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29 septembre 2020 2 29 /09 /septembre /2020 16:48

    On peut s'interroger sur la pertinence des concepts de défense non-violente, de défense civile non-violente, de défense populaire non-violente, ou de dissuasion civile. En effet, ces concepts sont directement issus de la volonté de trouver des alternatives non-violentes à la défense militaire, dans un contexte d'enrôlement des populations et de service militaire plus ou moins généralisé, et sont devenus attractifs notamment en raison d'une certaine militarisation de la société, et plus prosaïquement du contact direct de la jeunesse à la chose militaire. Les contestations multiples du service militaire, le développement (quoique très limité) de l'objection de conscience, mais surtout un sentiment diffus dans toute la population de réticence réelle envers l'institution militaire, d'autant que celle-ci a été jugée très défaillante lors de la seconde guerre mondiale, à plus d'un titre... sont pour quelque chose dans le développement, au-delà d'actions non-violentes à objectifs limités, d'une réflexion sur une défense qui ne serait pas militaire, mais, pour beaucoup,  non-violente.

Cette objection de conscience, développée surtout dans les pays à service militaire généralisé ou en état de guerre (contesté) avec un autre pays alimente d'ailleurs une réflexion plus ou moins poussée en matière de défense. L'opposition à la défense armée s'alimente de prétentions de l'armée à régir certains territoires (extension du camp militaire du Larzac par exemple) ou à faire peser sur la société toute entière la menace nucléaire. C'est d'ailleurs pour partie cette menace qui force la réflexion sur une alternative à la défense nucléaire. On remarque d'ailleurs une évolution de ces concepts en fonction d'une actualité parfois brûlante (crise des euromissiles par exemple), et dans des territoires directement concernés par cette menace (France, Allemagne, Angleterre). Cette réflexion fait partie d'un ensemble de débats plus vastes d'ailleurs sur les alternatives à la défense nucléaire, parfois moins sur les alternatives à la défense armée, où partisans de plusieurs perspectives ne manquent parfois pas de s'affronter de manière toute pacifique.

La pertinence de ces débats, et de ces concepts non-violents est d'autant accrue qu'elle n'évite aucun des questionnements majeur sur toute défense : qu'entend-t-on défendre? qui se défend?, par quels moyens? en explicitant souvent de manière précise les réponses à ces questions... Parce que la majeure partie des politiques de défense se font et se pensent encore dans des cadres nationaux, malgré les multiples empiètements ou délégations de souveraineté, maints auteurs estiment que l'on ne peut faire l'impasse d'une réflexion sur les alternatives de défense nationale.

 

Défense civile non-violente

   Dans un Dictionnaire de la non-violence, on peut lire l'argumentation suivante :

Toute société doit être prête à se défendre contre les menaces d'agression qui pourraient porter atteinte à la dignité et à la liberté de ses membres. Jusqu'à présent, c'est par la préparation de la guerre que les sociétés ont chercher à assurer la paix. Dans quelle mesure est-il possible d'envisager une défense des sociétés qui repose sur les principes et les méthodes de la stratégie de l'action non-violente?

Dans le cadre de la stratégie de la défense civile non-violente, le théâtre des opérations est constitué par la société avec ses institutions démocratiques et sa population. En réalité, l'invasion et l'occupation d'un territoire ne constituent pas les buts d'une agression ; elles ne sont que des moyens pour établir le contrôle et la domination de la société. Les objectifs les lus probables qu'un adversaire cherche à atteindre en occupant un territoire sont l'influence idéologique, la domination politique et l'exploitation économique.

Pour atteindre ces objectifs, un agresseur doit donc "occuper" la société, plus précisément il lui fait "occuper" les institutions démocratiques de la société. Dès lors, les frontières qu'un peuple doit défendre avant tout pour sauvegarder sa liberté, ce ne sont pas celles du territoire, mais celles de la démocratie. En d'autres termes, le territoire dont l'intégrité garantit la souveraineté d'une nation, ce n'est pas celui de la géographie mais celui de la démocratie. Il en résulte que, dans une société démocratique, la politique de défense doit avoir pour fondement la défense de l'État de droit. La menace qui pèse sur la démocratie est d'abord engendrée par les idéologies fondées sur l'exclusion de l'autre homme - qu'il s'agisse du nationalisme, du racisme, de la xénophobie, de l'intégrisme religieux ou de toute doctrine économique fondée sur la recherche exclusive du profit.

Il faut donc recentrer le débat sur la défense autour des concepts de démocratie et de citoyenneté. Si l'objet de la défense est la démocratie, l'acteur de la défense est le citoyen parce qu'il est l'acteur de la démocratie. Jusqu'à présent, au-delà des affirmations rhétoriques selon lesquelles la défense doit être "l'affaire de tous", nos sociétés n'ont pas su permettre aux citoyens d'assumer une responsabilité effective dans l'organisation de la défense de la démocratie contre les agressions dont elle peut être l'objet, qu'elles viennent  de l'intérieur ou de l'extérieur. Tout particulièrement, l'idéologie sécuritaire de la dissuasion militaire a eu pour effet de déresponsabiliser l'ensemble des citoyens par rapport à leurs obligations de défense. Dès lors que la technologie précède, supplante et finit par évacuer la réflexion politique et l'investigation stratégique, ce n'est plus le citoyen qui est l'acteur de la défense, mais l'instrument technique, la machine militaire, le systèmes d'armes.

Il importe donc que les citoyens se réapproprient le rôle qui doit être le leur dans la défense de la démocratie. Pour faire participer les citoyens à la défense de la société, il ne suffit pas de vouloir insuffler un "esprit de défense" à la population civile. Il s'agit de préparer une véritable "stratégie de défense" qui puisse mobiliser l'ensemble des citoyens dans une "défense civile" de la démocratie. Jusqu'à présent, la sensibilisation des citoyens aux impératifs de défense, y compris celle des enfants, s'est située dans le cadre étroit de l'organisation de la défense militaire. Cette restriction ne peut qu'entraver le développement d'une réelle volonté de défendre les institutions qui garantissent le fonctionnement de la démocratie. Pour que l'esprit de défense se répande réellement dans la société, il faut civiliser la défense et non pas militariser les civils. La mobilisation des citoyens pourra être d'autant plus effective et opérationnelle que les tâches proposées le seront dans le cadre des institutions politiques, administratives, sociales et économiques dans lesquelles ils travaillent quotidiennement. La préparation de la défense civile s'inscrit en totale continuité et en parfaite homogénéité avec la vie des citoyens dans les institutions où ils exercent leurs responsabilités civiques. L'esprit de défense s'enracine directement dans l'esprit politique qui anime leurs activités quotidiennes.

Face à toute tentative de déstabilisation, de contrôle, de domination, d'agression ou d'occupation de la société entreprise par un pouvoir illégitime, il est donc essentiel que la résistance civile des citoyens s'organise sur le front des institutions démocratiques, celles-là mêmes qui permettent le libre exercice des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire en garantissant les libertés et les droits de tous et de chacun. Il est de la responsabilité des citoyens qui exercent des fonctions dans ces institutions de veiller à ce que celles-ci continuent de fonctionner selon les règles de la démocratie. Il leur appartient donc de refuser toute allégeance à tout pouvoir illégitime qui, s'inspirant d'une idéologie antidémocratique, tenterait de détourner ces institutions à ses propres fins.

L'objectif ultime de tout pouvoir illégitime qui veut prendre le contrôle d'une société est d'obtenir, par la conjugaison de moyens de persuasion, de pression, de contrainte et de répression, la collaboration et la complicité objectives des citoyens, du moins du plus grand nombre d'entre eux. L'axe central d'une stratégie de défense civile est donc l'organisation du refus généralisé, mais sélectif et ciblé, de cette collaboration. On peut ainsi définir la défense civile comme une politique de défense de la société démocratique contre toute tentative de contrôle politique ou d'occupation militaire, mobilisant l'ensemble des citoyens dans une résistance qui conjugue, de manière préparée et organisée, des actions non-violentes de non-coopération et de confrontation avec tout pouvoir illégitime, en sorte que celui-ci soit mis dans l'incapacité d'atteindre les objectifs idéologiques, politiques et économiques par lesquels il prétend justifier son agression.

L'organisation de cette défense ne peut être laissée à l'initiative des individus. Il appartient aux pouvoirs publics de la préparer dans tous les espaces institutionnels de la société politique. Il importe donc que le gouvernement élabore des instructions officielles sur les obligations des fonctionnaires lorsqu'ils se trouvent confrontés à une situation de crise majeure où ils doivent faire face aux ordres d'un pouvoir illégitime. Ces instructions doivent souligner que les administrations publiques ont un rôle stratégique décisif dans la défense de la démocratie, ce rôle étant de priver tout pouvoir usurpateur des moyens d'exécution dont il a besoin pour mettre en oeuvre sa politique.

Préparée au sein de la société politique, la défense civile doit l'être également au sein de la société civile dans le cadre des différentes organisations et associations créées par les citoyens pour se rassembler selon leurs affinités politiques, sociales, culturelles ou religieuses. Les réseaux formés par ces associations de citoyens qui occupent tout l'espace social du pays - et qui comportent principalement les mouvements politiques, les syndicats, les mouvements associatifs et les communautés religieuses - doivent pouvoir devenir, dans une situation de crise mettant la démocratie en danger, autant de réseaux de résistance.

La mise en oeuvre institutionnelle de la défense civile non-violente par les pouvoirs publics se heurtera encore longtemps à de nombreuses pesanteurs sociologiques. L'2tat a d'abord besoin de l'armée pour lui-même, afin d'assurer sa propre autorité, de la maintenir et, au besoin, de la rétablir. Si la mystique militaire confesse une religion de la liberté, la politique militaire pratique avant tout une religion de l'ordre. Par ailleurs, l'État a trop le culte de l'obéissance pour ne pas éprouver une forte répugnance à ce qu'on enseigne aux citoyens à refuser d'obéir aux ordres illégitimes.

Ainsi, aujourd'hui comme hier, la mise en oeuvre de la défense civile non-violente reste un véritable défi. Il ne serait pas raisonnable d'attendre des pouvoirs publics qu'ils l'organisent de la même manière qu'ils organisent la défense militaire, par un processus qui serait imposé du haut de l'État au bas de la société. Il appartient d'abord aux citoyens d'être eux-mêmes convaincus que cela est nécessaire pour la défense de la démocratie, c'est-à-dire en définitive pour la défense de leurs propres droits et de leur propre liberté. (Jean-Marie MULLER)

 

Défense Populaire non-violente

   Il ne s'agit pourtant pas seulement de remplacer une technique de défense par une autre. Il ne s'agit pas de penser qu'en l'état, en tout cas pour de nombreux auteurs qui traitent de la non-violence, la société est démocratique. Précisément, le type même de défense, la défense civile non-violente, suppose un autre type d'organisation sociale que celle qui existe actuellement dans les sociétés dites "démocratiques". De plus, le lien étroit entre militarisation et capitalisme fait que la défense civile non-violente, alors nécessairement une défense populaire non-violente, c'est-à-dire existante par et pour le peuple, ne peut être adoptée dans son ensemble par une société qui reste dominée par les forces capitalistes, car elle implique nécessairement une remise en cause complète et du capitalisme et de la militarisation. La Défense populaire non-violente n'est compatible qu'avec une organisation socialiste de la société. C'est pourquoi, par exemple, le Mouvement pour une Alternative non-violente, proposait, jusque dans les années 1980 en France (depuis la décennie précédente), que c'est à travers le travail des organisations politiques, facteur de changement politique et de transition vers le socialisme, que peut voir le jour cette défense populaire non-violente. C'est avec les forces politiques de gauche que le MAN, lorsque la conjoncture politique était justement en faveur du changement économique, social et politique, se proposait de travailler à un changement de l'appareil de défense, vers une défense populaire non-violente. On voit bien que la réflexion sur le système de défense obéit forcément à la conjoncture politique : dès que le changement politique n'est plus en vue, l'avenir vers une Défense Populaire Non-violente est fortement compromis, l'ensemble des forces progressistes entrant alors plutôt dans une phase de résistance plutôt que d'accession au pouvoir...

Pour autant, logiquement, la même argumentation peut se soutenir aujourd'hui. La défense civile non-violente ne peut être qu'une défense populaire ou, tout simplement, n'est pas.

D'ailleurs, tout un ensemble d'actions non-violentes peuvent être utilisées pour cette résistance, éléments eux-mêmes de cette défense populaire dont l'horizon s'éloigne très vite : désobéissance civile massive de fonctionnaires ou professionnelles, grèves de toute sorte, mise en place d'administration ou de vie socio-politique parallèle à l'État, système d'information clandestin ou échappant au contrôle... Mais ces actions sont déconnectées de tout processus de changement global - non par volonté d'abandon d'objectif globaux, mais nécessairement dans les faits - et déconnectée encore plus de changement et de perspective de changement de la défense.

 

Transarmement

    La défense civile non-violente ou la défense populaire non-violente (prise comme on l'a dit dans un ensemble amenant à une véritable démocratie) peut être considérée comme une alternative aux défenses militaires. Mais cela présuppose qu'un pays décide de renoncer à toute forme de défense armée pour ne faire reposer sa sécurité, son indépendance et sa liberté que sur la préparation, et, le cas échéant, sur la mise en oeuvre de la stratégie de l'action non-violente. Compte-tenu de l'ampleur des changements culturels et politiques que ce choix implique nécessairement, une telle hypothèse ne peut être envisagée ni à court terme ni à moyen terme, même dans le cas de réelles perspectives de changements socio-politiques. En outre, il est assez vain de se demander si elle peut être envisagée à long terme, puisque les conditions concrètes dans lesquelles elle pourrait prévaloir échappent aujourd'hui à notre appréhension. C'est dire l'ampleur des recherches à entreprise dans bien des domaines pour y parvenir...

La valeur d'une alternative se juge aussi à sa capacité à rendre possible un processus cohérent de transition et une dynamique de changement. Le concept de "transarmement" - dont la fortune fut assez courte il faut le dire - semble (malgré tout) le mieux approprié pour désigner ce processus. Il exprime l'idée d'une transition au cours de laquelle doivent être préparés les moyens d'une défense civile non-violente qui apportent des garanties analogues aux moyens militaires sans comporter les mêmes risques. La notion de transarmement exprime également l'idée d'une transformation des moyens de défense. Alors que le mot "désarmement" n'exprime qu'un rejet, celui de "transarmement" veut traduire un projet. Alors que le désarmement évoque une perspective négative, le transarmement suggère une démarche constructive. A ce propos, bien entendu, l'état de surarmement actuel rend nécessaire un désarmement, mais on ne saurait se limiter à cela. Les sociétés étant dynamiques, au sujet notamment de leur défense et de leur conservation, elles ne peuvent se passer de système de défense, et celui évolue à l'image d'elle-même. De toute façon, avant de pouvoir désarmer, il faut fourbir d'autres armes que celles de la violence.

Avant que la défense civile ou populaire non-violence puisse être considérée par la majorité de la population et par les pouvoirs publics comme une alternative fonctionnelle à la défense armée, la première tâche est d'établir sa faisabilité et de lui faire acquérir une réelle crédibilité. Dans ce processus de transarmement, il s'agit de préparer et d'organiser la défense civile alors que, dans le même temps, une défense militaire sera maintenue. Les différentes formes de défense militaire et la défense civile devront donc coexister, même si cette coexistence peut apparaitre conflictuelle. La mise en oeuvre d'une défense civile constituerait une valeur ajoutée à la défense globale du pays. Tout ce qui renforce l'affirmation de la volonté de défense des citoyens et tout ce qui augmente leur capacité de résister contre une éventuelle agression prolonge et amplifie l'effet dissuasif de la défense du pays.

Si l'on envisage des scénarios concrets de défense contre une agression effective, après le contournement de la dissuasion globale d'un pays, trois hypothèses sont théoriquement possibles : la défense civile non-violente peut être considérée, par rapport aux différentes formes de défense militaire, comme un complément, un recours ou une option.

