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1 septembre 2010 3 01 /09 /septembre /2010 10:04

         La socialisation - mot et concept dont l'usage remonte à Émile DURKHEIM et Georg SIMMEL - se fait pour l'enfant dans la confrontation avec l'univers et dans le conflit avec les autres. Littéralement "entrée en relation sociale" (le Vergesellschaftung de Georg SIMMEL), la socialisation, du fait même de la venue dans un monde de conflits et de coopérations est par essence un processus conflictuel.

 

interaction plutôt que socialisation?

         Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, deux auteurs de la sociologie aujourd'hui dominante (mais moins que dans les années 2000), considèrent pourtant que le terme socialisation constitue une "étiquette commode" qui les dérange dans la mesure où elle ne porte pas du tout l'idée de l'existence de l'être rationnel humain qui pèserait systématiquement le pour et le contre dans ses prises de décision. Ils considèrent en effet, par exemple dans leur Dictionnaire critique de la sociologie, que ce terme donne lieu à des dérives intellectuelles faisant la part trop belle à une conception holiste de la société. Conception donnant une grande place au paradigme du conditionnement, voie ouverte sur les conceptions marxistes de l'aliénation et de la fausse conscience. Ils stigmatisent "certaines théories néo-marxistes s'inspirant de notions centrales dans la vulgate (...) (qui) supposent que :

- les mécanismes d'intériorisation des valeurs mis en jeu par les processus de socialisation sont suffisamment efficaces ;

- le pouvoir de la classe dominante sur la définition des valeurs communes est assez grand, pour que les individus appartenant à la classe dominée servent avec complaisance et exactitude les intérêts de la classe dominante, bien entendu (la doctrine de la lutte des classes oblige), opposés aux leurs."

   Au paradigme du conditionnement, selon ces deux auteurs, il serait préférable d'adopter le paradigme de l'interaction, mettant en avant notamment, tout comme d'ailleurs Georges GURVITCH dans son Traité de sociologie, les travaux du psychologue français Jean PIAGET. Leur interprétation de ces travaux, comme analyse de la maitrise progressive des opérations logiques et affectives dans un processus autonome de développement de l'individu, leur permettent de centrer la sociologie sur précisément l'individu, à partir de l'individu, pour l'individu (ses intérêts...). Ils avancent principalement six raisons en faveur de ce qu'ils appellent le paradigme de l'interaction (expression qui ne recouvre pas la même chose chez tous les sociologues...) :

     - Ce serait un meilleur paradigme pour concevoir la socialisation comme un processus adaptatif. "Face à une situation nouvelle, l'individu est guidé par ses ressources cognitives et par les attitudes normatives du processus de socialisation auquel il a été exposé. Mais la situation nouvelle l'amènera éventuellement à enrichir ses ressources cognitives ou à modifier ses attitudes normatives ;

       - Il n'est pas incompatible, et même permet de l'inclure, avec l'hypothèse fondamentale de l'optimisation, "selon laquelle, dans une situation donnée, un sujet s'efforce d'ajuster son comportement au mieux de ses préférences et de ses intérêts tels qu'il les conçoit." ;

       - Il est plus aisé dans le cadre du paradigme de l'interaction de tenir compte du degré d'intériorisation des montages normatifs et cognitifs produits par la socialisation. "Face à une situation nouvelle ou à un environnement nouveau, un acteur aura, en règle générale, la capacité de modifier certains effets de la socialisation antérieure à laquelle il a été exposé." 

        - Ce paradigme permet encore de distinguer les éléments intériorisés en fonction de leur pouvoir de contrainte. "La socialisation produit une intériorisation de normes, de valeurs, de structures cognitives et de savoirs pratiques. Certains apprentissages cognitifs ou corporels conduisent à l'acquisition d'aptitudes spécifiques, d'autres (...) à la maîtrise de procédures opératoires générales, plus ou moins indéfiniment adaptables à la diversité des situations concrètes." ;

         - Il permet de donner un contenu effectif à la distinction, sur laquelle insistent (des auteurs), entre socialisation primaire et socialisation secondaire. "La socialisation primaire - celle qui correspond à l'époque de l'enfance - est partiellement remise en cause par la socialisation secondaire, à laquelle l'adolescent, puis l'adulte, est exposé tout au long de sa vie. La notion de socialisation secondaire est bien entendu incompatible avec la vision selon laquelle les effets de la socialisation primaire seraient dans tous les cas rigoureux et irréversibles." Nous nous demandons où se trouvent des théories de ce genre de vision rigoriste et nous soupçonnons ce genre de sociologie de vouloir à tout pris contourner certains acquis décisifs de la psychanalyse ;

          - Il permet d'intégrer les processus de socialisation dans un cadre théorique, celui de l'analyse de l'action. "Une bonne partie des divergences, contradictions et discordances qu'on relève dans les études empiriques sur les phénomènes de la socialisation provient sans doute de ce que leurs auteurs se préoccupent rarement de reconstruire les données microsociologiques responsables des ressemblances et différences observables au niveau agrégé. Que les méthodes d'éducation autoritaire paraissent plus largement répandues dans les classes basses que dans les classes élevées devient un fait compréhensible à partir du moment où on remarque que les méthodes "permissives" mettent en oeuvre des ressources cognitives et linguistiques plus complexes que les méthodes autoritaires, ressources que les classes élevées ont plus de chance de posséder. Que des représentations relatives à la dimension explicable de la famille varient avec le contexte culturel et social devient explicable à partir du moment où on est en mesure de montrer que le contexte peut inciter les individus à avoir une famille soit restreinte, soit nombreuse. On sait bien par exemple que lorsque la mortalité infantile est élevée, la famille nombreuse est de règle, car elle représente une garantie de descendance." Cette dernière argumentation permet bien entendu d'éviter de se poser la question des luttes entre classes sociales et de faire reporter l'explication de comportements individuels sur des faits quasi-naturels. Par ailleurs, nous ne sommes pas certain du rapport entre classes basses/éducation autoritaire et classes élevées/éducation "permissive"...

 

Socialisations prendrait mieux en compte les conflits

    La problématique de l'interaction sociale telle qu'elle est présentée ci-avant ne prend pas suffisamment en compte le fait, énoncé par Mohamed CHERKAOUI que socialiser, c'est convertir. "Idéalement, c'est transformer un individu d'un être asocial en un être social en lui inculquant des catégories de pensée et un système d'idées, de croyances, de traditions, de valeurs morales, professionnelles ou de classe, dont certaines sont irréversibles et d'autres au contraire changent en fonction de nouveaux apprentissages et des situations vécues."

     Une grande partie de la sociologie affirme la primauté du social sur l'individuel, "l'exercice de la contrainte, une distribution du pouvoir, enfin des objectifs comme l'intégration de l'individu à des communautés idéologiques et cognitives".

Si une autre partie de la sociologie peut affirmer le contraire, l'extrême adaptabilité de l'individu jusqu'à en faire un être totalement conscient et rationnel, c'est que la violence avec laquelle les normes sont inculquées est bien moindre et moins visible qu'autrefois. Il ne serait pas venu à l'idée d'éducateurs grecs ou romains antiques, habitués à utiliser le fouet et les privations, de considérer l'individu autrement que nécessairement soumis aux impératifs du groupe social et même de la classe sociale "naturellement" dominante. Si les moyens utilisés pour inculquer les "bons" comportements sont moins violents qu'autrefois et en tout cas d'une violence moins physique et moins visible, il n'en reste pas moins que les arsenaux de la contrainte éducative existent encore, et les générations d'écoliers sont tout à fait prêtes à lever le doigt pour les énoncer (et les dénoncer!)... A l'inverse, des théories éducatives qui considèrent la nature humaine comme "naturellement mauvaise", dérivées souvent de conceptions religieuses culpabilisatrices, et qui considèrent comme parfaitement légitimes l'utilisation de la violence pour parvenir à faire entrer cette nature dans le moule social prônent souvent un ordre social bien précis (et cela existe encore dans de très nombreuses contrées).  

Nous ne pensons pas que l'individu puisse s'opposer, en faisant prévaloir ses droits au libre choix, ait une chance quelconque d'échapper à l'exercice des moyens éducatifs à son endroit... Toujours est-il que les théories explicatives de la réussite scolaire par exemple, une des modalités de la socialisation dans les sociétés modernes, se partagent en deux groupes : les théories déterministes, dont les principaux représentants sont BERNSTEIN, BOURDIEU, HYMAN, KAHL ou KOHN, privilégient les facteurs relatifs au passé de l'individu et soulignent les différentes qualitatives entre les sous-cultures de classe dans lesquelles les individus sont socialisés, voire programmés et les théories actionnalistes ou néo-individualistes développés essentiellement par les économistes néo-classiques et certaines écoles sociologiques comme celle de BOUDON qui insistent davantage sur les variables liées à l'avenir, aux projets sociaux et scolaires ainsi qu'au pouvoir de décision rationnelle des individus. En fait, la conception stratégique des théories actionnistes n'est pas foncièrement incompatible avec certains résultats auxquels aboutissent les recherches menées dans un cadre différent, sauf sans doute de par les intentions idéologiques des sociologues concernés... (Mohamed CHERKAOUI).

 

Socialisation à l'école...

        Ainsi, la multiplication des études sur la socialisation en milieu scolaire est orientée souvent comme si le conflit présent dans l'institution ne provenait que de la violence exprimée d'une des parties en présence (de manière complètement opposée dans leur esprit finalement à une quelconque interactivité...)

  Un véritable marché d'experts sur les violences scolaires, comme sur les violences dites urbaines d'ailleurs, se développe depuis les années 1950 aux États-Unis et les années 1960 en Europe. Financées et demandées souvent par les États ou des organismes pluri-nationaux, ces études ressemblent beaucoup plus à des comptabilités et des observations de faits de violence de la part de la jeunesse, en vue de leur contrôle et de leur éradication, qu'à de véritables études sociologiques prenant en compte une multitude de facteurs. Ils se situent dans le fil-droit de toutes les études sur la délinquance dans le cadre d'une criminologie camouflée sous des discours sociaux menées par les pouvoirs d'État depuis de nombreux siècles. Les notion de désocialisation et de resocialisation relèvent au début en effet plus de la criminologie que de la sociologie. Philippe VIENNE, dans un ouvrage sur ces experts de la violence, tente de montrer comment, théories comportementalistes à l'appui, en provenance surtout des États-Unis, de nombreuses études au service des différents appareils policiers tentent de glisser de nombreuses approximations et de lieux communs dans un corpus théorique et pratique (avec des "nouvelles" disciplines comme la victimologie) directement utilisable. Sans même porter un jugement sur la validité des théories comportementales utilisées, nous sommes obligés de constater l'utilisation directement politique, voire politicienne (au sens d'action politique à très court terme, en vue de sauvegarder des places électorales) de "résumés" hâtifs des résultats des différentes études de ces experts, par ailleurs sans doute tout-à fait compétents dans leurs domaine.

 

Philippe VIENNE, Violence à l'école : au bonheur des experts, Une analyse critique des réseaux d'expertise de la violence scolaire, Éditions Syllepse, 2009. Georges GURVITCH, Traité de sociologie, PUF, collection Quadrige, 2007. Mohamed CHARKAOUI, Sociologie de l'éducation, PUF, collection Que-sais-je?, 2009. Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, collection Quadrige, 2004.

 

                                                                                                                                                                                       SOCIUS

 

Relu le 26 février 2020

 

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30 août 2010 1 30 /08 /août /2010 09:07

             Sous-titrée Éléments pour une théorie du système d'enseignement, cette oeuvre de 1970 constitue une référence en matière de sociologie de l'éducation en général et de sociologie du conflit dans l'éducation en particulier.

                Constitué de deux Livres, à première vue dissemblables, l'ouvrage se veut une introduction à une méthode d'étude de la "violence symbolique" et une application de cette méthode au "maintien de l'ordre" dans le système éducatif.

Un avant-propos met en garde le lecteur sur le sens même de termes comme violence et arbitraire. "On comprend que le terme de violence symbolique qui dit expressément la rupture avec toutes les représentations spontanées et les conception spontanéistes de l'action pédagogique comme action non violente, se voit imposé pour signifier l'unité théorique de toutes les actions caractérisés par le double arbitraire de l'imposition symbolique, en même temps que l'appartenance de cette théorie générale des actions de violence symbolique (qu'elles soient exercées par le guérisseur, le sorcier, le prêtre, le prophète, le propagandiste, le professeur, le psychiatre ou le psychanalyste) à une théorie générale de la violence et de la violence légitime, appartenance dont témoignent directement la substituabilité des différentes formes de violence sociale et indirectement l'homologie entre le monopole scolaire de la violence symbolique légitime et le monopole étatique de l'exercice légitime de la violence physique." Les auteurs s'élèvent contre la négation ou l'occultation de la question sociologique des conditions sociales de la transmission des savoirs et proposent donc une méthode pour comprendre comment les conditions sociales déterminent l'enseignement.

 

         Fondement d'une théorie de la violence symbolique, titre du Livre 1, commence par expliquer deux schémas situés d'emblée tout à son début, tout un ensemble organisé de propositions logiques qui s'appuient sur les théories classiques du fondement du pouvoir (MARX, DURKHEIM, WEBER). Des expressions clés comme Double arbitraire, Autorité pédagogique, Travail pédagogique, Système d'enseignement... y sont ordonnées d'une manière universitaire qui évoque tout à fait la forme des cours en amphithéâtre. Sous l'aspect magistral se décline une analyse précise de la manière dont l'enseignement est exercé et perçu pour reproduire une culture.

 

          Le livre 2, composé de quatre chapitres, porte sur Le maintien de l'ordre, car c'est bien d'un maintien de l'ordre culturel que les auteurs veulent parler. Une citation de G. GUSDORF (Pourquoi des professeurs?) l'ouvre d'ailleurs : "La fonction enseignante a donc pour mission de maintenir et de promouvoir cet ordre dans les pensées, aussi nécessaire que l'ordre dans la rue et dans les provinces." Capital culturel et communication pédagogique, Tradition littéraire et conversation sociale, Élimination et sélection, La dépendance par l'indépendance sont les titres de ces chapitres. A chaque fois, il s'agit d'analyser les processus de la reproduction culturelle.

 

               Le premier chapitre présente le modèle théorique et la mesure empirique des parcours du système scolaire, du primaire au supérieur, qui doivent permettre de cerner comment les individus scolarisés passent d'une classe sociale d'origine à une classe sociale d'arrivée, au terme de plusieurs sélections. Il est question notamment aussi de la pression exercée sur le système scolaire en raison de la "démocratisation" de l'enseignement, mettant le système souvent en état de crise.  

"Refuser de prêter à la croissance du public une action qui s'exercerait mécaniquement et directement, c'est-à-dire indépendamment de la structure du système scolaire, ce n'est pas accorder à ce système le privilège d'une autonomie absolue qui lui permettrait de ne rencontrer que les problèmes engendrés par la logique de son fonctionnement et de ses transformations. Autrement dit, en raison de son pouvoir de retraduction (corrélatif de son autonomie relative), le système scolaire ne peut ressentir les effets des changements morphologiques et de tous les changements sociaux qu'ils recouvrent, que sous la forme de difficultés pédagogiques, même s'il interdit aux agents de se poser en termes proprement pédagogiques les problèmes pédagogiques qui se posent objectivement à lui. C'est en effet l'analyse sociologique qui constitue comme problèmes proprement pédagogiques les difficultés surgies de la croissance du nombre en traitant le rapport pédagogique comme un rapport de communication dont la forme et de le rendement sont fonction de l'adéquation entre des niveaux d'émission et des niveaux de réception socialement conditionnés." Les auteurs refusent et les analyses et les conclusions de nombreuses études qui séparent systématiquement la nature de la  population scolaire et l'organisation de l'institution ou son système de valeurs comme si l'on pouvait séparer  "deux réalités substantielles". Seule la construction d'un système des relations entre le système d'enseignement et la structure sociale permet d'échapper à des abstractions réifiantes telles que les aspirations culturelles des élèves, le conservatisme des professeurs et les motivations des parents, thèmes que l'on retrouve effectivement dans de nombreuses études commanditées par les instances gouvernementales. "C'est par la manière particulière" en définitive "selon laquelle il accomplit sa fonction technique de communication qu'un système scolaire déterminé accomplit par surcroît sa fonction sociale de conservation et sa fonction idéologique de légitimation."

