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14 janvier 2016 4 14 /01 /janvier /2016 14:31

   Créée récemment (2010) et publiée par l'Institut de recherches historiques du Septentrion (CNRS/Université Lille3), la revue Comptabilités porte sur l'histoire et l'archéologie des documents comptables, des institutions qui les commanditent et des personnes qui les réalisent et les utilisent, d'aussi loin que l'on puisse remonter dans le temps et jusqu'à la mise en place, au milieu du XXe siècle, des pratiques comptables actuelle. Publication électronique en libre accès, elle est disponible sur le portail revues.org. 

  Dans son premier numéro (1/2010, Varia), les initiateurs de la revue écrivent que la revue entend s'ouvrir "aux historiens comme aux chercheurs d'autres disciplines s'intéressant à l'histoire de la comptabilité, à ses documents, ses institutions et ses acteurs."

Le sujet est vaste "par l'universalité des pratiques comptables et la diversité des formes qu'elles ont prises, depuis l'encoche sur un morceau de bois des temps néolithiques jusqu'au programme informatique d'aujourd'hui. Vaste aussi car l'activité de gérer et de contrôler des recettes et des dépenses ne peut être aisément isolée de tous les autres actes de gestion des droits, des biens et des personnes qui finalement l'encadrent et l'expliquent, car il est vain de vouloir étudier les comptabilités en ignorant tous ces documents associés qui ont pour nom censier, cherche de feux, état, aperçu, journal, livre de raison, grand-livre, registre, prospectus, brouillard, manuel..., qui dorment par milliers dans les fonds d'archives.

Mais la richesse des fonds ne seraient guère un argument si les comptes ne nous restituaient des concepts, des savoirs et des savoir-faire en constante évolution et interaction : ceux du philosophe et du clerc, du paysan et du marchand, du bourgeois et e l'entrepreneur, du prince et de l'État. L'histoire de la comptabilité est autant une histoire des idées que des techniques et de la civilisation matérielle, aussi bien une histoire économique et financière que sociale et politique. (...)".

Sujet neuf aussi car "ce n'est que depuis peu, et encore trop rarement, que les enquêtes portent sur les documents eux-mêmes et sur les conditions de leur production. Répondre aux appels à la constitution d'une codicologie et d'une "diplomatie des comptabilités" apparait pourtant essentiel pour dessiner les contours socio-culturels des acteurs et pour mettre en lumière les stratégies de gouvernance des autorités et des entreprises. Et si les enquêtes initiées par Pierre Jeanin, Jocken Hook et Wolfgang Kaiser sur les manuels et traités à l'usage des marchands ont montré des voies certes désormais empruntées par les sciences historiques comme par les sciences de gestion, il reste beaucoup à faire et à faire connaitre à propos des comptabilités marchandes et industrielles. L'étude des comptabilités privées a certes progressé, ainsi qu'en témoignent un nombre croissant de publications mais le champ est vaste et l'on ne saurait non plus oublier les comptabilités nationales, macro-économiques, et les relations qu'entretiennent les uns et les autres. Quant à la comptabilité publique, la recherche s'est essentiellement développée sur les aspects institutionnels et rares encore sont les études portant sur la formation de la science administrative : sur le processus de normalisation et d'acculturation entre les administrations centrales et locales, sur la place des savoirs marchands dans les organisations publiques, sur la circulation des modèles et l'analyse de leurs performances, sur les concepts et les modalités de contrôle. Les travaux des précurseurs existent, mais il importe aujourd'hui de promouvoir des analyses comparées à l'échelle européenne, à l'instar de ce qui a pu déjà être fait en matière de comptabilité industrielle.

Comptabilité, revue d'histoire des comptabilités, naît sur ce terreau fertile en cultivant le souhait d'aider au développement et à la diffusion des enquêtes et des la réflexion sur les rapports entre économie, société et politique. Les crises systémiques de gouvernance que traversent actuellement nos sociétés ont à l'évidence inspiré la démarche mais, fondée par des historiens, la revue entend prendre le recul nécessaire et affirmer sa différence, si l'on veut bien considérer que ses comparses étrangères (...) ont été initiées par des chercheurs en Sciences de Gestion. N'est-il pas temps pour les historiens de participer activement et lisiblement aux débats?"

  La revue a déjà traité plusieurs thèmes (Approches codicologique des documents comptables du moyen-Age, Objets et formes du contrôle en Europe à l'époque moderne, Le vocabulaire et la rhétorique des comptabilités médiévales, Maux et mots de la comptabilité privée (1750-1980), Comptables et comptabilités dans l'Antiquité, Savoirs et savoirs-faire comptable au Moyen Âge) à raison d'une parution par an. Les auteurs de la revue s'assignent des bornes temporelles. S'ils veulent aborder toutes les époques et tous les pays, il s'arrêtent à l'adoption définitive en 1957 du Plan comptable général et la mise en place de la comptabilité nationale par l'ordonnance du 2 janvier 1959. Le directeur actuel de la publication est Patrick BECK, professeur d'histoire  médiévale à l'université Lille-Nord de France-Lille 3, secondés par deux rédacteurs en chef, Marie-Laure LEGAY et Matthieu de OLIVEIRA, tous deux travaillant à la même université. Un comité scientifique comprend des universitaires d'autres régions). La périodicité se veut semestrielle.

  Si le vocabulaire utilisé dans les présentations reflète les vocables utilisés par la profession de comptable, les articles présentent un intérêt certain, qui dépasse largement les aspects techniques, quant à leurs contenus et leur formulation. Ainsi, chaque thème est précédé d'un Éditorial qui expose les problématiques abordées par les auteurs. Le numéro de 2014 (n°6) portant sur Comptables et Comptabilités dans l'Antiquité, commence par un Éditorial de Patrick BECK et une introduction de Véronique CHANTOWSKI, qui permettent d'aborder les contributions de Cécile MICHEL (La comptabilité des marchands assyriens de Kanis), de Laetitia GRASLIN-THOMÉ (Archivage et comptabilité en Babylonie au VIe siècle av J-C.), de Charles DOYEN (Pratiques comptables en Grèce hellénistique), de Leopold MIGEOTTE (Les grands livres de Tauroménion en Sicile), de Alain SHÄRLIG (Les moyens du comptable antique), de Julien M. OGEREAU (La plus ancienne référence comptable chrétienne), de Gérard MINAUD (La comptabilité pour mieux communiquer : l'étrange cas romain)... Gérard MINAUD écrit ensuite une conclusion sur les comptables et la comptabilité dans l'Antiquité.

 

Comptabilités - Revue d'histoire des comptabilités, portail www.revues.org.

 

Relu le 1er mars 2022

 

 

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12 janvier 2016 2 12 /01 /janvier /2016 09:51

   La première réaction quand on entend associer comptabilité et conflit est qu'il s'agit réellement d'activités très techniques sans rapport avec l'expression de conflits. Ces écritures et documents comptables auraient plutôt à voir avec une coopération nécessaire à leur bon déroulement comme à leur utilisation. Mais nous sommes maintenant, avec toute cette sociologie des techniques, averti de leur non-neutralité. Les outils de gestion que sont le bilan, le compte de résultats... ne sont pas si "innocents" que cela.

Leur histoire, leur objectif, leur utilisation s'inscrivent dans le cadre général des relations conflictuelles entre plusieurs groupes sociaux. Et la comptabilité fait, même si cela est moins connu et moins important que pour d'autres secteurs d'activités humaines, l'objet d'études, qui dépassent tout-à-fait les problématiques de la bonne tenu des comptes....

 

Ordonner les données comptables, une activité non neutre...

      Compter, choisir ce que l'on comptabilise et la manière de le faire, n'est pas sans incidence sur la pratique et la représentation de la réalité économique. Un coup d'oeil sur le Plan Comptable permet d'ailleurs de bien se rendre compte qu'il est d'abord à l'usage des dirigeants d'entreprise ou d'administration. Dans celui-ci, la part belle est faite au capital, le travail étant considéré - même si c'est lui qui fait fonctionner l'agent économique - comme une charge et est affectée d'un trait négatif dans les comptes. L'organisation de la comptabilité dans son ensemble est toute orientée par le calcul de la TVA, lorsqu'elle est présente dans l'arsenal fiscal de l'État, et le résultat de l'entreprise sert d'abord de calcul à l'impôt direct, ce que confirme son histoire, même si ensuite il dépasse largement cette fonction. Cette comptabilité est aussi l'instrument-clé pour le calcul des dettes et des créances de ces agents économiques. 

 La comptabilité est issue de la volonté des groupes sociaux au pouvoir de savoir quelles sont les ressources qu'il est possible de s'approprier, et en même temps de savoir si les services (de l'État, de la Congrégation, de l'Église...) eux-mêmes sont suffisamment aptes financièrement à assumer leurs fonctions. Même si à l'origine, elle est imparfaite, discontinue, empreinte de subjectivité, elle n'en demeure pas moins un instrument indispensable d'un pouvoir qui entend devenir permanent. Et cela devient de plus en plus efficace lorsque cette comptabilité devient de plus en plus précise, vérifiable, continue et reposant sur des données objectives. 

    Il est d'ailleurs clair aux yeux de théoriciens du socialisme qu'on ne peut avoir une comptabilité  élaborée en milieu capitaliste comme outil transposé tel quel pendant une transition et une période socialiste. Mais il apparait non moins clairement, à l'expérience historique de régimes qui se sont essayés à une gestion socialiste, que jeter toute une pratique comptable vieille de plusieurs millénaires n'est pas la meilleure chose à faire. Utile pour comprendre et guider l'activité d'un agent économique, la comptabilité telle qu'elle s'est formée est difficilement modifiable si l'on veut avoir une idée précise de sa performance et de ses capacités. Il est possible que la comptabilité peut être plus complète qu'elle ne l'est aujourd'hui pour guider des politiques socialistes.  De toute manière les conclusions tirées des chiffres peuvent varier considérablement d'une politique économique à une autre.

L'introduction de réformes comptables tendant à donner encore plus d'importance aux flux financiers soumis à des spéculations, dans les entreprises importantes (variation du capital social en fonction des cours de la bourse...), n'est pas de nature par contre à favoriser leur pilotage économique en tant qu'unité autonome. On peut penser, d'ailleurs, que toute modification provenant de l'extérieur de la sphère de production de biens et de services où naviguent principalement les acteurs économiques complique, brouille, rend même aléatoire l'analyse, pour eux-mêmes... et à terme pour les acteurs extérieurs.... A tel point que les analyses tiennent compte des "altérations" induites par ces réformes comptables. A tel point qu'une analyse peut éclairer le gros conflit économique entre logiques productives et logiques financières...

   

Les liens entre politique et comptabilité

     Madina Rival et Olivier VIDAL, maitres de conférences au CNAM Paris, chercheurs au LIRSA (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Science de l'Action) tentent de comprendre les liens entre politique et comptabilité.

Écrivant à l'approche d'élections présidentielles, ils constatent d'abord l'absence de réforme comptable dans les discours des candidats. "Pour autant que faut-il en conclure? Que la comptabilité a atteint un niveau d'aboutissement tel qu'il n'est plus nécessaire de la modifier? Que les normes comptables présentent un enjeu qui n'intéresse pas les politiques". Mais l'importance acquise ces dernières années par la dimension internationale des sujets liés à la comptabilité est révélée par de vifs débats dans certaines enceintes décisionnelles à propos des normes internationales? 

 Le lien négatif entre comptabilité et politique dans les débats électoraux (traiter de comptable à la petite semaine son rival est bien vu...) ne favorise pas la compréhension de la comptabilité comme objet de conflit. Pourtant, écrivent nos auteurs "(...) récemment, en avril 2009, la déclaration finale des membres du G20 réunis à Londres rendait l'application des normes comptables américaines (US GAAP) et internationales (IFRS) responsable en partie de la crise financière actuelle. Or, ces normes sont devenues la référence incontournable, en particulier depuis l'adoption des IFRS par l'Union Européenne,qui les a rendues obligatoires pour l'ensemble des groupes de sociétés cotés en Europe depuis 2005." Pour Alain BURLAND et Bernard COLASSE, à l'occasion de cette crise financière (Normalisation comptable internationale : le retour du politique?" Comptabilité - Contrôle - Audit, décembre 2010, volume 16,3), la comptabilité fait partie de la  chose politique, du gouvernement des hommes.

"Au final, écrivent nos auteurs, si la comptabilité, et plus précisément la comptabilité internationale, est un enjeu politique, peut-on pour autant penser que la comptabilité n'est pas un enjeu de la politique, (...) de la compagne présidentielle?" 

La comptabilité ne peut être politiquement neutre : "La comptabilité est un outil, une technique visant à traduire la réalité en informations synthétiques et quantitatives. La politique est l'art de la décision, du consensus. Politique et comptabilité ne sont pas sur un même niveau. La comptabilité peut être considérée comme un outil au service du politique, un système d'information au service de la prise de décision. Pour autant, cet outil n'est pas neutre. Comme en entreprise, le système de mesure et d'information, peut influencer la décision. Peut-elle pour autant véhiculer un contenu politique? Y-a-t-il une "comptabilité de gauche" et une "comptabilité de droite"?