- Comme complément : la défense civile serait mise en oeuvre en même temps que la défense militaire. Mais cette complémentarité ne peut être envisagée de manière synmétrique. Dans une résistance globalement non-violente, des actions armées ponctuelles seraient peu opportunes et même contre-productives. Elles viendraient contrarier l'efficacité de la résistance non-violente. Celle-ci a sa dynamique propre qui ne peut être pleinement efficiente que si elle est seule à s'exercer. En revanche, si la résistance est essentiellement militaire, l'adjonction de formes de résistance non-violente - tout particulièrement d'actions de non-coopération avec l'agresseur - ne pourrait que renforcer l'efficacité globale de la résistance.

- Comme recours : la défense civile serait alors mise en oeuvre après l'échec ou du moins l'arrêt de la défense militaire. Ce scénario est évidemment très défavorable. Cependant, la résistance civile serait alors la seule possibilité de faire émerger au sein de la population une nouvelle volonté de lutte avec l'espoir que "tout n'est pas perdu".

- Comme option : la mise en place de la défense civile est alors choisie à la place de la défense militaire. Après l'échec de la dissuasion globale, il apparaîtrait aux décideurs politiques que tout emploi des armes serait vain, voire suicidaire. La stratégie de l'action militaire s'avèrerait donc non-opérationnelle et donc non souhaitable, la sagesse politique commanderait d'y renoncer afin de donner les plus grandes chances de succès à la défense non-violente. Compte tenu de la puissance destructrice des armements modernes, cette option serait probablement la plus raisonnable pour permettre à une société de se défendre sans se détruire. (Jean-Marie MULLER)

 

Dissuasion civile

  Comme presque toute politique de défense (presque parce que certains pays ont une "défense" nettement offensive...), l'organisation de la défense civile non-violente doit avoir pour finalité première de dissuader un agresseur potentiel d'engager les hostilités. En fait, ici, le "modèle" de défense visé est la dissuasion nucléaire française, qui affiche nettement cet objectif.

La crédibilité de la dissuasion civile est effective lorsque l'adversaire a dû se convaincre qu'il exposerait son propre pouvoir à de réels dangers s'il décidait d'intervenir au-delà de ses frontières. Ses agents pourraient certes pénétrer sur le territoire convoité sans subir de pertes et sans que sa population se trouve exposée à des représailles, mais ses soldats, ses fonctionnaires et tous ses chargés de mission se heurteraient à l'hostilité organisée des pouvoirs publics, des institutions et des citoyens qui leur refuseraient toute collaboration. Ils courraient alors le risque de se trouver empêtrés dans les réseaux d'un "maquis politique", en subissant l'inconvénient majeur de ne pas avoir l'avantage du terrain. Ils auraient alors les plus grandes difficultés à contrôler ce maquis et ne pourraient guère espérer le réduire dans un délai raisonnable. La dissuasion est effective dès lors que les risques encourus apparaissent disproportionnés par rapport à l'enjeu de la crise, et les coûts prévisibles plus importants que les profits espérés.

Pour renforcer la crédibilité de la dissuasion civile, il faut tout à la fois augmenter les coûts et réduire les profits d'une éventuelle agression. Il importe que le décideur adverse perçoive l'importance des coûts idéologiques, politiques, sociaux, économiques et diplomatiques dont l'addition risquerait de déstabiliser son propre pouvoir et son propre régime. Par ailleurs, dans la mesure où il ne peut espérer aucune complicité significative au sein de la population adverse, il risquerait d'être frustré des profits qu'il voudrait retirer de son agression. Le rapport entre ces coûts et ces profits est de nature à l'amener à renoncer à toute intervention sur le territoire d'une société ayant mis en place les moyens d'une défense civile.

Dans l'hypothèse, au demeurant la plus vraisemblable, où un pays ne ferait pas reposer sa sécurité que sur la défense civile non-violente, mais préparerait conjointement une défense militaire, les éléments constitutifs d'une dissuasion civile apporteraient une "valeur ajoutée" à la crédibilité de la dissuasion globale qui résulterait des différents formes de défense. (Jean-Marie MULLER)

   Ce dernier concept est le dernier apparu au milieu des années 1980, étudié notamment au colloque international de Strasbourg en septembre 1986, après avoir fait l'objet d'une étude demandée par le ministère de la défense en 1984. La dissuasion civile est étudiée, plutôt que la défense civile, indiquant un changement de perspective par rapport aux travaux antérieurs.

Même si les événements de 1989, qui amènent la chute d'un des grands blocs, ont frappé d'obsolescence les principales hypothèses abordées alors, le concept de dissuasion civile conserve toute sa valeur théorique. Même si d'ailleurs, d'une part les recherches de fond sur la défense sont devenues plus rares depuis lors et d'autre part on devrait tenir compte des changements de contexte, notamment une mondialisation qui a tendance à faire rebattre toutes les cartes géopolitiques et stratégiques, sans compter le rôle des changements climatiques (dont l'actuelle épidémie de coronavirus est l'une des conséquences)...

 

Jean-Marie MULLER, Le dictionnaire de la non-violence, Les Éditions du Relié, Poche, 2014. Pour le socialisme autogestionnaire, une non-violence politique, Mouvement pour une Alternative Non-violente, 1981. Christian MELLON et Jacques SÉMELIN, La non-violence, PUF, collection Que sais-je?, 1994. Se défendre sans se détruire, Pour une défense populaire non-violente, MAN, 1982. Institut de Recherche sur la Résolution non-violente des conflits, Les stratégies civiles de défense, Actes du colloque de Strasbourg, Alternatives non-violentes, Saint Étienne, 1987. Christian MELLON, Jean-Marie MULLER, Jacques SÉMELIN, La dissuasion civile, Fondation pour les études de défense nationale (FEDN), 1985.

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18 juin 2020 4 18 /06 /juin /2020 11:34

   XÉNOPHON, historien, philosophe et chef militaire de la Grèce antique, citoyen d'Athènes mais ami de Sparte, partisan de l'oligarchie et proche du roi Agésilas II, est l'auteur d'une oeuvre monumentale - monumentale parce que c'est une des plus abondante qui nous soit parvenue, dans plusieurs domaines. Outre l'Anabase et la Cyropédie, il a écrit une suite à l'Histoire de la guerre du Péloponnèse de THUCYDIDE, intitulée Les Hélléniques.

   XÉNOPHON, sans le savoir, ouvre la voie aux futures conquêtes d'ALEXANDRE LE GRAND : dans l'Anabase, outre une description détaillée de son trajet en Asie - pièce essentielle en géographie disponible -, il montre qu'un corps expéditionnaire de soldats grecs peut traverser l'Empire perse invaincu. La campagne d'Agésilas en Asie Mineure, où il combat, confirme la fragilité de l'Empire perse.

    Les sources d'information sur XÉNOPHON sont relativement maigres : des propos de Diogène LAERCE ( entre 430 et 423), des passages de diverses oeuvres sur sa propre vie, et sans doute surtout Les Mémorables de Socrate, 4 livres, recueil de souvenirs consignés par le plus affectueux de ses disciples.

 

    XÉNOPHON est l'élève de SOCRATE à Athènes où il sert la cavalerie. Il choisit de s'exiler après la victoire finale de Sparte dans la guerre du Péloponnèse (404). Trois ans plus tard, il combat en Perse avec les mercenaires grecs aux côtés de CYRUS LE JEUNE. Celui-ci est tué alors qu'il briguait le trône de son père, ARTAXERSÈS II. Les soldats grecs sont obligés de prendre la fuite après avoir perdu leur chef dans un guet-apens. XÉNOPHON est élu chef de l'expédition et dirige pendant 8 mois une retraite difficile au cours de laquelle il est lui-même souvent au coeur des combats. Il relate cet épisode plus tard dans l'Anabase ou La retraite des dix mille.

Après son retour en Grèce, il entre au service de Sparte avec laquelle il participe à plusieurs campagnes militaires en Asie Mineure. En 394, il participe à la bataille de Coronée au cours de laquelle il combat auprès des Spartiates contre Athènes, ce qui lui vaut d'être banni, pendant de longues années, de sa propre cité. Installé à Scillonte, près d'Olympie, il met cet exil à profit en composant la plupart de ses ouvrages historiques. De retour à Athènes à l'âge de 60 ans, il rédige un remarquable traité sur l'art de la guerre, L'Hipparque, ou le commandant de cavalerie, ainsi que plusieurs biographies, Agésilas, Hiéron, et la Cyropédie.

   L'Anabase est riche d'enseignement sur la manière de conduire une retraite avec une armée importante, face au harcèlement continuel de l'ennemi, et sur un terrain défavorable. Ce récit met aussi en lumière la dimension psychologique d'une telle entreprise ainsi que les obstacles imprévisibles auxquels les soldats sont perpétuellement affrontés. XÉNOPHON insiste sur la nécessité de posséder un bon commandant, thème central de L'Hipparque, ou le commandant de cavalerie, traité de stratégie beaucoup plus ambitieux que ne l'indique le titre choisi par son auteur. Il y expose son point de vue sur la plupart des thèmes fondamentaux de la stratégie et de la tactique : marches, reconnaissances, espionnage, coups de main, stratagèmes, coopération interarmes, entrainement des hommes et des chevaux, intelligence des rapports de force. (BLIN et CHALIAND)

 

Les thèmes de l'oeuvre de XÉNOPHON

   On peut distinguer chez XÉNOPHON, sur la base bien entendu des textes connus, et également en écartant d'autres, que l'on range sous la plume d'un Pseudo-Xénophon (avec beaucoup de conditionnel...) :

- la philosophie politique : Hiéron, Agésilas, La Cyropédie, Des revenus, Constitution des Lacédémoniens (Spartiates) ;

- l'art du commandement et du leadership : L'Anabase, L'Hipparque, Agésilas ;

- l'art de la gestion des choses et des hommes : L'Économique ;

- les chevaux : De l'Équitation, Le Commandant de Cavalerie ;

- d'autres thèmes également comme l'Amour (Le Banquet), Entre philosophie et souvenirs (Mémorables)....

 

L'Anabase

Sans doute la plus célèbre des oeuvres de XENOPHON, elle raconte le périple des Dix-Mille, un corps expéditionnaire de 10 000 mercenaires grecs (spartiates principalement) (faut-il y ajouter ou y inclure tout "l'environnement" - ravitailleurs, auxiliaires s'occupant de l'entretien des montures et divers "spécialistes" s'occupant des repas, des tentes?...) engagés par CYRUS LE JEUNE dans sa lutte contre son frère ARTAXERXÈS II, roi de Perse, puis leur retraite vers l'Hellespont, en rejoignant le Pont-Euxin à travers le haut pays d'Arménie (d'une altitude moyenne de 1 000 mètres avec des cols à plus de 2 000 m) qu'ils atteignent à Trapezous (Trébizonde) dans la région du Pont.

Les Dix-Mille, malgré des rivalités internes, conservent leur cohésion jusqu'à leur retour à Perganus au terme d'une marche vers Babylone, de 1 300 kilomètres, de Sardesà Cunaxa, lieu de la bataille de Counaxa, d'une retrait de 1 000 kilomètres vers le nord jusqu'à Trapezous, puis d'une autre marche de 1 000 kilomètres le long du Pont-Euxin pour rejoindre l'Hellespont. Ces parcours nécessitaient une connaissance du terrain et une connaissance à l'aide de cartes des "routes" à emprunter. Cette cartographie fut bien utile par la suite à ALEXANDRE LE GRAND.

 

L'Hipparque

  Ce traité de XENOPHON est destiné à un jeune officier devant prendre le commandement d'un corps de cavalerie athénienne, l'hipparchie. Il est organisé en 9 chapitres, le premier étant consacré aux devoirs du commandant de cavalerie, l'Éducation des cavaliers, le second à l'ordonnance de chaque tribu : dizainiers et serre-files... Notons également que le chapitre 6 est consacré aux moyens de s'assurer le respect et l'obéissance des hommes.

 

Apologie de Socrate

   Dans cet Opuscule écrit en 395, à propos de son procès et de son exécution, XENOPHON décrit en particulier son point de vue selon lequel il vaut mieux mourir avant que la sénilité ne le gagne plutôt que d'échapper à l'exécution en s'humiliant face à la persécution injuste dont il est l'objet. Rédigé, comme beaucoup de textes sur la vie politique à Athènes, en réaction aux prises de position sur tel ou tel sujet, ici en réaction aux personnalités qui utilisent le procès de SOCRATE pour faire valoir leur point de vue sur sa culpabilité, Apologie de Socrate porte le même nom qu'un autre texte, rédigé lui par PLATON. Les deux textes fournissent d'ailleurs la plupart des informations utilisées par les auteurs modernes sur la fin de SOCRATE (même si les deux textes divergent sur certains points). Le dernier chapitre des Mémorables contient quelques morceaux du même récit que les premières sections de l'Apologie de Socrate.

 

L'Économique

   Traitant de la gestion d'un grand domaine foncier, sur le plan humain et technique, cet écrit composé vers la fin de sa vie par XÉNOPHON, constitue l'un des plus anciens textes traitant d'économie et une importante source de l'histoire sociale et intellectuelle d'Athènes à l'époque classique, le premier traité d'agronomie également.

 

 

XÉNOPHON, Oeuvres complètes, traduction de Pierre CHAMBRY, Garnier-Flammarion, 3 volumes, 1967. Tome 2, Garnier-Flammarion, 1996 ; L'Anabase ou l'Expédition des Dix-Mille, traduction et édition critique de Denis ROUSSEL et Roland Étienne, Classiques, Garnier, 2016. Le Commandant de la Cavalerie, Les Belles Lettres, 2015 ; De l'art équestre, Les Belles Lettres, 2015 ; L'intégrale de l'oeuvre équestre, Arles, Actes Syd, 2011.

XÉNOPHON, L'Anabase, livres III et IV, Traduction de La Luzerne dans Liskenne et Sauvan, Bibliothèque historique et militaire, tome 1, Paris, 1835 ; La Cyropédie, livre III, chapitre 1, Traduction de La Luzerne, Ibid. Dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Voir notamment le site remacle.org.

Yvon GARLAN, La guerre dans l'Antiquité, Paris, 1972. Sous la direction de Jean-Pierre VERNANT, problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, 1968.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

 

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12 juin 2020 5 12 /06 /juin /2020 08:33

   Albrecht  (ou Albert-Venceslas) Eusebius Wenzel Von WALLENSTEIN (ou WALDSTEIN) condottiere le plus célèbre de l'Histoire, est un homme de guerre de la noblesse bohémienne. Au service du Saint-Empire romain germanique pendant la guerre de Trente Ans, devenu généralissime des armées impériales, duc de Friedland, de Sagan et de Mecklembourg.

 

Une riche carrière militaire

    L'armée qu'il constitue lors de la guerre de Trente Ans et qui atteint jusqu'à 100 000 hommes (129 000 hommes et 18 000 cavaliers en janvier 1629, en Allemagne du Nord...) demeure la plus grande armée jamais réunie par un entrepreneur de guerre privé. Stratège de talent, il est aussi un très grand administrateur qui sait s'entourer d'hommes compétents. Soldat avant tout, WALLENSTEIN est aussi un habile politique qui comprend parfaitement la relation entre fins politiques et moyens militaires. A l'instar de son grand rival, GUSTAVE-ADOLPHE, WALLENSTEIN est un innovateur en matière d'organisation militaire, tant sur le plan du recrutement qu'au niveau des communications et de la discipline. Il parvient ainsi à limiter le nombre de désertions, à l'époque un obstacle sérieux pour tout commandant d'une armée.