 

          Dans Tradition lettrée et conservatisme social, il s'agit de s'interroger sur les moyens institutionnels et les conditions sociales qui "permettent au rapport pédagogique (contenu et efficacité) de se perpétuer, dans l'inconscience heureuse de ceux qui s'y trouvent engagés, lors même qu'il manque aussi complètement sa fin apparemment la plus spécifique, bref, à déterminer ce qui définit sociologiquement un rapport de communication pédagogique (...)". Pour reprendre un langage utilisé souvent par les auteurs, quelles sont les modalités de la transmission du capital culturel ? Compte tenu des constants échecs mis en relief par les responsables du système scolaire eux-mêmes. L'autorité pédagogique et l'autorité de langage, l'installation d'un charisme d'institution, la formation d'une culture scolaire, tout cela fait partie de relations "qui unissent, dans les situations historiques les plus différentes, la culture des classes dominantes et la pédagogie traditionnelle ou plus précisément, les rapports d'affinité structurale et fonctionnelle qui lient le système de valeurs de toute classe privilégiée (portée à la stylisation d'une culture réduite à un code de manières) et les systèmes scolaires traditionnels voués à la reproduction de la manière légitime d'user de la culture légitime (...)".

 

          Élimination et sélection sont là pour établir hiérarchie sociale et hiérarchie scolaire. La prolifération des examens constitue le moyen d'écarter le népotisme et le favoritisme, officiellement, du système scolaire. Leur présentation comme instruments de neutralité doit renforcer le sentiment d'un École pour tous, et de légitimer son existence. Ce qui se certifie (par les diplômes) ce n'est pas seulement la compétence acquise par les élèves, mais la légitimité de l'institution, dans un rôle exclusif de transmission du "bon" et du "vrai" capital culturel. "Si cette opération de sélection a toujours indissociablement pour effet de contrôler les qualifications techniques par référence aux exigences du marché du travail et de créer des qualités sociales par référence à la structure des rapports de classe que le système d'enseignement contribue à perpétuer, bref, si l'École détient à la fois une fonction technique de production et d'attestation des capacités et une fonction sociale de conservation et de consécration du pouvoir et des privilèges, on comprend que les sociétés modernes fournissent au système d'enseignement des occasions multipliées d'exercer son pouvoir de transmuer des avantages sociaux en avantages scolaires, eux-mêmes reconvertibles en avantages sociaux, parce qu'elles lui permettent de présenter des préalables scolaires, dont implicitement sociaux, comme des préréquisits techniques de l'exercice d'une profession." "En déléguant toujours plus complètement, écrivent les auteurs à la fin de ce chapitre, le pouvoir de sélection à l'institution scolaire, les classes privilégiées peuvent paraitre abdiquer au profit d'une instance parfaitement neutre le pouvoir de transmettre le pouvoir d'une génération à l'autre et renoncer ainsi au privilège arbitraire de la transmission héréditaire des privilèges. Mais, par ses sentences formellement irréprochables qui servent toujours objectivement les classes dominantes, puisqu'elles ne sacrifient jamais les intérêts techniques de ces classes qu'au profit de leurs intérêts sociaux, l'École peut mieux que jamais et, en tout cas, de la seule manière convenable dans une société se réclamant d'idéologies démocratiques, contribuer à la reproduction de l'ordre établi, puisqu'elle réussit mieux que jamais à dissimuler la fonction dont elle s'acquitte. Loin d'être incompatible avec la reproduction de la structure des rapports de classe, la mobilité des individus peut concourir à la conservation de ces rapports, en garantissant la stabilité sociale par la sélection contrôlée d'un nombre limité d'individus, d'ailleurs modifiés par et pour l'ascension individuelle, et en donnant par là sa crédibilité à l'idéologie de la mobilité sociale qui trouve sa forme accomplie dans l'idéologie scolaire de l'École libératrice."

 

            Par La dépendance par l'indépendance, chapitre au titre paradoxal, les deux auteurs veulent montrer comment, sous couvert d'une autonomie surveillée, s'établit la fonction particulière de la notion de "l'intérêt général".

"Ainsi, la fonction la plus cachée et la plus spécifique du système d'enseignement consiste à cacher sa fonction objective, c'est-à-dire à masquer la vérité objective de sa relation à la structure des rapports de classes. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter un planificateur conséquent qui, s'interrogeant sur les moyens les plus sûrs d'opérer une sélection anticipée des sujets aptes à réussir scolairement et d'augmenter par là le rendement technique du système scolaire, est conduit à se demander quelles sont les caractéristiques des candidats qu'on est en droit de prendre en compte (...). "C'est toujours au prix d'une dépense ou d'un gaspillage de temps que le système scolaire légitime la transmission du pouvoir d'une génération à une autre, en cachant la relation entre point de départ et point d'arrivée, grâce à ce qui n'est, à la limite, qu'un effet de certification rendu possible par la longueur ostentatoire et parfois hyperbolique de l'apprentissage." C'est par cette longueur même du cursus scolaire que ceux qui échouent doivent se rendre compte de la légitimité de leur échec."

Ce qui sous-tend cette analyse, les notes très nombreuses que les deux auteurs émaillent leur ouvrage le montrent, c'est le résultat de nombreuses études sociologiques qui tendent à indiquer que les élèves qui réussissent le mieux, grosso modo, sont issus des classes sociales les mieux nanties, et inversement que les élèves issus des milieux les plus modestes réussissent rarement (et lorsque cela arrive, les sociétés "démocratiques" les célèbrent) à parvenir vers le haut de l'échelle scolaire. Ce qui s'explique partiellement par l'adoption par le système scolaire, de manières de penser, de types de langages, de genres de comportements... issus des classes supérieures.

     Dans un appendice, les auteurs s'interrogent sur l'évolution des chances d'accès à l'enseignement supérieur : déformation ou translation? Il s'appuient sur de nombreuses statistiques sur les liens entre niveau acquis d'études et appartenance aux différentes classes sociales des individus scolarisés. 

 

 Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, La reproduction, Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Les éditions de Minuit, 2005 (première édition : 1970), 280 pages. 

 

Relu le 7 février 2020

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26 août 2010 4 26 /08 /août /2010 12:24

           Loin d'être simplement un face à face entre élèves et maîtres/professeurs, une classe d'école est aussi le lieu de multiples micro-conflits qui influent à la fois sur les résultats scolaires et sur la socialisation des enfants comme d'ailleurs sur la trajectoire de carrière des enseignants.

Les sociologues étudient beaucoup le microcosme constitué par la classe, poussés par les institutions scolaires qui constatent qu'après une période de démocratisation et de massification de l'enseignement, les inégalités et les échecs perdurent. Même si ces préoccupations sont parfaitement légitimes, ce centrage sur la classe laisse dans l'ombre d'autres interactions : la classe n'est pas le seul lieu de rencontre dans l'univers scolaire : la cour de récréation, la cantine et les prolongements extra-scolaires (centres aérés par exemple, ou même colonies de vacances, même si l'aspect d'enseignement s'en éloigne)... font partie aussi de l'univers dans lequel se trouve plongé l'enfant. Ce qui permet de mettre en évidence ces micro-conflits en tant que tels, c'est la continuité du cadre architectural et temporel du système scolaire né en Occident. A travers la colonisation et très longtemps après la prise d'indépendance, même les contrées très éloignées de l'Europe semble avoir adopté ce cadre. il est présent pour toutes les catégories d'âges, de la maternelle à l'université et se prête à l'élaboration de véritable paradigmes.

 

        Alors que l'école aime "se représenter comme le lieu par excellence de la connaissance, de la science, de la compétence et de la raison" (André PETITAT), la rationalité des sujets "libres" présents dans une classe est évidemment problématique ici comme ailleurs. Et peut-être même plus ici qu'ailleurs, car les enfants manifestent leurs désirs et leurs besoins de manière souvent spontanée et émotive. Dans une classe, l'émotion garde une grande place. Pourtant, pendant très longtemps et encore aujourd'hui dans de nombreux endroits, l'institution scolaire s'efforce de refouler l'individu irrationnel, "hypnotisé par un maître charismatique, pris au piège des transferts et contre-transferts, des attentes et des projections". 

        Robert ROSENTHAL (né en 1933) et Lenore JACOBSON relatent dans leur ouvrage publié en 1969, très popularisée de nos jours (Pygmalion in the Classroom), leur expérience à la frontière du psychologique et du sociologique. Ils ont prétendu devant les enseignants d'une école américaine avoir mis au point un test capable de détecter les élèves sur le point d'opérer des progrès scolaires notables. Il s'agissait en fait d'un simple test de quotient intellectuel. Sur quoi, une série d'élèves a été désignée au hasard à l'attention des enseignants. Effectivement, quelque temps plus tard, les auteurs de l'expérience montrèrent que l'attente des maîtres avait des effets positifs sur les performances scolaires des élèves en question et même sur leur Quotient Intellectuel. C'est une pédagogie implicite que les auteurs dévoilent, logée dans les silences, les intonations de la voix, les postures du corps, les préjugés, les étiquetages... Un grand nombre de chercheurs ont reproduit par centaines ce genre d'expériences, avec des variantes très diverses.

Selon Michel GILLY (Maître-élève, rôles institutionnels et représentations, 1980) et Pierre MARC (Autour de la notion pédagogique d'attente, 1984), quatre facteurs principaux médisent les attentes du maître :

- l'attitude générale (plus ou moins chaude et positive selon les élèves) ;

- la réaction aux performances (louanges ou critiques, mise en évidence ou ignorance des élèves) ;

- la matière soumise (tendance à donner plus de matières, plus compliquée, aux élèves dont on attend le plus) ;

- la sollicitation (occasions de réponses plus ou moins fréquentes offertes aux élèves).

      Ces études accordent souvent une grande place aux interactions non verbales, dans des contextes multiraciaux. Il serait intéressant de sérier les résultats de ces études en fonction des classes d'âges des élèves ainsi étudiés. Elles suivent les travaux de J. L. MORENO (1892-1971) et de Kurt LEVIN (1890-1947), fondateurs de la micro-sociologie et de l'interactionnisme. Kurt LEVIN met en évidence les liens entre les styles de pouvoir régnant dans une classe (autoritaire, anarchique, démocratique) et le rendement pédagogique. Beaucoup de chercheurs se penchent sur le dilemme coopération/compétition dans les classes. D'innombrables expériences (Serge MOSCOVICI, Willem DOISE, Jean-Claude DESCHAMPS, Gabriel MUGNY...) partent du principe de la dissonance cognitive qui veut qu'un désaccord entre des éléments de connaissance (notamment entre l'univers scolaire et l'environnement parental) entraîne de la part d'un individu un effort pour les faire mieux s'accorder... ou une tendance à s'exprimer de manière agressive ou même violente. 

 

       Pour mesurer l'efficacité de l'enseignant, une des deux voies concurrentes (l'une étant macro-sociologique, à partir d'agrégats statistiques) est d'observer systématiquement les relations et les interactions entre le maître et les élèves dans la classe scolaire. (Mohamed CHERKAOUI). Cette voie suit tout-à fait celle inaugurée par Émile DURKHEIM (L'éducation morale, 1925) qui aborde les problèmes d'ordre et d'autorité. Le sociologue américain M. WALLER (The sociology of teaching, 1932) suit cette micro-société en action. L'un et l'autre, avec d'autres sociologues, indiquent le nombre et la nature des éléments qui la composent et les fonctions qu'elle remplit. 

La fonction essentielle de l'institution scolaire, pour Émile DURKHEIM, est l'éducation morale, le système de règles d'action qui prédéterminent la conduite des individus vivant en collectivité. Par la contrainte, l'école transmet la régularité et c'est par le maître que cette règle est révélée à l'enfant.

 M/ WALLER insiste plus sur la transmission du savoir et à ses conséquences sur le mode d'interaction sociale dans la classe. L'ordre instrumental est transmit par le maître qui rencontre plus ou moins d'attention ou d'intérêt de la part des élèves. L'institution donne au maître le pouvoir officiel de transmettre ces connaissances, mais elles ne peuvent être transmises, compte-tenu du développement affectif de l'enfant, que dans le cadre de relations chaleureuses. M. WALLER montre une contradiction ou un dilemme entre l'exercice de ce pouvoir bureaucratique et la nécessité de développer des relations affectives. Il distingue deux types de pouvoir, la direction personnelle (leadership) et la direction institutionnelle. Dans la première, les propriétés des individus déterminent le système d'interaction sociale. Cela peut aller jusqu'au rapport du chef inspiré à sa secte religieuse. Dans la deuxième, les individus sont forcés de se conformer au système existant. Le chef se trouve dans une situation, au regard des élèves mêmes, préparée pour lui. Le climat dans la classe est influencé par le type de pouvoir affiché par le maître. M. WALLER classe les technique utilisées par le maître pour maintenir la discipline dans la classe selon une hiérarchie allant de l'institutionnel à l'arbitraire ou selon le degré d'utilisation de l'influence personnelle. Le caractère du maître, stricto-sensu, joue un très grand rôle, dans l'application des règles de fonctionnement dans la classe.

    Émile DURKHEIM comme M. WALLER soulignent le caractère asymétrique des interactions sociales dans la classe. Tous deux soulignent le caractère "monarchique" du pouvoir du maitre et sa tendance au "despotisme" (notions directement inspirées de la philosophie politique) qui se justifient, à leurs yeux, par les dangers réels et constants d'une métamorphose de la classe d'une organisation qu'elle doit être (pour diffuser l'ordre moral et l'ordre instrumental) à une foule qu'elle peut devenir sous l'action collective des élèves. Mohamed CHERKAOUI note que le passage d'une conception asymétrique des relations à une conception plus symétrique constitue un trait distinctif de très nombreuses études microsociologiques actuelles. Par ailleurs, le directeur de recherche au CNRS indique que les théories récentes mettent en évidences plus les différentes stratégies utilisées par les élèves dans la classe que seulement l'influence de celle utilisée par le maître. 

Dans la foulée d'études confiées à de multiples "experts" pour étudier les phénomènes de violence à l'intérieur de l'école, nous pouvons mieux comprendre aujourd'hui les différentes attitudes des élèves par rapport à l'ordre moral comme par rapport à l'ordre instrumental. Les élèves "récalcitrants" optent soit pour une attitude de retrait (l'élève n'est pas vraiment présent...), soit pour une attitude de perturbation. La multiplication de ces deux comportements (dont les origines sont complexes et varient certainement avec l'âge des élèves) oblige l'institution scolaire à évoluer, par la mise en place d'instances, souvent hors de la classe, où se rencontrent maîtres/professeurs et élèves.

La classe scolaire, en fait, depuis près de deux siècles, évolue peu dans son fonctionnement (Maurice TARDIF et Claude LESSARD), et les problèmes ont tendance plutôt à se règler hors d'elle. Plutôt que de changer la pédagogie scolaire, le maître/professeur tend à faire prendre les problèmes par d'autres instances. Il est vrai que de nombreux conflits ne naissent pas de l'interaction maîtres/élèves mais dérivent de l'environnement extérieur, mais les conflits entre enfants et adultes dans l'école se relient d'une manière ou d'une autre à ce qui se passe à l'extérieur. Et sauf à prétendre instaurer le sanctuaire scolaire (dans l'hypothèse où cela est vraiment possible...), il existe un lien entre les conflits sociaux de manière générale, même si ce lien est très compliqué à mettre à jour, tant le nombre de variables sociologiques est grand, et les conflits rencontrés à cause de la situation spécifique de la classe. On ne peut que regretter le peu d'études qui fassent ce lien, mais on peut concevoir la complexité de l'appareil d'enquêtes à mettre en place pour y parvenir, autrement que sous forme de généralités.