Il y a à peine plus de vingt ans, la réponse aurait pu sembler évidente. A l'époque du bloc soviétique, la comptabilité communiste était axée sur le calcul du coût de revient. Les entreprises appartenant toutes à l'État, la problématique de valorisation des capitaux propres (même si un tel compte existait) était totalement déconnectée de l'idée de revendre l'entreprise. La valorisation du patrimoine de l'entreprise passait au second plan, de même que l'était la notion de comptabilité d'engagement dans un système où primait le contrôle des paiements. Dans un système de marché, la valorisation des capitaux propres au plus près des variations des cours apparait comme beaucoup plus prégnante. Le débat sur la juste valeur qui se développe alors que le financement par les marchés financiers se généralise depuis les années 1980 illustre ce phénomène. (...)." 

    Il existe, nous disent les mêmes auteurs, plusieurs courants de recherche académique en comptabilité qui intègrent la dimension politique dans leurs analysent. D'ailleurs ces différents courants ne s'entendent parfois ni sur les présupposés de leurs analyses, ni sur leur épistémologie, ni sur leurs principes de base. Ainsi, à la théorie "politico-contractuelle", appelée "théorie positive de comptabilité" de WATTS et ZIMMERMAN (1978), s'oppose un autre courant plus récent, et tout aussi important, le courant "critique" de la recherche comptable, portée notamment par un revue new-yorkaise d'inspiration néomarxiste, Critical Perspectives on Accouting. "Finalement, les théories "politiques" de la comptabilité expliquent les raisons qui amènent les comptables à faire de la politique. L'approche positiviste comme l'approche critique néomarxiste expliquent pourquoi les acteurs de la comptabilité peuvent être amenés à mettre en oeuvre des stratégies de lobbying pour influencer le normalisateur." Par acteurs de la comptabilité, tous ces auteurs de diverses théories, qui connaissent très bien les pratiques comptables, désignent bien entendu tous ceux qui des experts comptables aux auditeurs, des responsables financiers aux directeurs de banque sont bien conscients de la nature politique de leurs activités. Ceux-ci s'appuient sur des armées de comptables qui eux, n'ont, la plupart du temps, aucunement conscience de cet aspect politique et ne connaissent de leur métier que l'aspect technique. 

Actuellement, si la majorité des travaux en la matière (sur le lobbying) sont des rapports relativement anecdotiques, et peu basés sur des recherches empiriques, l'étude longitudinale par exemple de KIRSH et DAY (2001) montrent que l'IASC/IASB (organisme expert) est un vrai "lobbyiste" qui cherche à gagner les pouvoirs à sa cause, et qu'il est lui-même cible de tentatives d'influence. Il apparait que le processus de normalisation résulte d'actions de lobbying. 

On peut ajouter que la très grande majorité des études comptables sont à vocation purement techniques (il suffit de consulter les manuels, même si qui s'avèrent extensifs dans leurs considérations, pour s'en rendre compte). Ces études peuvent faire apparaitre d'ailleurs (participation bien involontaire aux batailles idéologiques) la comptabilité comme une affaire purement technique. Or, de même que l'énergie ou les travaux domestiques, les aspects politiques sont très présents. C'est seulement à l'occasion de bouleversement de compétences et de souverainetés que généralement on s'en préoccupe plus. Mais tout au long du 'travail comptable" des enjeux bien politiques sont mis en oeuvre. Derrière l'aspect froid et "objectif" de la comptabilité, des conflits se révèlent dans toute leur ampleur après quelques analyses. La sociologie de la comptabilité fait bien partie, alors, de l'ensemble très divers de la sociologie des techniques.

 

Un scepticisme sur la qualité de la recherche comptable

  Le scepticisme envers la recherche comptable en général est assez répandu tant chez les professionnels (et plus on descend dans la hiérarchie comptable, plus c'est vrai!) que chez les universitaires en général. "Pourtant, rappelle Bernard COLASSE, la recherche comptable existe depuis longtemps dans les universités des pays anglo-saxons où prospèrent de multiples centres qui s'y consacrent. Mais elle est relativement récente en France, où les universités n'ont accueilli que tardivement la discipline comptable, au début des années 1970. (...) Des thèses de doctorat et de nombreux articles publiés dans des revues académiques témoignent de son existence et de sa vitalité. Le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) ne retient pas moins d'une trentaine de revues de comptabilité pour juger des travaux des chercheurs du domaine (y compris, il est vrai, des revues de contrôle de gestion et d'audit). A l'exception de la revue Comptabilité-Contrôle-Audit créée en 1995 par l'Association francophone de comptabilité (AFC), l'association qui réunit les enseignants-chercheurs de langue française, toutes ces revues sont anglophones." Notre auteur repère dans cette recherche trois catégories : une recherche fondamentale, une recherche appliquée et une recherche normative.

"La recherche comptable fondamentale s'intéresse à la comptabilité comme phénomène historique, social, économique et organisationnelle. Elle traite, dans une perspective uniquement cognitive (scientifique), de questions assez générales relatives à ses concepts, à ses méthodes, à son fonctionnement et à son rôle. (...) Certains de ces travaux ont une dimension critique en ce qu'ils questionnent le rôle de la comptabilité et des informations qu'elle produit dans les organisations et la société.

La recherche comptable appliquée vise plus directement le perfectionnement de l'outil et se concrétise par des travaux d'ingénierie qui peuvent viser  soit à un élargissement de la modélisation comptable, soit à son adaptation à de nouveaux besoins d'information (sociaux, sociétaux, environnementaux...) soit encore à l'exploitation de potentialités des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC).

La recherche normative (dite encore doctrinale) traite plus ou moins directement des problèmes auxquels sont confrontés les normaiisateurs. Il s'agit par exemple de réfléchir à la façon dont on peut saisir et évaluer en comptabilité l'immatériel. Il peut encore s'agir de réaliser des études sur les différents impacts des normes : avant leur adoption, pour juger de leur opportunité ou, après leur mise en application, pour faire en quelque sorte le bilan de cette mise en application.

Ces trois types de recherche, nullement exclusifs l'un de l'autre, ont leur utilité pour les praticiens, les normalisateurs et la société en général ; ainsi, certains travaux d'histoire de la comptabilité à vocation cognitive, tels ceux sur l'histoire des méthodes d'évaluation, peuvent éclairer des débats contemporains, comme celui sur l'évaluation en juste valeur." 

 

Madina RIVAL et Olivier VIDAL, Politique et comptabilité : quels liens pour quels enjeux? Colloque au Sénat du Conseil Supérieur de l'Ordre des Experts-comptables, Janvier 2012, https://halshs.archives-ouvertes.fr. Bernard COLASSE, Dictionnaire de comptabilité, collection Repères, La Découverte, 2015.

 

SOCIUS

 Complété le 4 février 2015. Relu le 2 mars 2022

 

 

 

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3 janvier 2016 7 03 /01 /janvier /2016 09:05

      Le fossé qui sépare aujourd'hui le citoyen lambda de l'élite politico-économique ne tient pas seulement à l'écart des revenus (et des possibilités d'échapper à l'impôt), à la technicité des débats économiques ou à l'éloignement progressif des priorités politiques (entre les cours de la Bourse et l'emploi par exemple), ni non plus au désintérêt croissant vis-à-vis des affaires de la cité, individualisme ambiant oblige, mais aussi d'une tendance structurelle de la promotion dans les entreprises ou dans les institutions politiques.

Cette tendance se résume à la promotion, à un moment de leur carrière, des individus à leur niveau d'incompétence, de manière individuelle et collective, les solidarités à la même échelle socio-économico-politique consolidant cette même tendance...

Mais, il ne s'agit pas seulement de cela : il existe, parallèlement à cette désaffection sur la chose publique (les intérêts privés, quels qu'ils soient, primant en fin de compte), une tendance à la médiocrité générale. A la démocratie se substitue la médiocratie : une mauvaise démocratie (le déni du vote direct des citoyens ou une mauvaise conception de la représentation de ceux-ci, par exemple) produit de mauvais citoyens, comme de mauvais citoyens (vivant sciemment leurs individualismes au mépris du collectif) produisent une mauvaise démocratie, en un cycle infernal qui mène tout droit à la dictature consentie et désirée... Si cette médiocrité générale touche le domaine public, il n'épargne pas les activités économiques privées, ni la vie privée...

    La multiplication des sollicitations d'attentions, l'auto-imposition, sous forme d'addiction, de sources de détournement d'attention (smartphones, tablettes et autres) se traduit par un buzz constant de bruits ou d'informations parasites qui font de la vie quotidienne une multitude d'interruptions d'actions, une discontinuité carrément de l'espace et du temps. Pas étonnant qu'au bureau, dans les relations de travail ou même dans les relations interpersonnelles au travail, dans les relations entre adultes et entre parents et enfants au domicile soient empreints de cette sorte de perte de continuité, qui fait qu'on passe constamment dans la journée du coq à l'âne, il n'est pas étonnant si à une relation se superpose dans le même temps  ou dans le même espace ou presque, une autre relation... Le travail et la qualité de la relation en subit les conséquences, sans que l'on ne s'en aperçoive immédiatement... La médiatisation à travers la télévision se trouve démultipliée par ces petits appareils que l'on garde pratiquement en permanence sur soi... A la relation immédiate avec l'entourage, se substitue en importance (de qualité et de quantité) les perceptions médiatisées de la réalité, induisant une décroissance d'efficacité dans l'action, d'où une certaine médiocrité de toutes sortes de prestations de biens et de services, comme des relations entre individus... La médiocratie dont on parle ne ressort pas immédiatement de ce phénomène, mais cela fait partie du 'tableau d'ambiance".

Revenons donc pour le moment à ce que des sociologues et les managers appellent le principe de Peter, qui combiné avec d'autres éléments, forment la médiocratie... Les auteurs qui analysent ce principe et ceux qui traitent de la médiocratie ne se penchent pas sur ce phénomène-là, où le ludique immédiat se mêle à une baisse d'attention généralisée...

  Le principe de Peter, appelé parfois par des spécialistes (de ressources humaines notamment) "syndrome de la promotion Focus", est une loi empirique relative aux organisations hiérarchiques, proposée par Laurence Johnston PETER (1919-1990), pédagogue canadien, professeur agrégé de l'Éducation, installé en 1966 à l'Université de Californie du Sud et par Raymond HULL (1919-1985), écrivain canadien, poète, travaillant surtout à la télévision, dans leur ouvrage du même nom publié en 1970.  

Selon ce principe, dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s'élever à son niveau d'incompétence et avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d'en assumer la responsabilité. L'ouvrage de PETER et HULL est rédigé sur un ton satirique mais le principe exposé fait ensuite l'objet d'études universitaires et de réflexions managériales, qui examinent sa validité en le confrontant au réel, avec des conclusions d'ailleurs de validité complète et partielle. Il existe des réflexions dans le management tendant à vouloir corriger les incidences du Principe de Peter dans l'entreprise. Mais comme ce principe touche tous les stades de la hiérarchie, plus on monte dans celle-ci, plus des solidarités socio-professionnelles s'opposent aux efforts déployés pour contrecarrer ses effets. La nature trop générale (toutes les organisations hiérarchiques) du principe de Peter, le fait que toutes les promotions ne se font pas suivant les compétences et le fait que les nominations ne soient pas toujours du fait des hiérarchies elles-mêmes (processus d'élection ou de sélection extérieure), modèrent la validité d'un tel principe. Les exemples pris par ces deux auteurs sont relativement nombreux, ce qui frappent le plus concernant le monde de l'enseignement.

C'est sur cet exemple qu'enchaine l'étude d'Hans Magnus ENZENSBERGER (né en 1929), comme l'écrit Alain DENEAULT dont le livre sur la médiocratie inspire cet article, portant sur l'être de "l'analphabète secondaire". Cet être est produit en masse par les institutions d'enseignement et de recherche ; il se fait fort d'une connaissance utile, moyenne, qui n'enseigne toutefois pas à remettre en cause ses fondements idéologiques. "Il se considère comme informé, sait déchiffrer modes d'emploi, pictogrammes et chèques, et le milieu dans lequel il se meut le protège, comme une cloison étanche, de tout désaveu de ca conscience" résume ce dernier dans son essai Médicroté et folie (Gallimard, 1991 (1988)). Le savant médiocre ne pense jamais par lui-même, il délègue son pouvoir de pensée à ses instances qui lui dictent ses stratégies aux fins d'avancement professionnel. L'autocensure est de rigueur pour autant qu'il sait la présenter comme une preuve de roublardise, d'autant plus, ajouterions-nous, qu'il n'accorde pas dans sa vie une importance centrale à son activité officielle...

Depuis un long processus déjà analysé par Karl MARX (Introduction générale à la critique de l'économie politique, 1857) où il réfléchit sur les conséquences des multiples pertes de qualification professionnelles entrainée par la révolution industrielle, le métier étant ravalé au rang de "moyen" interchangeable, les sociétés occidentales subissent une médiocrisation du savoir-faire général. La tendance à l'exclusion des non-médiocres (gêneurs, ennuyeux, voire dissidents) se voit confirmée régulièrement, mais comme l'écrit Alain DENEAULT, "on le fait aujourd'hui en prenant le parti de la médiocrité. Pour lui, "des psychologues trouvant toute leur place dans des écoles de commerce inversent les rapports de valeur en présentant les formes singulières de compétence comme un surcroit de "maitrise de soi". Il pointe les travaux par exemple de Christy Zhou KOVAL, de la Duke University's Fuqua School of Business, qui "présente les travailleuses et travailleurs qui se trouvent exigeants envers eux-mêmes comme des sujets quasi responsables du fait qu'on finit par abuser d'eux. Il leur revient d'apprendre à restreindre leur activité à un cadre étroit. Leur propension au travail bien fait et au sens large des responsabilités passe désormais pour un problème. Ils dérogent ainsi à leurs objectifs "personnels", soit leur carrière telle que la paramètrent leurs institutions de tutelle.".