   Originaire de Bohême, WALLENSTEIN combat pour le compte des Habsbourg, une fois converti au catholicisme en 1606. Après avoir hérité d'une fortune importante à la mort de sa femme, il rassemble une armée de mercenaires et propose ses services à l'empereur FERDINAND. Après la compagne de 1619-1620, il est récompensé par l'Empereur en devenant gouverneur de Bohême, puis en 1625, duc de Friedland. En 1626, il est chargé de repousser une attaque de l'armée danoise. C'est à ce moment qu'il commence à réunir une armée imposante dans son duché de Friedland, transformé en un gigantesque arsenal de guerre. En 1627, avec 70 000 hommes, il repousse les Danois hors de Silésie et, allié avec ILLY, conquiert les provinces du Schleswig, Holstein, Meklembourg et la péninsule danoise. Il est à nouveau récompensé par FERDINAND, mais son ascension et l'importance de son armée inquiètent les princes allemands et même l'Empereur. En 1630, il est écarté par ce dernier. Cependant, après la défaite de l'armée impériale de TILLY à Breitenfeld (1631), face à GUSTAVE ADOLPHE, FERDINAND décide de rappeler WALLENSTEIN, malgré les demandes exorbitantes de celui-ci.

Au printemps 1532, WALLENSTEIN ressemble une nouvelle fois son armée et parvient à repousser hors de Bohême les alliés de la Suède avant de reconquérir le territoire au sud de l'Allemagne, grâce à une tactique indirecte où il évite le choc frontal. Alors que GUSTAVE ADOLPHE avance vers le sud, WALLENSTEIN mène une offensive sur le nord, obligeant les Suédois à repartir dans l'autre sens. Le 19 novembre 1632, c'est le choc face aux troupes de GUSTAVE ADOLPHE à Lützen où WALLENSTEIN est surpris par l'attaque de son adversaire. Disputée dans un brouillard épais qui provoque une certaine confusion, la bataille débute par une attaque de la cavalerie suédoise contre l'artillerie impériale. WALLESTEIN réagit avec sa propre cavalerie et affaiblit le centre suédois. C'est à ce moment que GUSTAVE ADOLPHE, à la tête de sa cavalerie, est tué. Il est remplacé par Bernard de SAXE-WEIMAR, alors que PAPPENHEIM vient en renfort de WALLENSTEIN avant d'être lui-même tué au combat. SAXE-WEIMAR s'empare de l'artillerie adverse et oblige WALLENSTEIN à se retirer sur Leipzig. L'armée impériale perde 12 000 hommes alors que les Suédois comptent 10 000 victimes. Cette bataille tempère l'ardeur de WALLENSTEIN qui oeuvre alors pour une paix négociée où il tente de dessiner lui-même la nouvelle carte politique de l'Europe centrale. Après des négociations complexes mêlées d'intrigues, jalousé par l'empereur FERDINAND, et finalement abandonné par ses généraux, il meurt assassiné en février 1634. (BLIN et CHALIAND)

 

         Derrière une habileté militaire brillante et de réelles capacités d'administration et d'organisation, contribuant d'ailleurs à la militarisation d'une grande partie de l'économie de la Bohême (fabrique d'armements, casernes, contrôle militaire du territoire, prélèvements forcés et violences contre les populations afin d'alimenter le budget militaire...), se trouve une tendance superstitieuse (il n'est pas le seul de son époque dans ce cas) à se fier aux oracles, constamment accompagné de docteurs et d'astrologues.

 

    S'il ne laisse pas d'écrits - en dehors bien entendu de la supervision d'une grande bureaucratie - sa vie a suscité un foisonnement de travaux historiques et littéraires. C'est d'ailleurs peu après sa mort que paraissent les premières biographies et pièces de théâtre : après la trilogie théâtrale Wallestein de Friedrich von SCHILLER (1799), le mouvement se poursuit, au point qu'en 1910, plus de 2 500 études ont déjà paru sur le sujet. Des historiens se consacrent à sa biographie, tels Leopold von RANKE (1869), Hellmut DIWALD (1969) ou Golo MANN (1971).

 

Basil H. LIDDEL HART, Great Captains Unveiled, Londres, 1989. Golo MANN, Wallenstein, Francfort, 1978. Alfred DÖBLIN, Wallenstein, Marseille, Agone, 2012.

 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, tempus, 2016.

 

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11 juin 2020 4 11 /06 /juin /2020 07:37

   Ce gros livre (580 pages environ) est le compte-rendu détaillé du rapport de la commission internationale Dewey, appelée à interrogé directement Léon TROTSKI sur les accusations portées contre lui lors des procès de Moscou, dirigé par STALINE, pour réduite à néant les oppositions à sa politique et à sa personne.

   Comme l'explique Patrick Le Tréhondat, animateur des éditions Syllepse, dans un copieux avant-propos, la Commission Dewey, du nom du philosophe américain John Dewey,  qui interrompt à 78 ans, en 1937, les travaux d'un ouvrage qui parait plus tard sous le nom de Logique. La théorie de l'enquête, pour se rendre à Mexico où s'est exilé le révolutionnaire russe. Est du voyage Albert GLOTZER, militant trotskiste, sténographe des auditions des treize sessions publié dans ce livre. Le groupe de voyageurs d'une petite dizaine de personnes ne constitue qu'une sous-commission de la "commission d'enquête sur les accusations pesant sur Léon Trotsky  lors des procès de Moscou" qui a commencé son travail plusieurs mois auparavant et qui ne se limite pas aux enquêteurs américains.

    Il s'agit des accusations portées contre TROTSKI, et auquel il veut répondre, lors de plusieurs procès qui touchent également de nombreux opposants (17 d'un coup par exemple en janvier 1937). Ces procès, intentés par une bureaucratie en perte de contrôle face à des oppositions de plus en plus fortes à la politique de STALINE. Les opposants, à l'extérieur (exilés, expulsés...) et à l'intérieur du Parti communiste, dont on ne sait ce qu'ils seraient advenus sans les entreprises d'HITLER, sont de plus en plus nombreux, se multipliant sous les effets de la paranoïa même de STALINE, touchant toutes les strates de la société, civils comme militaires. Ce qui explique cette grande mise en scène justificatrice du régime, tentant ainsi de faire revenir au stalinisme une partie de l'opinion publique (soviétique, car malgré le poids des répressions, elle existe) et surtout internationale. Les travaux de cette commission, prélude à bien d'autres calquées sur son modèle, soit des commissions ou des tribunaux en provenance de diverses sociétés civiles (Tribunal Russel entre autres) ne se concentrent pas uniquement sur des accusations précises (pour ce qu'elles ont de précisions...), mais sont l'occasion de visiter tout un pan de l'histoire de la révolution et du régime soviétiques.

   Dans un jeu de questions-réponses qui rend extrêmement vivant et dynamique l'ensemble des audiences, retranscrites telles quelles, avec description de l'ambiance comme des incidents. Car dans ses réponses, TROTSKI ne se défend pas seulement sur des faits "factuels", c'est-à-dire limités aux accusations des procès de Moscou, il expose également de nombreux tenants et aboutissants de son action politique. Ce compte-rendu permet d'ailleurs à de nombreux soviétologues de profiter de certains éclairages, qui même partiels, jettent une grande lueur sur les luttes à l'intérieur du Parti. certains passages éclairent également des aspects des oeuvres de TROTSKI, à un point qu'il est extrêmement intéressant de lire en parallèle quelques unes d'entre elles avec certains thèmes abordés lors de ces audiences.

En fin de compte, les accusations précises portées contre TROTSKI et ses partisans (ou présumés partisans) (d'assassinat ou de participation à l'assassinat de Serguei KIROV... prétexte au déclenchement des procès de Moscou) apparaissent historiquement secondaires par rapport aux méthodes staliniennes et dans le jeu des pouvoirs à la tête du Parti comme de son contrôle sur le pays...

   Publié en anglais en 1938, ce document est resté inédit en français jusqu'à aujourd'hui. Il constitue un apport précieux, notamment après le Livre rouge, Le procès de Moscou, de Léon SEDOV, édité par le Parti ouvrier internationaliste en 1936.

                

 

Commission Dewey, Trotski n'est pas coupable : contre-interrogatoire (1937), Editions Syllepse/Page2, 2018, 585 pages.

 

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4 mai 2020 1 04 /05 /mai /2020 09:22

   Josip Broz TITO, né Josip BROZ (il adopte le nom de TITO en 1934), homme d'État yougoslave, d'origine croate, est aussi un stratège militaire, tant par son rôle dans la résistance yougoslave à l'occupant nazi et dans la libération de son pays que dans l'établissement du mouvement des non-alignés lors de la guerre froide, contribuant à la formation d'une "troisième force" dans les instances internationales. Il participe dès l'entre-deux-guerres aux activités du Parti communiste yougoslave clandestin avant d'en prendre la tête dans les années 1930.

   L'essentiel de ses écrits se concentrent - hormis bien entendu des multiples textes administratifs et de politique interne au PCY - dans ses Mémoires et, notamment pour le grand public dans son livre De la résistance à l'indépendance publié en France en 1977. Un ouvrage intitulé Tito parle, sous la direction de Vladimir DEDIJER, est paru en France en 1953, mais l'auteur a écrit un ouvrage beaucoup plus scientifique paru en 1983-1984 dans son pays, Novi Priozi za biografiju josipa broza Tita (Nouveaux éléments pour une biographie de Josip Broz Tito), jamais traduit en français.

 

    Fils d'un paysan croate, Josip BROZ participe à la Première Guerre mondiale où il combat dans l'armée austro-hongroise. Fait prisonnier en 1915 par les Russes, il rejoint l'Armée rouge peu après la révolution d'Octobre, puis retourne en 1920 au royaume des Slovènes, des Croates et des Serbes récemment fondé. Membre du Komintern, il est arrêté et emprisonné de 1928 à 1933. Il travaille par la suite au secrétariat du Komintern à Moscou (section Balkans). Dès le début de la guerre d'Espagne, il recrute à Paris des volontaires pour les Brigades internationales puis retourne en Yougoslavie.

Après la rupture du Pacte germano-soviétique - la Yougoslavie étant déjà occupée - il organise les partisans communistes et, conjointement aux forces de MIHAILOVIC, combat énergiquement les Allemands en Serbie (entre temps, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine forment un État fasciste appuyé par l'Allemagne). la contre-insurrection allemande force TITO à replier ses forces vers le Monténégro et les régions montagneuses de Bosnie. Durant l'été 1941 et la fin de 1943, date à laquelle il est reconnu par les Alliés comme le dirigeant légitime de la résistance, il mène la plus efficace des guerres de partisans de l'Europe occupée. A l'été 1944, il passe à l'offensive et, en octobre, entre à Belgrade en même temps que les chars russes. Son prestige, nourri du fait qu'il a su, en comptant sur ses propres forces, libérer la Yougoslavie, lui permet de résister à STALINE en 1948 et à ne pas dépendre de Moscou comme les autres "démocraties populaires". Il reste au pouvoir jusqu'à sa mort en parvenant à maintenir le non-alignement grâce à une politique extérieure active qui cherche des alliés dans le tiers-monde. (BLIN et CHALIAND)

    L'organisation politique du pays après la seconde guerre mondiale suit de près l'expérience acquise pendant la Résistance. Tant dans les instances civiles qu'au sein de la Défense Populaire Généralisée de la Yougoslavie, on s'y réfère constamment, pratiquement jusqu'à sa mort, même si les ressorts s'en sont distendus avec le temps. En 1946, une nouvelle Constitution, copie de celle de l'URSS de 1936, elle aussi une fédération, consacre le fédéralisme de la Yougoslavie (6 républiques avec des autonomies diverses mais réelles) et le pouvoir de TITO. L'opposition est neutralisé avec sévérité et déclarée illégale ; c'est qu'elle est amalgamée pour le pouvoir aux tendances monarchistes et nationalistes (qu'elles soient croates ou serbes notamment) qui tentèrent de prendre le pouvoir lors de la Libération). Si l'idée de base au départ est de réaliser un État unifié, notamment par le biais des instances économiques et d'infrastructures centralisées et surtout des organisations de jeunesse yougoslaves, force est de constater que, jusqu'aux ramifications locales de l'armée (les armements resteront disséminés sur tout le territoire par exemple, ce qui exemple leur "disponibilité" lors des guerres civiles qui suivirent la chute de l'URSS), les autonomies régionales se renforcent de décennie en décennie. Malgré une grande réforme politique en 1963, le pouvoir titiste se renforce, même s'il repose de plus en plus sur un équilibre entre forces plus ou moins antagoniques présentes dans les différentes républiques. La référence à l'autogestion des paysans et des ouvriers n'est pas pour TITO une simple propagande - de vastes tentatives sont effectuées dans ce sens, tout un programme est mis sur pied, notamment sur la propriété social et des droits et devoirs des travailleurs, toujours en partant de la réalité concrète et des besoins des populations. Mais le poids des habitudes régionales (construction politique multiséculaire sous les monarchies) et les vives ambitions des responsables à la tête des institutions régionales, marquées par un esprit nationaliste qui est resté fort, n'a pas permis la réalisation sur le terrain, en fin de compte, sauf dans de notables exceptions éparses, de l'idéal marxiste socialiste révolutionnaire autogestionnaire... Le bilan reste à faire et de l'expérience yougoslave et de l'action de Josip BROZ, dont les écrits ont exercé tout de même une influence notable chez une grande partie des intellectuels marxistes occidentaux. C'est souvent en appui aux présentations des réalisations yougoslaves que des théories autogestionnaires ont été soutenues.

Les plus grands succès de TITO se situent en politique étrangère, par sa politique de non-alignement, politique active de soutien aux forces anti-colonialistes, notamment en Afrique.

 

Josip Broz TITO, De la résistance à l'indépendance, Anthropos, 1977.

Joze PIRJEVEC, Tito, une vie. Préface de Jean-Arnaud DÉRENS, Traduit du slovène par Florence GACOIN-MARKS, CNRS Editions, 2017. Milovan DJILAS, Tito mon ami, mon ennemi, Fayard, 1980.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

  

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27 avril 2020 1 27 /04 /avril /2020 06:54

   Ouvrage unique (mais sans doute plutôt seul ouvrage à nous être parvenu...), de l'historien grec THUCYDIDE (vers 460-400 av. J-C.), considéré souvent comme le plus grand historien, avec POLYBE, de l'Antiquité, Histoire de la guerre du Péloponnèse relate les événements qui précèdent cette guerre et en furent la cause, puis la guerre elle-même, à laquelle il a personnellement participé.

 

La guerre du Péloponnèse

  Rappelons ici l'historique de cette guerre, car les souvenirs scolaires ne sont pas forcément le fort de tous nos lecteurs.

  La guerre du Péloponnèse met en opposition Athènes et Sparte (ou Lacédémonie) pendant près de trente ans (431-404 av. J-C.). Le jeu des alliances détermine pour beaucoup la direction des combats. Au départ, le conflit oppose Athènes à Corinthe, alliée principale de Sparte. L'alliance d'Athènes avec Corcyre (Corfou), colonie rebelle de Corinthe, le secours apporté par ls Corinthiens à Poridée, en révolte contre Athènes, et le blocus exercé par Athènes précipite les événements. Rapidement, Sparte déclare la guerre à Athènes dont l'agressivité (en tant qu'empire maritime) commence à inquiéter. L'armée de terre de Sparte est supérieure à celle d'Athènes qui possède surtout une formidable marine militaire. Les Athéniens refluent sur la cité, laissant l'Attique ouverte à l'invasion pendant que leur flotte attaque les côtes de Péloponnèse. Malheureusement pour les Athéniens, la peste envahit la cité qui perd plus d'un quart de sa population en deux ans (430-429). Périclès est également atteint par la maladie et meurt en 429. Les forces politiques s'affrontent à Athènes où les démagogues s'opposent aux modérés, partisans de la paix. Néanmoins, les combats continuent. En 427, Athènes réprime la rébellion de Mytilène et remporte une grande victoire sur l'ile de Sphactérie deux ans plus tard (425), refusant à cette occasion la paix offerte par Sparte. Mais Sparte, conduite pas le général Brasidas, s'empare d'Amphipolis que défend Thucydide et rétablit l'équilibre (424). Thucydide, accusé de trahison au terme de la bataille, s'exile en Thrace où il rédige son récit de la guerre.