 

     La classe est le lieu central d'un système de contraintes, qui peuvent être l'occasion de conflits, lesquels peuvent mener à la violence, comme l'analyse Yveline FUMAT.

 A contrario de l'image de la classe idéale sereine et studieuse et sage (en plus), la professeure à l'Université de Montpellier III revient sur la nature fondamentale du système scolaire décrite entre autres par Michel FOUCAULT (Surveiller et punir, 1975), parmi les systèmes sociaux développés dès le XVIe siècle, en même temps que la prison et la caserne. La scolarisation obligatoire représente pour l'enfant une contrainte qui se présente au moins de trois manières :

- privation de liberté (tu dois aller à l'école),

- imposition d'un mode de comportement (tu dois te tenir tranquille et apprendre)

- et imposition d'un certain contenu culturel (tu dois apprendre cela pour être des nôtre, un citoyen et plus tard un homme).

     Anne-Marie CHARTIER (1992) montre bien les conflits engendrés par la généralisation du système scolaire dans une société encore rurale où l'enfant est habitué à une vie parfois dure, dans une relative indépendance, mais pleine d'expériences et de découvertes. Au XVIIe siècle, dans l'enseignement, les Jésuites codifient une "conduite de la classe" visant à faire tenir tranquille et à faire apprendre l'enfant. Ce code rend l'enseignement plus efficace (homogénéité des âges, rang attribué à chacun, progression des matières, simultanéité des activités) et doit rendre les corps plus dociles et le contrôle plus serré. Les rythmes d'apprentissage, les normes temporelles, les instruments de la discipline (les échelles de châtiments corporels) sont introduits dans toutes les classes pour intégrer des enfants aux origines culturelles parfois très diverses. Dans le processus d'industrialisation commun à une bonne partie de l'Europe, l'éducation des jeunes est le moyen d'assurer la continuité du tissu social, moyen rendu urgent par la complexité croissante de la société en train de s'édifier. Anna ARENDT (La crise de la culture) pense que l'éducation est fondamentalement un rempart social contre l'oubli, car sans elle une culture, surtout complexe, peut disparaître.

Les trois aspects de la contrainte scolaire peuvent conduire chacun à des conflits vifs, lorsque celle-ci ne peut être assumée en fonction d'objectifs complètements partagés, de moyens complètement acceptés. Éduquer, disent certains auteurs, c'est exercer déjà une violence, mais sans aller jusque là (n'oublions pas qu'apprendre est aussi un moyen d'acquérir la liberté), dans une société traversée de conflits, la classe concentre de manière diffuse, parfois sous forme de crises, des éléments conflictuels nombreux.

François DUBET (Mutations du système scolaire et violences à l'école,1992 ; Les lycéens, 1991) classe les conflits véritablement scolaires, écartant du champ pour plus de clarté les conflits violents liés à l'environnement urbain immédiat (conflits de quartier réglés dans l'enceinte d'un établissement scolaire), en plusieurs catégories, qui sont autant de "discordances" entre les objectifs officiellement affichés par l'école et les réalités sociales :

- conflits qui résultent d'un malentendu entre l'école et son public : importations de comportement dans l'école (bruits, agitation, désintérêt)  qui "parasitent la situation scolaire et rendent l'enseignement très difficile.  Cette discordance peut provenir de décalages entre modes d'expressions des conflits (dans la parole/dans les actes), du type d'occupation proposé aux jeunes (le cours n'est pas un "bon" spectacle) dans la mesure où on leur demande d'assister passivement à des cours... Mais de manière très générale, il s'agit, dans une société en mouvement constant de faire accepter un enseignement qui n'est pas perçu comme utile...

- conflits d'ordre culturel, entre les élèves issus de milieux culturels très différents de ceux du corps enseignants. Il y a peut-être deux sortes de phénomènes qui se superposent, notamment pour les enfants provenant de populations faiblement intégrées dans la société française par suite de chômage massif ou d'immigration récente : le langage et le comportement du milieu enseignant s'inspirent plutôt de modèles culturels appartenant autrefois à la haute société ou aux milieux très cultivés (diffusés maintenant partout), ce qui détonnent avec le langage et le comportement d'enfants provenant des couches plus pauvres de la société et par ailleurs, les valeurs culturelles (un certain machisme, un certain racisme également) de jeunes issus de milieux récemment intégrés dans la société française opposées aux valeurs culturelles (féminisme répandu, respect des cultures) affichées par le corps enseignant. Si le processus de démocratisation de l'enseignement a homogénéisé culturellement les populations présentes sur le sol français, l'augmentation de la mobilité à l'échelle mondiale provoque des chevauchements rapides de cultures très différentes.

Ce phénomène n'est pas propre à la France ; il est très accentué aux États-Unis où de surcroit la transparence des différentes catégories du système scolaire est bien plus faible. Nous pouvons ajouter, surtout ici pour mémoire, que le processus de chômage de masse, qu'il soit temporaire ou non, provoque une évolution sociale inverse au processus de démocratisation mentionné à de très nombreuses reprises par les sociologues de l'éducation. Il se pourrait qu'à un processus d'intégration sociale succède un processus de désintégration sociale, lequel ne serait pas étranger à de nombreux "problèmes" en classe. Mentionnons pour terminer que les bouleversements de la parentalité ne peuvent manquer de jouer un grand rôle dans les processus psycho-sociaux dans la classe. (Décidément non, la classe ne peut pas être un sanctuaire...)

      Yveline FUMAT indique bien que "les conflits naissent entre les personnes, mais que des dysfonctionnements latents dont les contradictions et le sens n'apparaissent pas toujours aux acteurs eux-mêmes, en sont bien l'origine profonde." Si les contraintes sont institutionnelles, les conflits naissent de relations entre personnes, très concrètement, dans le cadre de l'école et de la classe. Même lorsque ces contraintes, dont les trois composantes sont définies plus haut, sont acceptées, la présence de phénomènes globaux entraînent l'existence de conflits qui s'expriment entre personnes. Et, là le style d'enseignement, le type de pédagogie, les cadres architecturaux et temporels jouent à plein. Ce qui précède n'est qu'une introduction à quelque chose de bien plus précis.

 

Yveline FUMAT, Contraintes, conflits, violences à l'école, Revue Française de Pédagogie, n°118, janvier-février-mars 1997. Maurice TARDIF et Claude LESSARD, L'école change, la classe reste, L'école en mutation, mensuel n°111, décembre 2000 (Montréal). Mohammed CHERKAOUI, Sociologie de l'éducation, PUF, Que sais-je?, 2009. André PETITAT, Sociologie de l'éducation, dans Sociologie contemporaine, Vigot, 2002. Robert ROSENTHAL et Lenore JACOBSON, Pygmalion à l'école. L'attente du maître et le développement intellectuel des élèves, Casterman, 1971.

 

                                                                                                                                                           SOCIUS

 

Relu le 8 février 2020

 

 

 

 

 

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4 août 2010 3 04 /08 /août /2010 08:27

          L'éducation constitue toujours un enjeu de pouvoir dans la mesure même où il s'agit, de manière concomitante à la reproduction biologique des individus, de la reproduction culturelle, au sens large, de la société. Dans les conflits que se livrent les hommes (et les femmes), transmettre les savoirs, les objectifs, les espoirs... aux générations futures est le seul moyen dont disposent des êtres mortels pour que ces connaissances, ces objectifs, ces espoirs... se perpétuent. 

    Longtemps la transmission sociale du savoir (et des habitudes de vie) a été confondue avec la transmission biologique du patrimoine des parents, perpétuant par là les divisions sociales selon des hiérarchies bien établies. Ce n'est que récemment, à partir des  XVIIIe au XXe siècles surtout, et surtout en Occident, que les débats sur l'hérédité sociale font place aux débats sur la transmission du savoir indépendamment de questions biologiques. 

 

    Chacun de leur côté, des sociologues comme Mohamed CHERKAOUI et André PETITAT, constatent l'impossibilité de distinguer une cohérence scientifique, une logique cumulative dans le développement de la sociologie de l'éducation. Même en tentant de cerner le domaine de l'éducation, comme centrée sur les phénomènes scolaires, même s'il ne faut pas exclure de son champ d'intérêt l'étude des relations entre l'école et les autres institutions, la place de la  famille, les aspects politiques et économiques, il est difficile d'avoir une vue d'ensemble. Sans doute est-ce là précisément le résultat de l'existence de conflits intenses autour de l'éducation, la question de la place du religion n'étant qu'un aspect des plus virulents. 

   André PETITAT porte son choix de l'analyse de la sociologie de l'éducation sur quatre aspects, fortement occidentaux, puisque marqué à la fois par la sécularisation et la remise en cause des traditions (la transmission "mot pour mot", valeur pour valeur du patrimoine culturel) : 

- le désenchantement et la rationalisation développe la connaissance scientifique au détriment d'autres types de connaissance ;

- la légitimation transcendante des ordres et des classes rendent plus aigu selon lui le recours à des légitimations biologiques. "La conséquence en est une interrogation toujours renaissante sur les rapports de l'hérédité interne (biologique) et externe (éducative). A chaque crise de la sociologie et de l'éducation, cette ligne de feu congénitale se ravive, le gros des sociologues se défendant contre les empiètements héréditaristes qui menacent leur territoire".

- les sociétés occidentales  (et occidentalisées) se veulent des sociétés en perpétuelle transformation, ce qui donne lieu à la formation de "paradigmes contradictoires", ancrages "des clivages les plus vifs et les plus sensibles en sociologie de l'éducation. Deux pôles dominent. D'un côté une vision évolutionniste de l'histoire fait prévaloir la différenciation de fonctions intégrées ; de l'autre, les transformations procèdent au contraire de tensions et de conflits entre groupes sociaux."

- les sociétés "modernes" ont tendance à se penser "à partir des individus et de leurs rapports". Se forment au sein des milieux éducatifs des tendances "libérales" qui réduisent l'éducation à la formation d'un ensemble de vendeurs et d'acheteurs autonomes et des tendances socialisantes et/ou moralistes qui accordent à la société ou à une classe particulière, une prééminence sur l'individu.

     D'Émile DURKHEIM, avec L'éducation morale à Samuel BOWLES/Herbert GINTIS avec Schooling in Capitalist America, de Pierre BOURDIEU/Jean-Claude PASSERON avec Les héritiers ou La reproduction à bien d'autres, les auteurs se situent dans un champ extrêmement vaste de paradigmes.

Il s'agit souvent, à partir de visions très différentes de la nature humaine, de la nature de l'enfant et de la société, d'élaborer des critiques, souvent supportées par des enquêtes statistiques, et de proposer des pédagogies qui peuvent  vouloir préparer, très contradictoirement,  à une compétitivité économique ou à une libération sociale...  Une très grosse majorité de sociologues abordent surtout le système scolaire et dans le système sociale, le microcosme social qui existe dans la salle de classe. Le face à face du maître et des élèves, et plus récemment la dynamique entre les élèves est l'objet d'innombrables études, diligentées par les différentes institutions scolaire ou menée par des chercheurs indépendants ou reliés à des mouvements sociaux. L'enjeu de l'échec scolaire, à décortiquer dans le vaste mouvement de "démocratisation" et de "massification" de l'ensemble, ou la question de la violence scolaire, mobilisent souvent plus les énergies que les différents conflits qui peuvent exister entre la famille et l'école (thème encore central lorsque l'économie rurale domine), entre les enfants et les parents, entre les différentes institutions qui s'opposent dans le monde de l'éducation. 

     Mohamed CHERKAOUI débute son analyse de la sociologie de l'éducation par le contenu du changement social que beaucoup veulent faire partir de l'éducation. "C'est essentiellement dans les périodes politiques critiques que la nécessité de transformer le système éducatif se fait sentir avec force. Ainsi les révolutionnaires de toutes tendances exigent-ils un changement de l'institution scolaire à la mesure de leur ambitieuse volonté de bâtir une nouvelle société sur les ruines de l'ancienne". Que ce soit une société nationale-socialiste, une société socialiste ou une société libérale que l'on veut établir, il s'agit de permettre une socialisation qui ancre des principes moraux et des connaissances techniques. La constatation de difficultés pour imposer des modèles sociaux faite autant par des régimes qui se disent socialistes (la lancinante question de l'inégalité scolaire ou de l'échec scolaire) que par des régimes qui veulent forger des hommes nouveaux (de type fascistes par exemple, mais heureusement leur existence courte ne leur a pas permis d'y remédier...) ou encore par des gouvernements adhérant aux principes de l'économie capitaliste engendrent quantités d'études et de propositions.

  La plupart des études partent précisément de l'intention d'améliorer le système scolaire en prenant souvent plus en compte des données sociologiques (classe sociale parents des enfants, degré de qualification technique, richesse et pauvreté des familles) que des données proprement pédagogiques (attitudes respectives des maîtres et des élèves, types d'apprentissage...). Par exemple, les études de Raymond BOUDON (L'inégalité des chances)  se centrent sur la mise en évidence de structure de dominance et de structure méritocratique, en rapport avec la mobilité sociale.

 Les études les plus intéressantes sur le microcosme scolaire se situent cependant à ce dernier niveau, qui considèrent précisément dans le détail les conflits qui mêlent aspects individuels et aspects de dynamique des groupes. Fort heureusement, une grande tendance des études va dans ce sens : l'efficacité de l'enseignement va souvent de pair avec la prise en compte de nombreux "micro-conflits" à l'intérieur de la classe. 

 

      Une tentative de classification des conflits dans l'éducation peut s'effectuer en prenant en considération des phénomènes sociaux et des phénomènes psychologiques, de manière distincte (car ils font appel à des méthodologies très différentes) et de manière croisée, tout en ayant bien en tête qu'il y a d'abord des objectifs sociaux en jeu :

- conflits de direction idéologique et politique de l'enseignement :

- conflits de pédagogies ;

- conflits entre enfants (du fait même que l'éducation se fait dans un ensemble collectif)  et conflits entre adultes et enfants (conflits d'ordre générationnel).

   Ceux-ci étant à considérer à l'intérieur de conflits plus vastes impliquant surtout les adultes, mais pas toujours exclusivement.

     Enfin, l'enjeu éducatif n'est pas seulement un enjeu scolaire. Dans un monde où les messages audio-visuels encombrent pratiquement l'espace collectif, dans un monde aussi où la transmission des savoirs de tout ordre passe encore par la famille, les influences psychologiques et morales, et même les transmissions techniques, sont extrêmement diversifiées. 

 

André PETITAT, Sociologie de l'éducation, dans Sociologie contemporaine, sous la direction de Jean-Pierre DURAND et de Robert WEIL, Vigot, 2002. Mohamed CHERKAOUI, Sociologie de l'éducation, PUF, collection Que sais-je?, 2009. 

 

                                                                                                                                          SOCIUS

 

Relu le 11 février 2020

 

 

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5 juillet 2010 1 05 /07 /juillet /2010 15:27

          Cette revue uniquement électronique très récente puisque son numéro 1 date de juin 2007, à régularité en principe semestrielle, s'intitule aussi Capitalisme, institutions, pouvoirs et se trouve tout-à-fait dans les centres d'intérêts de ce blog. Elle reprend le fil interrompu de L'année de la régulation, publication annuelle, régulièrement publiée de 1997 à 2005, sous la direction de Frédéric LORDON et Robert BOYER.

