Du marxisme à la sociologie
Le second courant évoqué à l'article précédent, si nous suivons toujours THIRY, FARRO et PORTIS, considère le marxisme comme une science positive (G. Della VOLPE). Il affirme, en effet, que la théorie adoptée par MARX pour l'analyse sociale est la même méthode scientifique expérimentale que GALILÉE avait inventée pour les sciences de la nature (U. CÉRONI). Cette analogie, osée en fait et percluse d'ambiguïté, qui veut donner aux sciences issues des analyses de MARX, un statut de véracité et de prestige égal à celui des sciences naturelles, veut en fait surtout placer le marxisme en opposition avec la méthode idéaliste de la dialectique hegelienne. Ce courant considère ainsi que tout le travail de MARX ne consiste pas en une spéculation sur l'ensemble de l'évolution humaine et historique, mais en une théorie scientifique de la société capitaliste moderne.
Le philosophe et théoricien marxiste italien Galvano Della VOLPE (1895-1968), après des études à l'université de Bologne, enseigne l'histoire et la philosophie dans un liceo à Ravenne et à la même université de 1925 à 1938. Il devient alors président de l'histoire et de la philosophie à l'Université de Messine, un poste qu'il occupe jusqu'à sa retraite en 1965. D'abord philosophe idéaliste dans la tradition de Giovanni GENTILE, au début des années 1940 et après un engagement avec la philosophie empiriste, il se retourne fortement contre l'idéalisme. En Italie, son travail est considéré par beaucoup comme une alternative scientifique au marxisme gramscien que le PCI revendique comme son guide. Il critique GRAMSCI en partie parce que l'oeuvre de ce dernier est enracinée philosophiquement dans la pensée de GENTILE et de Benedetto CROCE. Athée, Della VOLPE est noté pour ses travaux sur l'esthétique, y compris des écrits sur la théorie du film. Sur ce dernier point, un aspect clé de sa pensée est sa tentative de développer une théorie strictement matérialiste de l'esthétique comme il souligne le rôle des caractéristiques structurelles et le processus social de production d'oeuvres d'art dans la formation du jugement esthétique (il développe le concept de goût comme sa source principale).
Du côté des sociologues et philosophes, il est surtout connu pour ses écrits sur les questions de philosophie politique, en particulier les relations entre la pensée de Jean-Jacques ROUSSEAU et celle de Karl MARX. Dans plusieurs de ses ouvrages (Critique of Taste, 1991 ; Logic as a Positive Science, 1980 ; Rousseau et Marx : And Other Writingsq, chez Lawrence et Wishart, 1987. Il s'agit bien entendu des dernières éditions), il explore les relations entre ce qu'il appelle les deux libertés de la pensée des Lumières. A savoir les libertés civiques de John LOCKE et d'Emmanuel KANT qui s'incarnent dans la démocratie bourgeoise et les libertés égalitaires décrites dans Le contrat social de ROUSSEAU et le Discours sur l'inégalité. Ce qui l'intéresse particulièrement, c'est le contraste entre l'égalité formelle des libertés juridiques kantiennes, indifférentes à l'inégalité sociale substantielle entre les personnes, avec l'inégalité proportionnelle du contrat social de ROUSSEAU en tant que médiation égalitaire entre les personnes. Il voit la pensée de ROUSSEAU sur ces questions comme étant le précurseur des célèbres attaques de MARX sur le droit bourgeois dans la Critique du Programme de Gotha et d'autres écrits. Par son enseignement et ses écrits, il influence Ignazio AMBROGLIO, Umberto CERRONI, Lucio COLLETI, Alessandro MAZZONE, Nicolao MERKER, Franzo MORETTI, Armando PLEBE, Mario ROSSI, Carlo VIOLI....
La société capitaliste poursuit sa rationalisation et son développement. La théorie marxiste, pour sa part, ne cherche pas des contradictions objectives dans cette société ou dans l'évolution historique. Elle ne cherche que les contradictions et les conflits sociaux issus des pratiques humaines exprimées dans les analyses et par des actes tels que l'insubordination ouvrière qui s'oppose à la domination de classe. Ce courant affirme que ces contradictions peuvent être étudiées par une analyse de la société actuelle, une analyse qui peut être menée par le marxisme, lequel améliore ses outils de recherche par certains apports scientifiques provenant d'autres théories de la société.