Notre auteur s'appuie pour définir cet ordre médiocre érigé en modèle sur les travaux d'Alexandre ZINOVIEV (1922-2006), dans sa description des aspects généraux du régime soviétique en des termes qui le font ressembler à nos démocraties libérales. Dans son roman satirique Les hauteurs béantes, il déploie ses théorèmes : Je parle de la médiocrité, comme d'une moyenne générale. Il ne s'agit pas du succès dans le travail, mais du succès social. Ce sont des choses bien différentes. (...). Si un établissement se met à fonctionner mieux que les autres, il attire fatalement l'attention. S'il est officiellement confirmé dans ce rôle, il ne met pas longtemps à devenir un trompe-l'oeil ou un modèle expérimental-pilote, qui finit à son tour par dégénérer en trompe-l'oeil expérimental moyen."

Dans cette vision des choses l'expert s'érige comme la figure centrale de la médiocratie. "Sa pensée, écrit notre auteur, n'est jamais tout à fait la sienne, mais celle d'un ordre de raisonnement qui, bien incarné par lui, est mû par des intérêts particuliers." On peut aisément reconnaitre que la plupart des experts économiques aujourd'hui adoptent un modèle que la moyenne reconnait comme seul valide, lequel s'avère nettement incapable des performances attendues. De la même manière, la plupart des experts politiques, conseillers politiques à tous les étages des hiérarchies des partis ou des institutions, est adulée car adoptant le système politique moyen comme référence, lequel a une fâcheuse tendance à être contre-productif dans bien des domaines... L'expertise n'est vendable à large échelle que si elle confirme, émet, embelli une opinion commune très moyenne, et du coup, comme l'ensemble de la société considère les experts, surtout médiatisés, comme des références indépassables, celle-ci adopte des solutions moyennes à ses conflits de tout ordre, lesquels ont alors une fâcheuse tendance à s'accumuler, à croître en nombre et en puissance, à s'aggraver et à faire sombrer l'édifice social vers des lendemains qui chantent faux... La majorité des universitaires s'érige bien entendu comme la figure centrale de la médiocratie (Edward SAÏD, Reith Lectures de la BBC, en 1993). Cette médiocrité ambiante se camoufle sous le nom de professionnalisation, laquelle se présente socialement à la manière d'un contrat tacite entre, d'une part, les différents producteurs de savoirs et de discours, et, d'autre part, les détenteurs de capitaux. 

Notre auteur est sans concessions : "Les premiers fournissent et formatent sans aucun engagement spirituel les données pratiques ou théoriques dont les seconds ont besoin pour se légitimer. Saïd reconnait conséquemment chez l'expert les traits distinctifs des médiocres : "faire" comme il faut selon les règles d'un comportement correct - sans remous ni scandale, dans le cadre des limites admises, en se rendant "vendable" et par-dessus tout présentable, apolitique, inexposé et "objectif". Le médiocre devient dès lors pour le pouvoir l'être-moyen, celui par lequel il arrive à transmettre ses ordres et à imposer plus fermement son ordre.

Ce fait social mène fatalement la pensée politique à un point de conformisme qui se présente sans surprise comme le milieu, le centre, le moment moyen érigé en programme politique. Il se fait l'objet d'une représentation électorale porté par un vaste parti transversal n'ayant à offrir au public pour toute distinction qu'un ensemble de fétiches que Freud désignait par les termes de "petites différences". Les symboles plus que les fondements sont en cause dans cette apparence de discorde. Il faut voir comment, dans les milieux du pouvoir, comme les parlements, les palais de justice, les institutions financières, les ministères, les salles de presse ou les laboratoires, des expressions telles que "mesures équilibrées", "juste milieu" ou "compromis" se sont érigés en notions fétiches. Tellement, qu'on n'est plus à même de concevoir quelles positions éloignées de ce centre peuvent encore exister pour qu'on participe, justement, à cette proverbiale mise en équilibre. N'existe socialement d'emblée que la pensée à son stade pré-équilibré. Si sa gestation la prépare déjà dans les paramètres de la moyenne, c'est que l'esprit est structurellement neutralisé par une série de mots centristes, dont celui de "gouvernance", le plus insignifiant d'entre tous, est l'emblème. (...).(...) on évincera les esprits qui ne participent pas à la duplicité, et ce, bien entendu, de manière médiocre, par le déni, le reniement et le ressentiment. Cette violence symbolique est éprouvée.

La médiocratie nous incite de toute part à sommeiller dans la pensée, à considérer comme inévitable ce qui se révèle inacceptable et comme nécessaire ce qui est révoltant. Elle nous identifie. Que nous pensions le monde en faction de variables moyennes est tout à fait compréhensible, que des êtres puissent ressembler à tout point de vue à ces figures moyennes va de soi, qu'il y ait une injonction sourde ordonnant à tous d'incarner à l'identique cette figure moyenne est, par contre, une chose que d'aucuns ne saurait admettre. Le terme "médiocratie" a perdu le sens de jadis, où il désignait le pouvoir des classes moyennes. Il ne désigne pas tant la domination des médiocres que l'état de domination exercé par les modalités médiocres elles-mêmes, les inscrivant au rang de monnaie du sens et parfois même de clé de survie, au point de soumettre à ses mots creux ceux et celles qui aspirent à mieux et osent prétendre à leur souveraineté."

   Si nous exposons ici des termes de réflexion sur le principe de Peter et une médiocratie qui, non seulement aurait remplacé une démocratie au niveau politique, mais aurait installé des comportements de même type dans les milieux économiques et jusqu'aux aspirations sociales, c'est parce que cette dérive massive constitue un élément de négation des conflits, et parfois même de toute notion de conflit. Le conformisme tend à réserver le terme de conflits à des contradictions mineures et il faut l'éclatement fort de la violence pour qu'un réveil ait parfois lieu dans nos sociétés où les gens semblent devenus en majorité gras et paresseux...

 

Alain DENEUAULT, La médiocratie, Lux éditeur, 2015. Laurence PETER et Raymond HULL, Le principe de Peter, ou pourquoi tout va toujours mal, Le livre de poche, 1969 (réédition 2001). 

 

FURIUS

 

A noter que cette médiocratie se révèle sur le plan politique lors des fortes échéances électorales, comme le montre l'examen des propositions politiques émises par les oppositions au candidat-président MACRON... Comme cette médiocratie s'est propagée à l'ensemble des médias, elle entraine avec elle une médiocrité de l'ensemble de la campagne électorale. La médiocrité journalistique entretient la médiocrité politique et facilite le passage,probablement, de la démocratie à une dictature "molle", prélude à une dictature en bonne et due forme...

FURIUS

 

Oh là!,  Furius, vous nous foutez la déprime!!!

GIL

 

Je sais, je sais... C'est pour ça que je suis là!!!!  Tout comme je suis las de cette médiocrité ambiante...

FURIUS

 

Relu et commentaires ajoutés le 5 mars 2022

      

      

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11 octobre 2015 7 11 /10 /octobre /2015 15:19

   Le premier travail des sociologues désirant comprendre le terrorisme dans ses facettes sociales et psychologiques est de lutter contre la véritable propagande contre le terrorisme, qui tend à lui donner une importance stratégique démesurée et à minorer ou occulter le combat de la très grande majorité des organisations qui luttent pour une autre organisation du monde, quelles que soient leur orientation idéologique. La connaissance des mécanismes de recueil de l'information sur le terrorisme est donc le premier objectif préalable. Après l'aspect cognitif, le second problème qu'ils affrontent est relatif au jugement moral. Pour Antoine MÉGIE et Luis MARTINEZ, par exemple, "cette dimension alimente, toujours, aujourd'hui, nombre de débats et de controverses dans le champ académique, notamment entre une école estampillée "constructiviste" et ses détracteurs."

L'auteur rappelle que l'école "constructiviste" tente de comprendre le terrorisme à travers les logiques bureaucratiques et les discours, soit les éléments du... contre-terrorisme. "Dans cette perspective, commente t-il, l'objet d'étude est la labellisation de l'ennemi et les mécanismes qui l'orientent. Une telle démarche se fonde sur un refus du genre terroriste, estimant que ce dernier ne constitue pas un objet objectif du fait de sa forte dimension discursive : "Les terroristes sont toujours désignés par les autres.". Les aspects psychologiques qui entourent tout discours sur le terrorisme sont si prégnants, que le débat sur le terrorisme tourne assez vite à la confusion des genres entre analystes de l'action publique et acteurs engagés dans les politiques publiques. Du coup, le monde universitaire, prenant acte de l'imprécision de l'objet, s'investit très peu dans son étude. Cette attitude est renforcée, par la floraison de travaux et de tentatives de définition suivant les attentats du 11 septembre 2001, travaux qui donner aux événements de ce type une importance majeure au terrorisme dans les relations internationales. Il existe un déséquilibre fort (dans la quantité et dans la prise en compte par le public ou les responsables gouvernementaux) entre production littéraire "journalistique" et production scientifique. Les premiers bénéficient de toute l'attention de responsables politiques dont la réélection dépend des émotions populaires alors que la connaissance scientifique du ou plutôt des phénomènes terroristes ne progresse pas beaucoup. Cette école "constructiviste", du coup, puisque les travaux réellement scientifiques ne sont pas suffisamment pris en compte, opte pour une étude sur les discours et positions. Elle a le mérite essentiel de mettre en évidence l'accroissement général du pouvoir coercitif de l'Etat, et ce à destination d'une catégorie bien plus large de la population que celle des poseurs de bombes. Elle a aussi le mérite de montrer une certaine dérive dans la caractérisation du terrorisme, assimilé à la défense d'une religion précise, l'islam.

La confusion est entretenue entre radicalisme politique et basculement dans la violence terroriste, puisque la littérature "journalistique" s'attache beaucoup plus aux phénomènes violents qu'aux autres. "L'engagement dans un parti ou mouvement, islamiste radical diffère (pourtant) du basculement dans une organisation armée clandestine. Les facteurs qui expliquent l'engagement d'un individu dans une organisation politique de type islamique (parti, association, syndicat) sont hétérogènes et ne se ramènent pas à une cause unique. Les causes peuvent être psychologique (colère, frustration), économique (pauvreté), démographique (zones urbaines, banlieues), religieuse (un idéal de société vertueuse) et politique (Etat islamique). Parmi ces facteur, il est exceptionnel qu'un individu s'engage dans une organisation politique de tendance islamique pour pratiquer de façon délibérée des assassinats ou des attentats, sauf si celle-ci a un statut à la fois de parti et le milice à l'instar du Hezbollah au Liban ou du Hamas en Palestine. Sans quoi, l'individu opte pour une organisation armée clandestine (Al-Qaïda, Groupe salutiste pour la prédication et le combat, etc) qui est plus appropriée pour fournir une idéologie et une croyance nécessaire au passage à l'acte ; une infrastructure pour assurer sa promotion mais aussi son contrôle, et une dynamique de groupe créatrice de lieu de fidélité impérative à la survie de l'organisation. En somme, un individu peut avoir de nombreuses raisons de rejoindre une organisation politique de tendance islamique sans pour autant avoir la moindre envie de basculer dans une logique de violence. Or ce malentendu provoque une grande confusion dans les explications sur la violence des groupes terroristes dans le monde arabe-musulman." Il faudrait être plus attentif aux phénomènes qui dépassent le cadre de l'islam politique et s'attacher aux mécanismes qui amènent un individu au soutien ou à la pratique d'attentats.

 

Plusieurs approches du terrorisme....

       Plusieurs approches vont dans le sens précédemment décrit, fondant une lecture du terrorisme, auparavant centrée sur les violences terroristes d'obédience révolutionnaire et ethno-nationaliste dominantes dans les années 1970 et 1980, actuellement beaucoup plus sur celles issues du monde arabe-musulman :

- l'approche culturaliste et psychologique qui interroge le lien entre culture ou sous-culture et le recours à la violence politique. Cette approche est pertinente lorsqu'elle s'accompagne d'une dimension sociologique importante qui prend en compte le contexte dans lequel agissent les différents protagonistes. Il n'existe pas de pathologie terroriste ou de personnalité terroriste, contrairement à ce que certains manuels des services secrets décrivent (la manie du profilage...). En fait, le basculement dans une organisation terroriste n'apparait pas comme le résultat d'une anomie ou d'une frustration, mais davantage comme le choix de rejoindre "l'élite des combattants. N'en déplaise aux férus de la recherche des personnalités pathologiques violentes, il s'agit de politique et d'opposition - souvent très argumentée - à un système idéologique... (voir par exemple l'étude de Nasra HASSAN sur les militants du Hamas et celle de Marc SAGEMAN (2004) sur les prisonniers de Guantanamo)

- l'approche stratégique définit le terrorisme à travers le type de lutte, les instruments militaires et le mode d'organisation. La violence terroriste, d'après les déclarations mêmes des chefs ou porte-paroles d'organisation, eux-mêmes, est une technique low cost utilisée par des groupes dotés de ressources limitées (Bruce HOFFMAN). Il s'agit bien alors d'une "guerre asymétrique". Deux types d'approche de ce genre structurent le champ académique. D'une part, l'analyse qui se focalise uniquement sur l'attentat lui-même, strictement à partir de trois dimensions : action violente, civils blessés et pression politique, généralement les trois retenues par le monde journalistique. Si cela conduit à une réflexion sur la violence, elle reste limitée dans ses résultats. D'autre part, l'analyse considérant la dimension matérielle de la violence comme point de départ. Il s'agit d'analyser précisément la dimension stratégique et matérielle du recours à la violence, afin de montrer dans quelle mesure chacun des éléments s'inscrit dans des processus politiques et sociaux. Plus féconde, cette analyse est souvent effectuée par des études stratégiques qui sont plutôt portées à l'attention d'un public spécialisé.