   Créée à l'initiative de l'association Recherche et Régulation, elle est soutenue par la Maison des sciences de l'Homme Paris Nord ainsi que par tout un réseau d'une quinzaine de centres de recherche en économie, qui couvre de nombreux domaines disciplinaires en économie. Fonctionnant suivant le principe d'appels à contribution sur un thème donné, la revue vise, selon ses animateurs  "à fournir un lieu d'expression pour les analyses qui s'inscrivent dans la filiation des recherches régulationnistes ainsi que pour les chercheurs qui souhaitent en débattre". Plus que jamais, écrivent les auteurs de la ligne éditoriale, "il apparaît nécessaire de développer une économie politique enchâssée dans les rapports sociaux qui permettent d'appréhender les reconfigurations des rapports de force entre groupes sociaux et/ou États et d'analyser la complexité de fonctionnements institutionnels historiquement construits".

C'est la transformation actuelle du capitalisme qui intéresse cette revue, ses recherches "portant tant sur la caractérisation des formes structurelles du capitalisme contemporain, ainsi que sur l'analyse de nouvelles dynamiques à l'oeuvre (montée de l'immatériel, changements dans les modalités d'organisation de la production, nouvelles formes de concurrence, financiarisation)". "Elles concernent également l'identification de leurs conséquences sur la société (transformation des inégalités, évolution du salariat...) et visent à préciser les enjeux de ces évolutions pour les politiques économiques."

La revue "ambitionne de prendre en compte les dimensions les plus caractéristiques des changements contemporains, notamment :

- la mondialisation et la constitution de nouveaux ensembles régionaux inter et intra-étatiques qui l'accompagne, ce double mouvement modifiant l'échelle d'exercice du pouvoir au regard de celle, traditionnelle, de l'État-nation ;

- les nouvelles formes de régulation qui se mettent en place à différents niveaux (ensembles régionaux, État-nation mais aussi nouvelles formes de régulations sectorielles ou territoriales) ;

- les facteurs susceptibles d'engendrer de nouvelles formes de crise, tout particulièrement les questions démographiques et écologiques ;

- l'intégration ou la marginalisation des pays du Sud au sein du capitalisme contemporain ;

- la formalisation de la dynamique."

 

          Le premier numéro portait ainsi sur les causes et les conséquences des nouvelles évolutions économiques pour les sciences sciences, et abordait des éléments aussi divers que la croissance au Japon, les dépenses sociales sur le long terme, la régulation et les institutions en économie du sport ou la théorie de la régulation sur le développement durable. Le numéro 7, du premier semestre 2010, portait sur Institutions, régulation et développement. L'un des numéros (10/2ème semestre 2011) porte sur Post-keynésianisme et théorie de la régulation : des perspectives communes. Un des derniers numéros, n°25, du premier semestre 2019 portait sur Déployer les études de genre en économie politique.

 

Tous les textes, anglais et français, sont librement disponibles dans leur intégralité (sur le site www.revues.org) et chaque numéro comporte à la fin de nombreuses fiches de lecture. La rédaction dirigée par Jean-Pierre CHANTEAU et animée par Pierre ALARI, Agnès LABROUSSE, Benjamin LEMOINE, Jonathan MARIE, Sandrine MICHEL Mathieu MONTALBAN et Julien VERCUEIL, se compose d'une petite vingtaine de chercheurs, professeurs, directeurs de recherche ou maîtres de conférences en sciences économiques. Un Conseil scientifique épaule le Comité de rédaction ; on y relève entre autres les noms de Bruno AMABLE (Paris 1), Gérard EPSTEIN (Massachusetts, États-Unis), Michel LALLEMENT (CNAM Paris), André ORLEAN (CNRS, Paris-Jourdan) et Toshio YAMADA (Nagoya, Japon). 

 

 Revue de la régulation, Capitalisme, institutions, pouvoirs, Maison des Sciences de l'Homme, Paris Nord. Contact (pour information ou proposition de contribution) : MSH Paris Nord, 4, rue de la Croix Faron, Plaine Saint-Denis, 93210 SAINT-DENIS ou par l'intermédiaire du site www.revues.org.

 

Actualisé le 25 Avril 2012. Actualisé le 3 février 2020.

 

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23 mai 2010 7 23 /05 /mai /2010 12:25

        Cet Éloge de la violence du spécialiste des stratégies de communications institutionnelles au Québec Bernard DAGENAIS aborde la question de la violence sous l'angle de sa représentation dans les mentalités face aux réalités concrètes. 

       Alors que l'actualité est remplie de violences de toute sorte, "les moeurs politiques occidentales et la tradition judéo-chrétienne évacuent pourtant, du discours public, toute référence positive à la violence, sauf si elle est issue de l'autorité légale."

L'auteur veut pointer ce paradoxe que les rapports de force sont basés sur l'usage de la violence et qu'en même temps celle-ci est dévalorisée. "L'étalement de cette violence et le recours à la force pour résoudre des problèmes sont considérés (pourtant) comme la norme au cinéma et dans les jeux vidéos. Des sports qui se qualifiaient parmi les exercices de finesse comme le judo ou le hockey comptent désormais sur la force et la robustesse. Quand au divertissement, il a mis l'accent sur la violence : séries policières, vidéo-clips, dessins animés en sont remplis. La littérature sur la parole publique néglige, occulte et évacue cette forme d'expression. De ce fait, on raye de l'espèce humaine un trait fondamental de sa nature : la force. Elle est pourtant dans l'animal social qu'est l'être humain, elle est présente dans l'être humain comme partenaire social. Que la violence soit contrôlée, décriée, interdite ou condamnée, ses nombreuses manifestations témoignent de son omniprésence et de la volonté de la société de la conjurer, de la rejeter ou de l'amplifier. Car en même temps, elle est valorisée, justifiée, encouragée et récompensée."

 

           C'est sur ce paradoxe-là que le professeur de l'Université de Laval entend faire réfléchir. En fait, pour l'auteur, il s'agit moins d'un paradoxe que de maniement par les acteurs sociaux du discours et de l'action. Il s'agit de montrer finalement comment ils parviennent, tout en utilisant la violence sous une forme ou sous une autre, à le faire oublier par leur discours, et à utiliser ensuite un discours pour s'épargner le recours à la violence. Après avoir rappelé l'existence de la violence dans l'édification de toutes les institutions qui composent les sociétés (occidentales), il traite du discours des acteurs en prenant comme point de référence deux crises violentes : celle du Front de libération du Québec en 1970 et celle d'Al-Qaïda en septembre 2001 "pour montrer que la violence que l'on découvre de façon soudaine et inattendue est pourtant fort prévisible et même prévue."  Il survole ensuite (assez rapidement d'ailleurs) les différentes théories existantes sur la violence, surtout sur les recherches en éthologie animale, en psychologie et en sociologie, pour "démontrer" que finalement la violence constitue une nécessité dans les rapports sociaux.

 il se focalise ensuite sur le rôle des médias actuels dans leur mise en valeur des actes d'agressivité, faisant le jeu d'acteurs qui recherchent par leurs activités violentes une forme de reconnaissance sociale ou politique. Par leur penchant à soutenir les autorités légitimes dans les moments de crise (on reconnaîtra certains phénomènes de médiatisation des "problèmes de banlieue" en France), ils en deviennent leur porte-parole et attisent la violence des négligés. 

   L'auteur constate dans un dernier chapitre "que la violence est devenue un outil pratique pour la résolution de conflits." Outil de communication, elle représente "une stratégie gagnante en de multiples occasions, même si le discours qui l'entoure la condamne sans répit".

 

       "Comment éviter d'avoir envie de faire l'éloge de la violence, lorsque l'on considère que dans l'histoire, même contemporaine, ce sont les nations les plus violentes qui se sont imposées, ce sont les individus les plus cruels qui ont dicté leurs lois? Même dans la société civile, le taux de crimes non résolus est étonnant. Et les criminels politiques comme Pinochet et tous ceux qui lui ressemblent bénéficient d'une grande complicité pour leur éviter la condamnation. Alors que l'on s'acharne avec consternations sur des innocents, dont le seul crime a été de combattre la violence des autres... comme en Birmanie, en Chine et en Tunisie. Et pourtant, il faut constater que toute poussée de violence, qu'elle soit légale ou contestataire, entraîne des effets pervers. La violence contestataire amène un renforcement de la sécurité et somme toute des abus à l'endroit des droits et libertés individuelles." 

   Même en passant sur certaines affirmations un peu rapides (les nazis auraient gagné le monde entier selon cette forme de logique...), il faut constater  et regretter cette apologie de la violence, qui outre un certain ton banalisateur parfois, fait d'elle "un véritable moteur de vie."  

Cette apologie de la violence rappelle par certaines aspects, selon le même type d'argumentation, l'apologie de la guerre que l'on pouvait encore lire aux XVIIIe et XIXe siècles... avant les boucheries des deux guerres mondiales (la guerre revitalise la nation ou la civilisation..). Malgré certains analyses fort justes lorsqu'il aborde le rôle des médias de manière générale (presse, cinéma...), on a parfois l'impression que l'auteur s'égare quelque peu. 

    En fin de compte, cette apologie de la violence ressemble à une justification morale qui s'appuierait sur une interprétation des faits souvent rapide et sommaire.

 

      Si cet ouvrage figure sur ce blog, c'est bien parce qu'il incite à la réflexion sur la violence. (Une abondante bibliographie à la fin du livre, très ouverte, permet au lecteur de poursuivre plus avant celle-ci.)  Ce qui ne veut pas dire que nous adhérons aux analyses ou aux conclusions... Entre autres, sans vouloir attaquer ce livre (nous n'en parlerions alors pas du tout...) qui a le mérite de mettre en avant les aspects communicationnels, nous préférerons de beaucoup aux problématiques soulevées dans ce livre, qui nous semblent appartenir à un état de recherches sociologiques dépassé, d'autres problématiques se centrant sur les conflits, leur nature, leurs protagonistes, leurs moyens d'action...

 

   L'auteur présente lui-même cet ouvrage (en quatrième de couverture) de la manière suivante : "La violence constitue, pour nos esprits, une erreur de parcours de l'humanité. Pourtant, dans les livres d'histoire, elle est l'héroïne qui s'affirme à chaque chapitre : guerres, révolutions, conquêtes et défaites, tortures et massacres. Elle trace la trame du passé de tous les peuples. Et de quoi est constitué le présent? Chaque semaine, les médias d'information projettent les barbaries de la vie quotidienne et toutes formes d'expression de la violence. Les manchettes décomptent jour après jour les accidentés de la route, exposent les meurtres les plus sordides, retracent aux quatre coins du monde les catastrophes les plus atroces et suivent avec attention les guerres qui n'en finissent plus d'étaler la réalité de la violence. (...) Que la violence soit contrôlée, décriée, interdite ou condamnée, ses nombreuses manifestations témoignent de son omniprésence et de la volonté de la société de la conjurer, de la rejeter ou de l'amplifier. Car en même temps, elle est valorisée, justifiée, encouragée et récompensée."

Bernard DAGENAIS, professeur à l'université Laval au Québec, est l'auteur d'autres ouvrages tels que Le communiqué ou l'art de faire parler de soi (VLP Editeur, Montréal, 1990), Le plan de communication, l'art de séduire ou de convaincre les autres (Presses de l'Université de Laval, 1998), La publicité : stratégie et placement média. Ou comment choisir le mix-média le plus efficace (Presses de l'Université de Laval, 2008)...

 

 

Bernard DAGENAIS, Eloge de la violence, Editions de l'Aube, 2008, 320 pages.

 

Complété le 7 novembre 2012. Relu le 8 décembre 2019

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25 avril 2010 7 25 /04 /avril /2010 23:00

     L'oeuvre de Wilhelm REICH, inscrite dans le prolongement direct de la théorie sexuelle de Sigmund FREUD, inspire encore aujourd'hui de multiples réflexions sur les liens entre la sexualité et la politique.

    Roger DADOUN, auteur d'un dictionnaire de son oeuvre, le décrit comme "psychiatre et psychanalyste, écrivain, militant et penseur politique et, plus que tout, peut-être, savant capable de pousser ses recherches avec pertinence dans de multiples directions, biologie, physique, mathématiques, Reich est un des hommes les plus passionnément controversés de notre temps."

Malgré ces controverses, ses travaux offrent "pourtant une ligne de développement d'une rare cohérence" : il considère l'énergie sexuelle ou libido, comme une réalité à étudier scientifiquement sous toutes ses formes. Son concept d'orgone, très critiqué notamment par tous ceux que révulsent toute théorie de la sexualité, mais pas seulement, est fondé sur la "coalescence des notions maintenues habituellement séparées de matière, de fonction et de bioénergie" Critique sévère du mécanisme technico-scientifique comme de toute métaphysique, sa pensée se veut à la fois à portée thérapeutique et sociologique, et bien entendu, politique. Il prône très tôt une politique sexuelle, garante selon lui de l'équilibre et de l'épanouissement de l'individu et de la société, très influencé par les approches marxistes, sans se dire marxiste lui-même.

 

     Ses écrits, en appui à ses multiples engagements en Allemagne et aux États-Unis (à partir de 1939), pour l'institutionnalisation de cette politique sexuelle, nombreux, s'échelonnent de L'irruption de la morale sexuelle (1932) à Les hommes dans l'État (1953), sans compter les multiples parutions posthumes. A noter les diverses contributions rassemblées dans Premiers écrits (parue en 1976) et l'oeuvre moins connue mais importante pour l'ancrage freudien de sa pensée, publiée en 1927, La Génitalité dans la théorie de la thérapie des névroses.

 

    L'irruption de la morale sexuelle (1932, 1935), étude des origines du caractère compulsif de la morale sexuelle, écrite en 1931, constitue une première étape des efforts de Wilhelm REICH pour proposer des solutions à ce qu'il appelle le problème des névroses des masses humaines. Il part de l'examen de la question des origines de la répression sexuelle, en se fondant sur les recherches ethnologiques,  surtout de Bronislav MALINOWSKI sur les sociétés de Mélanésie. Tout en s'appuyant sur les travaux du traitement thérapeutique des névroses de Sigmund FREUD, il réfute l'opinion que le refoulement sexuel soit la condition essentielle de l'évolution culturelle.

Effectuant la comparaison entre la vie sexuelle de populations "primitives" et celle de ses contemporains occidentaux, il se pose la question de l'avantage que tire la société industrielle du refoulement sexuel. Et plus précisément la société capitaliste réactionnaire dans laquelle il vit, la société allemande des années 1930.

Nous pouvons lire dans sa préface datée de 1931 : "Le résultat le plus important de mon activité politique pour les recherches futures en matière de sociologie sexuelle était probablement la découverte que la répression sexuelle de la population est un des moyens capitaux dont se sert la classe dominante pour assujettir les populations laborieuses, que le problème de la détresse sexuelle de la population ne peut être résolu que par le mouvement de libération de toutes les formes d'oppression. Bien moins agréable fut la conclusion que la suppression définitive des effets d'une répression sexuelle plus que millénaire et la mise en place d'une vie amoureuse satisfaisante et mettant un terme à l'épidémie de névroses ne sera possible que lorsque la démocratie du travail sera instaurée dans le monde et la sécurité économique des populations garantie."

  Dans ce livre, le psychanalyste tente de confirmer la théorie de MORGAN-ENGELS sur l'évolution sociale - patriarcat, matriarcat, origine de la propriété privée, partage des rôles entre hommes et femmes, éducation des enfants. Il tente de lier le régime de la propriété des choses au développement de la répression sexuelle, bref de comprendre comment fonctionne l'économie sexuelle. L'auteur entend déjà mettre les points sur les i en ce qui concerne le vécu sexuel des populations, et parle de génitalité, pour bien faire le lien, déjà, entre les aspects psychologiques et biologiques de la sexualité.

 

    La lutte sexuelle des jeunes (1932) aborde de front les questions de tension sexuelle et de satisfaction, des ressorts de l'homosexualité, les difficultés des relations de camaraderie chez les jeunes, la signification de la répression de la vie sexuelle des jeunes dans la société capitaliste, les conditions de la révolution sexuelle, avec comme préalable la révolution socialiste... Dans ce livre extrêmement dense, l'auteur traite de l'éducation sexuelle en s'efforçant de répondre aux questions suivantes :

- Quel est le fonctionnement normal de l'appareil sexuel?