La mort des deux généraux en chef adverses, Brasidas et Cléon, au cours d'un affrontement près d'Amphipolis (422) où les Lacédémoniens repoussent les Athéniens, amène les deux puissances à négocier la paix de Nicias qui se conclut par un statu quo (421). Cependant, la paix prévue pour cinquante ans, ne verra jamais véritablement le jour, les alliés des deux superpuissances continuant à s'affronter. Peu à peu, les hostilités reprennent ouvertement. Sparte combat victorieusement à Mantinée (418) alors qu'Athènes massacre la population de Mélos (416). Alcibiade, stratège de l'armée athénienne, parvient à convaincre Athènes d'organiser une expédition ambitieuse vers la Sicile pour capturer Syracuse. L'expédition, qui commence en 415, se termine par un désastre stratégique qui va s'avérer fatal pour Athènes (413). La débâcle d'Athènes encourage la révolte de plusieurs de ses alliés et permet à Sparte de s'approprier la maîtrise des mers. Bien qu'Alcibiade remporte encore quelques victoires, la flotte de Sparte, financée en partie par la Perse, est désormais la plus forte. Lysandre, qui commande les forces de Sparte, est victorieux à Colophon (407) et surtout à Aigos Potamos (405), alors qu'Alcibiade, limogé, ne participe pas à la bataille. Au mois d'Avril 404, Athènes capitule. Elle est contrainte d'abandonner sa flotte, de détruire ses fortifications et de laisser le pouvoir à l'autorité des Trente Tyrans. Ces Trente magistrats forment un gouvernement oligarchique succédant à la démocratie à Athènes et ne restent au pouvoir que moins d'un ans (404 av.J-C.), chassés par THRASYBULE, au grand soulagement de la population. (A ne pas confondre, comme le fait le dictionnaire de stratégie de BLIN et CHALIAND, avec les généraux romains des II et IIIe siècles.)

 

Le récit de la guerre par THUCYDIDE

   Le récit de l'historien s'arrête brusquement en 411, probablement du fait que son auteur fut empêché, par la maladie ou par la mort, d'achever son oeuvre. Les épisodes stratégiques s'y succèdent, de même que des considérations politiques d'une poignante pérennité, à défaut d'être tout-à-fait objectives.

A travers ce récit pénétrant se dégage une vision de la politique et de la stratégie qui force encore aujourd'hui l'admiration des théoriciens et des adeptes de la realipolitik. Bien avant MACHIAVEL et CLAUSEWITIZ, THUCYDIDE démontre le rapport étroit qui lie la stratégie militaire à la stratégie politique, la première étant l'instrument de la seconde. D'ailleurs, si THUCYDIDE s'intéresse davantage aux problèmes politico-stratégiques qu'aux considérations tactiques et opérationnelles, c'est bien pour démontrer la primauté de l'action politique par rapport à l'engagement militaire. Il manifeste les mêmes scrupules à mettre en relief les facteurs historiques, sociaux et politiques qu'à souligner les actions individuelles. Il se préoccupe tout autent des causes de la guerre que des rapports entre forces, des rapports entre l'individu et l'État que des rapports entre les peuples. Il illustre son récit par des discours et des dialogues de très grande qualité. Tout y est fondé sur l'opposition politique, idéologique et stratégique entre les deux acteurs principaux, opposition qui n'est pas sans rappeler celle qui mit face à face États-Unis et Union Soviétique pendant la guerre froide.

Tout oppose Athènes et Sparte. Athènes est un État démocratique, et une puissance maritime. Sparte est gouverné par un régime autoritaire. Sa force militaire est fondée sur son armée de terre. La cause fondamentale de la guerre, selon THUCYDIDE, est la montée en puissance d'Athènes, qui fait naître sa volonté de domination, et qui menace l'ordre politique établi et l'équilibre des forces en place. Cette menace met en jeu les alliances entre les nombreux États qui constituent l'ensemble géopolitique de la Grèce. Avec sa puissance, et en pratiquant l'intimidation et la terreur, Athènes oblige certains États à se rallier à sa cause. En revanche, et pour les mêmes raisons, elle pousse d'autres États dans les bras de son adversaire.

Encore aujourd'hui, l'analyse de THUCYDIDE est pleine d'enseignement et les conclusions de l'historien vont souvent à l'encontre d'idées reçues qui ont valeur de dogmes politiques, notamment en ce qui concerne le degré de stabilité des systèmes bipolaires et multi-polaires, ou encore sur la nature belliqueuse de tel ou tel régime politique. THUCYDIDE perçoit la bipolarité de l'univers politique grec, que dominent deux super-puissances, comme fondamentalement instable. Son analyse illustre aussi le fait qu'un État démocratique peut être davantage animé d'un esprit impérialiste qu'un État autoritaire, la soif de conquête étant plutôt tributaire des rapports de forces que de la nature des régimes politiques des États qui s'affrontent. L'Histoire de la guerre du Péloponnèse relate la guerre dans sa forme la plus pure et la plus complète, ce qui confère à ce texte une pérennité exceptionnelle. (BLIN et CHALIAND)

 

Un texte de référence

   L'oeuvre relate en 8 livres les vingt premières années de la guerre du Péloponnèse et reste inachevée, probablement à cause de la mort de l'auteur vers 399. Trois continuations sont composées au IVe siècle av. J-C., pour poursuivre le récit de cette guerre jusqu'à la défaire d'Athènes : celle de THÉOPOMPE et de CRATIPPE ne nous sont pas parvenue, à l'inverse des deux premiers livres des Helléniques de XÉNOPHON.

Livre I : les causes de la guerre

   L'une des grandes nouveautés de l'analyse historique de THUCYDIDE est qu'il recherche la cause des événements. Nul doute que, sans doute dans le monde de l'Antiquité, ont circulé de nombreux textes sur cette guerre, mais son récit tranche parce qu'il n'est pas une hagiographie, ni une oeuvre de propagande, à la gloire d'une des parties aux prises, comme il y a pu en exister, notamment dans le monde perse, très à l'affût d'occasions de dominer les cités grecques. Son premier livre essaye d'exposer les causes directes et les causes profondes à l'origine du conflit.

Après une introduction présentant l'objet de l'ouvrage, s'ouvre une partie traditionnellement appelée l'"Archéologie" qui résume l'histoire grecque depuis les origines jusqu'au début des guerres médiques. Après quelques considérations méthodologiques puis générales, l'auteur détaille les deux causes directes qui ont déclenché la guerre : l'affaire de Corcyre et l'affaire de Potidée. S'ensuit le débat à l'issue duquel les Spartiates décident la guerre. THUCYDIDE ouvre alors une longue parenthèse, appelée "Pentékontaétie", sur la période de 50 ans qui, depuis la fin des guerres médiques, a permis à Athènes de se constituer un empire. L'historien ici décrit l'expansion impériale de la cité grecque et la peur qu'elle suscite chez les Lacédémoniens, selon ce que la polémologie a depuis lors nommé "piège de Thucycide" en référence à ce passage. les alliés des Spartiates votent à leur tour la guerre, et les revendications des uns et des autres conduisent à la rupture des négociations. Le livre se finit sur le discours de Périclès qui convainc les Athéniens d'entrer en guerre.

 

Livre II : peste d'Athènes ; période de 431-429

  Le récit des trois premières années de guerre commence avec l'affaire de Platée (431), alliée d'Athènes attaquée par les Thébains. Après quelques remarques sur les préparatifs de la guerre, THUCYDIDE raconte la première invasion de l'Attique par les Spartiates, qui se fera désormais chaque année, puis divers événements mineurs. Face à cela, la stratégie de Périclès, dite des Longs Murs (abandonnant la campagne au pillage, les habitants se réfugient à l'intérieur de la ville), est difficilement acceptée par les Athéniens, ce qui n'empêche pas sa réélection comme stratège. Il prononce ensuite une oraison funèbre en l'honneur des premiers morts de la guerre, dans laquelle il rappelle les valeurs athéniennes. La deuxième année de la guerre (430) voit une nouvelle invasion lacédémonienne de l'Attique ; la population athénienne, entassée dans la ville et derrière les Longs Murs, connaît alors une épidémie dévastatrice appelée peste d'Athènes (peut-être le typhus), qui tue Périclès et contamine Thucydide, qui en réchappe. Diverses opérations occupent l'année suivante (429) à Platée, en Thrace, en Arcananie et en Macédoine, jusqu'aux victoires navales athéniennes à Patras et Naupacte qui montrent la supériorité intacte d'Athènes sur mer. Il faut noter que la description de la peste d'Athènes au milieu de la guerre aurait pu inciter à une grande réflexion sur les liaisons historiques entre guerres et épidémies, mais finalement, cela constitue une grande occasion ratée : il n'y aura aucun enseignement stratégique de cela, sauf à considérer les inconvénients à s'entasser derrière des remparts.

 

Livre III : sac de Mytilène ;  période de 428-426

   La domination athénienne est mal supportée par des alliés aux ordres. En 428, Mytilène et toutes les cités de Lesbos à l'exception de Méthymme quittent la ligue de Délos et demandent de l'aide à Sparte, mais les Athéniens assiègent et reprennent la ville l'année suivante, et y installent des clérouques. Après 3 ans de siège et malgré une résistance héroïque, Platée est conquise par les Pélolonnésiens en 427. Les désordres dans différentes villes (guerre civile à Corcyre, intégration de la Sicile dans la guerre, mouvements en Étolie et en Locride) montrent une direction de plus en plus affirmée de guerre totale, fratricide et idéologique.

 

Livre IV : bataille de Sphactérie ; période de 425-422

    L'installation des Athéniens à Pylos et leur victoire sur les Spartiates lors de la bataille de Sphactérie auraient pu conclure cette guerre par une paix des braves, mais la volonté d'Athènes fait échouer tout traité. On voit poindre ses ambitions sur la Sicile. La guerre se poursuit sur différents théâtres : en Corinthie, à Corcyre, où les atrocités continuent, en Sicile, où une trève est conclue, après le discours d'Hermocrate contre le développement de l'empire athénien, à Mégare, en Aise Mineure et en Boétie, et à Délion, où les Athéniens sont battus par les Boétiens. Thucydide s'attarde plus longuement sur la Thrace où se battent deux partisans de la guerre, Cléon pour Athènes et Brasidas pour Sparte. Thucydide lui-même est vaincu à Amphipolis et exilé. Les modérés de Sparte, qui veulent récupérer leurs otages de Sphactérie, et d'Athènes, qui craignent de nouvelles défaites en Thrace, entrent en négociations et signe un armistice d'un an.

 

Livre V : paix de Nicias ; période de 422-416

 Un an plus tard, en 422, alors que Cléon et Brasidas meurent en Thrace, Athéniens et Spartiates négocient un traité de paix. Mais Thucydide insiste sur la continuité qui lie les dix années de guerre qui s'achèvent aux 8 années qui attendent encore les deux cités entre 412 et 404 : la paix de Nicias n'est qu'une pause dans le conflit. Pour contrer le pouvoir de Sparte dans le Péloponnèse, Argos tente de fédérer une alliance, que les Athéniens acceptent de rejoindre, mais de manière uniquement défensive. Mais après avoir envahi le terrtoire d'Épidaure, Argos est à son tour envahie par Sparte : les deux armées s'affrontent à la bataille de Mantinée, la plus importante de la guerre ; Argos est vaincue, se dote d'une oligarchie et signe une alliance avec Sparte. En 416, Athènes veut soumettre Mélos, cité neutre mais d'origine spartiate, qui se conclut par une victoire athénienne ; mais avant l'affrontement, Thucydide en scène le seul dialogue du texte, dit dialogue mélien, où la loi du plus fort des Athéniens s'oppose à l'appel à la justice des Méliens.

 

Livre VI : début de l'expédition de Sicile ; période de 415-413

Après un court développement sur l'histoire et le peuplement de la Sicile, Thucydide met en scène le débat devant l'assemblée athénienne concernant une expédition en Sicile, combattue par Nicias et soutenue par Alcibiade ; l'expédition, sous le commandement de Nicias, Alcibiade et Lamacho, est votée ; mais à la suite du scandale de la mutilation des Hermès, Alcibiade est mouillé dans des révélations sur des parodies de mystères. Pendant que les Syracusiens discutent de l'attitude à adopter, les Athéniens arrivent en Sicile, font le tour des cités de l'île et d'Italie du Sud pour compter leurs soutiens et lever des troupes. pendant ce temps, Alcibiade est rappelé à Athènes pur s'expliquer sur les parodies de mystères, mais s'enfuit à Sparte ; Thucycide donne à cette occasion sa version de la fin de la tyrannie des Pisistrates, Athéniens et Syracusiens continuent de rassembler leurs forces, et peu de combats ont lieu en dehors de la bataille de l'Olympieion : préparatifs divers, négociations avec Camarine, conseils d'Alcibiade aux Spartiates pour qu'ils envoient des renforts en Sicile et occupent Décélie en Attique. Quelques opérations occupent le printemps 44 avant que les Athéniens ne se décident à occuper une partie de Syracuse.

 

Livre VII : fin de l'expédition ; 413

  L'arrivée de Gylippe à Syracuse sauve la ville du siège athénien. Un rapport alarmant de Nicias provoque l'envoi par l'assemblée de renforts conduits par Démosthène et Eurymédon. L'année suivante, les spartiates envahissent l'Attique et, comme l'avait suggéré Alcibiade, fortifient Décélie. Sur le chemin de la Sicile, Démosthène est occupé par diverses opérations autour du Péloponnèse ; en arrivant à Syracuse, il redonne espoir aux Athéniens, mais les discussions avec Nicias sur la stratégie à adopter trainent en longueur. Quatre batailles très rapprochées ont lieu sur terre et sur mer : le résultat des trois premières est indécis, la quatrième est une sévère défaite athénienne. Les stratèges ordonnent alors la retraite vers l'intérieur des terres, espérant se réfugier chez les Sikèles alliés, mais les fuyards sont harcelés par les troupes spartiates et syracusaines. Les Athéniens, forcés de se séparer en deux groupes conduits l'un par Nicias, l'autre par Démosthène, se rendent ; de nombreux soldats son massacrés, et environ sept mille sont emprisonnés dans des conditions épouvantables dans les latomies ; Nicias et Démosthène sont exécutés.

 

Livre VIII : retour d'Alcibiade ; période de 412-411

   Après la nouvelle du désastre athénien en Sicile, Sparte est contacté par de nombreuses cités qui souhaitent quitter la ligue de Délos, mais aussi par les Perses Tissapherne, satrape de Carle, et Pharnabaze, satrape dans l'Héllespont, qui souhaitent réintégrer les cités de la côte d'Asie mineure à la Perse. En 412, Sparte s'associe d'abord à Tissapherne : Chios, Milet et Lesbos font défection ; Athènes envoie une flotte qui prend pour base Samos. Pendant ce temps, Alcibiade quitte Qparte, passe dans le camp de Tissapherne et tente de le rallier à Athènes ; il convainc aussi certains officiers basés à Samos de renverser la démocratie pour complaire aux Perses. En 411, la démocratie est remplacée à Athènes par le régime oligarchique des Quatre-Cent, qui ne survit que quelques mois ; la démocratie est rétablie avec l'aide de l'armée de Samos et à la suite d'une révolte d'hoplites. Les flottes athénienne et spartiate se déplacent ensuite vers l'Héllespont, où une bataille a lieu.

