Le terrorisme anarchiste, l'expression même est la dénomination péjorative donnée par les adversaires de l'anarchisme, qu'ils soient socialistes ou étatiques. La dénomination terrorisme est d'ailleurs, lorsqu'elle est utilisée par les "forces de l'ordre" ou des pouvoirs publics de manière plus générale, pour qualifier des actes, la plupart du temps violents - mais pas toujours, illégaux et difficiles à réprimer. Un terroriste pour les uns peut être considéré comme un résistant pour les autres. C'est par essence un terme péjoratif et très connoté, prêtant à toutes les interprétations, mêmes les plus inattendues. Par ailleurs, qui dit terrorisme dit terrorisé, et si la cible du terrorisme est souvent bien identifiée, il n'est pas sûr que l'objectif soit véritablement atteint : la terreur devrait paralyser les adversaires, or les phénomènes constatés vont de l'indifférence tranquille (souvent les médias sont plus terrorisés que le grand public!) à la riposte la plus sévère (qui finalement dessert la cause censée être défendue). Cela est particulièrement vrai pour le terrorisme anarchiste, historiquement très daté et et très restreint.
Par ailleurs, le terrorisme est plus souvent le fait de puissances étatiques ou de groupes dominants, que de groupuscules assez impuissants finalement qui finissent par être isolé (les dommages collatéraux étant parfois plus importants que les effets sur l'objectif...) et s'isolent eux-mêmes (l'action est d'autant plus clandestine qu'elle est passible de répression féroce) de la population et même des alliés potentiels.
Le terrorisme anarchiste, en tout cas par la désignation, est le premier terrorisme des temps modernes, et c'est pourquoi il constitue souvent un prototype de l'action terroriste, alors même que les objectifs des "terroristes" varient du tout au tout.
Il est toutefois précédé dans l'histoire de nombreuses actions "terroristes" : sous la Révolution française (Terreur blanche et Terreur révolutionnaire), sous l'Empire Romain (la terreur des menées républicaines ou impériales dans la capitale, la terreur pratiquée par les armées contre les ennemis, la terreur des esclaves révoltés...) ou sous l'Empire Ottoman (brûler des villages pour s'assurer du paiement de l'impôt et de la docilité de populations jugées turbulentes...)... Le terrorisme d'État, en la matière, précède souvent le terrorisme individuel...
Mais l'histoire retient aussi, heureusement, que de nombreux actes de résistance, ne sont pas assimilables à de "simples" crimes, malgré toute l'entreprise judiciaire et policière de criminalisation de nombreux actes plus ou moins violents (le vol peut-être considéré comme violent et puni à cette hauteur), particulièrement des actes politiques de résistance contre l'oppression.
C'est par la désignation nettement moins péjorative de "Propagande par le fait" que ces formes d'actions violentes sont menées vers la fin du XIXe siècle.
Du terrorisme anarchiste
Les analogies historiques, estime Henri ARVON qui fait référence à un autre ordre d'idées, entre les différentes formes de crimes, politique et anarchiste, reposent "sur un sophisme".
Il cite l'attentat contre l'empereur Guillaume Ier par BROUSSE, l'un des chefs anarchistes qui se retranche derrière les crimes politiques du passé, l'assassinat de CÉSAR par BRUTUS que PLUTARQUE considère comme le type même du Romain dont le seul mobile d'action est la "vertu", le meurtre de GESSLER par Guillaume TELL, devenu héros national, l'assassinat de MARAT par Charlotte CORDAY, entrée dans la légende...