Ce courant philosophique a une influence certaine parmi les intellectuels qui cherchent à construire des analyses des changement de leur société. Ces intellectuels ne pensent pas trouver toutes les solutions à leurs exigences analytiques dans la théorie marxiste qu'ils considèrent comme non complètement adaptée à la compréhension de la société italienne et du capitalisme avancé en général. Ils essaient seulement de combiner le marxisme avec les "sciences sociales bourgeoises", dont les outils sont choisis sur la base de l'utilité qu'ils ont pour activer les mouvements sociaux (R. PANZIERI). Ces intellectuels se regroupent dans certaines revues marxistes, théoriques et militantes, dont la plus importante est Quaderni Rossi (1961/1966). A partir du début des années 1960, ces intellectuels sont à l'origine d'une pratique de recherche qui part de l'idée qu'une nouvelle phase des luttes sociales doit voir le jour, afin que la classe ouvrière puisse s'opposer à une nouvelle domination capitaliste, domination qui se renforce à travers la rationalisation et la planification du travail industriel et de la vie sociale. Ces recherches sont surtout consacrées au développement (socio-économique), au marché du travail et au travail industriel.
Raniero PANZIERI (1921-1964), homme politique et écrivain, considéré comme le fondateur de l'opéraïsme, installé en Sicile, milite dans les rangs du Parti socialiste italien, dont il devient en 1953 membre du comité central, avant de devenir codirecteur en 1957, de la revue théorique Mondo operaio (Monde ouvrier), dont il fait un forum de discussion pour la gauche du parti. Pendant cette période, il traduit Le Capital de MARX. Comme il s'oppose au congrès de 1959 à une alliance avec la Démocratie Chrétienne, il est exclu du parti socialiste.
Il s'installe alors à Turin, où il travaille pour la maison d'édition Einaudi, et il se lie à plusieurs groupes de syndicalistes, de socialistes et de communistes dissidents. Sous l'inspiration du groupe français Socialisme ou Barbarie, il fonde avec Mario TRONTI, Romano ALQUATI, Daniel MONTALDI, la revue Quaderni Rossi (Cahiers rouges).
Dans la révolte de la piazza Statuto en 1962 à Turin, Raniero PANZIERI pressent l'emergence de la notion centrale de l'usine et de l'ouvrier. Les premiers numéros de la revue s'attachent à explorer la vie réelle des usines et du rapport de l'ouvrier à la production, ont un impact qui détonnent avec la prose habituelle des partis socialistes et communistes. Mario TRONTI s'en sépare en 1963 pour fonder la revue Classe Operaia. la revue est plus tard le creuset de l'operaïsmo (ouvriérisme), très influente dans les milieux italiens d'extrême-gauche dans les années 1960 et 1970. Raniero PANZIERI est l'auteur de un uomo du frontiero, paru aux Editions Punto Rosso.
Le thème du développement a, en Italie, une importance particulière, parce que la partie méridionale du pays est moins développée que le nord. Depuis l'unification nationale (1861), les analyses classiques considèrent le sud comme plus "arriéré" que le nord du pays. Mais à partir de la fin des années 1960, nombre de recherches qui critiquent le néo-capitalisme avancent une autre lecture de cette réalité. Elles proposent une analyse non plus en terme d'évolution et de développement économique mais de rapports de classes. Elles visent de cette manière à démontrer que la question de fond ne réside pas dans un décalage entre le niveau avancé de développement d'une partie et celui arriéré d'une autre aire du pays. Ce genre de nouvelle analyse est aussi effectuée pour d'autres pays, comme l'Allemagne ou la France, dernière dans une critique du centralisme parisien vu d'un angle nouveau. Cette question est, en effet, d'abord celle d'une domination de classe, qui fait que les aires sous-développées sont fonctionnelles dans le néo-capitalisme, tant par le fait qu'elles lui fournissent la force de travail nécessaire à son expansion, que parce qu'elles sont des zones de marché pour ses produits. Pour cette raison, le dépassement du sous-développement peut être envisagé seulement par des luttes menées par le prolétariat du sud et du nord contre la domination du capitalisme, qui est à la base de la question méridionale (G. MOTTURA, E. PUGLIESE).
Au début des années 1970, l'analyse faite par une partie des sociologues marxistes se réfère au marché du travail pour expliquer les changements de la composition sociale du prolétariat et des rapports entre les classes. Ces sociologues poursuivent leurs objectifs en définissant leurs outils d'analyse qui combinent des catégories économiques, comme celle de la demande et de l'offre, ou sociologiques, telle que la stratification sociale, avec des concepts marxistes, telles que l'armée industrielle de réserve, la sur-population stagnante et la force de travail. Ces recherches empiriques utilisent ces outils, à partir desquels elles arrivent à saisir deux composantes de la classe laborieuse, qui correspondent à autant de différenciations du système de production : il y a, en effet, une classe ouvrière centrale, employée dans les grandes entreprises du cycle productif central, laquelle est syndiquée et capable de se protéger politiquement ; mais il y a aussi une classe ouvrière marginale ou périphérique, qui est formée par les salariés des petites entreprises du cycle productif périphérique, laquelle n'arrive pas à se protéger syndicalement, et se trouve exposée aux risques du chômage et de la précarisation. De cette manière, ces recherches arrivent à la conclusion que la composition de la classe ouvrière est liée au dualisme de l'industrie italienne, où le cycle productif périphérique est fonctionnel à celui du centre (M. PACI).