- Quelles sont les institutions de la société de classes? Inhibent-elles ou favorisent-elles la satisfaction sexuelle des hommes?

- Si elles les inhibent, pour quelles raisons et dans quel but?

- Y-a-t-il une possibilité dans la société capitaliste de supprimer la misère sexuelle des jeunes?

- Sinon, dans quelles conditions la libération sexuelle des jeunes est-elle possible et que doit faire aujourd'hui la jeunesse pour provoquer cette libération?

  Wilhelm REICH se livre à une critique féroce des institutions (famille, Église, État) qui troublent les capacités humaines de jouissance, en entrant véritablement dans le détail. Il faut remarquer que cette approche se situe à l'époque dans toute une vaste littérature, il est vrai souvent réservée au corps médical, qui traite, bien avant Sigmund FREUD d'ailleurs, des troubles sexuels dans tous leurs aspects anatomiques et physiologiques. Ce qui est nouveau dans son approche, c'est la mise en évidence des rôles sociaux de tels troubles sexuels, notamment dans la jeunesse ouvrière allemande.

 

     L'analyse caractérielle (1933) développe l'analyse du comportement et de l'attitude du malade. Il montre, en partant de la technique psychanalytique utilisée dans le traitement des névroses, comment se développent les résistances au travail analytique. C'est une véritable technique de l'analyse caractérielle qu'il entend mettre sur pied. C'est aussi une théorie de la formation du caractère qu'il élabore. C'est la mise en évidence de quelques formes caractérielles bien définies et du fait qu'ils sont très répandus. Il écrit donc sur une peste émotionnelle généralisée à l'ensemble de la société.

    Sa conclusion de la partie sur la technique de l'analyse caractérielle, en dépit des difficultés pour décrire un processus analytique, veut résumer son expérience : "Notre exemple met en scène le prototype du caractère passif-féminin qui (...) nous confronte toujours avec le même type de résistance caractérielle. Il illustre aussi le mécanisme typique du transfert négatif latent. (...). (...) la priorité donnée à l'étude systématique et logique de la résistance caractérielle (...) fait apparaître spontanément et sans ambiguïté le matériel infantile correspondant. Cela confère son caractère introspectif à l'interprétation ultérieure des contenus et des symptômes, d'où une grande efficacité thérapeutique. (...). Dès que fut établie la liaison avec le matériel infantile, l'élimination de la résistance caractérielle s'amorça. Ainsi l'interprétation ultérieure des symptômes se fit avec la collaboration active du malade. L'analyse des résistances se déroula en deux phases typiques : d'abord, l'accent fut mis sur sa forme et sa signification actuelle, puis l'élimination fut obtenue à l'aide du matériel infantile mis au jour. La différence entre une résistance caractérielle et une résistance ordinaire se manifesta dans l'exemple cité par la politesse et la docilité qui marquait l'une, par les doutes et la méfiance qui marquait l'autre. La politesse et la docilité faisaient partie intégrante du caractère et servaient d'expression à la méfiance du malade à l'égard de l'analyse. L'interprétation systématique du transfert négatif latent aboutit à la libération de l'agressivité réprimée et déguisée à l'égard de l'analyste, des chefs et du père du malade. Ainsi s'évanouit l'attitude passive-féminine qui n'était, évidemment, qu'une forme de réaction contre l'agressivité refoulée. La répression de l'agressivité à l'égard du père avait entraîné la répression du désir génital des femmes. Par conséquent, l'analyse rétablit les désirs génitaux masculins en rétablissant l'agressivité ; ainsi fut guérie l'impuissance du malade. Le caractère craintif disparut avec l'angoisse de castration par la prise de conscience, par le malade, de son agressivité ; ses crises d'angoisse s'évanouirent avec l'abandon de la continence sexuelle. la détente orgastique de l'énergie accumulée sous forme de stase d'angoisse aboutit à l'élimination du "fond somatique de la névrose"". Ensuite, l'auteur s'étend beaucoup sur les indications et les dangers de l'analyse caractérielle et le maniement délicat du transfert au cours de la cure.

    Sa théorie de la formation du caractère suit le conflit sexuel infantile depuis ses débuts, le développement de mécanismes de défense du Moi qui élabore une cuirasse caractérielle (qui s'édifie surtout par peur du châtiment). Il décrit l'économie sexuelle  de cette cuirasse caractérielle pour aboutir à la description de quelques formes caractérielles bien définies : caractères hystérique, compulsif et phallique-narcissique. Il s'appesantit sur le caractère masochiste et sa thérapie.

    Partant du conflit entre pulsion et monde extérieur, il décrit l'interaction des forces défensives qui provoque l'installation d'une économie sexuelle où se mêlent plaisir, angoisse, colère et cuirasse musculaire. Tout ceci a une traduction dans l'expression affective du réflexe orgastique. Tout un chapitre est consacré à ce qu'il appelle la désagrégation schizoïde.

    Le dernier chapitre de son livre sur La peste émotionnelle décrit l'étendue de ces affections à l'ensemble de la population, sans vouloir donner d'ailleurs à ce terme une "nuance péjorative", la représentant surtout comme une adaptation boiteuse et artificielle, à des conditions sociales défavorables.

"La peste émotionnelle est une biopathie chronique de l'organisme. La peste émotionnelle est une conséquence directe de la répression, sur une vaste échelle, de l'amour génital ; depuis, il a pris un caractère épidémique et, au cours des millénaires, aucune peuple de la terre n'en a été épargné. Rien ne permet de supposer que la maladie se transmet, par hérédité, de la mère à l'enfant ; en réalité, elle est inculquée à l'enfant depuis le premier jour de sa vie. C'est un mal épidémique comme la schizophrénie ou le cancer : la peste émotionnelle se manifeste sur le plan social. la schizophrénie et le cancer sont des biopathies causées par la peste émotionnelle dans la vie sociale. Leurs effets sont visibles aussi bien au niveau de l'organisme que dans la vie sociale. De temps en temps, la peste émotionnelle prend, comme d'autres maladies épidémiques, comme la peste et le choléra, un caractère pandémique : elles se manifestent alors par une gigantesque flambée de sadisme et de criminalité, dont l'Inquisition catholique au Moyen Age et le fascisme international du XXe siècle nous fournissent d'éloquents exemples."  Dans ce chapitre, Wilhelm REICH décrit les différences entre le caractère génital, le caractère névrotique et les réactions de la peste émotionnelle.

  Cet ouvrage est l'un des plus techniques de l'auteur. Fort volume, c'est un exposé détaillé du lien entre biologie et psychologie des profondeurs. Il contient aussi la justification de l'hypothèse de l'énergie d'orgone.

 

     La psychologie de masse du fascisme (1933) part d'une question qui taraude nombre d'auteurs : Comment dix-sept millions de personnes sur trente un millions d'électeurs d'une population de soixante dix millions d'un peuple cultivé porte-t-il avec jubilation Hitler au pouvoir en 1933? 

Wilhelm REICH ne se contente pas de proposer une interprétation psychanalytique des événements dont il est le témoin direct. Il fait converger sa pratique, son expérience clinique, sa réflexion politique et anthropologique pour situer le problème de manière plus générale. Pour lui, c'est le caractère mécaniste-mystique des hommes de notre temps qui suscite les partis fascistes et non l'inverse. L'idéologie fasciste, qu'il retrouve sous toutes les latitudes, est l'expression caractérielle biopathique de l'homme frappé d'impuissance orgastique. C'est toute une conception de la théorie raciale, dont il décortique le contenu, la fonction objective et subjective, qu'il propose. Après une démonstration sur le fonctionnement et l'origine du mysticisme, de l'irrationnel, le psychanalyste montre les fonctions biosociales du travail, ou plus précisément de la "discipline volontaire du travail" de masse. Là, il s'attaque autant aux conceptions du travail mises en oeuvre dans les industries capitalistes que dans le stakhanovisme soviétique. La régulation autoritaire et nationaliste du travail en Union Soviétique va à l'inverse de l'objectif  marxiste d'épanouissement de l'homme et de la société.

A la fin de sa préface à la troisième édition de 1942, Wilhelm REICH écrit : "La psychologie structurelle fondée sur l'économie sexuelle ajoute à la définition économique de la société une nouvelle interprétation du caractère et de la biologie de l'homme. La suppression des capitalistes individuels en Russie et le remplacement du capitalisme privé par le capitalisme d'État n'ont pas apporté le moindre changement à la structure caractérielle faiblarde, si typique des masses humaines. Notons encore que l'idéologie politique des partis marxistes en Europe avait pour objet (...) une situation économique couvrant un espace de 200 ans environ, qui correspondait à peu près à l'épanouissement du machinisme du XVIIe au XIXe siècle. Le fascisme du XXe siècle par contre a soulevé le problème fondamental des attributs caractériels de l'homme, de la mystique et du besoin d'autorité, qui correspondent à un espace de 4 000 à 6 000 ans environ. Là aussi, le marxisme vulgaire essaie de loger un éléphant dans une renardière. La sociologie fondée sur l'économie sexuelle se penche sur une structure humaine qui ne s'est pas formée au cours des deux siècles passés, mais qui résume une civilisation patriarcale et autoritaire vieille de plusieurs millénaires. (...) La découverte de la démocratie de travail, entité biologique et naturelle, dans les rapports humains internationaux peut être considérée comme l'antidote contre le fascisme."

 

     La fonction de l'orgasme de 1942, dit l'auteur dans son introduction résume "l'oeuvre médicale et scientifique que j'ai accomplie sur l'organisme vivant pendant ces vingt dernières années".

En fait, c'est par une approche d'abord physiologique qu'il publie dès 1927 sous ce titre le fondement d'une économie sexuelle axée sur la puissance orgastique et la génitalité. Cette approche s'élargit au fur et à mesure de ses recherches sur les plans psychanalytiques et sociologiques. Ce texte livre la base de la réflexion de Wilhelm REICH  qui pense que l'orgasme, ou acmé de l'excitation génitale gouverne l'ensemble du comportement biologique de l'homme. Il s'agirait d'un courant végétatif bio-électrique correspondant chez l'homme au rythme biologique le plus profond, et qui se déroulerait suivant un processus à quatre temps : tension mécanique, charge électrique, décharge électrique, relaxation mécanique. Tout mauvais fonctionnement de l'orgasme, qu'il rencontre de manière forte dans les multiples névroses qu'il traite, détruit l'équilibre biologique et conduit à de nombreux symptômes somatiques. Il rapporte à l'impuissance orgastique une certain nombre de troubles psychiques et somatiques. Et place donc l'orgasme au coeur de la médecine psycho-somatique. Il oppose l'orgasme, qui est lié au bon fonctionnement du para-sympathique, à l'angoisse qui est liée à une sympathicotonie. Entre l'un et l'autre existe un jeu de compensation.

 "La théorie de l'économie sexuelle peut s'exprimer en quelques phrases : La santé psychique dépend de la puissance orgastique, c'est-à-dire de la capacité de se donner lors de l'acmé de l'excitation sexuelle, pendant l'acte sexuel naturel. Sa base est l'attitude caractérielle non névrotique de la capacité d'aimer. La maladie mentale est le résultat d'un désordre dans la capacité d'aimer. C'est le cas de l'impuissance orgastique, dont souffre la majorité des humains, l'énergie biologique est inhibée et devient ainsi la source de toutes sortes de comportements irrationnels. La guérison des troubles psychiques exige en premier lieu le rétablissement de la capacité d'aimer. Elle dépend autant des conditions sociales que des conditions psychiques.

Les troubles psychiques sont les effets des perturbations sexuelles qui découlent de la structure de notre société. Pendant des milliers d'années, ce chaos a favorisé l'entreprise qui tendait à soumettre les individus aux conditions existantes par l'intériorisation de contraintes extérieures imposées à la vie. Son but est d'obtenir l'ancrage psychique d'une civilisation mécanisée et autoritaire en ôtant aux individus leur confiance en eux-mêmes.

Les énergies vitales, dans des conditions naturelles, ont une régulation spontanée, excluant les formes obsessionnelles du devoir et de la moralité. Ces formes obsessionnelles révèlent à coup sûr l'existence de tendances anti-sociales. Le comportement anti-social naît de pulsions secondaires qui doivent leur existence à la répression de la sexualité naturelle.

L'individu élevé dans une atmosphère de négation de la vie et du sexe acquiert un plaisir-angoisse (la peur de l'excitation du plaisir) qui est représenté physiologiquement par des spasmes musculaires chroniques. Ce plaisir-angoisse est le terrain sur lequel l'individu recrée les idéologies qui nient la vie et qui forment les bases des dictatures. C'est le fondement de la peur de vivre d'une manière libre et indépendante. Il devient la source où toutes les activités politiques réactionnaires, où tous les systèmes de domination d'un individu ou d'un groupe sur une majorité de travailleurs puisent leur force. C'est une angoisse bio-physiologique. Elle constitue le problème central de la recherche psycho-somatique. Jusqu'à présent ce fut là le plus grand obstacle à l'investigation portée dans le domaine des fonctions vitales involontaires que le névrosé éprouve comme quelque chose d'étrange et d'effrayant.

La structure caractérielle de l'homme d'aujourd'hui (...) est marquée par une cuirasse contre la nature en lui-même et contre la misère sociale extérieure à lui-même. Cette cuirasse du caractère est à la base de la solitude, de l'insécurité, du désir ardent d'autorité, de la peur de la responsabilité, de la quête d'une mystique, de la misère sexuelle, de la révolte impuissante, de la résignation à un type de comportement pathologique et contraire à la nature. Les êtres humains ont adopté une attitude hostile contre ce qui, en eux-mêmes, représente la vie, et se sont éloignés d'elle. Cette aliénation n'est pas d'origine biologique, mais d'origine sociale et économique. On ne la trouve pas dans l'histoire humaine avant le développement de l'ordre social patriarcal."

 

      La révolution sexuelle, de 1945, développe sur le plan social, la réorientation de l'économie sexuelle vers l'épanouissement humain. Wilhelm REICH y insiste sur le fait "qu'il ne sera certainement pas possible de maîtriser le processus culturel actuel sans comprendre que le noyau de la structure psychologique est la structure sexuelle, et que le processus culturel est essentiellement déterminé par les besoins sexuels."  Il s'attaque au moralisme sexuel et les idées qu'il développe font partie aujourd'hui de l'histoire de ce que l'on appelle la "libération des moeurs". Dans le conflit entre une structure sociale et ce besoin sexuel, l'Église et l'État sont en première ligne. Dans les derniers chapitres, l'auteur examine de manière critique certaines expériences menées en Occident et en Union Soviétique (dans ses premiers temps) avant dans "Quelques problèmes de sexualité infantile" de proposer une nouvelle manière d''approcher l'éducation des enfants. Il vise à la fois la création de structures collectives et de structures non-autoritaires chez l'enfant.

 

     Ecoute petit homme!, de 1948, n'est pas un écrit de caractère scientifique mais une longue apostrophe philosophique  (sans le langage proprement philosophique bien entendu) dans le contexte d'une lutte contre une campagne (longue) contre ses expériences et des recherches sur l'orgone. C'est une apostrophe philosophique en ce sens qu'au-delà de son propre cas, Wilhelm REICH met en garde le citoyen ordinaire contre les méthodes (autoritaires)  et les objectifs des représentants qui officiellement doivent défendre ses intérêts et permettre son épanouissement.

 

      La biopathie du Cancer (1948) retrace ses expériences sur l'énergie d'orgone. Loin de proposer une thérapeutique curative du cancer, insistant souvent sur le caractère expérimental de ses théories mêmes, il expose simplement 8 ans de recherches (1939-1947).