"il y a, en effet, une différence fondamentale entre le crime politique et le crime anarchiste proprement dit. Le crime politique qui répond à la tyrannie, est, au moins dans l'esprit de celui qui l'exécute, un acte juste dont l'illégalité apparente est excusable, sinon justifiable du fait que la tyrannie rend impossible tout recours à une justice régulière. Au mépris de sa propre vie et sans vouloir retirer de son acte le moindre avantage personnel, le justicier, héroïque et désintéressé, s'érige en vengeur de tous les opprimés en supprimant le tyran dont la cruauté et l'injustice s'opposent au bonheur et à la liberté générale. Il en tout autrement du crime anarchiste. Peu importe que la victime soit coupable, fût-ce aux yeux de son meurtrier seul. On dirait même que le crime anarchiste est d'autant plus parfait que la victime est innocente. Ce qui compte, en effet, c'est de frapper par la terreur l'imagination de la foule. Plus la position sociale de la victime est élevée, plus ce but est atteint. D'autres, raisonnent les terroristes anarchistes, pour faire brèche dans l'édifice social, il faut frapper à la tête. Ne mettant pas leurs espoirs dans les actions de masse, mais estimant que c'est l'individu qui pousse la roue de l'histoire, ils espèrent grâce à des gestes de révoltes spectaculaires tirer les masses de leur apathie et de leur engourdissement, bien plus, ils comptent déchaîner par le caractère odieux même de leurs actes les mauvaises passions, la barbarie latente de la foule afin de faire naître un climat révolutionnaire qui soit propice à leurs desseins. (...). Instruments aveugles de la Révolution, les terroristes choisissent leurs victimes exclusivement en fonction de l'utilité que leur meurtre présente pour la propagande. Toute préoccupation morale ou simplement humaine est absente de cette "propagande par le fait" assurée par des gestes que leurs auteurs qualifient eux-mêmes d'insensés. Il ne semble pas qu'on ait jamais poussé plus loin le mépris de la vie humaine (en cela, pensons-nous, l'auteur se trompe...) ni le cynisme inhérent à l'axiome selon lequel la fin justifie les moyens."
La propagande par le fait provient du nihilisme russe (d'une partie de ce nihilisme...). L'étudiant à l'Université d'État de Moscou KARAKAZOV (1840-1866) ouvre la série des attentats retentissants, en faisant feu contre Alexandre II en 1865. Mais c'est Serge NIETCHAÏEV (1847-1882) qui théorise cette forme d'action : "La parole n'a de prix pour le révolutionnaire que si le fait la suit de près. Il nous faut faire irruption dans la vie du peuple par une série d'attentats désespérés, insensés, afin de lui donner foi en sa puissance, de l'éveiller, de l'unir et de le conduire au triomphe". (Catéchisme révolutionnaire). En France, les attentats anarchistes les plus célèbres se sont déroulés pendant les années 1892-1894 : Affaire Ravachol, Affaire Vaillant, Assassinat du Président de la République Sadi CARNOT...
De l'anarchisme terroriste
L'anarchisme terroriste est historiquement très circonscrit, comme l'explique Daniel GUÉRIN. Il se situe dans la longue lutte interne dans les organisations ouvrières.
"Demeurés une faible minorité, les anarchistes renoncèrent à l'idée de militer au sein de larges mouvements populaires. Sous couleur de pureté doctrinale - d'une doctrine où l'utopie, combinaison d'anticipations prématurées et d'évocations nostalgiques de l'âge d'or, se donnait maintenant libre cours - Kropotkine, Malatesta et leurs amis tournèrent le dos à la voie ouverte par Bakounine. Ils reprochèrent à la littérature anarchiste, et à Bakounine lui-même, d'avoir été trop "imprégnés de marxisme". ils se recroquevillèrent sur eux-mêmes. Ils s'organisèrent en petits groupes clandestins d'action directe, où la police eut beau jeu d'infiltrer ses mouchards.
Ce fut à partir de 1876, après la retraite, bientôt suivie de la mort de Bakounine, que le virus chimérique et aventuriste s'introduisit dans l'anarchisme. Le Congrès de Berne lança le slogan de la "propagande par le fait". Une première leçon de choses en fut administrée par Cafiero et Malatesta. Le 5 avril 1877, sous leur direction, une trentaine de militants armés surgirent dans les montagnes de la province italienne de Bénévent, brûlèrent les archives communales d'un petit village, distribuèrent aux miséreux le contenu de la caisse du percepteur, tentèrent d'appliquer un "communisme libertaire" en miniature, rural et infantile, et, finalement, traqués, transis de froid, se laissèrent capturer sans résistance. Trois ans plus tard, le 25 décembre 1880, Kropotkine clama dans son journal, Le Révolté : "La révolte permanente par la parole, par l'écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite (...), tout est bon pour nous qui n'est pas de la légalité." De la "propagande par le fait" aux attentats individuels, il n'y eut plus qu'un pas. Il fut vite franchi.