- l'approche par l'idéologie interroge le lien entre l'idéologie et le recours à la violence politique. Souvent utilisé dans les années 1970 pour décrire les actions de l'extrême gauche, beaucoup moins de l'extrême droite, elle donne actuellement lieu à de nombreux ouvrages sur la relation entre l'islam et la violence. Ce qui permet de ne pas rappeler les liens généraux entre terrorisme et religieux dans l'Histoire. Les études récentes restent trop centrées sur l'islam - alors qu'il existe aussi par exemple un terrorisme hindou dans d'autres parties du monde que le Moyen-Orient. Dépassant la problématique moyen-orientale et ses répercussions dans le monde entier, Michel WIEVIORKA (Sociétés et terrorisme, Fayard, 1988) développe ce qu'il appelle l'approche en terme d'inversion (1988). Il voit le recours au terrorisme comme la dénégation de toute idéologie. Il s'agit alors d'interroger le lien entre groupe terroriste et mouvement social. Ici, l'acteur utilise abusivement, en la distordant à l'extrême, une revendication sociale, nationale ou autre. Ce concept d'inversion permet d'élargir la vision instrumentale qui se focalise uniquement sur la stratégie des acteurs et de s'intéresser aux interactions qui influent fortement le niveau de violence.

 

Saisir la complexité des mobilisations individuelles et collective... Plusieurs "modèles" d'études..

      Nos auteurs ont tout à fait raison lorsqu'ils écrivent que "Saisir les phénomènes terroristes conduit à interroger de manière microsociologique les cadres sociaux et politiques qui engendrent le recours pour certains groupes à la violence terroriste. En d'autres termes, il s'agit de saisir toute la complexité des mobilisations collectives et individuelles qui structurent les interactions entre société et groupes terroristes". Vaste programme qui n'est entamé que par quelques approches qui restent minoritaires dans toute la littérature.

       Des auteurs étudient "les structures sociales et organisationnelles qui peuvent promouvoir, dans un moment donné, l'attentat-suicide" (GUITTET, Les missions suicidaires, entre violence politique et don de soi?, Cultures et conflits, 2006), étant donné que pour HOFFMAN et SILKE (2008), ce basculement dans la violence n'est pas le produit d'une frustration ou d'un symptôme psychologique. L'attentat-suicide, par exemple, est un véritable instrument de guerre (HOFFMAN, Inside Terrorism, NY, Columbia University Press, 1998), avec un but variable suivant les circonstances.

       Si une abondante littérature s'intéresse aux mécanismes susceptibles d'expliquer comment certaines personnes s'engagent dans la violence terroriste, un champ d'analyse questionne parallèlement l'efficacité des organisations terroristes (par exemple DAVID et GAGNON, Repenser le terrorisme, Université de Laval, 2007).

Xavier CRETTIEZ, Maître de Conférences en science politique à l'Université Paris II - CECP estime que "tout en pointant les usages sociaux dont il fait l'objet (stigmatisation, dénonciation) et les effets qu'il peut impliquer (bannissement, intériorisation du stigmate), le terme "terrorisme" n'en conserve pas moins une pertinence, si l'on substitue à la quête d'une définition stricte, la recherche d'une définition située et mouvante." . Il présente de son côté plusieurs approches dans le champ universitaire, que celles-ci soient utilisées ou non par les forces de répression du terrorisme, soit le modèle stratégique, les modèles de l'inversion terroriste, le modèle psychologique, le modèle rupturiste et le modèle de la "configuration d'affrontement".

       Le modèle stratégique, le plus utilisé actuellement, repose sur l'analyse du sens de l'action violente et de sa qualification de de terrorisme qui doivent interprétés au regard du répertoire d'action mis en oeuvre. L'attentat constitue l'essence du terrorisme. Ce modèle, limité, a le mérite d'encourager le chercheur à un fastidieux et nécessaire travail "policier" d'analyse sur les modalités opératoires des groupes violents (armements, cibles, pratiques de lutte). Cela permet de mesurer le degré d'enracinement social de la lutte entreprise. Alex SCHMID et Albert JONGMAN (Political Terrorisme : A new guide to Actors, Authors, Concepts, Data bases, Theories and Littérature, New Brunswick, Transaction Books, 1988) définissent le terrorisme comme étant "en premier lieu un extrémisme de moyen et non de fin". Ce modèle présente le risque d'engendrer une illusion pragmatique, soit d'interpréter l'action violente au regard de son mode d'expression, sans tenir compte de l'environnement politique et culturel, idéologique et interaction où évolue l'organisation clandestine. Si ce modèle est tellement prisé, c'est qu'il permet de créer un consensus contre ce type d'organisation sans soulever les embarrassantes questions de leur origine. On rencontre la qualification vague d'extrémisme autant dans des ouvrages de Gérard CHALLIAND (Terrorismes et guérillas, Editions Complexe, 1988) , Jean SERVIER (Le terrorisme, PUF, Qsj?, 1992), Walter LAQUEUR (Le terrorisme, PUF, 1979), Claire STERLING (Le réseau de la terreur, Edition Lattès, 1981) ou d'Édouard SABLIER (Le fil rouge, Plon, 1983). Les thèses d'internationales qui fomentent des complots de décennies en décennies peuvent alors fleurir, au grand bonheur des mentalités complotistes....

        Le modèle de l'inversion terroriste, proposé d'abord par Michel WIEVIORKA (Sociétés et terrorisme, Fayard, 1988) repose sur l'analyse d'un passage d'une violence politique légitime (enracinée dans un mouvement social) à une logique d'action terroriste clandestine caractérisée par la négation des principes initiaux. Ce modèle élargit beaucoup le champ d'investigation par rapport au modèle stratégique, mais prend imparfaitement en compte les variables macro-sociologiques que sont le type d'État, le modèle législatif... Il constitue tout de même une perspective très différente d'une approche constructiviste, telle que celle de Didier BIGO (Études polémologiques, n°30 et 31, 1984), qui considère surtout la représentation des actes plutôt que leur matérialité. Il définit le terrorisme non pas à travers l'action violente, la dynamique conflictuelle ou le discours révolutionnaire, mais en prenant en compte les logiques bureaucratiques policières de construction d'une menace diffuse. Il y a de la part d'instances étatiques la formation d'une catégorie "terrorisme" qui peut être plus ou moins large suivant leurs orientations idéologiques. L'accent exclusif mis sur un aspect ou sur un autre (inversion ou construction) éloigne certains travaux d'une analyse sociologique qui doit pouvoir dégager les multiples composantes du réel.

     Le modèle psychologique veut substituer à une analyse faisant intervenir de multiples paramètres (sociaux, culturels, historiques, identitaires), une interprétation causale et directe de la violence politique. Les actes terroristes sont l'oeuvre d'individus violents. Puisant une lointaine inspiration dans la psychologie collective de Gustave LE BON ou Gabriel TARDE, des auteurs comme Jean SERVIER (Essai d'un sociopsychologie du terrorisme européen, dans Le terrorisme) étudient les vecteurs criminogènes qui aboutissent aux actes terroristes. On retrouve cette tendance chez des auteurs comme Friedrich HACKER (Terreur et terrorisme, Flammarion, 1976), James POLAND (Understanding Terrorism, Groups, Stratégies and Responses, Sacramento, Prentice Hall, 1988) ou Xavier RAUFER (Terrorisme, violence, Carrere, 1984). Ce dernier explique que "le terroriste archétype se matérialise le plus souvent sous la forme soit de l'intellectuel frustré soit du militaire frustré". Certains autres auteurs, bien que mettant l'accent sur certains types de personnalité, à l'expression favorisée par un milieu clandestin fermé, comme Ted Robert GURR (Why Men Rebel, Princeton, University Press, 1972)ou James DAVIES ("frustration relative") ou Madeleine GRAWITZ (Psychologie et politique, Traité de science politique, tome 3, PUF, 1985) et Michel WIEVIORKA, se focalisent moins sur la seule psychologie de l'acteur, mettant en évidence l'influence de la vie en petits groupes. Pour Philippe BRAUD (Le jardin des délices démocratiques, FNSP, 1991),"la recherche des dimensions émotionnelles de l'efficacité politique ne s'inscrit nullement dans la perspective d'une psychologie de l'acteur, mais dans celle - toute différente - d'une psychologie de la situation" entendue comme "l'observation d'individus entrant, avec d'autres individus, dans des séries déterminées d'interactions, organisées autour d'enjeux déterminés par des règles". Il faut observer l'influence sur le groupe violent et dans l'interaction avec les pouvoirs publics et les media des variables psychologiques. Pierre MANNONI (Un laboratoire de la peur. Terrorisme et media, Marseille, Hommes et perspectives, 1992) pense qu'il ne faut pas considérer le terrorisme comme l'expression radicale d'une pathologie, mais comme un instrument politique destiné à provoquer, rationnellement, une peur irrationnelle. Ce "laboratoire de la peur" qu'est la logique sociale du terrorisme est alors susceptible d'attirer certaines personnalités pathologique séduites par la promesse d'une vie aventureuse et l'accès légitimé aux instruments de la violence.

      Le modèle rupturiste, d'inspiration néo-marxiste, met en avant les ruptures historiques et économiques qui marquent le passage d'un type de société à un autre. La violence apparait lors des étapes de transition et s'articule autour du changement social. Ce peut être le désir de participation d'acteurs marginalisés par le progrès économique qui motive le passage à la violence. C'est l'optique par exemple de David APTER (entre autres Marginalisation et primordialisme, Etudes polémologues, n°37, 1986). Selon lui, "le terrorisme a toujours pour objectif la reposerions de soi-même et de la société par ceux qui n'ont d'autres alternatives". . Modèle qui permet une bonne compréhension des prénommes de violence politique, son caractère généraliste le rend trop peu précis pour donner du sens à chaque modalité particulière de violence terroriste.

      Le modèle de la "configuration d'affrontement" refuse une lecture univoque de la violence politique à travers laquelle une cause déterminée produirait les effets étudiés. Les mises en scène des relations conflictuelles par les acteurs ne sont pas des données immuables, résultant uniquement de décisions personnelles ou d'influences culturelles, mais le fruit des rapports évolutifs qui se forgent dans l'échange de coups. La violence politique, plus qu'elle ne résulte d'un état de fait historique, économique, culturel ou politique, procède de la configuration d'affrontement en même temps qu'elle l'oriente. Norbert ELIAS (Qu'est-ce que la sociologie? Éditions de l'Aube, 1991) estime que tout conflit est structuré et ne saurait se réduire "à l'émanation de la méchanceté personnelles (ou à) la conséquence de l'idéalisme propre à (des) groupes." L'objet de l'analyse est de repérer, dans chaque conflit, le type d'acteurs en présence, leurs poids respectifs dans la configuration, leurs interactions, les enjeux déterminant la lutte et le niveau d'intégration fonctionnelle des organisations clandestines. La difficulté réside dans l'articulation de plusieurs variables réparties en trois niveaux : micro-sociologique (interne aux organisations), dimensions locale de la contestation, macro-sociologique (face à face terrorisme-contreterrorisme). S'il semble impossible de parler d'un "genre terroriste", on peut tenter de mettre en relation les ressemblances et les différences au sein même d'un type apparent de contestation violente.

Antoine MÉGIE et Luis MARTINEZ, Terrorisme, sociologie des violences terroristes, dans Dictionnaire de la violence, PUF, 2011. Xavier CRETTIEZ, politique et violence : comprendre le terrorisme, Cahiers de la sécurité intérieure, n°38, 2000.

SOCIUS

 

Relu le 31 janvier 2022

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20 septembre 2015 7 20 /09 /septembre /2015 08:31

   Établir quelques principes de logique générale du conflit constitue surtout un essai de clarification de notions parfois confuses. La description de la  nature du conflit, son lien fort avec la coopération (au point de voir un couple coopération/conflit qui semble t-il est bien présent dans toutes les relations sociales), la distinction importante entre violence et conflit, entre existence et conscience du conflit, constituent des préalables importants pour l'établissement de lois générales du conflit. 

 

Conflit et conscience du conflit...

    Le conflit, qui peut être intérieur à la personne, qui oppose généralement seulement deux individus ou deux groupes ou qui concerne carrément une espèce face à une autre, existe indépendamment de la prise de conscience de son existence. Une personne peut croire qu'elle est stable et "bien dans ses bottes" alors que dans tout corps vivent plusieurs forces constamment ou par intermittence pour chacune d'elle ; deux individus peuvent se croire en coopération absolue, alors qu'un rapport de domination les lie (de maitre à esclave ou à domestique par exemple) ; deux groupes peuvent se déclarer en constante symbiose alors que leurs intérêts objectifs peuvent être totalement contradictoires. La conscience de l'existence d'un conflit en transforme par ailleurs souvent la nature et l'intensité. De même que des classes sociales peuvent travailler ensemble, même dans un rapport d'exploitation intense et parfois dans un vaste discours justificatoire consensuel, la conscience de classe brise cette perception et oblige à revoir les rapports de classes. 