 

Crédibilité et intentions du texte de THUCYDIDE

   A la fois acteur et écrivain en partie de sa propre histoire, THUCYDIDE est avant tout un homme politique athénien, stratège en 424. Il évoque ses droits d'exploitation des mines d'or en Thrace et se situe parmi ceux, qui, comme Antiphon le Sophiste dont il fait l'éloge au huitième, de même que celui du régime des Cinq-Mille qui veulent combiner démocratie et oligarchie. C'est sur sa propre expérience qu'il fonde sa vision de la guerre du Péloponnèse. Il serait revenu d'exil à Athènes qu'à la fin de la guerre et son effort ne tourne sans doute pour comprendre la défaite de sa cité. C'est pourquoi son récit apparait parfois critique par rapport à la politique sur le long terme d'Athènes, sur son impérialisme sans concession, ce qui lui attire le mécontentement de toutes les cités qui ont été forcées plus ou moins à entrer dans cette Ligue de Délos. C'est donc un historien politique qui nous livre cette Histoire de la guerre du Péloponnèse.  Son récit qui ne se réduit pas aux faits ni n'est un éloge glorificateur (même si ici et là certaines passages constituent un hommage aux guerriers de telle ou telle bataille). De plus, il ordonne son récit de manière chronologique, ce qui en fait un témoignage dont on peut vérifier la crédibilité à l'aide d'autres sources, même si en l'occurrence, elles ne sont pas nombreuses.  Cette oeuvre fait figure de récit stratégique car il mêle considérations militaires et considérations politiques, analyse le comportement des chefs militaires (Alcibiade surtout) et des cités, dans un enchainement dialectique avant la lettre. D'ailleurs, comme l'écrit Olivier BATTISTINI, on ne lit pas Histoire de la guerre du Péloponnèse, on s'y instruit, on l'analyse, et c'est ce qui en fait toute sa valeur. Rarement par exemple ont été exposé la dynamique impérialiste terre-mer et l'imbrication des motivations stratégiques et commerciales des différents acteurs. Ceci étant THUCYDIDE ne cherche pas à être complètement fidèle au déroulement des faits. Maints discours et maints débats, placés à un moment ou à un autre, sont constitués de morceaux venant de périodes différentes, son objectif étant avant tout de comprendre comment les choses se passent plutôt que de se noyer dans des détails historiques. Enfin THUCYDIDE montre bien la dimension tragique de ces combats dans une guerre qui n'en finit pas, destructions (parfois de la même ville), va-et-vient des armées, pertes de vie humaine;.. toutes choses propice à une perception fortement critique de la guerre.

  Les analystes de l'oeuvre se sont longtemps séparés en deux camps. D'un côté, on trouvait ceux qui considéraient cette oeuvre comme objective et scientifique du point de vue historique. Cette opinion traditionnelle se retrouvait par exemple chez J.B. BURY (History of Greece, 4ème édition, 1975) qui considérait que l'ouvrage est "sévère dans son détachement, écrit à partir d'un point de vue purement intellectuel, débarrassé des platitudes et des jugements moraux, froid et critique". De l'autre, des auteurs défendent plus récemment l'idée selon laquelle La guerre du Péloponnèse est mieux comprise si on voit en elle une oeuvre littéraire plutôt qu'une restranscription objective du passé. Cette hypothèse est mise en avant notamment par W. R. CONNOR (Thucydides, Princeton, 1984) qui décrit THUCYDIDE comme "un auteur qui entre en réaction avec son matériaux, le sélectionne et l'arrange habilement, qui développe son potentiel symbolique et émotionnel". Ces deux types d'analyse se rejoignent pour saisir les tensions internes d'un ouvrage qui, comme le remarque Pierre VIDAL-NAQUET, par son attachement à la raison.

 

Un matériau important pour une sociologie de défense

   Le texte de THUCYDIDE apporte des éléments essentiels pour la construction d'une sociologie de défense, comme l'indique, assez discrètement, Alain JOXE, dans le chapitre IV de son livre (le miracle grec et la guerre) sur les sources de la guerre : "En somme, les Grecs reconnaissent dans les royautés tribales la matière première des Empires, un matériau brut qui n'a d'ailleurs pas besoin d'être élaboré davantage pour être agrégé dans l'Empire. Les Empires ne sont, jusqu'à Rome, que conglomérats de dominations, assemblages de corvées, communautaires ou tribales, administrées sous menace de mort et non point assemblées de citoyens libres et armés. On reconnaît, au contraire, une cité à son nombre limité de recensé d'habitants : il existe une échelle de la cité qui est l'échelle humaine. Les empires, du point de vue grec, n'ont pas d'échelle et leur principe de croissance indéfinie s'appuie sur la démesure (hubris) de la violence des combattants barbares ou la démesure des effectifs paysans enrôlés comme des moutons ; elle débouche sur la démesure de l'entreprise impériale, statistique ou aléatoire, et sur la mort. Xerxès, raconte Hérodote, compta ses troupes au moment de leur faire franchir l'Hellespont en les mesurant au boisseau dans des sortes d'enclos à moutons qui contenaient à peu près 1 000 hommes. C'est tout dire.

La violence de la cité, la guerre elle-même, et même la guerre civile, se trouvent transfigurées par un "stratégie critique" consciente et organisée qui est l'essence de la pratique civique. La violence et la guerre d'Empire, au contraire, c'est une simple colle qui "fait se tenir ensemble" l'assiette des tributs de sang imposés aux peuples. La violence des cités est un discours. La guerre grecque, comme le souligne Jean-Pierre Venant, "n'est pas seulement soumise à la cité, au service de la politique : elle est la politique elle-même". (Introduction, PGGA)."

 

 

THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Introduction, traduction des livres I, II et IV à VII par Jacqueline de ROMILLY ; traduction des livres III et VIII par Raymond WEIL ; traduction des livres VI et VII par Louis BODIN, Paris, Robert Laffont, 1990. Extraits : bataille navale de Bybota, discours de Périclès aux Athéniens (édition de 1981, éditions Les Belles lettres), dans  Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990. Traduction de tous les livres disponible sur le site Internet remacle.org. Fac-similé de l'édition de 1559, Paris par le libraire Michel de VASCOSAN (Les bibliothèques virtuelles humanistes, sur le site bvh.univ-tours.fr

Pierre-Vidal NAQUET, Denis ROUSSEL, in Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Folio, Classique, Paris, 2000. L. CANFORA, Le mystère Thucydide, Enquête à partir d'Aristote, Paris, Desjonquères, 1997. Raymond ARON, Thucydide et le récit historique, Dimensions de la conscience historique, Paris, 1964. Jacqueline de ROMILLY, Histoire et raison chez Thucydide, 1956 ; La construction de la vérité chez Thucydide, 1990. Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre, PUF, Pratiques Théoriques, 1991.

Olivier BATTISTINI, Thucydide, dans Dictionnaire de la guerre et de la paix, PUF, 2014. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Thucydide/Guerre du Péloponnèse, dans Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

 

 

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23 mars 2020 1 23 /03 /mars /2020 08:47

     SUN TZU ou SUN ZI ou SOUEN TSEU, ou encore SUN WU (encore que...) est un général chinois dont on situe l'existence entre 544 et 496 av.J.C. Son historicité elle-même est mal établie, et on ne le connait que parce qu'il est l'auteur de "traités" d'art militaire.

 

Une historicité incertaine

     Célèbre pour être l'auteur de l'ouvrage militaire le plus ancien connu, L'Art de la guerre, on trouve sa trace surtout dans Les Mémoires historiques de SIMA QIAN et les Annales des Printemps et des Automnes de ZHAO YE. Il y est présenté comme un stratège militaire de la fin de la période des Printemps et des Automnes, général de l'État de WU sous le RÈGNE DU ROI HE LU. Ce serait lui qui aurait conçu l'attaque de WU contre l'État de CHU. Des auteurs plus anciens, de la dynastie HAN, mentionnent également SUN ZI en tant que stratège militaire (XUNZI et HAN FEI) mais sans précision particulière sur l'auteur. 

De fait, les rares données dont on dispose pour tenter de reconstituer un profil biographique fiable de cet éminent stratège appartiennent à des oeuvres très postérieures à l'intervalle de temps présumé de sa vie. Malgré tout, on convient ordinairement que SUN TZU est originaire du pays de Qi, grande principauté de l'est de la Chine. Le monarque HELÜ du pays de Wu (règne de 514 à 496 av. JC.) l'aurait choisi comme général de ses armées. Selon ces informations tardives, à la tête des troupes de WU, SUN TZU aurait accompli de considérables exploits militaires, parmi lesquels la prise de la ville de Ying, capitale du pays de CHU, l'une des grandes puissances géopolitiques de l'époque.

La véridicité de ce récit repose en grande partie sur l'autorité de SIMA QIAN (vers 145-85 av. JC.), archiviste de la dynastie HAN, qui consacre quelques lignes de son oeuvre, Mémoires historiques , au  célèbre chef d'armée. La notice biographique de SIMA QIAN s'organise autour d'un entretien entre SUN TZU et le roi HELÜ à l'issue duquel le premier se voit nommé général des armées. Ce même récit figure, à quelques variantes près, dans un ensemble de manuscrits exhumés en 1972 dans une tombe scellée entre 140 et 118 av. JC. dans la localité de Yinqueshan, située dans l'actuelle province du Shandong. Parmi cet abondant matériel manuscrit se trouve la copie la plus ancienne de L'Art de la guerre de SUN TZU ainsi qu'une version très proche de l'anecdote biographique rapportée par SIMA QIAN. Or il n'existe pas de différence notable de présentation matérielle ou de calligraphie entre les manuscrits de L'Art de la guerre et le récit de l'entrevue entre le roi HELÜ et SUN TZU trouvés à Yinqueshan et, par conséquent, on peut affirmer que cette anecdote n'est pas étrangère à l'oeuvre traditionnellement attribuée à SUN TZU et qu'il est probable que les deux textes circulaient et étaient lus conjointement, du moins sous la dynastie HAN. Cela semble confirmer l'hypothèse que l'anecdote vise moins à retracer un itinéraire personnel qu'à cristalliser dans un seul épisode dramatisé l'essence de la pensée stratégique telle que les écrits traditionnellement attribués à SUN TZU la conçoivent, si bien que ce récit aurait plutôt valeur d'emblème. (Albert GALVANY, Philosophy, biography and anecdote : On the portrait of Sun Wu, Philosophy East and West, 2011, volume 61, n°4)

Il s'agit encore que d'hypothèses et les historiens sont encore en quête de traces écrites ou archéologiques.

   Ceci d'autant plus que à l'époque des Printemps et des Automnes et des Royaumes Combattants, les auteurs ne signaient pas leurs ouvrages et utilisaient un nom d'emprunt. C'était une pratique fort répandue dont le but était de donner une antériorité à leur oeuvre et ainsi de l'auréoler d'un certain prestige en reprenant des noms de personnage de folklore.

  Si SUN TZU attire plus l'attention que justement tous les autres, c'est que son oeuvre se situe entre deux périodes historiques de la Chine antique. Et que contrairement à de nombreux auteurs, loin de se préoccuper surtout des problèmes techniques, il s'efforce de dégager l'essence de la stratégie militaire et sa liaison avec le politique. Cette oeuvre et son auteur serait passé inaperçus à l'époque moderne en Occident s'il n'y avait pas de corrélation entre SUN TZU et CLAUSEWITZ, dans leur approche commune de la guerre comme relevant d'abord de l'ordre politique, comme le montre précisément son "redécouvreur" en Europe, Basil Liddell HART, après la seconde guerre mondiale.

 

Une période de changements profonds

   A l'époque où écrit SUN TZU - celle des Royaumes combattants (Ve-IIIe siècle av. J.C.) - la Chine est, depuis un siècle et peut-être davantage, en mutation accélérée. La vertu antique et la morale chevaleresque - mythique ou réelle - sont mortes. On raconte que, au VIIe siècle av. J.C., le marquis de SONG laisse les troupes de CHU traverser une rivière et former leurs rangs de l'autre côté avant de les attaquer en déclarant qu'ils se refusaient d'attaquer un adversaire en état d'infériorité. Il fut défait. Vraie ou imaginaire, l'anecdote dépeint un état d'esprit où le combat reste essentiellement ritualisé. La magie et la divinisation, d'ailleurs comme en Grèce antique dans les Temps Anciens (avant l'époque classique), jouent un rôle essentiel pour déterminer le temps et l'espace des combats. C'est à cette époque, vers le Ve siècle av. J.C., que naissent les grands arts conjecturaux. Époque de mutations considérables dans le commerce, l'organisation économique tendant déjà à être  centralisatrice, comme dans la guerre et sa conception. La charrerie aristocratique cède le pas à l'infanterie, de plus en plus nombreuse vers la fin du VIe siècle. En revanche, la cavalerie n'apparaît que vers la fin du IVe siècle, en réponse aux incursions nomades. De plus en plus de ressources, matérielles et humaines, sont concentrées pour faire la guerre ; elle devient coûteuse et pour le vainqueur et pour le vaincu, en plus des dégâts matériels causés plus importants et en tout cas ressentis comme tels. SUN TZU préconise d'en limiter la durée et l'ampleur, en mettant en avant des manoeuvres basées sur la connaissance du terrain et des moyens de l'adversaire comme de ses intentions, tout en cachant les siens. Son traité L'art de la guerre concerne l'intelligence des rapports de force et l'utilisation la plus rationnelle, voire la plus économe, des troupes. Il faut chercher à soumettre l'armée adverse par une combinaison de ruse, de surprise et de démoralisation. Ce dernier facteur est fondamental, et rarement dans le passé a-t-on davantage insisté sur l'importance  de la guerre psychologique : rumeurs, intoxication, usage de la "cinquième colonne", entretien de la discorde chez l'ennemi, la subversion et la corruption chez l'adversaire, notamment dans l'encadrement de ses armées. Ces pratiques sont d'autant plus aisées qu'il s'agit souvent de troupes mercenaires, de généraux aux loyautés peu assurées, de conflits dont l'issue est très rarement d'importance vitale pour la dynastie ou le potentat qui l'entreprend. L'univers intellectuel de SUN TZU s'inscrit encore dans un monde où la guerre se pratique au sein d'une même société avec des moyens et des buts relativement limités, dans le cadre des règles généralement acceptées. En ce sens, la guerre dont parle SUN TZU est plus proche, dans ses motivations, ses moyens et ses desseins, des conflits médiévaux ou des guerres limitées du XVIIIe siècle européen que des ruées nomades que la Chine connaîtra peu après la rédaction de L'art de la guerre. (BLIN et CHALIAND) Seulement, et c'est sans doute ce qui pousse SUN TZU à l'écrire, l'ampleur des combats commence à changer et plus on avance dans le temps, plus les ravages et les enjeux deviennent importants, jusqu'à mettre en danger la destinée d'une dynastie ou la prospérité d'un peuple. Car c'est une période où les légistes et les taoÏstes prennent le pas sur les premiers disciples de Confucius, permettant une plus grande emprise de l'État sur les populations, donc permettant à ses maîtres de mobiliser bien plus de ressources pour leurs entreprises.

 

Yann COUDERC, Sun Tzu, Pardès, collection "Qui suis-je?", 2017 ; Pierre FAYARD, Sun Tzu, Stratégie et séduction, Dunod, 2009.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Albert GALVANY, Sun Tzu, dans Dictionnaire de la guerre et de la paix, Sous la direction de Benoît DURIEUX, Jean-Baptiste Jeangène VILMER et Frédéric RAMEL, PUF, 2017.

  

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14 mars 2020 6 14 /03 /mars /2020 13:11

       SUBOTAÏ, chef de "peuple des Rennes", tribu de Mongolie centrale, est considéré comme l'un des meilleurs généraux de GENGIS KHAN, et selon certains (mais on le dit d'autres figures...), comme l'un des plus grands stratèges de tous les temps. C'est l'un, ou l'architecte principal de sa stratégie militaire. C'est l'un des quatre chiens féroces, avec QUBILAI, DJÉBÉ le Flèche et DJELMÉ.

    Lors du conflit entre DJAMUQA et le futur GENGIS KHAN, il prend parti pour ce dernier. Il élabore notamment le plan d'invasion du Khwarezm lors de la campagne de 1220-1223. Il y effectue, en compagnie de DJÉBÉ, avec une armée de 20 000 hommes un raid de reconnaissance de plus de 20 000 km les amenant notamment jusqu'en Russie où ils défont les princes russes venus à leur rencontre avec  80 000 hommes, SUBOTAÏ et DJÉBÉ font alors demi-tour après avoir pillé Kiev. Il est également à la tête de l'armée de 200 000 hommes lors de la campagne de 1237 qui envahit les steppes russes pour fonder la Horde d'or.

