant lors de la négociation des emprunts. A l'inverse, pour les entreprises de plus grande taille, cet objectif reste secondaire au regard de la recherche d'une minorisation de leur bénéfice comptable ;

- le choix de la méthode d'amortissement (linéaire versus accéléré). La technique d'amortissement linéaire est de préférence pratiquée par les entreprises utilisant un fort levier financier, à structure de capital diffuse, sans bloc de contrôle et à gestion managériale. Dans ce type d'entreprises où les dirigeants contrôlent la communication financière, ce choix permet de majorer le résultat publié. Des études ont établi une relation entre les modifications de la méthode d'amortissement (passage de l'amortissement accéléré à l'amortissement linéaire) et la politique de distribution de dividendes, notamment dans le cas de sociétés pour lesquelles cette distribution est limitée par les clauses de contrat de prêt ;

- le choix d'une méthode d'évaluation des stocks (LIFO versus FIFO). En situation inflationniste, le choix de la méthode FIFO engendre un résultat comptable plus élevés que celui qui serait obtenu en utilisant la méthode LIFO. Différentes études montrent que la méthode LIFO est retenue, afin de réduire le résultat, de préférence par les entreprises de grande taille, exerçant dans un secteur à fort taux de concentration.

        Les études portant aux États-Unis et en zone européenne francophone aboutissent à des résultats similaires. 

    Donatien AVELÉ, professeur à l'université de Moncton, Faculté d'administration, au Canada, fait une présentation semblable de la théorie positive de la comptabilité, abordant lui aussi les perspectives théorique et critique. 

il effectue une analyse comparative des théories normative et positive de la comptabilité. Reprenant les définitions du positivisme (dictionnaire Encarta de 2012 : système philosophique qui fonde la connaissance sur l'observation et l'expérience) et du normativisme (même dictionnaire : attitude qui consiste à édicter systématiquement des règles ou principes contraignants) en usage, il indique les trois courants identifiés par EGLEM (2005) :

- courant étudiant l'impact des informations comptables sur les marchés financiers ;

- courant analysant les relations entre les informations comptables et le comportement humain :

- théorie politico-contractuelle étudiant les déterminants organisationnels, économiques et politiques des choix effectués par les préparateurs des comptes.

Il se concentre surtout sur le troisième courant, examinant successivement l'hypothèse de la taille, l'hypothèse de la dette, l'hypothèse de la rémunération. Dans cette sociologie (qui ne dit pas souvent son nom) très jeune, il est toutefois difficile de juger, comme s'y essaye l'auteur, si la théorie contractuelle ou politico-contractuelle est l'équivalent de la théorie positive de la comptabilité initiée par WATT et ZIMMERMAN en 1978.

 

le conflit d'intérêt entre acteurs économiques

    Ce qui ressort de ses réflexions, c'est surtout l'analyse du conflit d'intérêt entre dirigeant d'entreprise et actionnaire et entreprise elle-même (si cela veut dire quelque chose en mode de propriété privée). On peut être frappé par l'absence d'autres acteurs majeurs que l'entreprise et le marché, ce qui indique bien l'influence majeure du courant économique néo-libéral dans toutes ces recherches. Même si on est très loin d'analyses sur des équilibres de marchés plus ou moins virtuels, et qu'on pénètre, au coeur d'un outil technique qu'est la comptabilité, dans les conflits entre les grands acteurs du monde de l'entreprise, on attend toujours une grande théorie qui permettrait d'indiquer le rôle de l'État et des consommateurs dans cette affaire.

Les critiques de la théorie positive ne vont pas toutes dans ce sens. De toute manière, il arrive à un moment où on ne peut faire l'impasse sur le conflit entre actionnaires, sociétés et États dans l'établissement des résultats comptables, et aux diverses manières de faire de la comptabilité. Dans les moments cruciaux des contrôles d'État concernant précisément la fonction fondatrice de la comptabilité (rôle fiscal), où les marchandages des dettes devient de plus en plus serrés, il est possible que la comptabilité elle-même change avec le changement d'attitude face aux impératifs (prétendus immuables) des profits immédiats. 

 

Jean-François CASTA, Théorie positive de la comptabilité, 2009, HAL Archives ouvertes.fr . Donatien AVELÉ, La théorie positive de la comptabilité : Aspects théorique et critique, Cahiers électronique de la Faculté d'administration, Université de Moncton, Canada, N°2, 2013.

 

Relu le 27 février 2022

 

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