 

Conflit et violence

     Le conflit existe avec un certain niveau de violence, de quelque sorte que ce soit, soit sous forme institutionnelle, structurelle ou fonctionnelle ou/et physique, ou/et psychologique. Choisir de discuter du conflit plutôt que de la violence, même si cette discussion intervient dans un cadre global qui dépasse la perception, permet précisément d'analyser les relations entre deux êtres, deux classes qui s'entendent formellement et partagent les mêmes croyances, et n'exercent apparemment pas entre elles de violence particulière. Ceci est valable aussi bien dans un couple familial qu'entre collègues dans une entreprise. 

 

Conflits comme précipité de plusieurs conflits

    Le conflit est le plus souvent un cocktail de plusieurs conflits entremêlés. Sa dynamique dépend de l'activité de ces différents conflits. Par exemple, un conflit en entreprise est souvent un cocktail de conflits réels d'intérêts, de conflits interpersonnels plus ou moins ouverts et de conflits entre différentes entreprises... 

 

Quelques lois de conflictologie

   A partir de cette clarification, on peut tenter d'établir certaines lois de conflictologie qui tiennent compte des apports de plusieurs disciplines ou de plusieurs sciences sociales et psychologiques/psychanalytiques et même des apports de la biologie. Il n'est pas question de discuter du conflit de manière désincarnée. Les hommes comme les êtres vivants sont inscrits dans une histoire. Pour l'instant, on va se contenter d'esquisser trois principes.

 

Le conflit comme fait générationnel...

   Premier principe qui concerne le fait générationnel - les êtres naissent, vivent, meurent, se reproduisent - qui pèse de tout son poids sur la nature des conflits. Il serait tout à fait autres entre immortels et non-reproductibles. Si ce dernier point n'est plus jamais soulevé, il fut au coeur de toute une réflexion métaphysique et théologique de l'Antiquité jusqu'aux abords de la Renaissance. Quels conflits entre les Dieux de l'Attique? Sont-ils semblables ( jusqu'au pur anthropomorphisme) ou relèvent-ils de logiques qui nous sont complètement étrangères?

La conscience de la mortalité par ailleurs entre en jeu dans les relations selon des modalités très diverses, qui vont du sentiment que rien n'a d'importance à l'angoisse de l'au-delà. La manipulation de ce dernier sentiment, de cette angoisse est souvent institutionnalisée, d'autant que la croyance en un paradis et en un enfer peut guider nombre de pensées et d'actions. Les conflits religieux constituent des conflits qui reposent sur l'inconnaissance tenace de la réalité après la mort. L'esprit humain a une forte tendance à substituer à des connaissances des croyances qui pèsent tout autant et même plus que des savoirs : les blancs dans la connaissance de la réalité agissent comme des connaissances. Comme le sentiment d'absence de savoir n'est toutefois jamais absent des consciences, le seul élément qui rende la vie mentale possible est que tous partagent les mêmes illusions...

 

Le conflit comme connaissance...

   Deuxième principe qui concerne la connaissance même de la relation entre les individus et les groupes. L'attention des individus a tendance à se focaliser sur les conflits entre proches et à minorer les conflits globaux. L'énergie dépensée dans les conflits interpersonnels est bien plus grande que celle consacrée à comprendre les conflits globaux, et cela quel que soit le domaine considéré. A tel point que l'issue de nombreux combats entre groupes dépend beaucoup de l'histoire de leurs conflits internes. On le voit singulièrement dans la politique et la guerre. 

 

De l'intensité des conflits

   Troisième principe qui concerne l'orientation de l'attention mentionnée auparavant : l'intensité des conflits, la présence d'un férocité augmente avec la proximité des acteurs en présence. Dans les guerres de religion par exemple, l'intensité des combats est bien plus grande entre confessions d'une religion qu'entre religions différentes. Plus sans doute, les conflits dans lesquels les acteurs s'investissent, luttent, appartiennent très souvent à la sphère des proches, au quotidien comme dans la stratification sociale. Ainsi, les conflit entre domestiques, esclaves, paysans et ouvriers, et même enfants entretiennent plus l'attention que les conflits entre maitres et esclaves, domestiques ou salariés et employés, paysans et métayers, parents et enfants... Et ce qui entretient cette stabilité, d'aucuns écriraient cohésion sociale, qui permet la perpétuation des injustices et des inégalités les plus fortes mais les moins exprimées.

Il faut des études scientifiques et des analyses poussées pour mettre à jour ces conflits de classes, d'âges et autres alors que la responsabilité des maux sociaux est vite reportée sur les acteurs les plus proches de par leur géographie ou leur proximité sociale... Il est bon ton par exemple de rechercher chez de nouveaux arrivés, des migrants par exemple la source de difficultés sociales plutôt que chez les employeurs et les acteurs de la finance.

Ce paradoxe qui peut se comprendre aisément est détruit en cas de violences avérées : les patrons abusifs, les métayers trop entreprenants provoquent à leur corps défendant la mise en oeuvre d'actions qui s'attaquent alors réellement aux véritables ressorts des injustices. Mais ces moments sont plutôt rares, et leur histoire est souvent rapportée, marquant les esprits, appelés révoltes ou révolutions...

 

GIL

 

Relu le 25 janvier 2022

 

 

 

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27 mai 2015 3 27 /05 /mai /2015 12:09

    Au coeur des appropriations des ressources par une autorité centrale, que ce soit un État, une  entité religieuse ou une ville, se trouve la structure qui les permettent. Toute une administration secondée au besoin directement par une force armée, agit, avec une connaissance plus ou moins précise des ressources à taxer, et est constituée très différemment suivant les régions et les époques. Si la règle d'intermédiaires intéressés et responsables sur leurs bien et parfois sur leur vie, se trouve la plus courante, ce n'est que récemment avec la naissance de l'État moderne qu'une certaine inversion se produit dans la conception de la collecte des impôts. Alors que, notamment dans les fermages, les autorités collectrices avancent souvent sur des ressources propres ou accumulées auparavant les ressources fixées par l'autorité centrale, se permettant au passage des prélèvements qui vont parfois au-delà des volontés de cette autorité centrale, ces autorités collectrices deviennent part intégrante de l'autorité centrale, cette dernière les intégrant dans une administration centralisatrice. Du fermage, on passe au fonctionnariat dans laquelle les membres des appareils collecteurs ne sont plus directement responsables des montants collectés, mais, soumis à des réglementations de plus en plus strictes et impersonnelles, obéissent aux injonctions centrales, tout en percevant des rémunérations fixes, et de moins en moins des indemnités d'intéressement en  fonction de ces montants collectés... Cette inversion dans la nature de la collecte supprime toute une classe intéressée directement à l'impôt, sans doute à des périodes où précisément, elle s'est suffisamment enrichie de l'ancien système pour courir sur de nouvelles sources d'enrichissement (les banquiers d'affaires, par exemple). Désormais, avec l'État moderne, l'administration fiscale est neutre, et l'État encaisse directement les recettes ou... les déficits de recouvrement par rapport aux masses espérées... En revanche, étant directement au contact des assujettis, l'État moderne est à même de mener des politiques économiques, en partie en agissant sur tous les paramètres des impôts : les classes assujetties, entreprises ou particuliers, les types et les niveaux de revenus, les assiettes décidées, les taux des différents impôts directs et indirects...

   Comme l'écrit Marc LEROY, "un changement radical dans le système socio-politique de la féodalité s'opère par l'instauration d'une fiscalité d'État. Cette fiscalité présente des caractéristiques originale par rapport au prélèvement féodal. Elle est devenue permanente, centralisée et porte, non plus simplement sur le domaine du suzerain, mais sur le territoire du royaume (national). L'impôt repose désormais sur une conceptualisation juridique et politique de la souveraineté de l'État. Sa légitimation est recherchée dans le consentement des contribuables au financement de besoins d'intérêt général. Un dernier trait concerne son développement. L'État moderne repose sur un système fiscale d'un certain niveau, à l'origine pour financer la guerre, puis pour remplir d'autres fonctions. Il suppose aussi un système fiscal avec une structure de prélèvements diversifiée afin d'atteindre les diverses sources de revenus économiques et sociaux."

   Le professeur de sociologie insiste sur ce rôle des finances dans la constitution de l'État moderne en expliquant que cela "cadre mal avec l'analyse wéberienne de l'Etat", mais il convient que le monopole de la violence est tout de même indispensable à son développement. Plus juste est sa remarque que la recherche d'une répartition juste de l'impôt "n'est pas à la genèse de l'État moderne comme le montre l'exemple de la France de l'Ancien Régime où l'inégalité fiscale liée aux privilèges accordés est forte." La répartition trop inégalitaire a tendance à en diminuer le produit, par des résistances plus fortes à la collecte, que ce soit dans la connaissance des ressources réelles ou même que ce soit dans les activités mêmes de cette collection (révoltes fiscales avec destruction souvent des rôles d'impôts). 

"L'État fiscal moderne, poursuit-il, se distingue du système financier féodal en tant que constitution d'une sphère publique puissante légitime, distincte de la sphère privée". Ce ne pourrait être qu'un point d'histoire si le processus ne pourrait s'inverser à la faveur de l'affaiblissement de cette sphère publique. De manière ouverte ou déguisée, l'État fiscal moderne pourrait réduire drastiquement le niveau fiscal, au profit des contribuables les plus aisés, lâcher du lest au profit de la sphère privée, qui elle-même, par le jeu des assurances obligatoires par exemple, pourrait drainer à son profit à son tour de massives ressources... On pourrait assister de même à une fragmentation de la sphère publique, les villes se mettant à drainer pour leur propres besoins des ressources croissantes...

"Rappelons que pour Schumpeter, la distinction entre la sphère privée et le droit public n'avait pas de sens dans la situation médiévale. Les finances féodales n'ignorent pas les taxes mais elles s'inscrivent dans le même système politique, juridique, économique et social du domaine. Le prélèvement seigneurial ne distingue pas les droits de souveraineté et de propriété. Le roi, comme tout seigneur, doit vivre du sien, des revenus de son domaine. Malgré l'extension du domaine royal, ce système était entré en crise et ne suffisait plus à faire face aux dépenses. Cette crise n'était pas simplement économique et partait d'une modification des rapports politiques et sociaux de la féodalité fondée sur le fief. Au-delà des résistances, l'instauration de l'État fiscal a été facilitée par l'intéressement des classes dominantes à la nouvelle fiscalité royale sous la forme des exemptions, du partage des recettes et de l'affectation d'une partie des dépenses. Conformément aux thèses des fondateurs de la sociologie fiscale, la domination et la coercition ne sont pas négligeables. La pérennité de l'État fiscal se fonde néanmoins sur sa légitimité comme autorité souveraine et comme institution à finalité sociale d'intérêt général. Par l'affirmation du consentement à l'impôt, l'État moderne se distingue de l'État oppressif et de l'&tat coercitif, même s'il peut emprunter la voie de la "violence légitime" (Weber) pour faire exécuter l'obligation fiscale légitimement déterminée. L'apparition historique de la fiscalité royale illustre une forme de domination, mais la coercition ne peut être exercée que si le contrat social est légitime."  

Marc LEROY fait référence bien entendu aux principes érigés par la Révolution française de 1789 dans ce passage de l'État fiscal à l'État moderne, mais il s'étend peu sur l'organisation même de la collecte d'impôts, dont l'évolution est pourtant un argument essentiel sur l'impartialité de l'État dans ce recouvrement.

     Au contraire, Nicolas DELALANDE et Alexis SPIRE en font un élément déterminant dans leur histoire sociale de l'impôt. La révolution de 1789, notamment en abolissant les privilèges (et la vénalité des charges), auxquels était le système fiscal, ne transforme pas complètement celui-ci mais le Consulat et l'Empire donnent naissance à une nouvelle administration de l'impôt qui constitue tout au long du XIXe siècle le principal pilier de l'État (les agents des finances représenteraient 55 000 fonctionnaires sur 76 000 en 1835...). Si le système d'intéressement des agents de l'impôt subsiste, ne serait-ce que pour les inciter (alors qu'ils sont loin d'être "professionnaliser"), le recrutement des fonctionnaires s'effectuent sur une toute autre base qu'auparavant. De plus en plus fortement centralisée, le système fiscal se bureaucratise progressivement, tandis que les agents sont de plus en plus formés par l'État lui-même.