SUBOTAÏ participe à une soixantaine de batailles, la plupart victorieuses, pour GENGIS KHAN et pour son successeur OGÖDAÏ.

     Il n'est pas lié par le sang au clan gendishkhanide, les voies du pouvoir politique lui sont donc fermées, mais il trouve dans la guerre un moyen d'exploiter tous ses talents et d'assouvir ses ambitions. C'est lui qui insiste après la mort de GENGIS KHAN pour s'engager dans la conquête de l'Europe, les Mongols étant jusque là exclusivement préoccupés par l'Asie et le Moyen-Orient.

SUBOTAÏ est non seulement un remarquable stratège et tacticien, mais aussi un excellent organisateur et logisticien, capable d'orchestrer des campagnes compliquées où il doit rassembler des armées éparpillées sur des espaces gigantesques. Surtout, il permet aux armées mongoles de toujours progresser avec le temps, s'appropriant les techniques de ses adversaires tout en s'arrogeant les services de leurs meilleurs stratèges et ingénieurs.

   En ce sens, les armées turco-mongoles sont de tout temps beaucoup plus ouvertes aux techniques étrangères que ne sont à leur époque les armées occidentales. Ainsi, lors de la fantastique campagne qu'il orchestre en Europe en 1241 contre la Pologne-Lituanie et la Hongrie, SUBOTAÏ se sert des techniques apprises lors de ses campagnes de Chine pour surprendre et vaincre l'armée hongroise à Mohi. On retrouve cette approche chez TARMERLAN notamment, puis chez BABOUR (BLIN et CHALIAND)

   Les capacités de SUBOTAÏ suppose une bonne connaissance de la cartographie, chose facilitée par le caractère de nomades qui parcourent de manière traditionnelle de vastes distances et traversent d'immenses territoires. Et sans doute, une capacité de transmission d'ordres, ce qui suppose une "véritable armée de lettrés" et de relais "postaux" (une suite de services de chevaux) à son service.  L'Empire mongol ne compte pas cependant de grandes lignées de chefs militaires, mais plutôt de véritables génies de temps en temps. C'est, pour maints historiens, une unique anomalie : les capacités stratégiques et tactiques de SUBOTAÏ sont perdues à sa disparition, ce qui forcent d'autres à les redécouvrir.

D'ailleurs, c'est très longtemps après la disparition-dislocation de l'Empire mongol que l'Occident découvre les capacités stratégiques de SUBOTAÏ, notamment par Basil Liddell HART qui relate dans son livre Great Captains Unverlead after World War I, les tactiques et stratégies de l'Empire mongol. En faisant la comparaison avec les les initiatives initiales en 1940-1941, les invasions de la France et de la Russie. Erwin ROMMEL et George PATTON sont d'avides étudiants des campagnes mongoles.

 

Jean-Paul ROUX, Histoire de l'Empire mongol, Fayard, 1993. Jack WEATHERFORD, The Secret History of the Mongol Queens ; How the Daugthers of Gengis Khan Rescued His Empire, 2010. Ce livre, ou ce qu'il en reste, commenté par Jack WESTHERFORD, fut écrit pour la famille royale mongole après la mort de Gengis Kahn en 1227. Il est le plus ancien texte écrit en mongolien, et fut traduit en chinois (vers la fin du XIVe siècle) dans une complitation de textes par la dynastie Ming (The Secret History of the Yuan Dynasty). Richard A. GABRIEL, Subotaï the Valiant : Gengis Khan Greatest General, Praeger Publishers, 2004.

Gérard BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

 

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13 mars 2020 5 13 /03 /mars /2020 14:23

   L'Empire russe, quel qu'ait été sa dénomination, ses limites géographiques et même son centre, a mis longtemps à se constituer réellement et il faut pratiquement attendre l'avènement des Romanov pour que se construise une entité aux dimensions internes et externes de plus en plus développées.

   Officiellement, l'Empire russe est l'entité politique de la Russie de 1721, sous le règne de Pierre 1er, à 1917, année de la déposition de Nicolas II. Il constitue à la fin du XIXe siècle le plus grand Empire connu, plus peuplé que l'Empire allemand et que les États-Unis,  presque 1/6 des terres émergées du globe. En plus des territoires de l'actuelle fédération de Russie, la Russie compte les provinces baltes, la majeure parties de l'Ukraine, la Béliorussie, une partie de la Pologne, la moldavie orientale (actuelle République de Moldavie), le Caucase, le grand-duché de Finlande et une partie importante de l'Asie centrale, sans compter les colonies russes des Amériques, essentiellement l'Alaska vendue aux États-Unis en 1867), et la ville fortifiée de Port-Arthur, louée à bail à la Chine en 1894. En 1914, l'Empire russe se subdivise en 81 gouvernements et 20 régions, survivances d'anciens fiefs de boyards, qui entretiennent avec le centre des relations très diverses et... très compliquées...

   L'Histoire de la Russie est celle de la formation d'un vaste empire qui, du Xe au XXe siècle, s'est peu à peu étendu, à partir des plaines de l'Europe orientale aux rives du Pacifique et aux montagnes d'Asie centrale. Le mot "Russie" désigne un domaine où se sont rassemblés - avec peine et avec des phases d'expansion et de retours en arrière - des peuples divers, en grosse majorité slaves orientaux (Russes, Ukrainiens, Béliorusses), qui, dans leur progression vers l'Est, occupant une Sibérie presque vide d'hommes et promise désormais de nos jours à cause du réchauffement climatique à une autre histoire, ont européanisé la partie nord du continent asiatique et englobé, en Europe même ainsi qu'aux marges des pays conquis, quelque deux cents nationalités allogènes, d'importance relative très variée, où domine l'élément turc.

   Ce fut d'abord, expliquent Michel LESAGE et Roger PORTAL, le Grand Empire qui s'étendait sur tout le bassin du Dniepr avec Kiev pour capitale. Les princes de Kiev nouèrent des relations avec Byzance et adoptèrent la religion orthodoxe et l'alphabet grec. Au XIIe siècle, la prépondérance passa de Kiev aux cités russes du bassin de la Volga. Au XIIIe siècle, l'invasion des Mongols mit un terme à cette expansion vers l'Est. L'asservissement des principautés russes à l'empire de la Horde d'Or dura jusqu'au XVe siècle. La Russie fut détachée de l'Europe pour être incorporée à l'Asie. Cet écartèlement ne cessa de peser sur son destin. Parmi les vassaux de la Horde figuraient les princes de de Moscou, ville située au carrefour de routes fluviales, d'autant plus importantes qu'elles étaient les seules praticables dans une région de vastes forêts. Comment la petite principauté de Moscou parvint-elle à fonder une nouvelle Russie? Probablement grâce à la politique prudente de ses princes, qui se firent les agents zélés de la domination mongole jusqu'au moment où ils se sentirent assez forts pour se retourner contre elle. Une première insurrection échoua au XIVe siècle. C'est sous le règne d'Ivan III, contemporain du roi de France Louis XI, que fut libérée et unifiée la Russie, à la fin du XVe siècle, tandis qu'étaient renoués les liens avec l'Europe. Mais un long temps s'écoula avant qua l'influence européenne ne devint prépondérante. C'est Pierre le Grand, qui, au XVIIIe siècle, a fait de la Russie un État moderne, favorisant l'évolution de la société, développant l'économie et une fiscalité, encourageant la naissance d'une nouvelle culture, amorçant la constitution d'une administration permanente, tant civile que militaire. Avec Catherine II, la Russie prend place parmi les monarchies dites éclairées de l'Europe. Non sans une brutalité qui est de temps temps la marque d'un régime autocratique et autoritaire, d'autant plus importante qu'il s'agit de populations turbulentes à velléités d'indépendance (Pologne, États baltes...). Cette brutalité s'exprime lors des différents partages de la Pologne, jusqu'aux conditions de la victoire des alliances européennes contre la France de Révolution et de Napoléon.

La Russie ne renonce jamais à regarder vers l'Orient où s'effondre la domination turque et n'échappe pas, bien qu'elle ait été l'un des inspiratrices de la Sainte-Alliance, à la contagion révolutionnaire. Libéral, Alexandre II doit revenir sur ses réformes après l'insurrection polonaise de 1863 et les progrès de l'opposition. La répression est encore aggravée par Alexandre III ENTRE 1881 et 1894. Elle ne fait que retarder une échéance qui paraît inévitable. La révolution de 1904-1905 annonce l'effondrement de la dynastie des Romanov en 1917. La république socialiste fédérative soviétique sera pour plus de 70 ans la plus puissante des républiques de l'Union Soviétique. La Fédération de Russie, qui fait partie depuis décembre 1991 de la Communauté des États indépendants, se pose en successeur de l'URSS. (Michel LESAGE et Roger PORTAL).

       La géopolitique russe, au temps moderne, est d'abord celle d'un État multi-ethnique et multi-confessionnel, enclavé, et qui cherche à accéder à des façades maritimes : Baltique, mer Noire, mer Caspienne.

Au XVIIIe siècle, l'affaiblissement de ses voisins ottomans, perses, chinois, suédois, polonais, permet à la Russie de s'agrandir; tout en devenant une puissance européenne à part entière, surtout après qu'elle eût repoussé les armées françaises de NAPOLÉON. Durant le XIXe siècle, la Russie se servit du panslavisme et de la panorthodoxie pour s'étendre. Elle est aussi devenue une puissance américaine, présente en Alaska et en Californie. Mais surtout, elle est une puissance incontournable du concert européen, notamment à la suite du partage de la Pologne. Dès lors, ses objectifs se tournent vers le Sud, vers la conquête du Caucase, de la mer Noire, de la mer Caspienne et des steppes transcaspiennes de l'Asie centrale. La Russie déploie aussi des ambitions encore plus lointaines vers le golfe Persique, le Proche Orient arabe, la périphérie de la Chine - Tibet, Turkestan chinois - vers l'Inde et la Corée. Dans cette voracité territoriale, que rien ne semble arrêter, la Russie s'oppose à la Grande-Bretagne qui poursuit , en partie, les mêmes objectifs et qui s'alarme de l'avance russe, vers l'Inde, à travers la Perse et l'Afghanistan. L'essor de la rivalité austro-russe dans les Balkans où Saint-Petersbourg souhaite prendre pied par le truchement des peuples slaves et orthodoxes aboutit, au XXe siècle, à une refonte du dispositif géopolitique russe. L'Autriche, appuyée par Berlin, voit progressivement la Russie se rapprocher de la France et de la Grande-Bretagne pour contenir la poussée germano-autrichienne dans les Balkans. Dans ses calculs stratégiques, la Russie, lorsqu'elle entre en guerre en 1914, veut démembrer l'Empire ottoman et l'Empire perse, s'installer à Constantinople, au Moyen-Orient et dans les Balkans, et si possible sur l'océan Indien. (Aymeric CHAUPRADE, François THUAL). Le déroulement de la première guerre mondiale met en échec toute cette stratégie, d'autant que les dissensions internes reviennent au premier plan, malgré toutes les répressions effectuées tout au long du règne des Romanov. L'incapacité du régime de faire face à ses divisions tant politiques que sociales et économiques, joint à la perte de prestige liée aux échecs militaires, précipite le pays dans la guerre civile.

 

Une longue maturation historique grevée par des rivalités entre nobles.

    Alors qu'en Occident, et cela est d'autant plus vrai qu'on se tourne vers l'Ouest, un mouvement centrifuge favorisé par un maillage religieux (nommé catholique), entraine la formation d'États au détriment de toute une chaîne de seigneuries féodales, les rivalités tenaces entre boyards à puissances plus ou moins équivalentes, alors même que les pouvoirs établis à Kiev et à Moscou tentent des entreprises hégémoniques contrariées (notamment par de nombreuses invasions...), figent des situations centripètes fortes, et cela même en dépit d'un autre maillage chrétien, celui de la religion orthodoxe. La situation géographique des contrées observées ici a bien entendu une importance majeure, de même que les conditions d'exploitation des sols et des voies navigables, mais le poids de certaines traditions (familiales notamment) détermine souvent l'issue des possibles.

 

L'Empire Rus' de Kiev

    Le premier pôle où se manifeste une stratégie d'Empire se situe dans uns partie des actuelles Ukraine, Biélorussie et Russie. Fondée à l'origine par les Varègues et centré sur Novgorod, la Rus' établit son pôle à la fin du IXe siècle à Kiev, cité slave prise par les Varègues en 864, auparavant occupée surtout par un peuple turc semi-nomade. Au XIe siècle, la Rus' de Kiev est l'État d'Europe le plus étendu, atteignant la mer Nore, la Volga, ainsi que le royaume de Pologne, culturellement et ethniquement diverse, comprenant des populations slave, germaniques, finno-ougriennes et baltes. La Rus" st d'abord dirigée par une dynastie d'origine scandinave, les Riourikides, rapidement slavisés. Pendant les règnes de Vladimir le Grand (980-1015) et se son fils Iaroslav le Sage (1019-1054), les conversions à l'orthodoxie se multiplient, et émerge la langue slave écrite, notamment dans des codes juridiques. Cet essor, dû aux voies commerciales alors existantes entre la Scandinavie (bois, peaux, esclaves contre cire d'abeille, soie et or) et Constantinople, voies contrôlées par la Rus'. Les conditions de l'accumulation des richesses aux mains de Kiev sont celles du résultat de luttes sanglantes au sein de la même famille de Riourik, et sont en fin de compte mal connues, les historiens se contestant les uns les autres... Essentiellement, c'est sous forme de tributs imposés aux vaincus, par une série de rois relativement chanceux en terme de victoires de leurs armées (Oleg le Sage (fondateur du royaume en 880, Sviatoslav 1er (945-972)), et poussant jusqu'à tenter de piller Constantinople, que cette accumulation permet de payer les armées, de recruter des chefs militaires, et dans une deuxième période de son histoire de tenter d'instaurer un ordre successoral cohérent, condition importante pour la pérennité des conquêtes. La religion orthodoxe constitue alors un moyen de cimenter les fidélités pour Vladimir Le Grand. Des guerres civiles (notamment de 1015 à 1019) et des invasions (notamment venant de Pologne en 1018) constituent de grandes épreuves pour la dynastie régnante, prise également dans la difficulté de faire reconnaitre une lignée légitime, difficulté qui n'est surmontée qu'en cédant aux nombreux prétendants des territoires, jusqu'à transformer la Rus" en principautés dynastiques (1097) au congrès de Lioubetch - accalmie avant reprise de guerre civile - qui fait du pouvoir à Kiev un pouvoir plus nominal qu'effectif, un peu à l'image, mais sans doute en plus dégradé, du Saint Empire Romain Germanique... C'est précisément cette guerre civile aux multiples acteurs, tous enclins chacun à prendre le plus de rapines possibles, qui entraine le déclin de Kiev et l'essor de centres régionaux au XIIe siècle. Point de volonté d'Empire chez ces prétendants (jusqu'à 64 principautés), seulement la même manie kleptomane que l'on retrouve aussi ailleurs... et cela avant même l'invasion mongole. Parmi ces principautés, celle de Vladimir-Souzdal donne "naissance", par scission, à la principauté de Moscou en 1276, à la suite de la succession d'Alexandre NEVSKI.

Quels sont donc les ressorts insuffisants de cette puissance balbutiante qu'est la Rus' de Kiev? Ce n'est pas seulement une question d'histoire, c'est aussi encore un enjeu culturel pour l'Ukraine dont les historiens - contre les historiens russes jusqu'alors hégémoniques - veulent se réapproprier la réalité, les logiques... et le prestige!  Disons tout de suite que cette querelle est très contemporaine, puis que la notion même d'identité russe, biélorusse et ukrainienne est étrangère aux populations du moment...