Dans un langage compréhensible par tous, très loin des manuels médicaux, il désigne ce qui selon lui est à l'origine de cette affection. Il pense qu'une partie des difficultés de la recherche sur le cancer provient de la conception même que l'on a du fonctionnement biologique. Il propose une conception de la biogenèse  qui refuse la thèse établie de l'infection par des germes aériens et soutient l'idée d'une génération spontanée du vivant, sous l'aspect de vésicules chargées d'énergie, ou bions, à partir de la désintégration de la matière organique ou minérale. Il attribue un rôle fondamental à l'émotion, dans sa fonction biologique primordiale (Cent fleurs pour Wilhelm REICH)

Selon Roger DADOUN, "l'interprétation orgonomique de l'étiologie du cancer conduit Reich à poser un remarquable parallélisme et d'éclairantes articulations entre le fonctionnement cellulaire, au niveau microscopique, et la fonction du système nerveux autonome au niveau de l'organisme global. Il existe un relation d'équilibre dynamique entre le noyau et le plasma dans la cellule saine : flux d'énergie, orgonotiquement plus puissance ; en situation de carence, le noyau, menacé en quelque sorte de "sufocation", précipite ses processus spécifiques de luminescence et de division : rapide décharge orgonotique et mitose cellulaire "sauvage", caractéristique précisément du cancer."

Ses expériences ne sont pas reprises par le corps médical, et ses installations de laboratoire sont détruites après une campagne de dénigrement de son travail scientifique.

     C'est dans La superposition cosmique de 1951 que Wilhelm REICH décrit le plus précisément ce qu'il entend par l'orgone. Relatant les expériences de l'auteur, Roger DADOUN écrit "qu'il faut d'abord montrer que l'orgone existe. L'observation joue ici un rôle prépondérant. C'est avec ses organes des sens, ses "sensations d'organe", sa curiosité, son intérêt, sa rationalité, son désir, que le chercheur est appelé à percevoir une forme inhabituelle de réalité ; sa structure toute entière est impliquée dans la recherche, structure et recherche sont liées, non pas dans un sens banalement relativiste, mais dans toute la force du terme : c'est le propre en effet de l'énergie de l'orgone - omniprésente - d'être aussi l'énergie actuelle du corps, de donner à la sensation, au désir, à la raison leurs rythmes et leur pouvoir ; une forme unique, infiniment obscure d'échange, d'osmose, de contact, de complicité, peut-être ou de connivence, règle en ce lieu les rapports de l'observateur et de l'objet ; Reich en vient ainsi à engager une réflexion épistémologique originale, où il s'efforce de réduire l'antithèse fadement automatique de l'objectif et du subjectif, de dépasser ce dualisme mécaniste et paralysant en extrayant la subjectivité de son nébuleux et mystique contexte psychologique pour la distribuer dans des structures caractérielles et culturelles susceptibles de donner prise au rationnel et à l'objectif - ce à quoi précisément l'orgone par définition se prête. Et il importe à Reich, au plus haut point, de réduire ce "subjectif", dans la mesure où les "arguments" lancés contre la théorie de l'orgone consistent principalement en accusation de "subjectivité", formulée entre autres par Einstein."

Ce qui précède reflète assez bien le genre de littérature auquel le lecteur doit s'attendre dans les dernières oeuvres de Wilhelm REICH. Dans les tentatives, qui nous semblent un peu désespérées, de saisir le quanta de la vie, surtout avec le matériel alors disponible, le psychanalyste du début s'éloigne de plus en plus de l'approche psychanalytique pour tenter d'atteindre ce qui lie le cosmique à la vie. Et partant de se discréditer de plus en plus auprès de l'ensemble de la communauté scientifique, dans ses tentatives d'exprimer ce qui est difficilement observable : le flux même de la vie, l'orientation de l'énergie vitale dans la cellule comme dans l'organisme, surtout qu'il effectue le saut (trop vite certainement) avec l'énergie cosmique.

 

     L'éther, Dieu et le diable, de 1949, se situe dans le prolongement de cette approche. Des premiers chapitres qui traitent du fonctionnalisme orgonomique, des deux "piliers de la pensée humaine", de l'animisme, du mysticisme et du mécanisme, le lecteur passe aux derniers sur le "Royaume du diable" et enfin sur "l'énergie d'orgone cosmique et l'éther". Il est question de l'existence d'une énergie qui pénètre tout et dont la présence peut être prouvée.

Lisons les dernières lignes : "Les observateurs de la nature ont décrit correctement l'énergie cosmique originelle pour autant qu'il était question de ses fonctions. Encore ont-ils été incapables d'établir un contact avec ces fonctions si ce n'était par des déductions ; ils n'avaient aucun accès à l'observation et à l'expérimentation directe. Il est évident que ce fait n'est pas imputable à l'éther mais à l'observateur. Il s'agit donc d'un problème de biopsychiatrie qui se rattache surtout à la biophysique de la perception, à l'interprétation d'impressions sensorielles et de sensations d'organe. Comme l'a si bien montré toute l'évolution de l'orgonomie, il n'existe qu'une seule voie pour parvenir à l'étude physique de l'éther : cette voie, c'est le courant orgonotique dans l'homme, ou pour employer une autre formule : le "flux de l'éther" dans la structure membraneuse de l'homme. Pendant longtemps, l'humanité a appelé cette force originelle "Dieu". Nous commençons à comprendre pourquoi la plupart des grands physiciens qui se sont penchés sur les problèmes cosmiques et plus spécialement sur celui de l'éther ont, comme Newton, réfléchi intensément sur le problème de Dieu."

 

     Le meurtre du Christ, de 1956, est une audacieuse (très audacieuse...) interprétation de l'homme Jésus comme incarnation de l'amour génital dans la plénitude.

La vision reichienne de la réalité christique implique une double récusation : elle ne se satisfait pas de la conception laïque et rationaliste traditionnelle qui ne veut connaître au mieux que le seul Jésus historique qui fut un excellent meneur d'hommes, démagogue peut-être, et qui sut exprimer avec vigueur les revendications et les aspirations des masses de Judée pressurées par les castes de juifs riches et par les conquérants romains. L'auréole divine de Jésus est tenue pour de l'idéologie. Contre cette position historiciste, Reich considère qu'une approche rationnelle doit conserver au Christ cette auréole. Il existe nécessairement, vu l'impact qu'il a dans l'histoire, dans la personne du Christ quelque chose qui le distingue des messies de tout genre de son époque. Et ce quelque chose est la forme-Jésus, une incarnation de l'amour, qui est l'amour physique (et non mystifié). Ce quelque chose est à relier directement avec le fonctionnement de l'économie sexuelle. (Roger DADOUN)

 

     Les hommes dans l'État (People in trouble), de 1953, relate l'expérience personnelle de Wilhelm REICH des principaux événements sociaux et politiques de l'époque de la fin de la République de Weimar et de l'avènement du nazisme. Il montre comment cette expérience l'a progressivement amené à prendre conscience de la structure du caractère humain, de son influence sur le processus social et, réciproquement, de l'influence des phénomènes sociaux sur le caractère de l'individu. Livre autobiographique de l'Observateur Silencieux comme il se nomme dans cet ouvrage.  C'est peut-être par celui-là que le lecteur qui ne connaît pas l'oeuvre de Wilhelm REICH doit commencer.

 

     Roger DADOUN, dans une présentation de Wilhelm REICH, écrit qu'"à défaut de développer les nombreuses objections que ne manque pas de soulever une entreprise aussi vaste (que celle qu'il s'est assignée) et qui a fait l'objet de plus d'accusations que de critiques, on peut regrouper ces dernières sous une même arête directrice : Reich a tendance à faire fi des relais nécessaires, à négliger tout un patient travail de mise en relations et d'articulations intermédiaires : il ne voit pas que la pulsion de mort peut être un puissant outil d'élaboration théorique, comme en témoigne toute la deuxième topique freudienne ou l'oeuvre de Mélanie KLEIN ; sa vision politique ne tient guère compte de la complexité et de l'évolution des rapports de force entre classes sociales et organisations politiques ; surtout sa construction orgonomique, centrée sur le concept d'orgone, mal dégagé d'intuitions vitalistes, semble reposer sur des fondations précaires, et seul l'avenir, en permettant une investigation approfondie et objective des travaux de Reich, pourra restituer à son entreprise ses justes dimensions".

 

     Ce que la postérité retire surtout de l'oeuvre de Wilhelm REICH est surtout centré sur les thèmes d'oppression et de révolution sexuelles, qui ont marqué les générations des années 1960-1970 en Occident, notamment dans la jeunesse.

Yves BUIN fait de l'oeuvre européenne de ce chercheur, laissant ce qu'il appelle les errances de la période américaine de côté, le véritable centre d'intérêt de sa pensée. A savoir toute cette réflexion entre les aspects psychanalytiques de la sexualité et les aspects du fonctionnement politique des sociétés. La notion de cuirasse caractérielle n'est pas ignorée de bien des psychanalystes d'aujourd'hui. Helmut DAHMER, Paul FRAPPIER et Jean-Marie BROHM, de leur côté soulignent les convergences entre Reich et Marx à travers l'oeuvre de Reich, et ce qui fait partie du freudo-marxisme. Roger DADOUM souligne d'ailleurs que même dans sa période américaine, Wilhelm REICH  n'a pas perdu de vue (et tous ses adversaires hystériques aux États-Unis non plus!) la lutte contre le fascisme, envisagé dans une large perspective anthropologique et non uniquement politique ou idéologique. C'est cette lutte qui est l'aiguillon qui le mène à la recherche sur le mouvement vital.

 

Wilhelm REICH, L'irruption de la morale sexuelle, Étude des origines du caractère compulsif de la morale sexuelle, Petite Bibliothèque Payot, 1974 ; La lutte sexuelle des jeunes, François Maspéro, Petite collection maspéro, 1972 ; L'analyse caractérielle, Payot, Collection science de l'homme, 1973 ; La psychologie de masse du fascisme, Petite Bibliothèque Payot, 1974 ; La fonction de l'orgasme ; L'arche, collection Le sens de la marche, 1970 ; La révolution sexuelle, Union Générale d'Éditions, 10/18, 1971 ; Écoute petit homme!, Petite Bibliothèque Payot, 1974 ; L'éther, Dieu et le diable, Petite Bibliothèque Payot, 1999 ; La superposition cosmique, Petite Bibliothèque Payot, 1999 ; Les hommes dans l'État, Payot, 1978.

Roger DADOUN, article Encyclopedia Universalis, 2004 ; Cent fleurs pour Wilhelm REICH, Petite Bibliothèque Payot, 1975 ; article Wilhelm REICH, dans Dictionnaire international de psychanalyse, Hachette littératures, 2002 ; article La psychologie de masse du fascisme dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986.

Yves BUIN, l'oeuvre européenne de Reich, Éditions universitaires, collection encyclopédie universitaire, 1972. Contributions de Helmut DAHMER, Paul FRAPPIER et Jean-Marie BROHM dans "débats", Editions Taupe Rouge de Novembre 1975.

 

 

Relu le 24 novembre 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 mars 2010 4 18 /03 /mars /2010 09:36
        Le professeur américain en psychologie sociale Sanley MILGRAM (1933-1984) est sans doute l'un des psychologues les plus connus, grâce à une expérience (une série d'expériences) sur la soumission à l'autorité mené en 1960 et en 1963, rapportée et analysée dans son livre paru en 1974, Obediance to Authority. Menée au département de psychologie de l'Université de Yale, cette série d'expériences suscita par ses résultats de nombreuses polémiques, surtout à cause de ses résultats (jugés surprenants et inquiétants).
Il fut suspendu de l'American Psychological Association en 1962, suite à des critiques concernant l'éthique de celles-ci. Sa principale oeuvre - car il a écrit ensuite de très nombreux articles et une étude sur "l'expérience du petit monde", et un livre en 1992, systématisant les analyses antérieures, The Individual in a Social World - est connue mondialement et est encore beaucoup discutée aujourd'hui. Régulièrement, des expériences cinématographiques et télévisées viennent relancer les débats qu'elle a suscité.

      Ce livre comporte 15 chapitres au contenu très détaillé sur les motifs et le contenu des expériences et deux appendices sur l'éthique de l'investigation et les catégories d'individus participant à ces expériences. Dans ses remerciements, l'auteur indique que la phase de la réflexion et de la communication des résultats fut beaucoup plus longue que celle des expériences elles-mêmes, et explique la dizaine d'années qui sépare la série d'expérience de la publication des résultats par les interrogations profondes qu'elles suscitèrent.

     Dans son premier chapitre, le dilemme de l'obéissance, l'auteur entend définir clairement sa position :
"L'obéissance est un des éléments fondamentaux de l'édifice social. Toute communauté humaine nécessite un système d'autorité quelconque ; seul l'individu qui vit dans un isolement total n'a pas à réagir, soit par la révolte, soit par la soumission, aux exigences d'autrui." Pour lui, l'obéissance, "en tant que facteur déterminant du comportement", représente un sujet d'étude important pour notre époque, après le massacre de millions d'innocents dans des camps de concentration pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Ses préoccupations rejoignent d'ailleurs celles d'Hannah ARENDT, que l'auteur cite dans son livre, qui a suivi comme lui de près les différents jugements de criminels effectués après la guerre. L'extermination des Juifs européens, qui reste l'extrême exemple pour lui d'actions "abominables accomplies par des milliers d'individus au nom de l'obéissance" pose l'obéissance comme un véritable problème social. "Ainsi, l'obéissance à l'autorité, longtemps prônée comme une vertu, revêt un caractère différent quand elle est au service d'une cause néfaste ; la vertu se mue alors en vice odieux."
 Dans ses interrogations, Stanley MILGRAN fait appel autant au vieux problème du conflit donné et de la conscience qui a déjà été traité par PLATON et aux différents concepts, des conservateurs aux humanistes, en passant par Thomas HOBBES avant d'affirmer, après la revue d'aspects légaux et philosophiques, la nécessité d'expérimenter sur l'acte d'obéissance. Se posant en scientifique empiriste, il réalise une expérience simple "qui devait par la suite entrainer la participation de plus d'un millier de sujets et être reprise dans diverses universités".
    L'auteur décrit alors très simplement son expérience :
"Une personne vient dans un laboratoire de psychologie où on la prie d'exécuter une série d'actions qui vont entrer progressivement en conflit avec sa conscience. La question est de savoir jusqu'à quel point précis elle suivra les instructions de l'expérimentateur avant de se refuser à exécuter les actions prescrites.(...) Deux personnes viennent dans un laboratoire de psychologie qui organisent une enquête sur la mémoire et l'apprentissage. L'une d'elles sera le "moniteur", l'autre "l'élève". L'expérimentateur leur explique qu'il s'agit d'étudier les effets de la punition sur le processus d'apprentissage. Il emmène l'élève dans une pièce, l'installe sur une chaise munie de sangles qui permettent de lui immobiliser les bras pour empêcher tout mouvement désordonné et lui fixe une électrode au poignet. Il lui dit alors qu'il va avoir à apprendre une liste de couples de mots ; toutes les erreurs qu'il commettra seront sanctionnées par des décharges électriques d'intensité croissante. Le véritable sujet d'étude de l'expérience, c'est le moniteur. Après avoir assisté à l'installation de l'élève, il est introduit dans la salle principale du laboratoire où il prend place devant un impressionnant stimulateur de chocs. Celui-ci comporte une rangée horizontale de trente manettes qui s'échelonnent de 15 à 450 volts par tranche d'augmentation de 15 volts et sont assorties de mentions allant de Choc léger à Attention : choc dangereux. On invite alors le moniteur à faire passer le test d'apprentissage à l'élève qui se trouve dans l'autre pièce. Quand celui-ci répondra correctement, le moniteur passera au couple de mots suivants. Dans le cas contraire, il devra lui administrer une décharge électrique en commençant par le voltage le plus faible et en augmentant progressivement d'un niveau à chaque erreur." En vérité, seul le moniteur est le sujet naïf, l'élève étant un acteur qui ne reçoit aucune décharge électrique.
Et l'expérience fonctionne... trop bien : non seulement les moniteurs administrent tranquillement décharge sur décharge, du moins au début, et certains continuent, même lorsque les plaintes deviennent fortes et la souffrance manifeste. En fait, le sens moral est bien moins contraignant que ne le voudrait faire croire le "mythe social".
Le véritable sujet de l'expérience a tendance à se tourner vers l'expérimentateur en blouse blanche lorsqu'il commence à réaliser la souffrance de l'élève. Et son processus d'adaptation de pensée le plus courant, au conflit entre la conscience de cette souffrance et la promesse faite de mener jusqu'au bout l'expérience, est de se focaliser sur le très court terme, sur la procédure de l'expérience, au besoin en répétant la question, d'oublier les conséquences lointaines, et lorsque ce n'est plus possible, à un certain degré de voltage, d'abandonner toute responsabilité personnelle, et de l'attribuer entièrement à l'expérimentateur. Lequel endosse bien entendu, face aux hésitations du moniteur, l'habit de l'autorité légitime, lui rappelant au besoin sa promesse de collaboration. De manière concomitante, Stanley MILGRAM note une propension à dévaloriser l'élève, et à reporter sur lui la responsabilité de ce qu'il lui arrive... Nombre de participants exprimaient en cours d'expérience leur hostilité au traitement infligé à l'élève, beaucoup protestaient, sans pour autant cesser d'obéir. Dans une variante de l'expérience, le moniteur est secondé par un adjoint qui abaisse lui-même la manette, et là, les chocs sont les plus violents (jusqu'au niveau le plus élevé). C'est comme si l'extension de la chaîne des actions de punition favorisait la dilution des responsabilités et de la culpabilité du moniteur.
   L'auteur termine son premier chapitre en citant George ORWELL : "Tandis que j'écris ces lignes, des êtres humains hautement civilisés passent au-dessus de ma tête et s'efforcent de me tuer. Ils ne ressentent aucune hostilité contre moi en tant qu'individu, pas plus que je n'en ai à leur égard. Ils se contentent de "faire leur devoir", selon la formule consacrée. La plupart, je n'en doute pas, sont des hommes de coeur respectueux de la loi qui jamais, dans leur vie privée, n'auraient l'idée de commettre un meurtre. Et pourtant, si l'un d'eux réussit à me pulvériser au moyen d'une bombe lâchée avec précision, il n'en dormira pas moins bien pour autant."