"La construction de la bureaucratie passe par l'adoption de règles uniformes en matière de recrutement et d'organisation des carrières. L'exemple des percepteurs, chargés du maniement de l'argent public, est ici éclairant : le ministère des finances accorde une attention particulière à la sélection et aux comportements de ses agents. L'un des soucis de l'administration au XIXe siècle est de mettre fin aux soupçons de favoritisme qui pèsent sur elle. Bien souvent, les percepteurs sont accusés de jouir d'une fonction lucrative que seule leur proximité, familiale ou politique, avec l'autorité préfectorale leur a permis d'obtenir. Pour remédier aux abus les plus criants, le ministère s'efforce de réduire progressivement le pouvoir de nomination des préfets et d'instaurer un mode de recrutement par examen.(...)" Devant les cas de percepteur qui prennent la fuite avec la caisse et de ceux qui détournent de manière plus ou moins ingénieuses le produit des impôts, un système de contrôle se met en place très lentement, afin de discipliner l'administration. "Comment faire en sorte que les percepteurs agissent de façon aussi rigoureuse que possible dans l'exercice de leurs fonctions? Outre les contrôles et les menaces de sanction, l'administration recourt à deux autres procédés. Le premier fait appel au sens de l'honneur et au respect de la parole donnée. Les comptables publics doivent en effet prêter serment avant de prendre leurs fonctions. (...) L'injonction morale faite aux percepteurs, qui peut leur valoir de lourdes sanctions disciplinaires et judiciaires en cas de rupture du pacte qui les lie à l'État, jour cependant un rôle secondaire par rapport au second procédé inventé par l'administration française pour organiser le prélèvement fiscal, à savoir le principe de la responsabilité pécuniaire individuelle des comptables publics. Les percepteurs, les receveurs particuliers et les trésoriers-payeurs généraux sont directement intéressés à la bonne marche du recouvrement de l'impôt. Les percepteurs doivent verser un cautionnement à leur entrée en fonctions. Ils sont ensuite rémunérés au moyen de remises proportionnelles aux recettes effectuées. Inversement, en cas de déficit et de sommes non recouvrées, les percepteurs sont personnellement responsables sur leurs propres deniers, du manque à gagner de l'État. L'administration dispose donc d'un puissant levier pour stimuler le zèle des comptables et les inciter à faire entrer l'impôt. Ce système, qui rend les percepteurs personnellement solidaires des intérêts de l'État, brouille la frontière entre le service de l'intérêt général et la défense des intérêts particuliers. Cette organisation a néanmoins ses revers et suscite de vigoureuses critiques. La rigueur avec laquelle les percepteurs procèdent aux opérations de recouvrement et malmènent les contribuables récalcitrants est mise sur le compte de la cupidité de ces agents, devenus insensibles aux difficultés passagères rencontrées par les populations. En perpétuant de telles pratiques, qui ne sont pas sans rappeler les agissements des fermiers généraux de l'Ancien Régime, la profession court le risque de se discréditer auprès du public. Plusieurs propositions parlementaires en faveur de la suppression des remises proportionnelles sont déposées entre les années 1870 et le début du XXe siècle, sans qu'il soit mis fin à ce système de rémunération au rendement." Les différentes réformes fiscales entre la fin du XIXe siècle et 1945, notamment avec l'instauration d'un impôt sur le revenu, rendu possible par les progrès du recensement et le contrôle des rémunérations. La Grande Guerre remanie la fonction publique, le personnel de l'administration fiscale est largement renouvelé à la fin du conflit. Les modalités de rémunérations des percepteurs, notamment après 1945 incluent de moins en moins l'intéressement aux rentrées fiscales. L'uniformisation de la formation des agents, l'affinement des procédures de contrôle, la montée progressive de l'impôt sur le revenu et de la TVA (qui transforment partiellement tous les commerçants et artisans et toutes les sociétés commerciales en collecteurs de l'impôt indirect...) achèvent une professionnalisation qui va de pair avec le passage du contrôle unilatéral à la vérification négociée et la conversion de l'administration à une logique de la conciliation. La paix fiscale semble acquise , notamment à partir du milieu des années 1970 en France. Le consentement à l'impôt est acquis de manière sensiblement détournée, entre l'importance majeure accordée aux impôts indirects (TVA, taxes diverses à la consommation) et  une complexification du système d'imposition, entre fiscalité nationale et fiscalité locale notamment. De fait, de nos jours, le statut du fonctionnaire parmi les plus élevés dans la hiérarchie administrative dans le système fiscal ressemble à celui d'un salarié d'État, avec prime de rendement en plus, laquelle revêt une importance très faible. Ce qui pousse au rendement, à l'assiduité est surtout la marche dans le tableau d'avancement dans la carrière d'un agent fiscal, la montée dans la hiérarchie après un concours d'entrée où la compétence  ou la connaissance prime. Il ne subsiste plus de l'intéressement, pour le responsable le plus élevé dans chaque circonscription territoriale générale, qu'un statut de responsabilité spécifique, dans lequel ce haut fonctionnaire est responsable personnellement et pécuniairement de sa gestion. Mais cette responsabilité est largement atténuée et joue surtout dans le cas où l'État est lésé du fait de rentrées fiscales, par rapport à ce qui est attendu, un manque dans la caisse. Elle est atténuée car depuis 1908, l'adhésion de ces cadres à l'Association de cautionnement mutuel les protège des conséquences d'un "debet", et si aucune irrégularité n'est constatée, l'administration lui donne "quitus". Elle ne joue que dans un seul sens, le sens négatif pour l'État et l'intéressement, qui pourrait inciter à "molester" les contribuables n'existe que sous la forme extrêmement diluée de l'avancement de carrière... On est loin alors de l'intéressement de l'État fiscal à ses débuts. L'agent du fisc n'est plus qu'un rouage impartial dans une machinerie complexe. L'État moderne a pleine emprise directe sur la collecte de l'impôt. Ce n'est pas le cas partout dans le monde, et on peut avoir du mal à qualifier, vu les définitions qui précèdent, certains États d'États modernes, même s'ils sont industrialisés...

 

Nicolas DELALANDE et Alexis SPIRE, Histoire sociale de l'impôt, La Découverte, collection Repères, 2010. Marc LEROY, L'impôt, l'État et la société, Economica, 2010.

 

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Relu le 15 janvier 2022

 

 

    

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21 mai 2015 4 21 /05 /mai /2015 12:53

   A partir du moment où les entités politiques relativement stables cherchent à effectuer des prélèvements de ressources sans faire appel au pillage systématique violent, elles développent de véritables stratégies fiscales afin de faire ces prélèvements avec le consentement ou du moins la participation des populations assujetties.

 

État et fiscalité

Les États en formation, dont on ne rappellera pas assez la liaison avec le développement de la fiscalité, préfèrent de loin effectuer ces prélèvements avec le minimum de dépenses et de contraintes violentes. Ni la présence plus ou moins permanente d'une force armée sur un territoire, ni la prise de gages sous forme d'otages, ni le développement d'une gestion de la peur ne donnent à l'État pleine satisfaction et pleine sûreté dans le recouvrement de ressources, en nature comme en argent. De très loin, de manière concomitante dans un rapprochement entre élites du centre et élites du territoire en question, les États préfèrent tabler sur le consentement des assujettis. Avoir à déplacer des troupes pour réprimer en permanence des révoltes fiscales est le plus sur moyen de désagrégation des empires (voir l'Empire romain du Bas Empire), ou d'affaiblissement des royaumes. Aussi la recherche de ce consentement ou d'un assentiment, même de moindre qualité, fait-il partie des stratégies préférées des empires ou des royaumes stables et surtout des républiques.

Il s'agit de légitimer ces prélèvements, ordinaires ou extraordinaires sans avoir à agiter la menace ou à employer la violence, ce dernier moyen ayant le sacré inconvénient de provoquer précisément la destruction de ressources que l'on préférerait utiliser... Il faut pour en arriver là une certaine sympathie ou même une certaine identification des assujettis à l'autorité centrale, sous forme de garanties de sécurité et/ou de prospérité, voire dans une solidarité économique qui lie le bien être économique des citoyens jusqu'aux plus pauvres à l'existence de l'État. Sous une forme poussée au XXe siècle de l'État Providence qui inclue dans sa stratégie fiscale la redistribution des ressources entre assujettis (voire vers les exemptés d'impôts). 

 

Les formes d'acquiescement à l'impôt

   Bruno BARILARI, enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris et à l'Institut international d'administration publique, explique que "l'acquiescement à l'impôt ne se résume pas à la recherche d'un pouvoir légitime. Acquiescer à la nécessité de l'impôt n'est ni immédiat ni évident, même dans un cadre démocratique. Cela suppose pour l'individu d'admettre qu'à travers les mécanismes de la décision collective, le souverain, dont il fait partie en tant que citoyen, a décidé le prélèvement. Et comprendre que l'utilisation de celui-ci relève également de la décision collective à laquelle il doit participer. Selon Rousseau, seul un peuple de dieux est à même de concilier ces impératifs contradictoires et de résister à cet état de schizophrénie. Ce dédoublement du citoyen, à la fois souverain et sujet, se matérialise parfaitement à travers l'impôt. Comme l'individu oscille entre ces deux positions contradictoires, le consentement à l'impôt traduit toujours un équilibre instable. 

    L'histoire montre que toutes les formes de résistance à l'impôt (évitement, évasion, fraude, révolte fiscale) existent à toutes les époques, quelle que soit la source de légitimité mise en avant, divine, historique, charismatique ou même démocratique. Les résistances varient dans leur intensité et dans leurs modalités, davantage en fonction de l'origine du prélèvement (religion, conquête externe ou nécessités internes) ou de ses modalités (paiement en nature ou en monnaie) qu'en fonction de la nature théorique de la légitimité du pouvoir." A travers l'impôt, c'est toute une "alchimie" qui se met en fonction, qui transforme l'individuel en collectif, l'homme en citoyen. Pas d'impôt sans État, pas d'État sans impôt : derrière cette formule, c'est tout simplement, la condition pour qu'une société ne devienne pas tout simplement une organisation maffieuse instable où la violence prime en dernier ressort et est souvent utilisée au détriment des citoyens les plus faibles. De plus, "la question du consentement à l'impôt s'est toujours posée comme une aporie. Les tentatives de résolution, qui se sont succédé au cours de l'histoire, ne l'ont jamais réglée de manière satisfaisante. Les différentes formes de résistance à l'impôt sont toujours vivaces, même si elles ont changé de caractéristiques et si leur dosage a varié. Malgré l'évolution fondamentale qui a conduit les monarques, dans leur recherche du consentement à l'impôt, à devoir peu à peu abandonner leur souveraineté au profit des parlements, l'impôt garde la trace du tribut." Et cette trace du tribut ressort d'autant plus que les efforts consentis par les citoyens ne se trouvent pas, à court, moyen ou long terme, récompensés par le maintien ou le progrès de leurs conditions de vie ou/et de leur sécurité.

 

   Marc LEROY indique l'importance d'obtenir le consentement à l'impôt dans toute stratégie fiscale. "L'idée d'une fiscalité acceptée a connu des avatars variés comme l'illustre l'histoire des révoltes fiscales. A la genèse de l'État moderne, les rapports de rivalité, de dialogue et d'association entre le roi, les seigneurs et les villes ont constitué une bonne part de la réalité politique de la construction de l'État fiscal (VUITRY, Le régime financier de la France avant la Révolution française de 1789, Félix Alcan, 1883). L'argent collecté profite aussi aux groupes en capacité de s'opposer aux prétentions du roi. Schumpeter (La crise de l'État fiscal, dans Impérialisme et classes sociales, Flammarion, 1984) parle de "gaspillage somptuaire" pour qualifier ce phénomène général de transformation des seigneurs en courtisans de la cour. Les "dépenses de prestige" de la société de cour étudiée par le sociologue Elias (La société de cour, Flammarion, 1979) répondent aussi à cette logique de pouvoir. En France, l'octroi de soldes, d'emplois et de pensions à la noblesse illustre ce processus. Comme Tocqueville l'a montré, c'est aussi un élément qui conduira à la centralisation administrative, la noblesse préférant le service du roi à l'administration des terres à la campagne. Il faut aussi rappeler que les exemptions fiscales permettaient la plupart du temps à ces classes de ne pas supporter la fiscalité nouvelle. Philippe le Bel, dont l'action a été décisive pour la fiscalité monarchique, abandonne une partie de l'impôt du cinquantième ou du centième aux seigneurs. (...) A côté de la noblesse, les villes et l'Église ont pu profiter de la nouvelle fiscalité. La résistance à l'impôt, forte à certaines périodes, a été ainsi surmontée. La négociation avec les élites urbaines est rendue possible car la fiscalité d'État se superpose à celle des villes. Au XIVe siècle, en France, le jeu d'alliances et de rivalités entre la monarchie et les bonnes villes est attesté. Le roi demande des subsides pour la guerre par le jeu des aides féodales, les villes réclament des octrois (autorisation royale de la levée d'impôts pour les villes) pour leurs dépenses. Il faut aussi souligner la relation entre la fiscalité royale et l'économie marchande. On a vu que les dérogations à l'interdiction d'exporter ont avantagé certaines sociétés marchandes, par exemple celles détenues par les banquiers (privés) qui prêtaient de l'argent au roi, devenant ainsi des financiers (publics). Sous l'ancien Régime, les titulaires des fermes fiscales étaient souvent des marchands qui accordaient des prêts (avances) au roi sur le produit des impôts qu'ils levaient ensuite pour se rembourser. Ces "marchands-banquiers" (BOUVIER et GERMAIN-MARTIN, Finances et financiers de l'Ancien Régime, PUF, 1969) forment une élite influente. En France, ils sont souvent titulaires d'un office public (receveur) devenant ainsi des financiers puissants et entreprenants au XVIIIe siècle."

Une grande partie de la stratégie fiscale d'un État qui désire se fonder sur un fort consentement à l'impôt repose aussi sur le contrôle direct sur la collecte des impôts. Substituer au fermage le système des fonctionnaires dépendant directement de l'État, est également une évolution fondamentale de l'État fiscal.