Si la défection des masses ouvrières avait été une des causes du recours au terrorisme, en contrepartie, la "propagande par le fait" contribua, dans une certaine mesure, à réveiller les travailleurs assoupis. Comme le soutint Robert Louzon dans un article de la Révolution Prolétarienne (novembre 1937), elle a été "comme le coup de gong, qui releva le prolétariat français de l'état de prostration où l'avaient plongé les massacres de la Commune (...), le prélude à la fondation de la CGT et du mouvement syndical de masses des années 1900-1910". Affirmation quelque peu optimiste, que rectifie, ou complète, le témoignage de Fernand Pelloutier, jeune anarchiste passé au syndicalisme révolutionnaire : pour lui, l'emploi de la dynamite a détourné les travailleurs, pourtant combien désabusés du socialisme parlementaire, de faire profession de socialisme libertaire ; aucun d'eux n'osa se dire anarchiste, de crainte de paraître opter pour la révolte isolée au préjudice de l'action collective.
La combinaison de la bombe et des utopies kropotkiniennes fournirent aux social-démocrates des armes dont ils ne manquèrent pas d'user contre les anarchistes."
Comme aujourd'hui avec le terrorisme "islamique", la simultanéité des attentats dans plusieurs pays "donna l'impression qu'une puissance "Internationale noire" était à l'oeuvre", rappelle Rice COOLSAET. "En Russie, un important foyer d'agitation, l'attentat de 1881 contre le tsar Alexandre II et d'autres actions de la Narodnaya Volya (Volonté du peuple) servirent de source d'inspiration aux anarchistes de l'Europe entière. La violence terroriste n'épargna pas non plus les États-Unis : dans une atmosphère sociale tendue, le président William McKinley fut assassiné par l'anarchiste Léon Czolgosz en septembre 1901. Pour les autorités comme pour l'opinion publique, il était évident que l'Amérique était à son tour confrontée à une nouvelle menace internationale." Contre cette menace, il y a même formation d'un début de mouvement de défense des États concernés... "C'est ainsi que s'ouvrit à Rome, le 24 novembre 1898, la conférence internationale pour la défense sociale contre les anarchistes. (...) Les 21 pays participants décidèrent unanimement que l'anarchisme ne devait pas être considéré comme une doctrine politique et que les attentats perpétrés par ceux qui s'en réclamaient constituaient des actes criminels permettant l'extradition. Toutefois, cette vibrante unité internationale n'eut guère de suites concrètes. On intensifia la coopération des polices, mais dans la pratique, les gouvernements conservèrent toute liberté d'extrader ou non les anarchistes étrangers." Parce que tout simplement, le terrorisme anarchiste décline déjà à l'orée du XXe siècle. "Aux yeux de ses contemporains, l'Internationale noire représentait une organisation insaisissable, entourée d'une aura de puissante force révolutionnaire. En réalité, elle n'existait que dans l'imagination de la police et de la presse."
Le professeur à l'Université de Gand (Belgique), auteur de Le Mythe Al-Qaida. Le terrorisme, symptôme d'une société malade (Editions Molas, 2004), explique que :
- "...vers 1909, la violence anarchiste s'éteignit presque totalement. D'une part, des dirigeants comme Pierre Kropotkine se rendirent compte que les actes de terreur ne débouchaient pas sur des changements, et même que la stratégie choisie devenait autodestructrice. Chaque attentant éloignait en effet davantage les anarchistes de la classe laborieuse, au nom de laquelle ils prétendaient agir. Non seulement le terrorisme n'affaiblissait pas l'État, mais il renforçait le pouvoir de la police, de l'armée et du gouvernement. ;
- "...une autre voie se dessina, qui permit à la classe ouvrière de s'exprimer. Entre 1895 et 1914, le mouvement ouvrier organisé et les syndicats exercèrent une énorme attraction sur les anarchistes. Le socialisme offrait aux travailleurs une dignité personnelle, une identité propre, et par conséquent une place à part entière dans la société. (...) La voie légale et constitutionnelle se révéla plus efficace pour arracher un certain nombre de droits politiques et sociaux, ainsi que des améliorations économiques". Ceci de manière variable suivant les pays, l'agitation anarchiste terroriste persistant dans ceux où le monde ouvrier resta opprimé et dépourvu de représentations politiques (Russie, Balkans, Espagne...).
Rice COOLSAET, Au temps du terrorisme anarchiste, Le Monde diplomatique, Septembre 2004. Daniel GUÉRIN, L'anarchisme, Gallimard, 1965. Henri ARVON, L'anarchisme, PUF, Que sais-je?, 1971.
PHILIUS
Relu le 14 mai 2021