     Le chapitre 2 indique les méthodes d'investigation : le recrutement des participants, les caractéristiques du local et du personnel, la description du stimulateur de chocs, les instructions concernant l'administration des chocs (afin de bien vérifier que le moniteur a conscience de leur voltage à chaque fois), les protocoles d'intervention de l'expérimentateur et de l'élève face aux questions du moniteur, les mesures d'évaluation, les conditions d'interview des élèves après l'expérience....

     Les chapitre 3 et 4 traitent respectivement des prévisions des comportements et des comportements réels des sujets. Les chapitres 5 à 9 abordent les différentes variantes de l'expérience

     Le chapitre 10  "Pourquoi obéir? Analyse des causes de l'obéissance" analyse le fait que "la soumission à l'autorité est un trait constant et prédominant de la condition humaine".
  
      Stanley MILGRAM, devant l'abondance des résultats "positifs" de l'expérience fait d'abord le détour par les études de TINBERGEN (1953) et de MARLER (1967) sur les structures hiérarchiques et leurs modalités de mise en place de fonctionnement. "En donnant au groupe la stabilité et l'harmonie des relations entre ses membres, l'organisation sociale le favorise aussi bien sur le plan externe que sur le plan interne : d'une part, elle le met en mesure de réaliser ses objectifs, d'autre part, elle réduit au minimum les risques de friction inhérents à la collectivité en définissant clairement le statut de chacun". Dans l'évolution, les groupes les mieux organisés survivent moins que les autres, à environnement constant.
  Puis aborde un point de vue cybernétique, via les études d'ASHBY (1956) et de WIENER (1950), pour comprendre les mécanismes de régulation et de contrôle de l'action collective. Pour que ce modèle fonctionne à son optimum, une structure hiérarchique précise se met en place. Le contrôle exercé par les mécanismes inhibiteurs indispensables au fonctionnement autonome de l'élément individuel doit nécessairement être supplanté par le contrôle de l'agent coordonnateur.
L'analyse qu'il tente ainsi a pour "seul véritable intérêt de nous faire prendre conscience des changements qui surviennent obligatoirement lorsqu'une unité autonome devient partie intégrante d'un système.
Cette transformation correspond précisément au problème central de notre expérience : comment un individu honnête et bienveillant par nature peut-il faire preuve d'une telle cruauté envers un inconnu? Il y est amené parce que sa conscience, qui contrôle d'ordinaire ses pulsions agressives, est systématiquement mise en veilleuse quand il entre dans une structure hiérarchique."
Stanley MILGRAM appelle "état argentique", cette condition de l'individu, qui se considère comme l'agent exécutif d'une volonté étrangère, par opposition à l'état autonome dans lequel il estime être l'auteur de ses actes. Pour expliquer comment l'individu subi une altération de sa personnalité (ce que certains nient)  du fait de son insertion dans une hiérarchie, il étudie par la suite le processus de l'obéissance.

    C'est ce qu'il fait dans le chapitre 11, dans l'application de l'analyse à l'expérience : Conditions préalables de l'obéissance (famille et cadre institutionnel), Conditions préalables immédiates (perception de l'autorité, Entrée dans le système d'autorité, Coordination entre l'ordre et la fonction d'autorité), Idéologie dominante.
Il conclue que l'homme est enclin à accepter les définitions de l'action fournies par l'autorité légitime. Il permet à l'autorité légitime de décider de sa signification.
"C'est cette abdication idéologique qui constitue le fondement cognitif essentiel de l'obéissance. Si le monde ou la situation sont tels que l'autorité les définit, il s'ensuit que certaines types d'action sont légitimes. c'est pourquoi il ne faut pas voir dans le tandem autorité/sujet une relation dans laquelle un supérieur impose de force une conduite à un intérieur réfractaire. Le sujet accepte la définition de la situation fournie par l'autorité, il se conforme donc de son plein gré à ce qui est exigé de lui.
 Pour que cette perte du sens de la responsabilité et que l'image de soi reste bonne, il faut, qu'une fois que l'individu est entré dans l'état argentique, qu'il y ait un mécanisme de liaison pour donner à la structure un minimum de stabilité. Certains croient que dans la situation expérimentale, le sujet peut mathématiquement apprécier les valeurs conflictuelles en présence, mais en fait, ils continue d'obéir à l'expérimentateur qui garde exactement la même attitude, et qui lui rappelle qu'il se trouve dans une situation stable, celle qu'il a acceptée dès son entrée dans la salle de l'expérience. Ils sont toujours, lui rappelle t-il dans l'accord initial de mener à bien une expérience sur la mémoire, importante socialement...

     Dans le chapitre 12, Stanley MILGRAM examine les raisons de franchissement du cap de cette obligation morale et sociale chez certains sujets (minoritaires). "Les manifestations émotionnelles observées en laboratoire - tremblement, ricanement nerveux, embarras évident - représentent autant de preuves que je sujet envisage d'enfreindre ces règles. Il en résulte un état d'anxiété qui l'incite à reculer devant la réalisation de l'action interdite et crée ainsi un barrage affectif qu'il devra forcer pour défier l'autorité. Le fait le plus remarquable est que, une fois "le pas franchi" par le refus d'obéissance, la tension, l'anxiété et la peur disparaissent presque totalement."
 Pourquoi certains sujets désobéissent? Et pourquoi à tel moment et pas à d'autres ?  Les cris de douleur, le fait d'infliger des souffrances à un innocent (ce qui viole les valeurs morales et sociales), la menace implicite de représailles de la part de la victime, les signaux contradictoires émis dans sa direction par l'expérimentateur et l'élève, leur empathie plus ou moins grande vis-à-vis de la victime (le dénigrement devant l'attitude de l'idiot qui ne comprend rien à rien ne suffit plus...), tout cela entre en jeu... Le doute intérieur qui ronge le sujet, de plus en plus, le mène plus ou moins vite dans la voie de la désobéissance ou si ce doute est suffisamment amorti, compte tenu de son passé personnel, dans la persistance à l'obéissance.
 
     Dans un chapitre 13 très bref, l'auteur se demande si n'existe pas une autre théorie, celle de l'agression, au sens où gît au fond de la nature humaine une agressivité qui ne demande qu'à s'exprimer.
 Mais finalement, pour Stanley MILGRAM, "ce n'est pas dans le défoulement de la colère ni de l'agressivité qu'il faut chercher la clé du comportement des sujets, mais dans la nature de leur relation avec l'autorité. C'est à elle qu'ils s'en remettent totalement. Ils se considèrent comme des simples exécutants de ses volontés ; s'étant ainsi définis par rapport à elle, ils sont désormais incapables de la braver."

    Dans le chapitre 14, l'auteur répond à certaines objections à la méthode.
 - Les sujets de l'expérience représentent-ils l'homme en général ou sont-ils des cas d'espèce? Tous les sujets étaient volontaires et leur recrutement, étudiant ou non, n'influe pas fondamentalement sur les résultats, (même si les proportions d'obéissants varient)  lesquels ont été confirmés à Princeton, à Munich (85% d'obéissants!), à Rome, en Afrique du Sud et en Australie (avec d'autres modes de recrutement) ;
 - Les sujets croyaient-ils administrer des chocs douloureux? Oui, dans tous les cas. D'ailleurs la tension réelle observée en laboratoire en est la preuve.
 - La situation expérimentale constitue-t-elle un cas si particulier qu'aucun de ses résultats ne puisse contribuer à une théorie générale dans la vie en société? Non, si l'on voit la facilité avec laquelle l'individu peut devenir un instrument aux mains de l'autorité;

     Un épilogue évoque la guerre du Viet-Nam et notamment les conditions du massacre de My Lai en 1969.
 

 



Stanley MILGRAM, Soumission à l'autorité, Calmann-Lévy, 2002, 272 pages. Il s'agit de la traduction par Emy MOLINIE de l'ouvrage Obedience to Authority, An experimental View, paru chez Harper & Row en 1974. Une première édition française a été réalisé en 1974 par le même éditeur, avec la même traduction. Seule variation, une préface à la deuxième édition française, de 1979.
On peut consulter utilement le site www.stanleymilgram.com.

    

  Relu le 13 novembre 2019

    

    



      
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27 octobre 2009 2 27 /10 /octobre /2009 14:38
         Au fur et à mesure que la société se complexifie et ses membres deviennent très nombreux, l'impossibilité d'une communication directe entre individus et la formation de classes sociales différenciées entraînent la constitution de nouveaux moyens d'obtenir l'obéissance.
Que ce soit dans les anciens domaines de la guerre, de la religion, du travail (selon la trifonctionnalité indo-européenne) ou dans le cadre de nouvelles institutions, scolaires, universitaires, nécessaires à la transmission de savoirs complexes, il est impossible que seuls la remémoration de faits anciens ou le charisme de chefs permettent à une société d'exister, en tant qu'organisme ayant une identité et un véritable fonctionnement interne, sans éclater en multiples groupes en guerre ouverte. Aussi, les membres d'une société, qu'elles que soient leur fonction, leur appartenance sociale ou leurs occupations spécialisées, sont-ils régis pour avoir des relations continues de collaborations, par un même raisonnement qui inclut l'obéissance à des lois qu'ils ne sont pas forcément aptes en eux-mêmes à comprendre le bien-fondé.
Si le désordre n'est pas généralisé sur un territoire donné, c'est qu'une forme de discipline, un ensemble de règles et d'instruments de contrôle d'observations de ces règles existe. Même si cette discipline peut apparaître différente suivant les lieux de travail et d'occupation des hommes, elle les traverse tous et partout et toujours, suivant des évolutions toujours lentes.
   Ceci est d'autant plus vrai que la justice ne régit pas les relations entre les individus et les groupes, que les inégalités sont importances entre eux, que leurs conditions de vie sont très différentes.
 
    Comment les dirigeants des institutions obtiennent-elles l'obéissance? Pourquoi les hommes et les femmes obéissent-ils à de mêmes lois, grosso modo, alors qu'ils ne bénéficient pas des mêmes avantages de cette observance? C'est cette question à la fois sociologique et de philosophie politique que de nombreux chercheurs se sont attachés à résoudre, et souvent ceux qui l'ont fait et ceux qui le font encore, sont nécessairement, quelque part, mentalement ou socialement, détaché de cette obligation d'observance et jouissent d'un minimum de détachement matériel, nécessaire à toute observation scientifique, car réfléchir à cela, c'est d'une certaine manière en contester la totale légitimité.
 
     Parmi eux, nous retiendrons ici, mais pas seulement, deux d'entre eux, Michel FOUCAULT (1926-1984) et Erving GOFFMAN (1922-1984). Par ailleurs, et commençons par là, de nombreux historiens permettent de comprendre comment se met en place une discipline sociale.

     Dans les désordres qui suivent le déclin de l'Empire Romain d'Occident, avec son cortège de destructions, (de lieux de savoirs et d'habitations, voire de villes entières), de guerres, de disparitions de liens économiques, le christianisme constitue sans doute un des seuls liens existants entre les différents peuples (qui se séparent ainsi).
      Entre 1074 et 1294, entre la papauté de Grégoire VII et celle de Boniface VIII, le monachisme du XIIe siècle participe fortement aux rétablissements de liens économiques, sociaux et moraux.
"Parmi les grands centres d'influence, au Moyen Age, il faut nommer le couvent (qui ) fut un vaste foyer de religion élevé aussi bien que de sombre superstition. Le moine a été associé à tous les mouvements considérables de l'époque. Il a été, avec la papauté, le principal promoteur des Croisades et a été parmi les grands bâtisseurs. Il a fourni aux Universités leurs docteurs les plus profonds. Certains religieux du Moyen-Age ont été les Puritains, les Piétistes, les Méthodistes, les Évangélistes de leur temps. Le monachisme (....) a été un immense réceptacle d'idées et de tendances très diverses, parfois contraires : fraternité évangélique et penchant militariste, vie contemplative et esprit d'activité, amour du silence et zèle missionnaire, légalisme étroit et libéralisme large, fidélité envers l'Église et velléités hérétiques. La vie monastique était très prisée (et aussi dirons-nous très protégée, car la principale bénéficiaire des diverses "Paix de Dieu" et trêves obligatoires). Au sein d'une société déchirée par les guerres, les couvents étaient des asiles de paix et de sanctification, qui attiraient les meilleurs esprits et où les seigneurs venaient parfois se recueillir (...et se réfugier, dirons-nous aussi). On célébrait chez les moines le renoncement, la discipline, les mortifications, la vie fraternelle ; on admirait leurs travaux agricoles, leur zèle de copistes, leurs initiatives artistiques et surtout leur bienfaisance. (...) On multiplia les couvents à satiété, au point que le IVe concile de Latran dut interdire la création de nouveaux Ordres.
Un trait remarquable du monachisme fut son alliance étroite avec le Saint-Siège. Étrange union que celle des moines méprisant le monde et des papes avides de le régenter! Ils les aidèrent à affermir leur pouvoir contre l'autorité épiscopale, à lutter contre les rois, à remplir leurs trésors, à produire des richesses, et les richesses ont détruit la religion." (Regard Bibliothèque chrétienne online, www.regard.eu.org).
     Ces lignes montrent l'importance des couvents et indiquent une voie de propagation à l'ensemble de la société d'une certaine forme de discipline. La discipline des couvents prépare en quelque sorte la discipline des ateliers, des écoles et des... casernes, tant l'institution militaire avait perdu la mémoire de celle qui présidait à l'organisation de l'armée romaine. Pour qui veut approfondir cette facette de l'histoire européenne, nous ne saurons que trop conseiller la lecture de Le monde et son histoire, de Luce PIETRI et de Marc VENARD (notamment le deuxième tome), qui complète bien, à plus d'un égard les études émanant des institutions ou organismes religieux.