"Nonobstant les variations historiques, poursuit Marc LEROY, l'État fiscal moderne est fondé sur la légitimité de l'impôt qui est recherché dans le consentement du contribuable. "Le premier changement structurel concerne la légitimité de l'impôt (...) L'impôt (...) vient des sujets pour répondre à un besoin (...) d'un bénéficiaire transcendant qui n'est autre que l'État (...)" (GENET, CNRS, 1987. Sous la direction de GENET J-P., L'État moderne. Genèse. Bilans et perspectives, CNRS, 1990). En Angleterre le consentement à l'impôt met en avant le parlement, en Espagne les Cortès (où les villes jouent un rôle significatif) et en France les États Généraux. L'Angleterre est l'archétype de l'institution du parlementarisme fondée sur le consentement à l'impôt. Après la défaite de Bouvines (1214), le roi Jean sans Terre chercha à reconstituer des ressources en instituant de nouveaux impôts. Face à la révolte des barons, il concéda la Grande Charte de 1215 (Magna Carta) qui exigeait pour la levée des impôts l'autorisation du Grand Conseil du Royaume. Les conflits entre le roi, qui cherchait à revenir sur la Grande Charte, et les barons, soucieux de contrôler l'impôt, ont conduit à attribuer au Parlement  (élargi à d'autres classes que les nobles et prélats), un véritable pouvoir. En 1628, le parlement proclame la Petition of Right qui réaffirme le principe du consentement fiscal. Mais l'histoire anglaise du consentement parlementaire à l'impôt est mouvementée. En effet, la monarchie, par exemple, sous Charles 1er, tenta régulièrement de gouverner sans le parlement et donc de lever des impôts sans autorisation. La première révolution anglaise, marquée par l'exécution de Charles 1er (1649), conduisit à réaffirmer le principe du consentement à l'impôt. Finalement, le Bill of Rights de 1688 consacra définitivement le pouvoir fiscal de Parlement à l'origine du droit budgétaire moderne.

L'histoire française est différentes car le droit parlementaire n'a pas trouvé la reconnaissance rencontrée en Angleterre. L'instauration des États Généraux trouve son origine dans la tradition féodale de consultation des seigneurs. Comme partout, la guerre justifie l'impôt, mais l'aide féodale était demandée dans le cadre d'assemblées consultatives. A l'origine il est difficile de distinguer la spécificité des États Généraux par rapports aux assemblées consultatives féodales traditionnelles. Dans les deux cas il s'agit d'une volonté royale d'élargir le conseil pour avis. L'Église connaissait d'ailleurs un système de représentation avec les synodes, les conciles et les élections épiscopales qui semblent avoir servi d'exemple. Le tournant est amorcé sous Philippe Le Bel, en 1302, avec la première réunion à Paris d'une assemblée élargie qui peut être considérée comme la première réunion des États Généraux. Au XIIIe siècle, l'élargissement des assemblées de barons et de prélats aux représentants des villes constitue un changement. En matière fiscale, les conseils élargis de 1303 et de 1314 accordent des subsides pour la guerre. L'assemblée de 1314 tente de créer un précédent pour le consentement à l'impôt. C'est seulement en 1355 que les États Généraux sont réunis pour la première fois avec des délégués élus des trois ordres. En 1484, les élections sont généralisées à tous les baillages. Mais la rivalité entre la monarchie et les seigneurs n'a pas connu la même issue qu'en Angleterre. L'autorité du roi s'affermit. En 1343, le roi Philippe VI obtient des États Généraux la levée d'un impôts en période de trêve. François 1er ou Henri 2 ne les réunissent jamais, préférant recourir aux assemblées nobiliaires et urbaines. Les États Généraux ne sont pas convoqués pendant de longues périodes, par exemple pendant la première moitié du XVIe siècle et ne le sont plus après 1614 (minorité de Louis XIII) jusqu'à 1789. Le consentement à l'impôt, en germe dans l'histoire de France depuis le Moyen Âge, trouvera une consécration dans l'article 14 de la déclaration des droits de l'homme. Il constitue un principe de l'État fiscal moderne."

 

Marc LEROY, L'impôt, l'Etat et la société, Economica, 2010. André BARILARI, Le consentement à l'impôt, Presses de Science Po, 2000.

 

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Relu le 16 janvier 2022

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20 mai 2015 3 20 /05 /mai /2015 09:39

  Il n'existe pas véritablement de sociologie de l'impôt, car, comme l'explique Marc LEROY, elle  pourrait se situer à la croisée de plusieurs disciplines pour élucider les rapports entre la fiscalité, l'État et la société, élucidation qui passe par des conflits très intenses qui mettent aux prises groupes d'individus, individus et État, entre consentements et révoltes (violentes). Tant les services de l'État gardent jalousement pour eux le résultat des enquêtes réalisées sur l'attitude envers l'impôt, notamment en France, et tant les rapports sociaux se tendent lorsqu'il est question de modifier l'assiette, le taux et la durée des impôts. "Elle se centre, (cette sociologie) que cherche à élaborer seulement une petite minorité de chercheurs, pris entre les logiques du droit fiscal qui rendent la matière hautement techniciste et les enjeux d'entreprises pour lesquelles précisément l'impôt constitue parfois de nos jours un véritable ennemi, cet impôt faisant l'objet de toutes les tentatives d'accroitre la force économique) sur le processus de constitution des institutions publiques autour de l'impôt, elle questionne la légitimité de l'État fiscal pour le citoyen-contribuable, elle propose une réflexion sur la justice sociale, notamment dans le domaine de la redistribution fiscale."

Par son objet, continue Marc LEROY, professeur de sociologie à l'Université de Reims, "la sociologie fiscale est essentielle pour le chercheur, le citoyen et le décideur ; pourtant, malgré son intérêt évident, l'approche sociologique des phénomènes fiscaux apparaît négligée et sa reconnaissance institutionnelle reste à bâtir en France. Il s'agit donc d'expliquer pourquoi elle peine à s'instituer comme discipline originale ou, au moins, comme pôle constitutif de domaines plus larges, déjà établis, tels la sociologie de l'État, des politiques publiques, de la déviance, de l'action... L'état des connaissances n'est pas en cause : le corpus scientifique disponible, sans être définitif ni complet, autorise une construction cumulative du savoir, y compris en France." Après avoir évoqué divers pionniers (ARDANT par exemple), il poursuit : "La question de l'émergence d'une approche ou d'une discipline intéresse la sociologie de la connaissance. Le cas de la sociologie fiscale offre un terrain riche pour comprendre la logique de la construction sociale, scientifique et épistémologique d'un programme de recherche et de son paradigme dominant. La complexité technique de la fiscalité semble décourager les études strictement sociologiques, c'est-à-dire celles qui considèrent l'impôt comme un processus social susceptible d'être théorisé sur des bases empiriques. Les approches voisine de psychologie, basées sur des enquêtes d'opinion ou des expériences in vitro, sont moins gênées. Toutefois, ce facteur technique n'explique pas les différences de développement de la sociologie de l'impôt selon les pays ou selon les moments. Et surtout, l'énigme de la faiblesse de la sociologie fiscale française reste entière, puisque, en incluant les travaux de psychologie sociale, cette approche prometteuse ne s'établit pas comme un domaine constant de recherche. Le constat étant établi au regard de la définition de l'objet sociologique, les caractéristiques du marché de la recherche fiscale sont à mettre en cause. D'abord, les obstacles socio-institutionnels propre à notre pays bloquent l'expression de la demande publique, compte tenu de la réticence de l'aministration à encourager des études dont l'urgence sociale semble peu visible et fragmentaire. Ensuite, la spécialisation de l'offre de recherche dans une optique à dominante techniciste favorise la doctrine juridique et la théorie économique dans leur définition normative de l'action (conseil fiscal). Mal établie, la sociologie fiscale suscite peu la demande publique par sa difficulté à se positionner dans sa dimension théorico-empirique de l'offre scientifique."

 

Trois étapes dans la formation d'une sociologie fiscale...

    Marc LEROY discerne trois étapes dans la formation d'un corpus de sociologie fiscale Issue de la sociologie financière apparue avec la première Guerre mondiale, cette sociologie constitue une approche majeure pour comprendre l'évolution des sociétés occidentales.

C'est l'instauration d'une fiscalité permanente rattachée à l'action publique qui incite à la formation de ce corpus. Cet auteur conçoit la fiscalité fiscale comme une alternative majeure à l'explication marxiste de l'État par l'évolution du capitalisme, ce qui est peut-être vrai en partie. Comme toute discipline sociologique, cette sociologie fiscale pour exister a besoin de cette distinction. Mais dans les explications, en plus du fait que ce qui caractérise fondamentalement ces sociétés occidentales est bien l'apparition d'une forme précise de capitalisme, on peut tout-à-fait faire appel à ce corpus tout en ayant à l'esprit l'analyse marxiste et inversement. Pour Marc LEROY toujours, un des rares sociologue à vouloir promouvoir la sociologie fiscale en tant  que sociologie à part entière, même si elle ne peut qu'être pluridisciplinaire, celle-ci se distingue également de l'analyse d'Émile DURKHEIM avec l'État comme réponse fonctionnelle à la complexité issue de la division du travail et relativise également la primauté historique de la bureaucratisation rationnelle légale étudiée par Max WEBER. Dans sa présentation, il insiste sur les travaux antérieurs de TOCQUEVILLE et de WAGNER.

- C'est à partir des travaux à orientations opposées de l'école autrichienne, de Rudolf GOLDSCHEID (1870-1931) et de  Joseph SCHUMPETER (1883-1950) sur la sociologie financière que peut s'élaborer ce corpus. GOLSCHEID s'inspire de MARX mais en révisant son "erreur" sur l'État. SCHUMPETER, qui adhère à un libéralisme ambigu soutient que la faillite financière est improbable dans les pays développés. "Historiquement liée à la construction de l'Etat moderne européen, cette problématique politique de la fiscalité reste essentielle depuis la "crise" de l'État interventionniste. Elle trouve un nouvel écho avec la crise de l'été 2008 qui a conduit à des interventions publiques impliquant à terme les contribuables pour soutenir le secteur bancaire et relancer l'économie."

  L'école italienne, à travers Valfredo PARETO (1848-1923), ses élèves et d'autres auteurs de la science financière, s'inscrit dans la tradition machiavélienne. Sous cet angle, les finances publiques sont considérées comme des moyens pour l'élite de se maintenir au pouvoir. Cette école italienne comprend notamment Guido SENSINI, Gino BORGATTA, Roberto MURRAY, Benvenuto GRIZIOTTI...

  Les deux écoles proposent d'autres idées de recherche, comme David MANN (1883-1978) et à sa suite des italiens qui initient l'approche des fonctions socio-politiques de la taxation tombée dans l'oubli. La littérature se refère désormais aux fonctions économiques au détriment de la réflexion féconde sur la régulation social par l'Etat fiscal.

- La sociologie financière connait ensuite un développement inégal selon les époques et les pays. La discipline tend à se diviser en une approche économique et une approche politique qui mobilisent surtout des travaux d'anglo-saxons. "Son marché scientifique dépend de l'attitude de l'administration et de chaque société pour dépasser les obstacles à la demande et à la spécialisation technique de l'offre de connaissances dévolue aux juristes et aux économistes. L'approche longitudinale suggère une relation, parfois décalée dans le temps, avec l'évolution de l'État interventionniste. Avec la généralisation des politiques keynésiennes et sociales, un consensus légitime l'État fiscal par le financement de son action économique et sociale. A la réflexion générale sur l'action publique fiscale se substitue l'étude spécialisée du comportement du contribuable liée à l'essor de la psychologie sociale. L'objectif latent est de renforcer le sens du devoir fiscal pour financer les interventions du Welfare State. Ces travaux qui s'intéressent aux attitudes sociales négligent la politique fiscale. La crise économique des années 1970 suscite une critique radicale de l'Etat interventionniste. L'école des choix publics, fondée sur la théorie des choix rationnels, défend la doctrine de l'aversion à la taxation qui complète celle de la limitation des dépenses sociales. La légitimité de la taxation est aussi remise en cause par l'analyse néo-marxiste de la crise des finances publiques."

- A partir des années 1990, la sociologie fiscale se renouvelle. Le contexte de la globalisation économique alimente le débat sur le retrait de l'État. La domination de l'utilitarisme (self-interest) est discutée sur la base de la psychologie économique dont le succès s'explique par le recours à la méthode expérimentale. Il apparait que le contribuable est (aussi) altruiste quand l'Etat fiscal est légitime. L'enrichissement des travaux de la sociologie fiscale se nourrit de nouveaux terrains, comme la décentralisation, les pays en développement, les anciens pays de l'URSS..., et de plusieurs disciplines.

Marc LEROY regrette que le sociologie fiscale subisse les effets de l'éclatement de la science financière en disciplines spécialisées où prédominent une vision techniciste. "Au-delà des techniques fiscales, une science sociale globale de l'impôt vise à établir un dialogue critique avec les approches normatives du droit et de l'économie. la sociologie financière étudie les budgets publics, alors que la sociologie fiscale se focalise sur le corpus des recherches propres à l'impôt." Il s'agit pour lui d'établir un pont entre les deux matières, pont qui passe par le lien entre les recettes et les dépenses. Il s'agit en définitive de constituer un corpus de données en réunissant dans une même réflexion des travaux disséminés dans des spécialités qui s'ignorent largement.. Il s'agit aussi de jeter les bases "d'une théorie démocratique des choix politiques", à travers une perspective "ethico-normative". 