- une société sans institutions fortes. Malgré une culture assez avancée par rapport à l'Europe occidentale (alphabétisation, urbanisation avec système d'égout et pavage en bois des rues, droits accordés aux femmes, système pénal surtout avec système d'amendes)n la société ne dispose pas d'institutions fortes basées sur les classes sociales ni de mouvement communal (pouvoir venant des villes) comme plus à l'Ouest. Si les artisans et les commerçants exercent une certaine influence politique via l'assemble municipale, le vetché, qui opère d'ailleurs sur les dirigeants une pression constante, génératrice d'une instabilité permanente (expulsion, remplacement...). A la base de la société se trouve un nombre importants d'esclave et la classe de paysan tributaire de leur seigneur, proche des serfs, fait qu'il n'existe pas dans la Rus' à la différence de l'Europe occidentale ou dans l'Empire russe ultérieur, de système généralisé de servage. La plus grand classe sociale est composé de paysans libres qui ne rend que peu de compte à des seigneurs...

- un système de succession qui disperse de richesses. Les prétendants au trône changent de fief à chaque fois que leur place dans la hiérarchie féodale change. Ils s'occupent, au fur et à mesure de leur ascension d'un territoire plus lucratif en abandonnant l'autre, laissant ainsi aux classes inférieures - surtout les artisans et les marchands - une grand latitude dans les décisions, quitte à attendre qu'un "mauvais" prince dégage de la scène. Les boyards - seigneurs - n'ont aucune pouvoir légal pour s'opposer à la volonté du prince, mais il semble que dans la Rus' de Kiev, ils soient devenus consultants et conseillers du prince, avec tous les conflits entre eux que cela comporte. D'importantes frictions opposent le vetché, assemblée d'hommes libres, aux princes, facteur de fragmentation de l'ensemble du Rus'.

- un commerce, notamment agricole, qui rend la classe des marchands très riches, soumis aux aléas de conflits armés... Il existe une certain circularité entre richesse en produits agricoles, transit de marchandises de plus en important, augmentation des convoitises, attaques des convois et entreprises de contrôles des routes de plus en plus fréquentes...

- la persistance d'un paganisme empêchant le christianisme d'avoir son rôle fédérateur puissant. La multiplicité des divinités empêche le système des princes d'acquérir la légitimité religieuse. L'évolution de l'art religieux, de la canonisation des saints et de l'influence de la société sur la religion permettent à l'orthodoxie de progresser, mais trop lentement pour conforter un pouvoir qui de toute façon n'attire les princes que temporairement, ceux-ci "circulant" d'une principauté à l'autre au fur et à mesure que les places se libèrent, et les places se libèrent vite dans un monde où l'espérance de vie est courte et les combats violents fréquents...

      On pourrait écrire que l'Empire Rus' ne subsiste que difficilement, à part dans certaines périodes, à cause d'un désintérêt des puissants, à la poursuite de situations plus attractives, poussés d'ailleurs vers la sortie par les vetchés... Les strates supérieures de la société semblent plutôt être attirées par le prestige des relations "au haut niveau" avec les classes princières ou royales situées plus à l'Ouest, pris dans des stratégies matrimoniales... et par une mobilité importante (toute la maison voyage), que par la gestion de leurs propres domaines, sans doute jugés d'appartenance temporaire...

    Les Slaves ont fait, à la fin de l'Antiquité, leur entrée dans l'Histoire, surtout via le groupe oriental - ancêtres des Biélorusses, des Russes et des Ukrainiens - série de tribus déjà groupées autour de centres proto-urbains, dont l'un fut à l'origine de la ville de Kiev. Cette mosaïque, encore unie - lâchement - par la langue écrite, la culture et la religion subit le choc des invasions mongoles de 1237-1240, dont on considère généralement qu'elles marquent la période "kiévienne" et le début de l'histoire différenciée des peuples slaves orientaux modernes.

 

L'Empire de la Moscovie

      Du XIII au XIVe siècle, l'une des principautés, la Moscovie, dirigée par des princes habiles - en tout cas plus que leurs homologues dans d'autres principauté - annexe progressivement tous les autres pour devenir la Russie. Ce mouvement centripète est toutefois très contrarié par la tradition de partage des territoires entre les différents fils de prince, engendrant des dissensions et même une guerre civile (c'est-à-dire une suite de combats plus longs et plus étendus que les autres) entre 1425 et 1453. Profitant de la division de l'Empire mongol (en plusieurs khanats), une succession de princes s'essaient à libérer la Moscovie de leur joug et notamment Ivan III (monté sur le trône en 1462) et à absorber les autres principautés russes. En 1458, Ivan III prend le titre de "souverain de toute la Rus'", donnant le coup d'envoi à l'expression de nouvelles ambitions. Ses successeurs Vassili III !1505-1533) et Ivan IV "Le Terrible" (1547-1584), sans doute pas plus (mais pas moins!) terrible en réalité que les autres précédents, mais probablement en but à plus d'oppositions qui s'expriment notamment en diffusant cette image, d'autant que ce dernier prend le titre contesté de "tsar", poursuivent cette oeuvre d'unification, sans parvenir à obtenir l'accès à la mer Baltique (se heurtant à une coalition entre l'Empire suédois, la Pologne et la Lituanie). Désormais, l'expansion de la Russie vers l'Est n'a plus d'obstacle sérieux. La colonisation par les paysans russes du vaste bassin de la Volga et de l'Oural prend son essor... Des paysans, des fugitifs et sans doute pas mal d'exilés (l'habitude d'éloigner les rivaux en leur confiant des terres à l'Est s'ancre bien...), parmi eux les cosaques s'installent sur les marges et s'organisent en "armée" tout en jouant les rôles de pionniers et de garde-frontières. Ivan IV peut se considérer comme l'unique héritier de Vladimir, bien qu'il ne possède pas la ville de Kiev aux mains de la dynastie lituanienne des Jagellons. Cette dernière avait alors conquis la plupart des territoires de la Rus' occidental.

 

Le tsarat de Russie

    Une nouvelle période s'ouvre, celle du tsarat de Russie, où des dirigeants ambitieux tentent, tant bien que mal, car leur puissance est basée surtout sur leur capacité à fédérer un moment des nobles très sourcilleux, de consolider leur territoire, pris par ailleurs vers 1600-1603 dans un changement climatique provoqué par des éruptions volcaniques en Islande.

   Il est parfois difficile pour les historiens de savoir si les titres que se donnent les souverains russes, qui les mettent sur un pied d'égalité avec les empereurs byzantins, le khan mongol ou les rois européens qui les reconnaissent en tant que tels, coïncident avec une réalité du pouvoir à l'intérieur de leurs propres territoires et une emprise réelle sur les puissances diverses nommément sous leur autorité. Toujours est-il que la cour de Moscou adopte le cérémonial byzantin, les rituels, les titres et les emblèmes. C'est surtout à partir du règne d'Ivan IV le Terrible que sans doute une réalité du pouvoir (fiscal, celui de lever les armées, juridique, soutien de l'Église orthodoxe, organisation administrative, contrôle des routes et des points de passage avec les pays voisins...) se manifeste.

Toujours est-il que l'expansion militaire de la Russie se poursuit, signe d'une capacité à lever des troupes et à les mener. Sur le plan interne, ce dernier souverain développe une hostilité à l'égard de ses conseillers, du gouvernement, et des boyard, jusqu'à constituer une gestion du pouvoir en deux parties : un domaine privé (sur les territoires les plus prospères) et les régions qui conservent leurs anciennes administrations. Les méthodes employées sont souvent brutales et confiscation rime avec exil, massacre et exécutions. Par cette politique, Ivan IV réussit à briser le pouvoir économique des principales familles de boyards, mais en contrepartie assoit sa légitimité non sur la fidélité mais sur la peur, la terreur. Cette "gouvernance" par la violence est la marque du tsarat, même après lui, et il suffit de mauvaises récoltes, d'une mauvaise conjoncture économique pour que le pouvoir central soit menacé, les ambitions de la Pologne ou de la Suède se manifestant sous la forme d'une ingérence non seulement territoriale mais aussi dynastique. La Pologne occupe d'ailleurs le Kremlin à Moscou en 1609 et des boyards acceptent un moment Ladislas IV Vass, fils du roi Sigismond III de Pologne, comme tsar de Russie. Guerre civile et guerre étrangère se mêlent, usurpateurs soutenus par des camps opposés s'aident d'armée de "volontaires" financées de manière obscure et pendant ce temps, aux environs des grandes villes, les terres changent parfois de mains, des fonctionnaires mettant mains basses sur elles pour accroitre leur domaine et transformer le domaine viager en fief héréditaire, s'efforçant de faire tomber les tenanciers en servage... C'est presque une tradition nationale : aux moments de faiblesses de l'État central (comme au moment de la chute de l'URSS), les fonctionnaires transforment des domaines publics en domaines "réservés" ou privés... Ce n'est, conjoncturellement, qu'au moment où se confondent "sursaut national" provoqué par les exactions mêmes des soldats "étrangers", désunion dans les pays voisins et regain de commerce et de récoltes, qu'une famille princière réussit à acquérir une légitimité pour asseoir une nouvelle dynastie aux membres préoccupés de rétablissement d'ordre et de sécurité militaire. C'est ce qui se passe avec les Romanov à la fin de la guerre polono-russe (1605-1618).

 

L'ère des Romanov et de l'Empire russe

     La maison Romanov règne sur la Russie depuis l'élection du 21 février 1613 de Michel Ier jusqu'à l'exécution le 16 juillet 1918 de Nicolas II. Pendant toute cette période vit réellement un Empire ; la maison des Holstein-Gottorp, une branche de la maison d'Oldenbourg, est originaire de Novgorod. C'est une des nombreuses familles des boyards qui font vivre et pillent en même temps des portions d'un vaste territoire, qui, grâce à l'action de Kouzma Minime, se hisse au trône impérial et bon an mal s'y maintient... Une succession d'hommes et de femmes consolident ce que le premier d'entre eux, nomme Empire de Russie (les précédents s'appelant encore Tsars) :  Pierre 1er (1682-1725), Catherine 1er (1725-1727), Pierre II (1727-1730), Anne 1er (1730-1740), Ivan VI (1740-1741), Elisabeth Petrovna (1740-1762), Pierre III (1762), Catherine II (1762-1796), Paul 1er (1796-1801), Alexandre 1er (1801-1825), Nicolas 1er (1825-1855), Alexandre II (1855-1881), Alexandre III (1881-1894), Nicolas II (1894-1918). Tous se succèdent les uns les autres possédant réellement le pouvoir ou étant possédé par lui. Loin d'être simplement une succession de père ou mère à fils ou fille, cette suite de monarques règne dangereusement (quelques assassinats, quelques tutelles), pris dans des intrigues qui mêlent ambitions rivales et velléités de prises d'autres trônes à l'extérieur de la Russie... Et n'ayant pas, et parfois pas du tout, les mêmes conceptions du pouvoir sur leurs sujets et n'ayant pas non plus les mêmes marges de manoeuvre pour régner, sans compter des alliances très changeantes parmi les nobles. Varient aussi l'orientation culturelle de beaucoup, et ce n'est qu'à partir du règne de Catherine II - qualifiée de "despote éclairée" - que réellement est choisie délibérément l'inscription de la Russie dans un ensemble européen, nonobstant la conservation de l'emprise sur tout l'Est, et sur une partie, anciennement byzantine ou turque au Sud de l'Empire.

Mais l'essentiel à propos de cette dynastie des Romanov n'est sans doute pas là. Car l'illusion de cette permanence du pouvoir - qui est une sorte de stratégie idéologique d'occupation du pouvoir, stratégie d'ailleurs soutenue par l'Église orthodoxe - qui fait ériger au titre de monarque des enfants (et même un bébé), est surtout entretenue par les plus proches de leurs conseillers directs, qui ne sont pas loin de posséder les leviers du pouvoir symbolique, mélanges de nobles et d'ecclésiastiques, dont aucun ne se dégage en compétence et en rigueur, à l'égal d'un Colbert ou d'un Vauban.

   Dans cette Maison des Romanov, qui se maintient d'ailleurs à force de consanguinité, seuls s'en dégagent Pierre 1er, qui fait de la Russie une nation européenne par des réformes profondes, Catherine II et Nicolas 1er.

 

Une structure sociale "traditionnelle" et pratiquement immuable... ou une sorte de fuite en avant vers la puissance extérieure au détriment d'un véritable renforcement intérieur des soutiens de la population envers le régime. Un empire à puissance extensive croissante mais à cohésion interne fragile.

     La structure des classes sociales n'est pas du tout, et ne le sera jamais, de type occidental, et seules certaines d'entre elles adhérent à l'idéal des Lumières au XVIIIe siècle. Ce qui frappe toutefois, c'est la netteté des frontières qui séparent les boyards (métier des armes, offices publics, propriétaires les plus importants), les bourgeois des villes (commerçants et artisans), religieux (prêtres et moines de l'Église orthodoxe, qui assure la cohésion de l'ensemble, et qui se plient pour une grande part aux réformes de Pierre 1er), et les paysans (la plus grande partie de la population, divisés entre hommes libres possesseurs des terres, liés au trône par le service militaire et serfs, captifs eux des boyards et des monastères, soumis aux corvées et assignés à résidence). Les hiérarchies sont très marquées, de même que le caractère patriarcal (du trône aux villages) de l'autorité exercée, souvent de manière brute, brutale et parfois violente. Les institutions administratives centrales restent longtemps rudimentaires, assurant tout juste la collecte des impôts et le contrôle des mouvements de population, l'essentiel des pouvoirs (de justice, d'administration...) restant locales, et cela d'autant plus que de véritables États provinciaux (autant de Russies) subsistent jusqu'à la veille de la Révolution. Malgré des tentatives d'occidentalisation dans l'organisation judiciaire (tant dans l'ordonnancement des attributions que dans le contenu des peines), le pouvoir s'exerce, dans d'immenses territoires pas toujours accessibles et parfois peu visités par les souverains - tout orientés en esprit par la diplomatie européenne. On remarque cette persistance, sauf chez certains empereurs réformateurs, d'un manque d'intérêt pour leurs propres territoires, même en pleine industrialisation...

   Le développement économique, auquel s'intéresse une partie de la noblesse, elle-même surtout occupée à faire fonctionner l'État, intervient donc surtout dans le courant du XVIIIe siècle. Un ensemble d'évolution la favorise en même temps qu'elle renforce l'État, dans des conditions que rendent celui-ci en fin de compte extrêmement fragile. On peut écrire que les entreprises napoléonienne ont joué un rôle accélérateur dans l'évolution de l'État et de la société vers un régime absolutiste, conservateur, expansionniste.

- Après une longue guerre avec la Suède, la Russie de Pierre le Grand obtient un accès à la mer Baltique. Construction de Saint-Petersbourg (à partir de 1712 la nouvelle capitali), constitution d'une industrie métallurgique, la première d'Occident à l'époque, qui soutient l'effort de guerre, extension des frontières vers l'Ouest (au détriment de la Pologne), conquête de l'Ukraine et de la Biélorussie, colonisation par les Cosaques de la Sibérie, exploration de l'Alaska, font de la Russie l'État le plus important d'Europe...

- Un code édicté en 1649 lie désormais le paysan et ses descendants à la terre et à son propriétaire, généralisant et officialisant le servage, à contre-sens de l'évolution du statut du paysan en Europe occidentale. Cette disposition permet au tsar de s'attacher personnellement les propriétaires terriens, qui ne sont pas, contrairement encore à l'Occident, reliés dans une cascade de droits féodaux, et ne sont dépendants que de lui. C'est sur cette masse de propriétaires que le souverain compte pour asseoir son pouvoir. Le mécontentement des paysans et d'une classe naissante d'ouvriers, exploités par ces propriétaires, lourdement taxés par la fiscalité ce l'État en pleine croissance déclenchent au XVIIe et XVIIIe siècles de nombreuses révoltes paysannes dont la plus importante, menée par le cosaque POUGATCHEV, parvient à menacer le trône avant d'être écrasée (1773). L'Église à l'époque joue un rôle idéologique essentiel dans la société russe, leurs monastères étant dotés par les tsars et par les grands boyards d'immenses domaines, tant pour assurer les Romanov de la fidélité de la plus grande partie des propriétaires  que pour assurer de la même loyauté les masses paysannes et les ouvriers par rapport à l'État, donc aux propriétaires...