Les recherches consacrées au travail industriel sont celles où se pose le plus directement la question du lien entre le marxisme et les sciences sociales. Déjà au début des années 1960 cette question est posée par des marxiste militants qui veulent mener des enquêtes ouvrières, dont le but est celui de relancer le mouvement social. Ces marxistes partent de l'idée originale selon laquelle la rationalisation industrielle peut résoudre les contradictions capitalistes. Par conséquent, la lutte ne peut pas surgir de ces contradictions, mais de la subjectivité ouvrière qui se révolte contre la rationalisation capitaliste. Or, il fait connaître la situation des travailleurs pour organiser cette lutte et pour trouver de nouvelles voies pour le mouvement ouvrier. Le marxisme, en tant que théorie consacrée à l'analyse du capitalisme conventionnel, ne peut pas à la fois élaborer les données théoriques et fournir les outils techniques indispensables à la compréhension de la situation ouvrière dans la phase néo-capitaliste (V. REISER).
Nombre de travaux de terrain ont été menés dans cet esprit, dans une multiplicité d'entreprises. Au tournant des années 1960, ils ont accompagné la phase montante du syndicalisme et du mouvement revendicatif jusqu'à son relatif déclin ultérieur (Aris ACCORNERO).
De la sociologie vers le marxisme
Non seulement le marxisme va vers la sociologie, mais cette dernière va vers le marxisme. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, plus qu'auparavant, certains sociologues se rapprochent du marxisme. Leur choix intellectuel s'inscrit dans le contexte de la montée des conflits sociaux et politiques de cette période. Ils ne veulent pas construire une sociologie marxiste ou enrichir le marxisme avec les sciences sociales. Leur but est de trouver des outils qui permettent à la sociologie d'améliorer les voies de la réflexion théorique et les moyens de la recherche empirique.
Ce but est suivi, en particulier, par l'école sociologique de Rome, animée par Franco FERRAROTTI, qui considère la sociologie comme une science empirique, mais qui se sert d'outils théoriques pour analyser la réalité sociale. Ces outils théoriques proviennent d'abord de la théorie de Max WEBER, avec en particulier, l'utilisation du concept de rationalisation pour expliquer le désenchantement du monde et le processus de construction de la société moderne (F. FERRAROTTI, La sociologica. Storia, concetti, metodi, Eri Edizioni Rai, Torino, 1961).
Mais ces références s'avèrent être insuffisantes lorsqu'il s'agit de construire une science qui veut expliquer d'une part la nature des rapports de domination entre des individus et des groupes et, d'autre part, chercher des voies pour combattre cette domination. Pour dépasser ces difficultés, la sociologie de FERRAROTTI se réfère à l'oeuvre de MARX et en particulier à ses conceptions de classes sociales et de l'interconnexion dialectique des phénomènes sociaux. Le but de ce travail est de parvenir à une combinaison entre certains aspects de l'oeuvre de MARX et la pensée dominante que pour la société elle-même.
Franco FERRAROTTI (né en 1926), après des études de philosophie à Turin, où il en sort avec un doctorat en 1950 (thèse sur la sociologie de Thorstein VEBLEN), fonde avec Nicola ABBAGNANO l'année suivante "I Quaderni di Sociologia" (cahiers de sociologie) qu'il suivi jusqu'en 1967. Il crée ensuite la revue dont il est encore le directeur, "La Critica Sociologica" (la critique sociologique).
Dans les années 1970 le rapprochement de la sociologie et du marxisme est aussi dû à d'autres sociologues qui reprennent les thèmes des classes et des conflits sociaux dans l'industrie ou de la vie sociale en général (A. PIZZORNO). Cependant, la société n'étant plus marquée par des conflits de classes durant les années 1980, l'intérêt de la sociologie pour le marxisme a diminué, quoique celui-ci reste la théorie privilégiée pour étudier les changements dans la société et en particulier ceux liés au mouvement syndical.
Mille marxismes en mouvement?
André TOSEL présente ce qu'il appelle un échantillonnage topique d'un renouvellement en Italie du marxisme en général, qui ne manque pas de se manifester en sociologie.