   Cette approche d'une sociologie fiscale est relativement isolée et novatrice. Ni le Traité de sociologie de Georges GURVITCH (qui développe pourtant une réflexion sur la sociologie économique et la sociologie politique et les rapports entre elles), ni Sociologie contemporaine de Jean Pierre DURAND et Robert WEIL, ni encore le dictionnaire critique de la sociologie de Raymond BOUDON et François BOURRICAUD ne l'évoquent réellement.

 

Marc LEROY, L'impôt, l'État et la société, La sociologie fiscale de la démocratie interventionniste, Economica, 2010 ; Pourquoi la sociologie fiscale ne bénéficie-t-elle pas d'une reconnaissance institutionnelle en France?, dans L'année sociologique, PUF, 2003/I (Volume 53).

 

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Relu le 16 janvier 2022

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12 mai 2015 2 12 /05 /mai /2015 17:46

    Le haut fonctionnaire de l'inspection générale des finances français Gabriel ARDANT mène de front une activité politique en lien avec sa carrière et une activité d'écrivain sur les finances publiques et particulièrement sur l'impôt.

Il mène une carrière traditionnelle (inspecteur remarquable à l'origine de la découverte des escroqueries de STAVISKY) avant d'entrer en 1935 au ministère Laval comme chef de cabinet du ministre du Travail, L. O. FROISSARD, qu'il retrouve en 1938, comme directeur de cabinet au ministère des Travaux Publics. Après sa mobilisation, sa réintégration dans le corps des inspecteurs (1941) et son action dans l'armée du Maroc et d'Alger (à partir de 1943) (du côté des forces restées fidèles à la France), il est chargé en 1944 de l'administration des territoires libérés zone Nord.

   Poursuivant sa carrière administrative, mais plus loin des pouvoirs politiques car il manifeste des opinions bien tranchées, Gabriel ARDANT se fait surtout connaître par ses oeuvres : Problèmes financiers contemporains (1949), La science économique de l'action, avec Pierre MENDÈS-FRANCE (1954, mis à jour sous le titre Science économique et lucidité politique en 1973), Technique de l'Etat (1953), Théorie sociologique de l'impôt (1965), Histoire de l'impôt (1972), Histoire financière de l'Antiquité à nos jours (1976), Le Monde en friche (1963), La Tunisie d'aujourd'hui et de demain (1961) et Plan de lutte contre la faim (1964), sans compter les nombreux articles sur le développement, parallèles à une action directement politique en faveur d'une décolonisation volontaire et amicales (pour les trois pays du Maghreb).

 

Une oeuvre favorable aux interventions de l'État

     Cette oeuvre est encore largement ignorée du public aujourd'hui (sans doute parce qu'il est attaché à un interventionnisme intelligent de l'État en matière économique) et pourtant ses écrits d'histoire fiscale sont repris par des auteurs contemporains comme André NEURISSE ou Marc LEROY. Elle constitue pour tous ceux qui étudient l'histoire ou la sociologie de l'impôt une référence certaine. Ses livres abondent de références bibliographiques, témoins d'une érudition certaine, même si certains peuvent lui reprocher un certain style, ce mélange d'une profonde réflexion philosophique au niveau le plus humain et de considérations pratiques et concrètes (d'autres s'y retrouvent très bien...). 

 

L'austérité contre l'emploi

    La science économique de l'action, écrit avec Pierre MENDÈS-FRANCE et reparu en extraits sous le titre L'austérité contre l'emploi (Les Petits Matins, collection Alternatives économiques, 2013), insiste sur la nécessaire implication de l'État dans le maintien de l'emploi. Quand la croissance n'est pas au rendez-vous, les politiques publiques doivent donner la priorité à la création d'emplois et non à l'austérité budgétaire. Cet argument, qui trouve de nos jours une résonance certaine, s'appuie sur l'histoire : le mauvais exemple des politiques de Brüning et de Laval au début des années 1930, le bon exemple du New Deal de Roosevelt au États-Unis.

 

Le Plan de lutte contre la faim

     Le Plan de lutte contre la faim, paru en 1964 aux PUF est un petit livre en deux parties. La première est le texte du rapport de l'auteur lui-même qu'il présenta au nom de la délégation du Comité français à la Conférence internationale des Comités de la Campagne contre la faim réunie à Rome à la fin de 1963. Le Plan Ardant préconise un ensemble de mesures dont l'application entrainerait la disparition de la faim en assurant le plein emploi des ressources déjà disponibles, mais non utilisée (main-d'oeuvre inemployée dans le Tiers-Monde, capacités de production non utilisées dans les pays riches, le surplus industriel ou agricole...), des pays riches ou pauvres. Une lutte efficace contre la faim et le sous-développement nécessite une réorganisation du système d'échange international accompagnée d'une révision de la politique de coopération entre les pays riches et les pays pauvres. La mise en application de telles mesures exige une triple adhésion : celle de la population concerné à l'échelle locale,  celle des pays concernés à l'échelle gouvernementale et nationale et celle des pays riches à l'échelle mondiale. Les expériences décrites par l'auteur démontrent que l'adhésion des hommes du Tiers Monde à de tels projets reste acquise et qu'ils les accueillent favorablement. Malheureusement la même volonté et la même adhésion ne se rencontrent pas toujours et partout à l'échelle nationale et mondiale, et c'est pourquoi les hommes risquent de souffrir encore de la faim. Le grand mérite du plan Ardant est de mettre les gouvernements devant leurs responsabilités.

       

Théorie sociologique de l'impôt

        Théorie sociologique de l'impôt de 1965, 1 200 pages de texte, dont une cinquantaine pour la bibliographie, promet beaucoup et ne reste pas en deçà de ses promesses. Cet ouvrage publié à la Bibliothèque générale de l'École pratique des Hautes Études (SEVPEN) se compose de chapitres d'histoire et de sociologie qui s'élèvent au-dessus de la réglementation et de son détail, abandonné aux juristes. Un thème se dégage dès le premier Livre, celui de "l'impôt, technique libérale" : une alternative s'offre entre le travail forcé et l'impôt. En conséquence, l'oubli de la fiscalité est générateur de contrainte. Par là s'explique le caractère libéral selon Gabriel ARDANT de la technique fiscale. Pour lui, ce qu'il étaye au livre V, les régimes restrictifs de liberté (travail forcé, impôt) ont une origine commune, et il parcourt dans tout son ouvrage des exemples de l'un et de l'autre, avec érudition. Mais sa méthode d'exposition peut donner le tournis, car si le problème théorique est bien posé, on tarde à connaitre, et parfois on n'y parvient pas..., la démonstration complète, tant les exemples donnés sont développés sur des pages et des pages, et même parfois plusieurs exemples comparatifs en même temps. Et tant les redites sont nombreuses dans les différentes partie de l'ouvrage.   

    Pourtant, il aborde bien les divers éléments d'une sociologie de l'impôt, le considérant souvent comme un système en tant que tel. Ainsi, les lignes sur l'option entre impôt et inflation, où la question des subventions prend une grande place, sur les révoltes fiscales où il opère une comparaison entre révoltes fiscales, soulèvements nationaux et luttes de classes, sur le poids fiscal proprement dit... Mais peu de choses sur la fraude fiscale, phénomène institutionnel. Une théorie de l'impôt ne peut plus se construire aujourd'hui (c'est encore plus vrai en 2015 qu'en 1965...) sans référence à la fraude, élément désormais essentiel à la résistance opposée à la taxation par les contribuables, que ce soient des personnes physiques ou des personnes morales. Cet ouvrage ouvre bien plus de pistes qu'il n'offre une véritable théorie sociologique, pistes que suivent les rares auteurs qui se consacrent à l'étude de l'impôt autrement que sous l'angle technique.

 

Gabriel ARDANT, Plan de lutte contre la faim, PUF, 1964 ; L'austérité contre l'emploi, avec Pierre MENDÈS-FRANCE, Les Petits matins, 2013 ; Théorie sociologique de l'impôt, 2 volumes, SEVPEN, 1965.

 

Relu le 20 janvier 2022

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24 avril 2015 5 24 /04 /avril /2015 09:07

  Le film allemand de 108 minutes réalisé en 2008 par Dennis GANSEL relate de façon très romancée (notamment pour la fin du film...) l'expérience menée par le professeur Ron JONES avec des élèves de première de l'école secondaire Cubberley à Palo Alto (Californie, États-Unis) pendant une semaine en avril 1967.

La Vague raconte l'histoire d'un professeur de lycée allemand en classe politique qui doit montrer à ses élèves très sceptiques sur le retour d'un régime totalitaire de nos jours, dans le cadre d'un atelier d'une semaine, le contenu et le vécu de l'autocratie. Il pousse son expérience si loin, et pourtant avec si peu de moyens que ses étudiants s'identifient comme membre d'une communauté, La vague, qui ne tarde pas à réaliser des démonstrations à l'extérieur de l'école. Ce qui n'est au début qu'un jeu de rôle, présenté d'ailleurs clairement comme tel, devient une réalité sociologique qui échappe au contrôle du professeur. Celui-ci décide de mettre fin à l'expérience mais ne parvient pas à éviter une tragédie. Écrits par Dennis GANSEL, Todd STRASSER et Peter THORWARTH, le scénario s'inspire directement de l'expérience de Palo Alto. Il bénéficie de la contribution directe de l'écrivain américain Todd STRASSER, romancier multiforme (il s'est attaché notamment à Star Wars) même si son oeuvre la plus connue est The Wave (New York, Dell, 1981, réédité en 1985 et en 1988 chez Puffin Books).

    Lequel s'inspire déjà de l'étude expérimentale du fascisme menée par le professeur d'histoire Ron JONES dans le cadre d'un cours sur l'Allemagne nazie. Ne parvenant pas à expliquer à ses élèves comment les allemands avaient pu laisser sans réagir (en fait, il y en a eu, des réactions, une véritable résistance à Hitler même...) le parti nazi procéder au génocide de populations entières, il organise une mise en situation. Il fonde un mouvement nommé "la troisième vague", dont l'idéologie vante les mérites de la discipline, de l'esprit de corps, de l'obéissance, visant la destruction de la démocratie, considérée comme un mauvais régime en raison de l'accent qu'elle place sur l'individu plutôt que sur la communauté. Si l'expérience s'arrête au bout de cinq jours de manière suffisamment habile pour que les élèves opèrent un "atterissage" en relative douceur, nombre de ceux-ci des années après et même de nos jours restent marqués. On peut dire d'une certaine manière que la "conscientisation" du professeur JONES est réussie. L'expérience montre la facilité inquiétante qu'à l'idéologie totalitaire a prendre emprise sur les esprits, même baignés auparavant dans une ambiance démocratique et même individualiste... Autre phénomène inhérent à l'installation d'un système autocratique, faisant l'objet de relations contradictoires de la part de l'auteur, de témoins..., la faiblesse de résistances : alors que 200 élèves sont concernés par l'expérience, seuls quelques uns expriment leur désaccord, la plupart dénoncés par leurs camarades. Mais tout de même vers la fin de l'expérience, un groupe d'élèves aurait suscité un boycott soutenu par 500 parents d'élèves de l'université et même organisé la séquestration du professeur, vite délivré avec la promesse de mettre fin à l'expérience (ce qu'il avait prévu au départ). La mise en situation s'était avérée plus réaliste qu'espéré...

  Le professeur, lui-même impressionné par elle, décrit son expérience en 1972, sous le titre The Third Wave et  publie ses souvenirs en 1976 sous le titre Take As Directed, dans un magazine interactif, The CoEvolution Quaterly. L'expérience demeure confidentielle, malgré l'intérêt manifesté par des psychologues (Philip ZIMBARDO, de l'université Stanford, par exemple). Jusqu'en 1981, lorsqu'elle inspire un téléfilm, The Wave, produit par Norman LEAR et réalisé par Alexander GRASSHOFF sur un scénario de Johnyy DAWKINS, téléfilm couronné par un Emmy Award et un prix Peabody. Sous le pseudonyme de Morton RHUE, le romancier Tod STRASSER publie alors en 1981 son roman, non directement de l'expérience, mais du téléfilm, sorte de novellisation, genre dans lequel ce romancier exerce.   Par la suite, Ron JONES est sollicité à maintes reprises pour des conférences, notamment en Allemagne.

  Le réalisateur du film de 2008, Dennis GANSEL, contribue ensuite à faire connaitre encore davantage cette expérience. Après lui, un film documentaire Lesson Plan sort en 2010. Dans celui-ci, Ron JONES et le principal du lycée se remémorent l'expérience et expriment leurs réactions. La vidéo est distribuée en France sous le titre L'expérience de la troisième vague. Notons encore qu'elle inspire un opéra-rock français de Gilles RAMADE, présenté en 2013.

 

Dennis GANSEL, La vague (Die Welle), Allemagne, Drame de 108 minutes, 2009. Le film est disponible en DVD, édité Bac Films. On peut trouver comme bonus une interview inédite de Ron JONES, un journal intime video du réalisateur, une fin alternative, un clip musical... (parfois dans un coffret comportant également un autre film de Dennis GANSEL, Le quatrième pouvoir).

 

FILMUS

     

Relu le 2 janvier 2022

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