- Si la période située entre 1725 et 1762 est caractérisée comme l'époque des révolutions de palais (en 87 ans, 6 souverains), et si sous le régime absolutiste, la personnalité du souverain a une très grande importante dans la mesure où le monarque détient la totalité du pouvoir, ces révolutions de palais et le caractère des personnes proclamées tsar ne peuvent pas être considérés comme les événements principaux de cette époque. Car la haute administration, chapeautée par les conseillers directs, conserve l'intégrité de l'État. Au premier rang de laquelle figure la garde, à la fois armée personnelle du souverain et corps de protection de sa personne. Organisation policière militaire, très homogène, aux membres annoblis et donnant naissance à des familles illustres, elle personnifie la noblesse russe "distinguée". Elle est très différente de celle du XVIIe siècle, à une époque où les strelzi - les soldats de la garde de Moscou - étaient encore étroitement liée aux habitants des faubourgs et pouvaient constituer un danger pour la noblesse. Ces révolutions du palais, risibles pour les observateurs étrangers, ne concernaient que des cercles retreints et ne mettaient en jeu que les intérêts des côteries de la haute noblesse. La bureaucratie de la garde, structurée grâce à un "Tableau des Rangs", constitue alors pleinement un corps de fonctionnaire fidèle à la Monarchie comprise globalement, fonctionnant en roue libre, son "chef" pouvant changer sans changer ni sa fonction, ni ses objectifs, ni son fonctionnement, tout entier orienter vers l'accomplissement des droits régaliens : levée de l'armée, rentrées fiscales, stabilité civile...

- Plus que les mouvements divers au sommet de l'État, qui n'influent guère alors sur les changements profonds dans l'appareil d'État, l'évolution de la situation dans la hiérarchie bureaucratique influe sur la réalité de l'Empire. La fonction, le mérite, l'ancienneté du service prend plus d'importance que le lignage, à contresens d'une représentation traditionnelle de la noblesse sur elle-même. Avec l'identification entre la vocina (le patrimoine nobiliaire) et la pomestié (le domaine octroyé par l'État), la mise en application du "Tableau des Rangs" et la suppression plus ou moins complète de l'obligation du Service, la noblesse russe "distinguée" perd les caractères qu'elle héritait du Moyen Age et les anciennes distinctions formelles qui la divise s'effacent. Désormais, ce ne sont plus les services rendus par ses ancêtres qui déterminent la situation d'un noble dans la société mais l'importance de ses possessions et le rang auquel il s'est personnellement élevé dans l'administration en raison de son ancienneté. Vers le milieu du XVIIIe siècle, après l'échec des tentatives oligarchiques des membres du conseil secret suprême (les verkhovniki), les intérêts de la minorité aristocratique se confondent déjà, pour l'essentiel, avec ceux de l'ensemble de la noblesse. Cependant, l'exploitation des paysans et des couches laborieuses des villes s'intensifie, provoquant un mécontentement qui parfois tourne à l'émeute. La politique extérieure plus active conduit en effet l'État à être plus exigeant et à renforcer les pouvoir des fonctionnaires et de l'armée. Ces transformations vont par la suite faire de l'appareil d'État une immense machine bureaucratique indépendante et aboutir à la toute puissance des fonctionnaires et de la police sur un peuple dépossédé de tous ses droits.

- Cette aggravation de la lutte des classes oblige les gouvernements que domine la noblesse à prendre des mesures législatives "sociales". Tandis que la condition des serfs s'aggrave au point de se confondre avec l'esclavage, les privilèges et les droits de la noblesse sont continuellement renforcés. Les restrictions qui limitaient la faculté de disposer des serfs sont en particulier abolies et les charges se son "service" allégées. Tout se passe comme si, au fur et à mesure des besoins de l'État, la noblesse se décharge de plus en plus sur les serfs pour assurer les besoins en matériels, en hommes, en ravitaillement... Et dans le même mouvement, cette même noblesse se trouve pourvue de plus en plus de droits et détachées de plus en plus d'obligations. Et cela s'aggrave notablement dans la foulée d'une première industrialisation vers 1750 où l'activité de la noblesse se transforme. Elle s'efforçait d'utiliser le système du servage dans des conditions nouvelles et surtout la haute noblesse entreprend de monopoliser toutes les branches d'activité économiques liées à l'exploitation de la terre et des serfs. Pris d'une fièvre industrielle, ses membres deviennent propriétaires de fabriques et de grosses exploitations, organisent des sociétés commerciales, réclament des droits de monopole sur certaines marchandises. Ce développement industriel et commercial enrichit la noblesse et dans une certaine mesure les couches les plus aisées des villes et des campagnes. Malgré les progrès de son importance économique, la bourgeoisie en train de se former n'a cependant que des droits politiques très inférieurs à ceux de la noblesse et les nouveaux riches n'aspirent qu'à entrer... dans la noblesse. Les anciens comme les nouveaux tendent à reproduire dans les usines les mêmes conditions de travail et de subsistances que pour les serfs, même si les ouvriers sont présents de manières beaucoup plus concentrées dans les fabriques.

- Devant l'aggravation des inégalités de tout ordre et surtout devant comme un rétrécissement et un allongement de la pyramide sociale vers le haut, laissant l'énorme base dans le besoin et bien plus exposée aux aléas des mauvaises années, que ce soit de récoltes ou de méventes de produits industriels, se multiplient des projets de réformes, surtout vers 1780, dont on discute beaucoup dans les salons - donnant l'impression d'un siècle des Lumières russes, mais qui n'aboutissent que rarement de manière concrète. Parmi eux, les projets  - aristocratiques, mais aussi tendant à réduire les privilèges de la noblesse - du comte Petr Ivanov SUVALOV furent particulièrement nombreux et importants. Dans l'ensemble, les "intellectuels" étaient bien plus préoccupés, ainsi que la Monarchie, par une réforme des douanes, des impôts indirects et de l'état de la monnaie, pour réduire les dépenses et augmenter les recettes de l'État que d'améliorer le sort de la paysannerie ou de la classe ouvrière, envers lesquels le sentiment le plus marquant dans les cours princières était le mépris.

- L'attention des tsars se porte bien plus sur les réformes nécessaires de l'armée, tant pour maintenir un ordre intérieur traversé de révoltes tant au long des XVIII et XIXe siècles que pour faire face à des revers cinglants dans la politique d'expansion, que sur les moyens économiques. Mais ici, les réformes militaires entreprises portent souvent leurs fruits, tant celles entreprises vers la fin du XVIIIe siècle (et qui allaient permettre de vaincre les armées françaises et faire de l'armée russe la première d'Europe) que celles du milieu du XIXe siècle (1861-1874).

Cependant, la disproportion entre la grandeur des desseins politiques et la faiblesse des moyens économiques et financiers du pays est sensible, et si par l'industrialisation , notamment par conquête des marchés asiatiques, la Monarchie tente d'y pallier, l'effort reste trop faible et tardif (postérieur à 1880).

- Malgré toutes les difficultés et les mécontentements à la ville et à la campagne,, la monarchie réussit à maintenir son pouvoir jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle. La constitution d'un prolétariat vers les années 1880, concentré dans des grandes villes et des régions déterminées, la montée d'oppositions dans un nouvelle intelligentsia recrutée parmi les éléments des classes moyennes, popes, fils de popes, cadets d'écoles militaires, nobles ruinés, médecins, instituteurs, ens instruits et véritables "émigrés de l'intérieur" qui refusent l'absolutisme, qui développe des actions alternativement ou parallèlement pacifiques et violentes, la floraison de propositions "révolutionnaires" populistes, pas seulement en provenance des milieux marxistes, une manière de gouverner inchangée, faites d'oukases (non tout-à fait officiels des mesures gouvernementales, malgré précisément une élévation considérable d'éducation niveau scolaire et universitaire, elle-même nourrie par une vie culturelle foisonnante dans de nombreux foyers, une perte d'autorité de la monarchie suite à des défaites militaires (côté asiatique notamment), alors que précisément celle-ci compte depuis des lustres sur le prestige de la force de sa police et de son armée, tout cela forme un cocktail auquel elle ne résiste pas. Les révoltes sporadiques vite réprimées font place à un climat de violences politiques continuelles dans certaines campagnes et dans certaines villes, là où précisément le pouvoir veut tirer l'essentiel de ses ressources. Malgré la mise sur pied - tardive - d'une réforme politique qui transforme le régime en une monarchie constitutionnelle, au début du XXe siècle, la vie politique participe à ce climat de violence, venant de nombreux partis politiques. Devant les désastres militaires de la première guerre mondiale, l'armée n'étant pas préparée à la nouvelle guerre moderne ni moralement (un état des relations entre soldats et officiers... conflictuel!) ni matériellement, et l'industrie ne pouvant faire face à l'alimenter d'armements nouveaux, les mouvements de révoltes et d'insurrections débouchent sur la révolution de 1917.

- Avec l'avènement de l'URSS s'achève l'ère des Romanov et c'est une toute autre époque historique qui s'ouvre, même si ce n'est pas celle dont rêvaient les révolutionnaires, notamment marxistes. C'est une autre forme de stratégie impériale qui se met en place, mais après une guerre civile, qui est aussi une guerre idéologique et politique entre puissances occidentales capitalistes et forces armées soutenant une nouvelle idée de l'organisation du pouvoir (économique notamment) qui dure jusqu'à l'orée des années 1930. A noter que bien des caractéristiques sont héritées par le régime soit-disant soviétique et communiste qui se met alors en place : une conception très rigide de l'autorité, un rapport de soumission au pouvoir plutôt que de participation au pouvoir, Staline étant vu comme un nouveau tsar, et le Parti remplaçant d'Église, un fonctionnement économique qui depuis des lustres - et ici pour des impératifs militaires - favorise les grandes villes au détriment des campagnes, une vie culturelle et institutionnelle surveillée par une police politique très active, cette manière de répondre aux soulèvements par la répression brutale et sanglante et par des déportations, servant également de méthode de colonisation de régions peu développées (goulag, non inventé par les marxistes...)...

 

Michel LESAGE et Roger PORTAL, Histoire de la Russie, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Tchoudinov Alexandre V. et Roi-Tanguy Hélène, Gilbert Romme à propos de l'armée russe au XVIIIe siècle, dans Cahiers du monde russe, volume 40, n°4, octobre-décembre 1999. www.perse.fr, 2018. Sigurd O. SCHMIDT; La politique intérieure du tsarisme au milieu du XVIIIe siècle, dans Annales, Économies, sociétés, civilisations, 21e année, n°1, 1966. www.persee.fr, 2019.

 

STRATEGUS

 

   

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19 février 2020 3 19 /02 /février /2020 13:11

   Pseudonyme du colonel SUIRE, ou encore de Leprince, X, B..., Éric MURAISE est un écrivain prolifique française, autour tout autant d'ouvrages sur l'histoire militaire que de romans à destination des adolescents. Il n'est pas le seul à travailler sous couvert d'anonymat, car tant dans le grand public que dans l'édition, peu d'esprits acceptent facilement l'idée que l'on puisse écrire sur des registres si différents...

   Éric MURAISE est ainsi l'auteur sous ce nom de Voyance et prophétisme (1980), de Sainte Anne de Bretagne (1980), d'Histoire sincère des ordres de l'Hôpital (1978), de Testament pour un monde futur (1977), d'Introduction à l'histoire militaire (1964), ou de Cavaliers des ténèbres (1958). Féru d'histoire militaire prise dans son ensemble selon une historiographie reconnue comme d'histoire ésotérique (la figure du Grand Monarque, dixit Nostradamus, l'a toujours fasciné, il contribue à l'élargissement du champ de l'histoire militaire.

      La défaite de 1940 a suscité un réel effort de pensée dans les milieux militaires, dont témoigne l'enseignement de l'histoire à l'École de guerre, pour s'assimiler les apports de la psychologie, de la sociologie et des l'histoire des structures économiques, sociales et mentales, sans pour autant négliger l'histoire des institutions militaires et cette histoire des batailles dont J.P; BERTRAND a montré qu'elle pouvait être reprise et enrichie par les aspects nouveaux de la recherche historique. La Revue historique de l'Armée et la Revue de la Défense nationale, fondées aux lendamins de la seconde guerre mondiale, font une large place aux rapports de l'armée et de la société. De nombreux ouvrages dont ceux du colonel Eugène CARRIAS et ceux d'Éric MURAISE (colonel SUIRE) attestent également de ce réveil. (André CORVISIER, Aspects divers de l'histoire militaire, dans Revue d'Histoire moderne & contemporaine, 1973, n°20-1.). Son Introduction à l'histoire militaire (rééditée chez Lavauzelle en 2008) ainsi que son ouvrage écrit avec Fernand GAMBIEZ sur l'Histoire de la première guerre mondiale en 1968, contribuent à ce renouveau de l'histoire militaire.

Dans ce dernier ouvrage, il s'agit d'étudier l'histoire du comportement des hommes dans la guerre, ouverture d'un immense domaine d'étude, et pour commencer celui des opérations militaires qui ne peuvent être analysées en soi (à la manière d'une historiographie pour qui ne comptent que les batailles et leurs résultats "techniques"), mais en fonction des mentalités et des dispositions des soldats. Les deux auteurs (GAMBIEZ et SUIRE) montrent par exemple comment les infanteries française et britannique qui, en 1918, sortaient de plusieurs années de tranchées étaient en fait incapables de manoeuvrer. Leur étude commence alors à combler d'immenses lacunes dans la compréhension des comportements des soldats comme de l'"arrière", lacunes qui suscitent encore aujourd'hui l'intérêt des historiens. (Jean-Jacques BECKER, L'évolution de l'historiographie de la première guerre mondiale, dans Revue historique des armées, 2006, n°242)

   Le portrait de l'écrivain ne serait pas complet en ne laissant apparaitre que sa participation à l'évolution des historiens sur la guerre.

Dans le site des Amis du Signe de Piste (bien connu des milieux scouts); on y raconte la biographie de Maurice SUIRE.

De souche poitevine, né en Berry, il fut Saint-Cyrien. A sa sortie de cette école, il fit l'école des Chars, partit en Syrie, revint en France, fut fait prisonnier en mai 1940 sur le canal de la Sambre, passa 5 ans de captivité à l'Oflag X.B. (il reprit ces lettres plus tard pour pseudonyme), années consacrées à l'étude, qui lui permirent de préparer la base de certaines oeuvres signées MURAISE.

De 1945 à 1953, il occupa différents postes, tant en Wartemberg qu'à Berlin ou en Palatinat. Après un court séjour en France, il repartit pour la Tunisie et l'Algérie. De 1960 à 1967, il fut à Pari où il termina sa carrière comme conférencier à l'École de Guerre et adjoint commandant l'Institut des Hautes Études à la Défense Nationale. Il s'intéresse tout au long de sa carrière à l'Histoire, au mystère entourant la destinée de Louis XVII et ses ouvrages servent d'appui à Jean-Pierre FONCINE et Antoine de BRICLAU pour écrire Le Lys éclaboussé, ainsi qu'à la légende du Grand Monarque, à Nostradamus, aux prophètes... La tonalité de ces oeuvres expliquent l'emploi de différents pseudonyme. On ne voudrait pas dans certains milieux militaires qu'ils entachent le sérieux de ses ouvrages d'histoire... Parmi ses romans, publié par Signe de Piste, Ruban Noir et leurs rééditeurs, on peut citer Le Raid des quatre châteaux, La neuvième croisade, Les Signes de l'Empire, Le Chant des Abîmes...

 

Eric MURAISE, histoire sincère des ordres, 1960 ; L'insurrection royaliste de l'Ouest 1791-1800, 1966 ; Du Roy perdu à Louis XVII? Psychanalyse d'un mythe national, 1967. Colonel SUIRE, L'épée de Damoclès, la guerre en style indirect; 1967 ; Histoire de la première guerre mondiale, en deux volumes, 1968 ; Introduction à l'histoire militaire, 1964.

 

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