"En Italie, où l'effondrement du marxisme a été si profond, un renouvellement semble se profiler. Soutenu par l'oeuvre d'historiographique critique de D. LOSURDO et d'une école marxiste d'histoire de la pensée (Guido OLDRINI, Alberto BURGIO) se développent des tentatives de reconstruction systématique."
Notre auteur cite deux en particulier :
"la première est celle de Giuseppe PRESTIPINO (1928) qui parti d'un historicisme mêlé de dellavolponisme reformule depuis de longues années une reconstruction de la théorie des modes de productions pensée en termes de bloc logico-historique : en toute société humaine est présupposée l'existence d'un patrimoine anthropo-historique constitué par des systèmes distincts, productif, social, culturel, institutionnel. ces systèmes peuvent se combiner dans le cours de l'histoire en des structures différentes, ou en fonction du système dominant dans le modèle théorique d'une formation sociale donnée. La thèse d'une dominance invariante de la base productive et/ou sociale sur la superstructure culturelle et institutionnelle est propre au bloc de la première modernité. Aujourd'hui sont en concurrence le bloc moderne développé et un bloc post-moderne inchoatif : le premier est dominé par l'élément culturel sous la forme d'une rationalisation omnicompréhensive, pénétrant tous les autres domaines, par la discipline productiviste du travail, en suivant les règles (sociales) du marché et en s'organisant selon l'ordre (politique) de la démocratie bureaucratique. Le second, encore hypothétique, serait dominé par l'institution publique, à son stade le plus élevé de système éthico-juridique supra-étatique et supra-national. Il aurait pour tâche de guider de manière hégémonique (au sens gramscien) les autres éléments, c'est-à-dire une libre recherche culturelle et scientifique, une mobilité sociale planétaire instituée en un régime d'égalité effective des chances et des fortunes, et une production technologique traitée enfin comme un propriété commune de l'intelligence et de la "descendance" humaine (De Gramsci a Marx, Il Blocco logico-storico, 1979 ; Per una antropologia filosofica, 1993 ; Modelli di structure storiche. Il primato etico nel postmoderno, 1993)."
"La seconde est celle de Costanzo PREVE (1943) : parti d'un programme d'une reformulation systématique de la philosophie marxiste, sur la base lukacsienne de l'utopie éthique, et centrée sur la thématique d'une science althussérienne du monde de production (Il filo di Arianna, 1990), il se confronte aux difficultés d'un certain éclectisme.Tenant compte de la dominance effective du nihilisme inscrit dans le néocapitalisme et réfléchi par les penseurs organiques du siècle que sont M. HEIGEGGER et M. WEBER, il examine les grands problèmes de l'universalisme et de l'individualisme en tentant d'éliminer de MARX certains aspects des Lumières compromis par le nihilisme (Il convitato di pietra. Saggio su marxismo e nihilismo, 1991 ; Il planeta rosso. Saggio su marxismo e universalismo, 1992 ; L'assolto al cielo. Saggio su Marxismo e individualismo, 1992). Ses ultimes recherches le voient renoncer au programme d'ontologie de l'être social et redéfinir une philosophie communiste critiquant les notions de classe-sujet, de paradigme du travail et de besoins dans une confrontation avec les philosophes de la post-modernité (Il empo della ricerca. Saggio sul moderno, il post-moderno e la fine della stria, 1993). Resserrant enfin l'héritage de MARX sur la critique du capitalisme comme destructeur des potentialités d'individuation humaine d'abord libérées par lui, il tente une réflexion anthropologique pour identifier la conception de la nature humaine bourgeoise-capitaliste, celle vétéro-communiste (le camarade) pour esquisser un néo-communisme comme communauté d'individualités dotées d'égalite-liberté (L'eguale libertà. Saggio sulloa natura umana, 1997)."
Il est bien entendu trop tôt pour savoir si des travaux sociologiques émis dans des domaines divers de la vie sociale, partiels dans leur objet, feront le lien avec ces réflexions d'ensemble sur la situation et sur le devenir de la société telle qu'elle est. En tout cas, nombre de sociologues, la plupart souvent critiques dans leur domaine (dont l'aspect critique d'ailleurs n'est pas étranger à un influence du marxisme), ne semblent tout simplement ne pas s'y intéresser pour l'instant.
Bruno THIRY, Antimo FARRO et Larry PORTIS, Les sociologies marxistes, dans Sociologie contemporaine, VIGOT, 2002. André TOSEL : de la fin du marxisme-léninste aux mille marxistes, France-Italie 1975-1985, dans Dictionnaire Marx contemporain, Actuel Marx/PUF, 2001.
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