    Plus près de nous, Michel FOUCAULT consacre une grande partie de son oeuvre à la discipline. Ou plus précisément à la formation des institutions disciplinaires, lieux analogues dans leur fonction : faire de l'homme un individu prévisible,  contrôlable, obéissant (école, asile, prison, caserne, hôpital, usine, école).
  Dans Surveiller et punir (1975), le sociologue et philosophe français examine la manière dont la société diffuse un système de punition généralisée.
"Au point de départ, on peut donc placer le projet politique de quadriller exactement les illégalismes, de généraliser la fonction punitive, et de délimiter, pour le contrôler, le pouvoir de punir. Or, de là se dégagent deux lignes d'objectivation du crime et du criminel. D'un côté, le criminel désigné comme l'ennemi de tous, que tous ont intérêt à poursuivre, tombe hors du pacte (social), se disqualifie comme citoyen, et surgit, portant en lui comme un fragment sauvage de nature ; il apparaît comme le scélérat, le monstre, le fou peut-être, le malade et bientôt l"'anormal". C'est à ce titre qu'il relèvera un jour d'une objectivation scientifique, et du "traitement" qui lui est corrélatif. D'un autre côté, la possibilité de mesurer, de l'intérieur, les effets du pouvoir punitif prescrit des tactiques d'intervention sur tous les criminels, actuels ou éventuels : l'organisation d'un champ de prévention, le calcul des intérêts, la mise en circulation d'un champ de représentations et de signes, la constitution d'un horizon de certitudes et de vérité, l'ajustement des peines à des variables de plus en plus fines ; tout cela conduit également à une objectivation des criminels et des crimes."
      C'est cette volonté de contrôler avec le minimum de moyen qui se retrouve notamment dans l'architecture des bâtiments des institutions spécialisées que sont le couvent, l'école, l'atelier et la caserne. Définir pour tous ce qui est interdit et autorisé existe bien évidemment déjà dans les Livres Sacrés de presque toutes les religions et de toutes les sagesses, mais leur perte d'influence, vu le syncrétisme et la généralisation d'un esprit sceptique dans la société, exige bien d'autres moyens d'intériorisation de la discipline. Entre l'intériorisation, via la religion, des règles et de l'acceptation des punitions, et l'existence d'institutions disciplinaires, la palette est vaste pour obtenir l'obéissance de tous, même lorsque les conflits semblent l'emporter en intensité sur les coopérations.
  Plus loin, dans son même ouvrage, Michel FOUCAULT poursuit, avant d'aborder en tant que telle l'institution de la prison: "L'extension des méthodes disciplinaires s'inscrit dans un processus historique large : le développement à peu près à la même époque de bien d'autres technologies - agronomiques, industrielles, économiques. Mais il faut bien le reconnaître : à côté des industries minières, de la chimie naissante, des méthodes de la comptabilité nationale, à côté des hauts fourneaux ou de la machine à vapeur, le panoptisme a été peu célébré. On ne reconnaît en lieu qu'un bizarre petite utopie, le rêve d'une méchanceté, un peu comme si BENTHAM avait été le FOURIER d'une société policière, dont le Phalanstère aurait eu la forme du Panopticon. Et pourtant, on avait là la formule abstraite d'une technologie bien réelle, celle des individus."
 Il s'agit, dans une société devenue très complexe, non de multiplier les individus devant contrôler les autres, mais de faire en sorte que le contrôle soit possible partout, de sorte que tout le monde se sente surveillé. Un peu comme nous le faisons avec l'inflation de caméras de surveillance dans les villes, enregistrant tout ce qui est enregistrable dans leur champ de vision, sans que bien évidemment, les responsables de la sécurité ait la possibilité de tout visionner. Il suffit que le citoyen ordinaire, comme le délinquant et le criminel sente, croie, qu'il est surveillé pour que ses actions soient plus contrôlables par la société.
 Rappelons que le panoptique est un type d'architecture carcérale défini par le philosophe utilitariste Jeremy BENTHAM (1748-1832). L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un individu, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Cette idée dérive des plans d'usine mis au point pour une surveillance et une coordination efficace des ouvriers.

     Gilles DELEUZE (1925-1995), dans un "Post-scriptum sur les sociétés de contrôle" (1990), qui selon lui viennent avec la fin ds institutions disciplinaires, en les remplaçant, reprend les études de Michel FOUCAULT sur la discipline.
 "Foucault a situé les sociétés disciplinaires aux XVIIIe et XIXe siècles ; elles atteignent leur apogée au début du XXème. Elles procèdent à l'organisation des grands milieux d'enfermement. L'individu ne cesse de passer d'un milieu clos à un autre, chacun ayant ses lois : d'abord la famille, puis l'école, puis la caserne, puis à l'usine, de temps en temps l'hôpital, éventuellement la prison qui est le milieu d'enfermement par excellence. (...). Foucault a très bien analysé le projet idéal des milieux d'enfermement, particulièrement visibles dans l'usine : concentrer ; répartir dans l'espace ; ordonner dans le temps ; composer dans l'espace-temps une force productive dont l'effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. Mais ce que Foucault savait aussi, c'était la brièveté de ce modèle : il succédait à des sociétés de souveraineté, dont le but et les fonctions étaient tout autres (prélever plutôt qu'organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie) ; la transition s'était faite progressivement, et Napoléon semblait opérer la grande conversion d'une société à l'autre. Mais les disciplines à leur tour connaîtraient une crise, au profit de nouvelles forces qui se mettraient lentement en place, et qui se précipiteraient après la Deuxième guerre mondiale : les sociétés disciplinaires, c'était déjà ce que nous n'étions plus, ce que nous cessions d'être." 
Faisant le constat de la crise généralisée de tous les milieux d'enfermement, concomitante d'ailleurs aux remises en cause de tous les systèmes sociaux d'autorité, le philosophe français propose surtout un programme de recherche sociologique sur ces sociétés de contrôle, et ce dans chacune des institutions disciplinaires en crise. Il le fait dans un vision pessimiste de l'évolution des sociétés : "La famille, l'école, l'armée, l'usine ne sont plus des milieux analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire, État ou puissance privée, mais les figures chiffrées, déformables et transformables, d'une même entreprise qui n'a plus que des gestionnaires. Même l'art a quitté les milieux clos pour entrer dans les circuits ouverts de la banque. Les conquêtes de marché se font par prise de contrôle et non plus par formation de discipline, par fixation des cours plus encore que par abaissement des coûts, par transformation de produit plus que par spécialisation de production. La corruption y gagne une nouvelle puissance. Le service de vente est devenu le centre ou l'âme de l'entreprise. On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le marketing est maintenant l'instrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres. Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline était de longue durée, infinie et discontinue. L'homme n'est plus l'homme enfermé, mais l'homme endetté. Il est vrai que le capitalisme a gardé pour constante l'extrême misère des trois quart de l'humanité, trop pauvres pour la dette, trop nombreux pour l'enfermement : le contrôle n'aura pas seulement à affronter les dissipations de frontières, mais les explosions de bidonvilles ou de ghettos."

            Erving GOFFMAN, dans Asiles (1961) notamment, développe la notion d'institution totale : "lieu de résidence ou de travail où un grand nombre d'individus, placés dans une même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et rigoureusement réglées."
Le sociologue américain considère les prisons, camps de concentration ou d'internement, asiles, couvents, internats, orphelinats... comme autant d'institutions totales. Dans celles-ci les individus développent des stratégies qui tendent à contourner la discipline qui leur est imposée. Il part surtout d'observations réalisées dans des établissements hospitaliers pour malades mentaux, mais utilise de nombreux éléments d'observation puisés ailleurs, dans le théâtre ou le cinéma. pour lui, deux forces s'opposent dans ces institutions :
- Les techniques de mortification, de dépersonnalisation, d'aliénation (cérémonies d'admissions, dépouillement des biens, perte d'autonomie, contamination de la perception des autres et de celle du personnel hospitalier...), justifiées de diverses manières (raisons d'hygiène et de sécurité surtout). Ces techniques influencent, jusqu'à les modifier, les perceptions et les comportements des reclus, selon un rôle décidé par l'institution. Les malades adoptent le point de vue de l'institution, par un système de récompenses et de punitions très élaborés, intégrés souvent de manière explicites dans les règlement de discipline de ces établissements ;
- Les reclus développent des capacités de s'écarter du rôle assigné par l'institution : de manière frontale contre l'institution, dans ce cas, ils risquent une véritable désintégration de leur personnalité, de par les punitions infligées ; de manière intégrée par des stratégies de contournement, d'évitement, de tromperie, pour s'adapter à l'institution et tenter ainsi de se réapproprier leur vie.

Erving GOFFMAN, Asiles, Éditions de Minuit, 1968 ; Gilles DELEUZE, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, L'autre journal, n°1, 1990. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Gallimard, 1975. Luce PIETRI et Marc VENARD, Le monde et son histoire, Tome 2, La fin du Moyen Age et les débuts du monde moderne, Robert Laffont, Collection Bouquins, 1971.

                                                            SOCIUS
 
Relu le 6 juin 2019

    

 
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16 octobre 2009 5 16 /10 /octobre /2009 14:31
      Le principal mérite de ce livre en deux gros volumes de Pierre ORDIONI (1907-1999), même si nous n'adhérons pas, loin s'en faut, à tous ses aspects, est de provoquer la réflexion sur une lecture de l'histoire de France, loin des succédanés scolaires de MICHELET. En effet, le militaire, diplomate, résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, gaulliste et sympathisant du royalisme, nous présente une vision de la lutte des pouvoirs en France, entre ce qu'il appelle le Quatrième Ordre - militaire - et les trois Ordres fondamentaux, le Clergé, la Noblesse et le Tiers-État, très loin d'une certaine linéarité et loin d'une certaine idée de "l'acquisition progressive de frontières naturelles". Une vision qui établit une continuité entre les conflits entre le Temple et la Royauté, entre cette même Royauté française et les loges maçonniques militaires, héritières de ce même Temple, jusque dans les tumultes de la Révolution Française. Il indique que sous l'historiographie officielle et au grand chose, travaillent des forces occultes, secrètes, dont le rôle politique et social, selon lui, est déterminant.

   L'auteur part de deux postulats, l'un historique, l'autre plus méthodologique.
Postulat historique : l'Armée régulière et permanente, créée en France par Charles VII en 1445, est née de celle, populaire et nationale, levée par Jeanne d'Arc, au sujet de quoi il se fonde sur les Mémoires du pape Pie II. Le corps des officiers, marqué par cette origine, a peu à peu constitué ce véritable quatrième pouvoir, enfin structuré au XVIIe siècle. Malgré les révolutions, les changements de régime, les épurations dont il aurait été l'objet, il s'est maintenu comme tel jusqu'en 1945.
Postulat méthodologique : C'est essentiellement par recoupements entre documents diplomatiques souvent confidentiels auxquels l'auteur a eu accès, mémoires de personnalités décisives (favorables à la Royauté), éléments historiques connus et archives demi-confidentielles que l'auteur reconstitue une telle trame historique. En cela, il ne diffère pas d'une méthode commune d'historien, à ceci près qu'il fait plus confiance aux mémoires issus des milieux maçonniques et des milieux militaires qu'aux autres, biaisant peut-être par là certaines de ses analyses.
   Toutefois, lorsque nous lisons ces lignes, nous avons l'impression de comprendre mieux certains faits, comme la bataille de Verdun ou le rôle de la Cagoule ou de la Synarchie. Ou encore comment la Royauté française a t-elle pu sauver les révolutionnaires américains des futurs États-Unis... Comme tous ces organismes dont le secret est parfois la seule garantie de leur efficacité, ne livrent certainement pas... tous leurs secrets d'une manière aussi évidente que pourrait le faire penser ce livre, il faut parfois manier avec précaution les informations qu'on y recueille...
   A noter que beaucoup d'auteurs s'inspirent de certains de ses chapitres, sans toujours le citer.
   Dans ce blog, nous avons décidé au départ de n'avoir aucune parti pris pour l'origine des sources de réflexions, du moment qu'elles sont clairement établies, dans leurs apports et dans leurs limites. Aussi, nous considérons que la lecture de l'histoire de France selon Pierre ORDIONI peut être utile à tous ceux qui recherchent des informations sur les modalités d'action des pouvoirs militaires.
 
   L'éditeur présente les tomes 1 et 2 de la manière suivante : "Pierre ORDIONI s'est attaché à démontrer l'existence en France pendant cinq siècles d'un quatrième Ordre, distinct des trois Ordres fondamentaux, le Clergé, la Noblesse et le Tiers État, le POUVOIR MILITAIRE et que cet ordre a joué un rôle politique et social, souvent déterminant, dont les historiens n'ont jamais tenu compte. Il part d'un postulat : l'Armée régulière et permanente, levée par Jeanne d'Arc, au sujet de qui, se fondant sur les Mémoires du pape à l'époque, PIE II, il présente une thèse qui rend crédible l'intervention, fulgurante et pourtant décisive, de l'héroïne dans l'histoire de France. Le corps des officiers, marqué par cette origine, a peu à peu constitué un véritable QUATRIÈME POUVOIR, enfin structuré, au milieu du 18e siècle. Malgré les révolutions, les changements de régime, les épurations et les persécutions dont il a été l'objet, il s'est maintenu comme tel jusqu'en 1945.
Voici des thèses entièrement nouvelles, en outre fondées sur une documentation rigoureuse : - importance de la Franc-Maçonnerie militaire ; - Rôle déterminant joué par des officiers, élus de la Noblesse, dans l'avènement de la Révolution en 1789 ; - La lutte sourde et âpre entre les officiers affiliés à la Franc-Maçonnerie militaire puis au carbonarisme, et les Chevaliers de la Foi, de 1809 à 1930 ; - Le comte de Chambord, prétendant des officiers ayant fondé le mouvement social chrétien après la Commune de Paris, contre le prétendant conservateurs orléaniste ; - L'armée machine employée contre l'Église catholique et les mouvements sociaux ; - La guerre de 1914, étudiée uniquement à travers les carnets intimes et les correspondances privées des combattants ; - 1916, le secret de la bataille de Verdun ; -1917, les mutineries ; - La cagoule militaire contre l'infiltration du parti communiste dans l'armée et contre son influence dans la nation ; - Les causes de la défaite de 1940 ; - Rôle de la cagoule militaire dans la Résistance de l'armée ; - Rôle de la Synarchie dans les événements en Afrique du Nord, de 1941 à 1944. Lemaigre-Dubreuil et les américains. Le général Giraud, instrument inconscient de la Synarchie.
Structuré au lendemain de la première révolution américaine (1776-1783), le pouvoir militaire trouve sa déchéance dans la seconde Révolution américaine (1940-1944) avec les découvertes de l'énergie atomique et de l'informatique."
 

 

 
   Pierre ORDIONI, militaire (colonel en Algérie), diplomate, ministre (des Anciens combattants), docteur en droit et docteur ès lettres, s'est surtout consacré à l'étude du jansénisme et du gallicanisme à l'Université de Dijon. Favorable au royalisme, il publie en 1938, la Vocation monarchique de la France avec une préface de Bernard FAY. Auteur également de pièces de théâtre et de romans et d'autres ouvrages historiques dans lesquels il évoque notamment la période algéroise de sa carrière. Comme dans ses Mémoires, publié à titre posthume, il entend faire certaines révélations qui se veulent dérangeantes.

   Pierre ORDIONI, le pouvoir militaire en France, Tome 1 De Charles VII à Charles de Gaulle, Tome 2 De la commune de Paris à la Libération, Éditions Albatros, 1981, 516 et 539 pages.
 
 
Relu le 16 juin 2019
 
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